L’Enfant et la Famille

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L’enfant et la famille
Louis Delzons

Revue des Deux Mondes tome 41, 1907


L'ENFANT ET LA FAMILLE


I

On entend assez souvent, dans le monde, des parens, pères ou mères, qui ne sont point des personnes hors d’âge, tenir ce propos familier : « De notre temps, il y a vingt ou trente ans, on s’occupait beaucoup moins des enfans.  » Dite sans amertume, avec une nuance de regret peut-être, mais aussi avec un sourire de fierté, cette parole doit exprimer quelque chose de vrai. Le mieux, si l’on veut s’en assurer, est de regarder autour de soi.

Dans le monde de la bourgeoisie, qui est le plus à portée de l’observation, un certain nombre de petits faits apparaissent tout de suite. Il n’est pas douteux que dans une famille aisée d’aujourd’hui l’existence de l’enfant comporte des habitudes qui datent d’une époque récente. L’enfant a son journal ; ce n’est pas assez dire : chaque enfant a le sien. Pour les plus jeunes, c’est l’Illustré à deux sous et la petite Revue avec des contes et des devinettes ; pour les garçons de dix à quinze ans, c’est, en plus de pages et plus remplies, un peu de science facile mêlée aux histoires, et des récits de voyage à côté des rébus ; pour les filles, de grands écrivains se mettent en frais d’articles, de nouvelles, de romans qu’elles lisent encore à seize ans. Tous ces recueils ont une clientèle puisqu’ils durent et se multiplient. Journaux et revues arrivent pour le dimanche, jour de récréation et de repos. Ce même jour dans l’après-midi, les mois d’hiver, les deux Théâtres français et l’Opéra-Comique affichent le plus souvent des spectacles qui semblent destinés aux enfans, et c’est en effet le public de dix à dix-huit ans qui est le plus assidu à ces matinées. L’hiver passé, le dimanche est consacré aux sports : aux garçons, les clubs sportifs offrent les jeux violons, football, hockey, etc.  ; le tennis qui réunit jeunes gens et jeunes filles s’est extraordinairement répandu ; on joue partout ; aux Ternes, à Neuilly, à Auteuil tous les terrains non bâtis se sont transformés en « cours ;  » on joue en province autant qu’à Paris. Les habitudes sportives sont une nouveauté. La nouveauté n’est pas moindre d’entendre ces enfans parler couramment l’allemand ou l’anglais : tout petits, en quittant les bras de leur nourrice, ils ont une bonne étrangère. La plus grande nouveauté enfin est peut-être le livre scolaire, surtout le livre d’histoire, celui de géographie et l’atlas. Papier, caractères, disposition du texte, illustrations, couverture même, l’apparence est attrayante, le maniement est commode, et la science ou la littérature sont présentées sous la forme la plus vivante, donc la plus accessible. Si l’on ajoute que, dans la maison même, l’installation et l’hygiène de l’enfant, l’aération de sa chambre, son tub, sa nourriture font l’objet d’un souci constant, on conviendra que dans ces mœurs nouvelles, il trouve une place agrandie, et que des efforts, inconnus hier, sont dépensés pour lui, pour l’amuser et pour l’instruire, pour façonner son corps et son esprit, en somme pour le préparer à la vie.

Ainsi réglée, aidée, ornée, son existence semble meilleure qu’elle n’était, avec les conditions les plus favorables, voici trente ou quarante ans. Ceux qu’on appelait alors des enfans gâtés étaient ou simplement livrés à leur fantaisie, ou associés trop étroitement à la vie de leurs parens : ils ne trouvaient pas une existence tout entière organisée pour eux. C’est ce que tous ont aujourd’hui, et c’est bien en quoi leur sort est préférable. La personne de l’enfant, dans l’éducation nouvelle, ses muscles, ses os, son sang, ses nerfs en constante formation, sa force cérébrale en perpétuel développement, voilà ce qui s’impose à l’attention ; c’est, en lui, l’avenir qu’il représente qu’on prépare.

Le même souci de l’avenir se retrouve, quand on considère l’effort qui a été fait pour les enfans des classes pauvres. Ici le détail de l’existence échappe à l’observation : il varie trop du Nord au Sud, de la vie rurale à la vie ouvrière. Mais un grand trait caractéristique est commun à ces fils d’ouvriers ou de paysans, nés à Lille ou à Marseille, en Bretagne ou dans le Languedoc : ils vont à l’école. La charité ici, au sens le plus noble, s’est exercée avec une rare puissance, et l’Etat a assumé enfin le lourd devoir de répandre l’enseignement gratuit. La loi sur l’enseignement primaire est de 1882. Longtemps avant, pour les garçons et les filles du peuple, l’enseignement libre s’était organisé dans les écoles congréganistes ; les méthodes habiles de l’Institut des Frères et l’art très sûr de ces maîtres l’avait rendu, pour les garçons, très prospère : c’était en outre un enseignement religieux et qui s’appliquait à faire l’éducation morale de l’enfant en même temps qu’à l’instruire. Toutefois, si vaste que fût la clientèle de ces écoles libres, la générosité privée ne suffisait pas à payer des bourses ; d’ailleurs les parens restaient maîtres d’envoyer ou non leurs enfans à l’école, et par la nonchalance des uns, par l’égoïsme intéressé des autres, beaucoup d’enfans ne recevaient aucune instruction. C’est ce mal auquel la loi de 1882 a entendu remédier. En prescrivant la gratuité et l’obligation de l’enseignement, elle a décidé aussi qu’il serait laïque. L’ensemble de ces conditions a eu des effets qui dépassaient les intentions des auteurs de la loi. L’école communale a naturellement recueilli, surtout dans les villes, un grand nombre d’enfans qui, sans la loi de 1882, n’auraient jamais été instruits ; mais en devenant strictement laïque, elle effrayait des esprits soucieux d’une éducation morale et particulièrement d’une éducation religieuse : comme l’enseignement libre restait permis, il se dépensa dans tout le pays beaucoup de zèle pour lui conserver sa vigueur et sa prospérité. En fin de compte, ce fut l’enfant qui recueillit le bénéfice de cette rivalité. Du moins enseignement d’Etat, et enseignement libre se répandirent en luttant l’un contre l’autre, et l’instruction fit en quelques années de prodigieux progrès. On en a la preuve à l’arrivée des recrues au régiment : le nombre des illettrés est allé rapidement décroissant. Il faut donc retenir parmi les faits caractéristiques de ce temps, l’étendue et la continuité de l’effort pour instruire l’enfant pauvre. Les chiffres sont ici très démonstratifs. Sur 250 millions que la loi de finances affecte à l’instruction publique, l’enseignement primaire prend pour lui seul 200 millions. Quant à l’enseignement libre, sans connaître les chiffres, on a pu se rendre compte par le nombre de ses écoles et par le nombre de leurs élèves qu’il avait trouvé depuis vingt-cinq ans d’amples, d’inlassables générosités. Il se peut d’ailleurs que tant d’ardeur donnée à l’œuvre scolaire n’ait pas été ni du côté de l’Etat, ni chez les défenseurs de l’école libre, absolument désintéressée. C’est bien pour l’enfant du peuple qu’on a dépensé sans compter deniers publics et deniers privés ; c’est bien lui qui en a le profit immédiat. Mais il peut largement payer toutes ces peines, car il est l’avenir, et l’on estime, de part et d’autre, qu’en travaillant pour lui, c’est en sa personne l’avenir même qu’on s’assure.

Voilà ce qui a été fait pour l’enfant normal et sain. L’effort n’a pas été moindre en faveur de l’enfant abandonné ou coupable.

L’abandon physique ou moral, délaissement matériel ou abominable exemple d’inconduite, menace la société d’un tel péril qu’il a très vite ligué contre lui toutes les forces de résistance et d’action, les dévouemens privés comme la puissance de l’État. À cette heure, la population des enfans assistés dépasse le chiffre de 130 000. La ville de Paris, à elle seule, dépense treize millions cinq cent mille francs pour 55 000 enfans. A côté de la bienfaisance officielle, la générosité privée a organisé une foule d’œuvres qui commencent avec les pouponnières par les soins du premier âge et se divisent ensuite la tâche de parer à toutes les variétés du mal. Œuvres confessionnelles, catholiques, protestantes et juives, œuvres laïques, elles donnent à la fois le secours matériel et l’assistance morale : elles se chargent de recueillir l’abandonné, d’élever l’orphelin, de garder l’enfant aux heures où le travail des parens laisse la maison vide, de prendre soin de lui quand le chômage les expose à errer de garni en garni. C’est un labeur immense pour lequel on ne ménage ni le temps, ni l’argent, ni la peine, et qui toutefois s’augmente chaque jour, en présence de nécessités qui ne cessent de croître.

Depuis une vingtaine d’années, la bienfaisance, toujours plus ingénieuse et plus avertie, s’est avisée qu’elle avait envers l’enfant, outre le devoir de le protéger contre l’abandon, celui de le secourir, lorsqu’il était devenu criminel. Jurisconsultes criminalistes, magistrats, avocats, hommes d’œuvres, tous se sont émus. Il va de soi que l’enfant criminel n’oblige pas la société comme l’adulte criminel à se défendre contre lui : il n’est pas question de lui faire expier, mais de le préserver, de le corriger, de le guérir. Pour ce résultat, une tâche considérable s’est découverte et qui passait en difficulté, comme elle valait en utilité sociale, tout ce qui avait été fait par ailleurs pour le bien de l’enfant. Depuis les conditions de l’arrestation jusqu’aux mesures que doit prescrire le jugement, toutes les phases de la procédure ont été soigneusement étudiées. Dès sa comparution devant le juge instructeur, l’enfant trouve non pas seulement un avocat, mais un protecteur ; s’il va jusqu’à l’audience, il y est assisté de la même manière. Après le jugement, des sociétés privées s’occupent de le placer et veillent à son relèvement, ou bien l’Assistance publique le prend parmi ses pupilles. A aucun moment il n’est le criminel qu’il importe de châtier. Tout ce que sa jeunesse représente d’espoir et de vie a passionné les hommes qui avaient une fois aperçu la nécessité de le sauver. Avec une merveilleuse promptitude, les comités de défense se sont partout organisés auprès des Cours et tribunaux : ils groupent les hommes les plus divers, magistrats, fonctionnaires, avocats ; aidés des nombreuses sociétés de patronage, ils ont à peu près réussi déjà, suivant la forte expression d’un de leurs membres, à mettre l’enfant « hors du Code pénal.  »

Qu’il soit de famille aisée ou riche, qu’il soit pauvre, qu’il soit abandonné, qu’il soit coupable, l’enfant attire sur lui des soucis que l’on ne connaissait point, il y a trente ans. A considérer seulement les ressources d’énergie et d’argent qui se consomment à cause de lui, combien d’hommes vivent pour lui et combien vivent par lui, on mesure le personnage qu’il est devenu. Tous ces faits témoignent d’une pensée et d’un désir qui sont bien de ce temps : la pensée de l’avenir, le désir du mieux.

Voici toutefois qu’une autre question se pose et elle est grave. Dans ce large mouvement qui se fait par tout le pays, que devient la famille elle-même ? Le groupe familial n’est-il pas atteint et affaibli  ? Pour répondre à cette question, l’observation la plus attentive risquerait de n’apporter que des données incomplètes. Mais on a ici un moyen d’information qui ne trompe pas. Toute évolution importante dans les mœurs apparaît après quelque temps dans la jurisprudence, et se fixe ensuite dans la loi : le magistrat, sollicité par des conflits nouveaux, tend à les résoudre suivant l’opinion moyenne qu’il représente ; le législateur consacre par une règle les habitudes, les aspirations dont la force s’impose à lui. L’étude des lois de l’enfant donne ainsi l’histoire complète de cette évolution du groupe familial dont il faut mesurer depuis l’origine toute l’étendue, pour savoir où elle en est à cette heure et où elle en sera demain.


II

L’enfant est soumis jusqu’à sa majorité ou son émancipation à la puissance paternelle. C’est donc la nature, l’étendue et les fins de cette autorité qui fixent sa condition juridique.

Dans l’ancienne France, les pays du Midi, suivant le droit écrit, c’est-à-dire le droit romain, avaient recueilli de lui la puissance paternelle telle qu’il l’avait établie : les enfans étaient maintenus toute leur vie sous l’autorité du père : la majorité n’y changeait rien, et pères à leur tour, les fils demeuraient soumis à cette puissance. Est-ce là, dans ce droit sévère et dur, qu’il faut chercher la vraie tradition française ? On la trouverait plutôt dans les pays coutumiers du Centre et du Nord : pour les personnes et pour les biens, le droit civil s’y est en effet lentement formé sous l’action changeante des mœurs : comme elles, il a été divers suivant les temps et suivant les lieux. Précisément, à la veille de la Révolution, il en était arrivé à considérer que la puissance paternelle n’avait pas besoin qu’il la consacrât et qu’elle devait se régler suivant les mœurs : les coutumes étaient donc muettes. On n’eût rien trouvé, dans tous ces pays, qui ressemblât au pouvoir absolu des pays de droit écrit : toutefois le père y exerçait une autorité qui parait despotique au regard des idées même du Code civil. Il l’exerçait parce que d’anciennes habitudes la lui avaient donnée : le respect s’était maintenu dans les formes, comme dans les sentimens la soumission. L’autorité est partout dans cette société. Pour diriger, parmi les actes de la vie journalière et dans le détail de l’existence privée, des enfans, des jeunes gens, des hommes et des femmes jeunes, elle arme fortement le chef de chaque famille qui répond pour son groupe du bon ordre social : pour l’éducation de l’enfant, pour la conduite du jeune homme, pour le mariage, c’est donc le chef de groupe, le père qui décidera souverainement : la société s’en rapporte à lui. La loi, ici, n’a pas besoin de parler : tout le monde est d’accord qu’il y va d’un intérêt supérieur et qui ne souffre pas de discussion. Avec de telles habitudes et des idées si fortement enracinées, les sanctions importaient peu. Il en était deux toutefois, d’un effet redoutable et sûr. La première, résultant des habitudes mêmes et de l’absolutisme politique plus que de la loi, était celle des lettres de cachet : la volonté du père, le bon plaisir du roi ou simplement du lieutenant de police, suffisaient pour faire arrêter et détenir un fils, une fille contre qui étaient invoqués des motifs de mécontentement : les Parlemens prétendaient sans doute exercer un contrôle, mais cette prétention plutôt théorique ne visait pas à diminuer la puissance du père. Une autre sanction pouvait frapper les enfans en révolte ; c’était l’exhérédation. Le père recevait de la coutume le droit de dépouiller absolument le fils ou la fille qui avaient démérité. Sans doute les cas d’exhérédation étaient spécifiés ; ils étaient tous graves, ils demeuraient exceptionnels : ce n’était qu’une menace suprême. Mais la privation de toute part héréditaire et de la « légitime » même, dans un pays qui a toujours eu le culte de l’héritage, indique assez quelle force l’opinion des jurisconsultes et les mœurs reconnaissaient à la puissance paternelle.

Dans la société de l’ancien régime, la place de l’enfant et sa condition juridique se trouvent ainsi nettement définies. Sa place est dans la famille ; la famille s’occupe de lui, en tous cas répond de lui, la puissance publique se décharge sur elle de tous soins, et comme conséquence se garde d’intervenir. La condition juridique s’est fixée d’après ces habitudes : dans le Midi, c’est un pouvoir absolu ; dans le Centre et le Nord, c’est une autorité si bien acceptée que la Coutume n’en dit rien. Jusqu’à la Révolution il en est ainsi, du moins jusqu’à la veille. Un fait considérable se produit en 1702 : Rousseau publie l’Emile : pour la première fois il affirme les « droits de l’enfant,  » et, en passionnant l’opinion publique tout entière pour le problème de l’éducation, il menace, il restreint déjà la libre autorité du père de famille. C’est en effet, aussitôt, l’opinion qui impose aux parens, du moins dans les premières classes sociales, le souci de l’éducation. Toutes les mères veulent allaiter leurs enfans : elles veulent qu’on sache qu’elles les allaitent : même au théâtre, elles donnent le sein. Les pères s’enthousiasment pour l’apprentissage d’un métier manuel : leurs fils seront plus tard seigneurs, avocats ou marchands ; enfans, ils doivent être serruriers, menuisiers, etc. Cet étrange mouvement d’éducation, excité par l’homme le plus durement indifférent à ses propres devoirs de père, eut ses excès et ses ridicules. Il tourna toutefois au profit de l’enfant. Rousseau fit ce que ni les admirables chapitres de Rabelais et de Montaigne, ni les sages conseils de Fénelon et de Rollin n’avaient pu obtenir et n’avaient même tenté. Non seulement il posa le problème de l’éducation sur la donnée nouvelle du devoir des parens ; non seulement il saisit l’opinion avec cette éloquence irritante et passionnée qui fait vivre à jamais toutes les idées qu’elle touche, les plus fausses comme les plus saines ; mais l’Emile fut le premier livre de l’enfant. Il révéla que, depuis la naissance jusqu’à l’âge viril, tandis que l’être se forme lentement, son âme qui s’empare de l’univers sensible subit des émotions d’une merveilleuse variété et d’une incroyable puissance. On comprit, avec l’Emile, que nulle fiction ne pouvait être plus touchante que l’étude, même à peine romanesque, d’une âme d’enfant. Le succès extraordinaire de ce livre devait avertir les romantiques, dans le siècle suivant, qu’une mine littéraire féconde entre toutes était à exploiter. En 1762, et jusqu’à la Révolution, il imprégna fortement les esprits. Tous ces hommes l’avaient lu, et aussi l’article « Education » de Rousseau dans l’Encyclopédie, qui vinrent s’asseoir sur les bancs des Assemblées et qui entreprirent de faire la France nouvelle.

Cambacérès s’exprimait ainsi, en présentant à la Convention, le 9 août 1793, le rapport sur son propre projet de Code civil :

« La voix impérieuse de la raison s’est fait entendre : il n’y a plus de puissance paternelle : c’est tromper la nature que d’établir ses droits par la contrainte.

« Surveillance et protection, voilà les droits des parens ; nourrir et élever, établir leurs enfans, voilà leurs devoirs.

« Quant à l’éducation, la Convention en décrétera le mode et les principes.

« La nourriture ne se prescrit pas, mais rien n’est indifférent dans l’art de former les hommes…

« Les enfans seront dotés en apprenant, dès leur tendre enfance, un métier d’agriculture ou d’art mécanique…  »

Cambacérès, on le voit, confond un peu le Rousseau de l’Encyclopédie et celui de l’Emile ; il met tout ensemble l’éducation démocratique, le droit naturel, le souci de former « les hommes » et le « métier d’agriculture ou d’art mécanique.  » Il énonce ainsi, en formules également absolues, des idées distinctes : la suppression de la puissance paternelle, l’ingérence de l’État dans l’éducation. Toutes les lois du XIXe siècle sur la condition de l’enfant sont dans ces formules. Mais le temps n’est pas venu : ces idées n’ont encore que la force de conceptions abstraites ; les Conventionnels les ont recueillies directement de Rousseau ; les habitudes du pays restent très différentes. Des réformes de Cambacérès, on ne retiendra donc que celles qui correspondent à des tendances générales, à des mœurs déjà installées, et on rejettera d’ailleurs l’excès, l’utopie, la puérilité.

On renonce au métier manuel : on cesse de proclamer et de croire qu’il appartient à une assemblée même toute-puissante de décréter « le mode et les principes » de l’éducation. Dès le 9 septembre 1794, en présentant son deuxième projet, Cambacérès parle un autre langage.

«… Qu’on ne parle plus de puissance paternelle… Loin de nous ces termes de plein pouvoir, d’autorité absolue, formule de tyran, système ambitieux que la nature indignée repousse… Le pouvoir des pères sur leurs enfans ne sera donc parmi nous que le devoir de la protection…  »

La formule est à retenir, car l’idée qu’elle résume va désormais régler tous les rapports des parens avec leurs enfans. Et lorsque, sous la présidence de Bonaparte, les Conventionnels assagis vont se réunir pour rédiger les articles du Code civil, c’est l’idée nouvelle de protection qui représentera le plus essentiel du progrès révolutionnaire. Dans la discussion du Conseil d’État, on voit d’abord se choquer les opinions contraires des partisans du droit coutumier et des représentans du droit écrit : au nom des pays du Midi, Malleville déclare « qu’il importe en général, et surtout dans un État libre, de donner un grand ressort à l’autorité paternelle parce que c’est d’elle que dépend principalement la conservation des mœurs et le maintien de la tranquillité publique.  » Mais les jurisconsultes coutumiers s’élèvent avec force contre cette puissance paternelle du droit écrit, dont l’effet était que « l’enfant, même marié ou majeur, ne pût rien acquérir, sauf le pécule, que pour son père, s’il n’était d’ailleurs formellement émancipé.  » En cette matière comme en toutes autres, la conciliation se fait enfin. On tombe d’accord que suivant les idées nouvelles, tout individu, dès qu’il est marié ou majeur, doit devenir sui juris, et que l’autorité du père, se restreignant à la minorité de l’enfant, doit avant tout lui assurer une protection. C’est avec cette signification et pour ces fins bien déterminées que la Puissance paternelle forme un titre du Code civil. Elle diffère à la fois des règles sévères du droit écrit, des habitudes disciplinées des pays de coutume, des conceptions abstraites de 1793 ; mais elle s’inspire des unes et des autres.

Elle a perdu la sanction la plus énergique d’autrefois, l’exhérédation. Les pires fautes de l’enfant, quand il ne va pas jusqu’à la tentative de meurtre sur ses parens, ne lui font pas perdre ses droits à leur succession. Voilà du coup la puissance paternelle changée : n’ayant plus son arme redoutable, elle prend un autre caractère : elle ne saurait être menaçante puisque la menace serait vaine. On lui laisse toutefois le droit d’arrestation et d’internement, mais combien différent de celui qui fonctionnait au plus bref par les lettres de cachet : sous le nom de droit de correction, il ne s’exerce jamais qu’avec le concours de la justice ; le père requiert du président du tribunal l’ordre d’internement ; si l’enfant a moins de « seize ans commencés,  » l’ordre doit être délivré ; mais, si l’enfant a seize ans commencés, ou s’il possède des biens personnels, ou s’il a un état, ou si enfin le père est remarié, ce droit de correction n’est plus que la faculté de solliciter l’internement que la justice peut refuser. Donc droit limité qui n’agit librement que jusqu’à seize ans commencés, dans l’âge où tant d’autres moyens viennent d’ordinaire à bout d’une nature encore souple et de fautes encore légères. Ainsi dépouillée de ses principaux attributs, que garde donc la puissance paternelle ? Par esprit de conciliation, les coutumiers lui laissent un effet à quoi les pays de droit écrit tenaient fort, c’est l’usufruit légal. On n’admet pas que le fils reste entièrement privé de ses biens au profit du père ; mais on décide que si les enfans ont des biens personnels, l’usufruit en sera donné au père jusqu’à ce qu’ils aient dix-huit ans, pour le récompenser de ses soins. C’est une innovation pour les pays coutumiers : ils pratiquaient, il est vrai, quant aux fiefs, la garde noble qui donnait au père la jouissance des biens du mineur ; mais la garde bourgeoise, établie par imitation, n’était qu’une tutelle sans profit personnel pour le gardien et à charge de rendre compte. Il y a donc concession aux vieilles habitudes du droit écrit : cette concession était précieuse, mais elle fut la seule ?

Telle que la fixe le Code civil, la puissance paternelle consiste dans le droit de garder l’enfant et par suite de diriger librement son éducation : elle comporte le droit d’empêcher son mariage jusqu’à vingt et un ans si c’est une fille, jusqu’à vingt-cinq ans si c’est un garçon : elle a enfin comme avantage l’usufruit légal et comme sanction le droit de correction. Contrairement au projet de 1793 et aux idées de la Convention, le Code civil ne trace ainsi que les grandes lignes. Bonaparte, lui, aurait voulu plus de précision et plus de détail. Il aurait voulu l’intervention de la puissance publique pour régler toutes les phases de l’éducation : le projet devait « prendre l’enfant à sa naissance, dire comment il est pourvu à son éducation, comment on peut le préparer à une profession, etc.  » Mais le Conseil d’Etat évita de parti pris cette réglementation. Il ne suivit pas davantage cette autre opinion du Premier Consul qu’un fils « parvenu à l’âge de discernement et qui ne reçoit pas une éducation conforme à la fortune de son père » devait avoir la faculté de réclamer. Enfin cette question si sagace de Bonaparte resta sans réponse : « Si un père donne une mauvaise éducation à son fils, l’aïeul sera-t-il autorisé à lui en donner une meilleure ?  » Le Conseil d’Etat et les Assemblées, revenus à la tradition, s’en tinrent à leur dessein qui était de poser quelques principes et de laisser aux mœurs, coi unie dans l’ancienne France coutumière, le soin de régler la condition de l’enfant. Toutefois il fut dit et répété, soit dans la discussion, soit dans la présentation aux Tribuns et au Corps législatif, que la puissance paternelle est établie pour protéger l’enfant et qu’elle doit s’exercer dans son intérêt. Tel est l’esprit de la nouvelle loi. Il ne se manifeste point en termes exprès, dans un article du Code civil. Mais on sait, tous les interprètes sauront qu’il se trouve sous la lettre des textes. C’est à lui ; dans le Code même, que la mère doit d’être investie d’un droit nouveau. Autrefois elle ne participait point à la puissance paternelle. Désormais, puisqu’il importe avant tout de protéger l’enfant, elle aura cette puissance autant que le père : elle ne l’exercera, il est vrai, qu’à son défaut : mais s’il a disparu, s’il est interdit, elle l’aura tout entière.

Le Code civil de 1804 n’est donc si sobre dans ses règles sur la puissance paternelle que parce qu’il s’en remet, suivant la tradition, au père et à la mère, à la famille même, du soin de l’exercer comme il convient. Voilà ce qui n’a pas changé au début du XIXe siècle et il semble aux rédacteurs du Code que les deux idées, l’ancienne et la nouvelle, se peuvent très bien concilier : le père reste libre comme par le passé dans ses droits de garde, d’éducation, de consentement au mariage ; la puissance paternelle est d’ordre public : pratiquement elle garde toute sa force ; toutefois elle a désormais pour but la protection de l’enfant.


III

Au cours du XIXe siècle et jusqu’à maintenant, cette condition de l’enfant s’est singulièrement transformée.

Un livre, en 1762, le livre de Rousseau, avait profondément ému l’opinion et fourni aux jurisconsultes de la Révolution les idées abstraites qu’ils revêtirent de ces formules rigides dont ils avaient le goût. Ce sont des livres encore qui, au XIXe siècle, vont créer un grand mouvement d’opinion d’où peu à peu se dégageront, dans la jurisprudence et dans la loi, des règles juridiques ; seulement la préparation cette fois aura été complète, et ces règles se présenteront non plus abstraites, mais vivantes. Né de Rousseau, le romantisme a exercé sur la sensibilité française et particulièrement sur la sensibilité populaire une influence qui dure encore. A l’exaltation sentimentale, au lyrisme attendri où il s’est plu, il faut attribuer sans doute tant de poèmes, tant de littérature sur l’enfant. C’est un livre qu’il faudrait écrire pour parler de tous les livres consacrés à l’enfant. L’attention du public, cette attention où l’être tout entier, intelligence et sensibilité, se sent pris, l’enfant l’a fixée sur lui. Il reste entendu que c’est sa famille qui veille à son bien-être : c’est son père qui a seul autorité sur sa personne : mais l’opinion publique se constitue l’observatrice de ces soins et de cette autorité. La Société tout entière a été trop fortement touchée par l’éloquence des poètes, des dramaturges et des romanciers : après tant de poésies, tant de romans et de romans-feuilletons, tant de mélodrames, elle pense unanimement… « Il est abominable qu’un enfant souffre : un enfant ne doit pas souffrir.  » Elle est prête à le protéger contre ceux qui l’oppriment, à faire triompher son intérêt contre les règles qui paraissent contraires. Encore un peu, cet état de l’opinion et de la sensibilité publiques prendra forme de loi. On en trouve d’abord le reflet dans la jurisprudence où c’est à la fois l’intérêt de l’enfant et le pur sentiment qui sont préférés au principe d’ordre public.

S’il est un droit qui, d’après le Code civil, paraisse intangible au profit du père, c’est bien celui de garde, c’est-à-dire le droit d’avoir son enfant auprès de lui ou de le placer dans un établissement d’éducation, et, dans l’un et l’autre cas, de décider quelles personnes le verront, de défendre que telle ou telle le voie. Or, ce droit s’est trouvé en conflit avec la prétention des aïeuls maternels de l’enfant. La mère est morte : le père reste seul. Il a eu sans doute avec ses beaux-parens quelque difficulté grave : la brouille entre eux et lui est complète. Cependant l’enfant est là. Le père estime que les visites qu’il fait à sa grand’mère maternelle ou qu’il en reçoit l’excitent contre lui : il les trouve dangereuses, et il décide de les supprimer. Voilà donc son droit, sa puissance paternelle d’ordre public dressée contre l’affection du grand-père et de la grand’mère, qui, durement frappés par la perte de leur fille, aiment l’enfant de leur fille d’une tendresse plus avide. Comment se résoudra le conflit ? qui doit l’emporter ? En 1825 la Cour de Nîmes jugeait que le père veuf a « le droit de refuser de faire conduire l’enfant chez l’aïeul maternel à des heures et jours fixes.  » C’est ici la puissance paternelle qui triomphe : elle est de telle importance qu’elle ne comporte aucune atteinte. La même idée devant les mêmes faits s’affirme dans un arrêt de Paris en 1853 : le père peut se refuser « d’une manière absolue » à laisser voir l’enfant par l’aïeul maternel. De même encore, un arrêt de Montpellier dit en termes énergiques, le 10 février 1855, que le père « ne doit compte à personne des motifs de son opposition,… que les motifs de sa détermination ne doivent pas être examinés.  » Et la Cour de Bordeaux en 1860 répète pareillement : « le père a le droit d’interdire les relations de l’enfant avec l’aïeul maternel, il ne doit compte à personne de ses motifs.  » On remarquera que trois de ces décisions furent rendues par des Cours du Midi : c’est bien dans le Midi, avec les souvenirs du droit écrit, que la notion pouvait se maintenir entière d’une puissance paternelle absolue, et qui échappe au contrôle de la justice. Mais déjà, au haut de la hiérarchie judiciaire, une idée différente avait fait brèche dans ce bloc. La Cour de cassation avait cassé, le 8 juillet 1857, l’arrêt de Montpellier ; en disant simplement que « l’abus ne saurait se couvrir du voile du droit pour échapper au contrôle de la justice,  » elle avait posé le principe de ce contrôle. Elle avait ajouté que, « subordonnés à la puissance paternelle,  » les droits des ascendans ne sauraient lui être entièrement sacrifiés sans d’impérieuses raisons « dont le père de famille sera le premier, sinon le seul juge.  » Dès lors que le contrôle de la justice était admis, nulle prétention ne pouvait être plus favorable que celle des aïeuls maternels, et elle devait nécessairement triompher de la résistance du père. La nouveauté, la hardiesse fut d’oser dire : la puissance paternelle, d’ordre public, reste soumise dans son exercice au contrôle de la justice. Il n’est pas contestable que la satisfaction donnée au désir des ascendans marque un progrès d’équité et d’humanité : mais ce progrès ne pouvait s’accomplir et ne s’accomplit qu’aux dépens de la puissance paternelle. Et il est curieux que cette première atteinte lui ait été portée dans la famille, par la famille même : il est remarquable qu’une raison d’ordre sentimental, l’affection réciproque de l’aïeul et de l’enfant, ait paru plus forte qu’un principe d’ordre public.

Au jour de cet arrêt qui oriente la jurisprudence vers un but nouveau, il s’est écoulé plus de cinquante ans depuis le Code civil. D’autres mouvemens se préparent, se précipitent, qui vont modifier plus gravement la puissance paternelle. En même temps que l’opinion publique devient pitoyable au sort des enfans, il se trouve en effet qu’un certain nombre de parens sont moins aptes et même ne sont plus aptes du tout à leur rôle. C’est le résultat d’une évolution morale et économique qui se marque surtout par les progrès de l’individualisme et le développement rapide de la vie industrielle.

Il est superflu sans doute de rappeler que, célébré par les romantiques, l’individualisme, non pas de l’action, mais de l’amour-propre et du sentiment, devait aboutir et aboutit au rétablissement du divorce : chacun peut exercer contre les barrières vermoulues du devoir des droits sacrés qui sont ceux de la passion, telle est la thèse romantique de George Sand, de Dumas, de tant d’autres : elle agit souverainement sur les êtres jeunes, avides de vivre, et l’impatience qu’elle excite s’en prend à la contrainte du mariage qu’elle Unit par briser.. Ainsi c’est au moment où l’opinion veut pour l’enfant plus d’égards, de soins et de joies, qu’il se trouve par la discussion ou la ruine de la famille, isolé, ballotté, perdu. Le mari et la femme qui ne s’entendent plus ont vite fait de rompre le lien conjugal ; mais l’enfant qu’ils ont mis au monde ? Son destin est misérable. Qu’on se batte à qui l’aura ou qu’on l’oublie à cause de la famille nouvelle qu’on va créer, il est dans les deux cas pareillement privé de l’existence normale et nécessaire. Aussi est-ce à lui que va toute la sollicitude de la justice, quand, après le divorce, il faut régler le droit de garde. C’est son intérêt, son intérêt seul que les juges considèrent pour le confier à l’an ou à l’autre des époux, ou même le refuser à tous les deux et le remettre à un tiers. Il n’est que trop évident que le divorce a porté à la force du mariage un coup terrible : il n’est pas moins certain qu’indirectement la puissance paternelle a été profondément atteinte : par l’effet du divorce elle s’est trouvée en conflit avec l’intérêt de l’enfant, et c’est cet intérêt qui l’a emporté. La garde a d’abord échappé au père contre qui le jugement était rendu. Puis les tribunaux ont décidé que la mère, quand elle a cette garde, est investie par là même du droit d’éducation. Enfin une loi de 1896 est allée plus loin : le Code civil disposait, pour le mariage de l’enfant, que la volonté du père était suffisante soit à l’autoriser, soit à le défendre, quel que fût l’avis de la mère : la loi de 1890 décide qu’en cas de divorce, c’est la mère investie du droit de garde qui peut seule autoriser ou défendre le mariage de l’enfant. Voilà donc aux mains de ce père divorcé la puissance paternelle réduite à peu près à néant, et cela par une évolution qui ne peut surprendre : fondée sur la dignité du père, elle avait pour but d’assurer à l’enfant la meilleure et la plus complète des protections : dès lors qu’elle ne donnait plus ce résultat, elle devait peu à peu s’affaiblir, disparaître. C’est ici la famille qui s’anéantit : il est naturel qu’avec elle se modifie gravement une institution qui était née d’elle.

Le développement de la vie industrielle a puissamment agi d’autre part au cours du XIXe siècle pour affaiblir le groupe familial et par suite pour isoler l’enfant ; ses effets ont atteint, non pas, comme l’individualisme et le divorce, un nombre assez restreint de parens, mais une classe tout entière. Nous n’avons rien vu d’équivalent à la croissance subite et démesurée des villes américaines ; cependant Saint-Etienne s’est créé en moins de trente ans ; Roubaix, Tourcoing, Fives-Lille ont crû d’un élan : la grande ville, l’énorme ville qui compte plus de cinq cent mille habitans, et Paris, qui dépasse deux millions et demi, ont imposé aussi des conditions nouvelles d’existence. Ces conditions sont bien connues : c’est un travail plus fiévreux, plus intelligent et qui épuise plus que celui de la petite ville ou de la campagne : c’est une existence plus animée, avec beaucoup plus d’apparent bien-être, la viande et l’alcool, les lumières et le mouvement de la rue ou du café. Le travail de l’usine entraîne tout le jour hors de la maison non seulement le mari, mais la femme ; le cabaret, la rue les prennent ensuite trop souvent l’un ou l’autre, et même l’un et l’autre. Ce méfait de la vie industrielle et de la grande ville s’est brusquement répandu avec la liberté des cabarets qui date de 1881. Mais il sévissait bien avant : il est dénoncé dès le milieu du XIXe siècle, et en même temps le danger de dissolution qui menace la famille. Que devient l’enfant dans cette existence du père et de la mère ? Quand trouveraient-ils le loisir de s’occuper de lui ? Il est souvent confié aux soins d’une voisine, et c’est encore une demi-sécurité : ou bien il est abandonné à lui-même, voué d’avance aux hasards de la rue. Que signifie pour lui la puissance paternelle du Code civil, l’institution d’ordre public qui a pour but de le protéger ? Quel est, pour son éducation et son avenir, le rôle de la famille à qui les législateurs de 1804 avaient remis le droit de le conduire, le devoir de l’élever ? Ces faits, cet état d’abandon émeuvent singulièrement des hommes qui ne se contentent pas d’observer, et qui s’inquiètent de corriger : à mesure que la civilisation, dans son développement matériel, crée de nouvelles misères, ils cherchent à les soulager. Nul ne fut plus infatigable et plus ingénieux dans cette tâche que Théophile Roussel. Il donna à la bienfaisance privée un élan et des directions qui l’ont transformée. Mais en même temps il aperçut que le mal était trop étendu, trop profond déjà et d’une nature trop nouvelle pour ne pas résister aux efforts individuels, et que la puissance publique devait intervenir.

Ceci est très significatif. Le Code civil et ses idées générales ne suffisent plus. Les faits sont trop différens, les mœurs ont changé trop vite, et, dans la France d’après 1850, la famille n’est plus cette cellule sociale, ordonnée et bien close, où l’on n’a qu’à laisser la vie se régler d’elle-même. La cellule est en partie désorganisée : il faut agir. La société tout entière, l’Etat, la loi vont se mettre en mouvement. Ainsi commence cette série de dispositions législatives qui jusqu’à aujourd’hui ont tâché, en restreignant la puissance paternelle, de rendre meilleur le sort de l’enfant. Il ne serait pas juste d’ailleurs de dire qu’elles ont visé à abattre cette puissance : plus exactement on constate qu’à mesure que la famille et le père se montraient plus incapables de leur fonction et comme indifférens, elles ont voulu les suppléer : ce résultat, souvent, n’a pu être obtenu qu’à la condition de faire tomber le peu qui restait du lien d’autrefois.

La loi du 23 décembre 1874, « relative à la protection des enfans du premier âge et en particulier des nourrissons,  » est connue sous le nom de loi Roussel. Dans les années qui précédèrent la guerre, Théophile Roussel avait été extrêmement frappé de la mortalité croissante des enfans : à Paris, les statistiques établissaient que plus de la moitié (51,6 pour 100) périssaient avant un an, tandis que dans un département de faible population, la Creuse, la moyenne des décès n’était que de 13 pour 100. Parmi les causes de cette effroyable mortalité, abus d’alcool, dégénérescence, surmenage, etc., Roussel s’en prit à celle qui était seule susceptible de mesures immédiates, énergiques, « l’industrie nourricière.  » Les statistiques démontraient que « les enfans nourris dans la famille échappaient à la plupart des causes de décès qui déciment les enfans envoyés en nourrice.  » Il ne pouvait être question de contraindre les familles à garder leurs enfans : du moins on pouvait substituer à leur surveillance celle de l’autorité publique. Théophile Roussel proposa donc et fit voter une série de mesures qui instituaient cette surveillance aussi rigoureuse que possible : des médecins inspecteurs furent chargés de visiter les nourrissons ; des déclarations furent imposées aux nourrices. Il y eut même une déclaration imposée aux parens. C’est à coup sûr une atteinte au droit de garde et d’éducation qui est l’essence de la puissance paternelle : des parens qui plaçaient leur enfant en nourrice entendaient exercer un droit auquel nul, État ou particulier, n’avait rien à voir. Cependant Roussel n’hésita pas à leur imposer une déclaration dont leur amour-propre pouvait être gêné : il comptait justement, pour détourner quelques-uns du placement, sur l’embarras qu’ils auraient à révéler cet acte de parfaite insouciance ; d’ailleurs la déclaration était indispensable pour le contrôle de l’État. On remarquera qu’en ceci Roussel reproduisait simplement une règle ancienne ; si respectueux de la puissance paternelle, l’ancien régime pourtant fit exception au principe en exigeant une déclaration des parens qui plaçaient leur enfant en nourrice : cela se passait, il est vrai, tout à la fin de l’ancien droit ; l’ordonnance est de 1762 : c’est l’année où parut l’Emile et on peut croire que l’ordonnance fut directement inspirée par les attaques véhémentes de Rousseau contre les femmes qui ne voulaient pas nourrir. A un siècle de distance, reprise par un homme de grand cœur, son idée allait trouver de nouveau l’appui de la loi ; le péril était toujours le même ; seulement, dans une société qui n’avait cessé d’évoluer, il s’était déplacé lui aussi ; il ne menaçait plus les enfans d’une classe restreinte et qui n’avait qu’à se corriger de son égoïsme ; il frappait par milliers les enfans de celles qu’un irrésistible mouvement d’attraction pousse vers l’usine, vers la grande ville, où tout leur manque à la fois, le temps, l’argent, le courage, le sentiment du devoir, les forces même pour accomplir leur fonction de mères.

Théophile Roussel, en proposant sa loi, n’avait été inspiré que par le souci le plus généreux. Il est certain que d’autres desseins, économiques, politiques, se mêlèrent à ce souci, dans les lois, décrets, circulaires qui se sont ensuite accumulés pour régler le travail des enfans. Sans doute, là encore, la société et la vie sociale que le Code civil n’a pas connues, créaient un danger : à l’âge où les forces ne sont pas complètes, où le corps a peine à se former, tout excès de fatigue est funeste ; les parens et l’enfant lui-même par désir de gain, le patron par impossibilité de refuser l’ouvrage, par indifférence, par crainte de la concurrence, fermaient les yeux à ce danger. C’était un motif pour que la puissance publique intervînt. Mais beaucoup d’esprits ne virent que le prétexte d’appliquer la théorie de l’étatisme, qui depuis a fait des progrès si rapides. Inspirées ainsi par des raisons fort diverses, les mesures législatives et autres n’ont pas été ménagées : en moins de quinze ans, deux lois, huit décrets, des circulaires ont limité la durée du travail des enfans, organisé une minutieuse surveillance. En réalité, la loi du 2 novembre 1892 contient le principe même de la réglementation qu’on n’a fait ensuite que développer et détailler. Elle interdit le travail des enfans qui n’ont pas treize ans révolus : elle décide que, au-dessous de seize ans, les enfans ne pourront pas travailler plus de dix heures par jour ; de seize à dix-huit ans, et les filles au-dessus de dix-huit ans, pas plus de onze heures ; elle défend enfin le travail de nuit. La règle est générale : elle s’applique à tous les établissemens. Une exception a bien été faite pour ceux où « ne sont employés que les membres de la famille sous l’autorité du père, de la mère, du tuteur ;  » la loi suppose que ce père, cette mère, ce tuteur n’abuseront pas du travail des enfans et elle les exempte de ses prescriptions. Toutefois, comme il faut avant tout sauvegarder l’intérêt de l’enfant, le même article qui contient l’exemption pour ces établissemens, y donne aussitôt accès aux inspecteurs, s’ils emploient une chaudière à vapeur ou un moteur mécanique, s’ils sont insalubres ou dangereux : il convient alors de veiller, et les inspecteurs veilleront à ce que les prescriptions de sécurité et de salubrité y soient observées, et que la santé, la vie des enfans soient ainsi protégées. Par toutes ces dispositions sur l’âge des travailleurs, la durée et le genre du travail, par l’intrusion des fonctionnaires dans une propriété privée, et la surveillance exercée jusque dans l’établissement d’une seule famille, la loi de 1892 a de parti pris méconnu, entamé les idées anciennes de liberté, d’inviolabilité du domicile, et aussi la puissance paternelle. Le décret du 3 mai 1893 étendit aux mines, minières et carrières le même procédé d’intervention, de règlement et de surveillance : les enfans de moins de seize ans n’y peuvent pas travailler plus de huit heures, ceux de moins de dix-huit ans plus de dix heures, sans d’ailleurs dépasser cinquante-quatre heures par semaine ; et ce travail ne doit s’entendre que du tri et du chargement des minerais, de la manœuvre et du roulement des wagonnets ; quant au travail même du mineur dans le fond, c’est-à-dire l’extraction, il n’est permis qu’au-dessus de seize ans, et encore, jusqu’à dix-huit ans, à la condition que l’enfant serve seulement d’aide, et pour une durée maxima de cinq heures. Pour toutes les industries, un autre décret du 13 mai 1893 régla de la même manière, avec précision et minutie, les travaux que les enfans ne doivent pas faire : celui de graissage et nettoyage des machines, la manœuvre des scies circulaires et à ruban, le service des robinets à vapeur, le soufflage par la bouche dans les verreries, etc.  ; il défend aussi de faire porter aux enfans dans l’atelier des fardeaux qui excéderaient 10 kilos pour les enfans de quatorze ans, 15 kilos pour ceux de dix-huit ans… Comme exemples, ces dispositions montrent assez que, l’idée d’intervention une fois admise, l’autorité publique se trouve entraînée à multiplier les règles : les cas sont infiniment divers, et elle est bien forcée d’en prévoir un très grand nombre, puisqu’elle veut protéger l’enfant contre tous les périls. La loi du 30 mars 1900 a poussé plus loin la protection en réduisant à dix heures la journée de travail pour les enfans de seize à dix-huit ans. D’autre part une circulaire avait interdit de faire figurer, sans une autorisation spéciale, les enfans dans les théâtres et les cafés-concerts.

C’est affaire aux économistes de critiquer cette abondante législation, en ce qu’elle a gravement changé les conditions du travail et posé un principe d’intervention dont les conséquences sont indéfinies. Il n’est possible ici que de constater ce grand changement, de remarquer aussi qu’il porte principalement sur l’exercice de la puissance paternelle ; de reconnaître que, si l’Etat est intervenu, c’est faute par cette puissance de protéger assez l’enfant ; de conclure enfin une fois encore que, dans la vie industrielle qui apparut si brusquement, le Code civil est devenu tel qu’une loi étrangère dont les règles ne s’adaptent plus aux faits. Comment laisser au père, à la mère, la charge avec le droit de modérer le travail de l’enfant, alors que les faits de chaque jour révélaient un travail imposé sans mesure, sans discernement, avec la plus dangereuse insouciance de l’âge, des forces, de l’étourderie ou de la témérité ?

On a fait bien plus encore contre la puissance paternelle. Il suffisait de la restreindre quand certains modes de son exercice paraissaient périlleux pour l’enfant. Il fallait arriver à l’abattre, lorsque son principe même créait un danger. Or pour l’enfant abandonné, pour celui dont les parens vivaient dans l’ivrognerie et l’inconduite, la bienfaisance publique ou privée se trouvait paralysée dans ses efforts par la puissance paternelle ; si indignes que fussent ces parens, ils la gardaient intacte : elle leur permettait de reprendre l’enfant quand ils le voulaient ; elle s’opposait en tous cas à ce qu’une éducation régulière lui fût donnée. Par une frappante dérision, l’institution d’ordre public, établie par le Code dans l’intérêt de l’enfant, entravait son salut ou précipitait sa perte. Les rédacteurs du Code n’avaient pas connu cette situation étrange et ils ne l’avaient pas prévue. Théophile Roussel, ici encore, fut l’observateur sagace et l’homme d’action réaliste au meilleur sens du mot.

Il vit que l’enfant courait un danger par la faute de ses parens eux-mêmes et que la famille ne pouvait plus rien, sinon lui faire du mal : il comprit que le choix s’imposait entre le maintien d’un principe juridique et le salut de l’enfant au prix de ce principe. Son choix était fait, celui de tous ceux qui avaient regardé comme lui. La loi qu’il fit voter en 1889 disposa que la déchéance de la puissance paternelle devrait ou pourrait être prononcée suivant les cas à l’égard de parens indignes ou incapables. La déchéance fut de plein droit, et les tribunaux n’eurent qu’à la prononcer, après certains crimes et délits commis par les parens : en dehors de toute condamnation, purent être déclarés déchus « les père et mère qui, par leur ivrognerie habituelle, leur inconduite notoire et scandaleuse, par de mauvais traitemens, compromettent soit la santé, soit la sécurité, soit la moralité de leurs enfans.  » Ainsi affranchi d’une autorité qui n’agissait plus que contre lui, l’enfant devait trouver la protection la plus sûre ; les tribunaux eurent à rechercher si ce serait la puissance de sa mère, ou la tutelle du droit commun, ou enfin celle de l’Assistance publique, d’un particulier, d’une institution charitable. On est allé aussi loin que l’exigeait l’intérêt de l’enfant. Tous les droits qui font la puissance paternelle, garde, éducation, correction, consentement au mariage, usufruit légal, sont enlevés au père, à la mère : entre les mains du tuteur, de l’Assistance publique, de la société de patronage, il n’y a plus que les pouvoirs qui servent à protéger les orphelins. Ces enfans ne sont-ils point pareils à des orphelins  ?

Après la loi de 1889, il semble que rien ne restait à faire. Cependant la pratique de cette loi même montra bientôt aux sociétés de patronage qu’elle ne suffisait pas : excellente dans les cas extrêmes où la déchéance s’imposait, elle ne donnait pas de solution dans une foule de cas qu’on pourrait dire intermédiaires, toutes les fois qu’il y aurait eu grand intérêt pour l’enfant à ce que sa garde, sa garde seulement, fût transférée, de parens qui ne pouvaient ou ne devaient pas l’exercer, soit à l’Assistance publique, soit aux sociétés de patronage. Sur ce point très important, la loi de 1889 était à corriger. Il fallait une occasion ; l’occasion se présenta en 1897. On n’a pas oublié l’émotion de colère et de pitié que souleva dans toute la France le crime des époux Grégoire : les drames de l’Ambigu avaient montré des enfans martyrs, mais ce n’étaient que des fictions, et ce n’étaient pas les parens qui torturaient eux-mêmes leurs enfans. Personne n’avait jamais supposé que de tels parens pussent exister dans la vie réelle. Et tandis que l’opinion réclamait contre les Grégoire un châtiment exemplaire, le Code pénal n’offrait que les peines qui punissent les auteurs de coups et blessures : il avait bien institué des peines plus graves pour les coups et blessures portés par les enfans sur leurs ascendans ; mais il n’avait pas prévu comme circonstance aggravante que les coups seraient portés par les parens sur leurs enfans. Ce qu’on n’avait pas dit en 1810, on le dit en 1898, dans l’émotion excitée par le crime des Grégoire. La loi du 19 avril 1898 disposa que la faiblesse chez la victime, la qualité de parens chez les auteurs des coups seraient l’une et l’autre des circonstances aggravantes : elle assimila aux coups et blessures la privation d’alimens ou de soins, qui jusque-là n’était pas punie ; les peines furent toutes élevées : elles purent aller jusqu’aux travaux forcés à perpétuité ; en même temps, le fait d’abandon d’enfant fut précisé et plus sévèrement puni, ainsi que le fait de livrer des enfans à des individus exerçant des professions ambulantes. Le but de la loi du 19 avril 1898 était pleinement atteint, et la conscience publique avait toute satisfaction. Cependant il restait à régler, par des dispositions accessoires, le sort de l’enfant après la condamnation des parens. On proposa que, dès la période d’instruction, le juge pût statuer provisoirement sur la garde et la confier soit à un parent, soit à une personne ou une institution charitable, soit à l’Assistance publique. M. Bérenger profita ingénieusement de la disposition ainsi proposée pour l’étendre à ces cas que la loi de 1889 avait laissés sans solution. Puisque le juge d’instruction allait statuer provisoirement sur la garde, pourquoi ne pas étendre son pouvoir aux cas où c’est justement la garde qui fait difficulté, parce que les parens ne peuvent ou ne savent l’exercer, et que toutefois ils n’ont pas encouru la déchéance ? Le Sénat accepta l’idée de M. Bérenger : il votait et la Chambre après lui, que le juge d’instruction provisoirement, le tribunal définitivement, statueraient sur la garde « dans tous les cas de délits ou de crimes commis par des enfans ou sur des enfans.  » Donc le juge, puis le tribunal peuvent donner la garde de l’enfant à l’Assistance publique ou à une société de patronage, quand il a été victime de coups et blessures portés par ses parens ; mais ils se trouvent munis du même pouvoir quand il est amené devant eux pour répondre de quelque crime ou délit. Voilà résolue une grande difficulté que la loi de 1889 sur la déchéance de la puissance paternelle n’avait pas prévue. Et ainsi, de la loi de 1898 destinée uniquement d’abord à apaiser la conscience publique et à punir la cruauté de parens sauvages, M. Bérenger a réussi à tirer une règle qui, pour des cas tout à fait différens, permet de changer la garde, sans recourir à la déchéance qui d’ailleurs ne serait pas possible.

Il convient d’indiquer enfin comment, en pratique, le droit de correction a été contrôlé et parfois même supprimé. Certes, à ne consulter que le Code civil, il ne semblait pas possible de soumettre ici la volonté du père à la surveillance même la plus discrète. Si en effet, dans certains cas, le père ne peut que requérir du président l’internement de son enfant, en revanche pour un enfant de moins de quinze ans, et dans les cas ordinaires, il se borne à exprimer sa volonté au magistrat : celui-ci, suivant l’expression du Code « devra » délivrer l’ordre d’arrestation. Que faire contre un texte si formel ? Voici. En donnant au père le droit de correction, le Code avait dit, « quand il aura des sujets de mécontentement très graves sur la conduite d’un enfant.  » Ce n’est guère que dans les grandes villes que le droit de correction est exercé. A Paris, au Tribunal de la Seine, certaines demandes éveillèrent des soupçons : les pères qui les avaient formulées paraissaient obéir à d’étranges motifs ; les enfans qui en étaient l’objet paraissaient dociles, incapables des méfaits qu’on leur avait reprochés. Peu à peu l’habitude se prit d’examiner de très près les « sujets de mécontentement,  » et même de faire une enquête. Les découvertes furent singulières : un père voulait envoyer en correction son enfant, petit commissionnaire, qui avait détourné de l’argent : l’enquête révéla que l’enfant avait en effet « détourné » une somme de 3 fr. 50, mais sur ses gains, et pour s’acheter des souliers qu’il n’avait pas. Très souvent ainsi, le sujet de mécontentement était un reproche de ne point rapporter à la maison tout le salaire : c’était souvent moins encore. Ainsi renseigné, le magistrat allait-il, suivant les termes impérieux du Code, délivrer l’ordre d’arrestation ? Cela parut impossible. On prit ce détour de décider le père à retirer sa demande. On y parvint par conseils et représentations, et aussi par menaces. Quand il s’obstinait, on alla, contre la règle inflexible du Code, jusqu’à lui refuser l’ordre sollicité. Le Code avait dit : « quand il aura des sujets de mécontentement très graves…  » Le président déclarait que les sujets n’étaient point assez graves. Il faut convenir que l’interprétation de la loi est ici d’une hardiesse rare ; mais nul ne niera qu’elle soit profondément sage.


IV

Tout ce long effort de la jurisprudence et de la législation vise obstinément et atteint un même but : la puissance paternelle ne saurait être libre, même dans les limites du Code civil, aux mains des parens : elle doit être, en les droits peu nombreux qui la constituent, contrôlée, critiquée, restreinte, au besoin supprimée. C’est exactement l’idée contraire à celle qui avait inspiré les législateurs de 1804. Ils avaient dit : « Avec le droit de garde, l’usufruit légal, le droit de consentir au mariage et celui de correction, le père gouvernera ses enfans à sa guise.  » Cent ans plus tard, on peut constater que la puissance publique est sans cesse dans la famille. Il a suffi d’appliquer à tous les élémens de l’autorité paternelle le critérium de l’intérêt de l’enfant, et tous successivement se sont ébranlés : toutes ces cloisons qui enfermaient l’existence de la famille se sont ouvertes ou abattues. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Les articles du Code civil n’ont pas changé : le principe de l’autorité du père ou de la mère y reste toujours écrit. Mais si les parens placent leur enfant en nourrice, ils doivent en faire, sous peine d’amende, la déclaration à la mairie : dès que l’enfant a sept ans, ils doivent le mettre à l’école ; s’ils veulent ensuite le faire entrer à l’usine ou à l’atelier, ce ne sera qu’après quatorze ans, et à la condition de ne l’y laisser qu’un nombre d’heures déterminé. Si l’enfant, faute de surveillance, commet quelque crime ou délit, la garde pourra leur être enlevée. Si eux-mêmes donnent l’exemple de l’inconduite, c’est de toute la puissance paternelle qu’ils seront déchus. Si le père est veuf, les tribunaux décideront souverainement des visites, des séjours de son enfant auprès des parens maternels. S’il est divorcé, ils décideront de même que la mère, investie de la garde, dirigera seule l’éducation. Autant de cas, autant d’atteintes au droit de garde, exigées par l’intérêt de l’enfant. En est-il autrement du droit de correction, du droit de consentir au mariage ? Quant à l’envoi en correction, on a vu que la pratique du Tribunal de la Seine le surveillait rigoureusement, et, par une audacieuse interprétation des textes, arrivait à le supprimer toutes les fois qu’il ne paraissait pas s’exercer dans l’intérêt de l’enfant, surtout si l’enfant appartenait aux classes pauvres. Le consentement au mariage vient d’être aussi limité. Pour prolonger l’autorité paternelle et protéger la famille contre des alliances inconsidérées, le Code civil interdisait aux fils, jusqu’à vingt-cinq ans, de se marier sans consentement : dans l’intérêt des enfans, M. l’abbé Lemire a obtenu que le consentement ne serait plus nécessaire après la majorité. Voilà donc encore deux attributs de la puissance paternelle singulièrement affaiblis. Le seul auquel on n’ait pas touché est l’usufruit légal : introduit par le Code civil dans la France coutumière du Centre et du Nord, il a pris très vite la force d’une habitude ; les parens, dont les enfans ont des biens personnels, se sont accoutumés sans difficulté à jouir de ces biens durant la minorité : ni la loi, ni les magistrats, ni l’opinion ne contrarient cette jouissance ; de tous les élémens traditionnels de la puissance paternelle, c’est le plus récent qui reste intact : et c’est le seul d’ailleurs qui comporte un profit pécuniaire.

Telle qu’on la comprend aujourd’hui, la puissance paternelle n’est plus, suivant l’expression d’un arrêt, « qu’un ensemble de moyens mis à la disposition du père pour qu’il exerce sa mission naturelle de protection.  » Sa nature et son but ainsi précisés à cette heure, une question se pose aussitôt : quels sont donc ceux qui sont en état d’user de ces « moyens » pour les fins que la conscience publique, la jurisprudence, la loi leur imposent ?

Il y faut des conditions diverses : pour satisfaire à ce vœu unanime qui est bien plutôt un ordre, il faut les traditions morales qui, dans la famille même, créent comme une atmosphère dont l’enfant est sans cesse imprégné ; ou bien il faut l’aisance qui donne aux parens des loisirs, la fortune qui permet le précepteur et les institutrices ; ou encore il faut le secours d’une existence régulière et calme, avec les exemples d’existences pareilles, telles qu’on les trouve encore à la campagne : par-dessus tout, il faut l’affection qui rend le dévouement à la fois nécessaire et précieux. À ces conditions on peut dire que le père exerce ses droits, en ce sens qu’il peut accomplir ses devoirs ; et les puissances ombrageuses qui le surveillent veulent bien ne pas intervenir. La famille la plus parfaite est aujourd’hui une association tout affectueuse, où ce sont des soins incessans et la persuasion seule qui ont fixé un lien durable. On en peut voir aussi où, par respect et sentiment du devoir, sont acceptés comme dans les temps anciens l’autorité rude des parens, les volontés absolues et les brusqueries de chaque jour. Mais ces familles se font de plus en plus rares, et même à la campagne où elles tiennent Je mieux, on entend des plaintes : des paysans de moins de cinquante ans accusent l’ « indépendance » de la jeunesse. D’autres familles enfin et de plus en plus nombreuses trouvent une cohésion dans l’intérêt : les enfans apprécient dans la maison paternelle la vie gratuite et les cadeaux, qui laissent d’ailleurs l’indépendance complète en la faisant plus agréable et plus sûre. Cependant jusque dans la famille la plus unie et la mieux close pénètre le souffle de l’individualisme. Il pénètre par les parens eux-mêmes : le plus cher désir de ceux d’autrefois était que leurs enfans leur fussent de tous points pareils. Combien n’en voit-on pas aujourd’hui qui, consciens de l’évolution nécessaire et sûrs que leurs enfans doivent quelque jour différer d’eux, s’inquiètent avant tout de ne pas gêner cet avenir et se bornent à lui assurer sa naturelle et libre éclosion ! D’ailleurs, avec des soins infiniment plus minutieux, intelligens et salutaires que jadis, ils ont leur enfant moins complètement à eux. L’influence des méthodes d’hygiène ne peut que se développer avec le souci de faire avant tout à l’enfant un corps robuste : de même on progresse chaque jour dans l’art de l’amuser et de l’instruire. Mais cette éducation, quand on n’y prend point garde, est précisément celle qui comporte, avec le plus de dépenses et le plus d’égards pour le bien-être et la formation de l’enfant, le plus grand abandon de sa personne morale. Au surplus, des parens excellens pensent et répètent : « Il faut l’armer fortement pour la lutte qui sera vive. » Par là, ils entendent non pas affermir sa conscience et tâcher, suivant la tradition chrétienne, de lui donner quelques vertus, mais le pourvoir de finesse, de sang-froid et d’audace. Il s’arme en effet et c’est dans sa famille qu’on s’en aperçoit d’abord. Puis il y a les mille voix du dehors qui lui enseignent de bonne heure qu’il est un individu. De telles dispositions chez les parens et chez les enfans font de la famille, dans la bourgeoisie française, un groupement nouveau qui ne ressemble en rien au type traditionnel, établi sur l’autorité du père. Si le groupe est moins consistant qu’autrefois, du moins la vie de l’enfant y est plus facile et plus douce.

Quand il n’y a ni les traditions, ni la fortune, ni le loisir, ni les influences d’un milieu sain, quand tout manque ainsi des conditions nécessaires et que toutes les conditions sont au contraire mauvaises, comment pourrait s’exercer la « mission naturelle de protection ? » En fait, dans les centres industriels, dans les quartiers populeux des grandes villes, elle s’exerce incomplètement ou elle ne s’exerce pas. Et c’est bien pourquoi les « moyens » mis par la loi à la disposition du père lui sont tour à tour enlevés, surtout le droit de correction, celui d’éducation et de garde. Il n’est pas exagéré de dire qu’un père de famille, dans ces milieux, un ouvrier d’usine, un habitant des faubourgs de Paris n’a de la puissance paternelle que l’apparence, le nom. La société intervient dès que l’occasion lui est offerte par les mauvais traitemens du père ou de la mère, par leur inconduite, par l’abandon de l’enfant ou les délits qu’il commet : elle est intervenue déjà par l’obligation scolaire qui n’est point acceptée sans répugnance, de même que par la réglementation du travail. Il faut bien qu’elle supplée la famille qui ne fait rien de ce qui était sa tâche nécessaire. Il n’est plus temps de discuter la théorie abstraite de l’intervention. Il faut constater que cette intervention a été provoquée par les hommes les mieux éclairés sur les périls de l’enfant, et que sous toutes les formes qui lui ont été données, elle a été bienfaisante. Sans doute on dira très justement qu’elle ruine la puissance paternelle et qu’elle achève de dissoudre le groupe familial, puisque ce n’est plus le père mais la loi qui protège, surveille et corrige l’enfant. Mais la loi n’est intervenue que parce que la famille ne faisait plus son office. C’est la ruine de la famille qui a été le mal initial auquel il était du devoir de l’Etat de remédier. Ce ne sont pas des lois, ce n’est pas l’action énergique d’hommes tels que Roussel, M. Bérenger et tant d’autres qui ont abattu la puissance paternelle. C’est l’influence irrésistible de phénomènes universels et d’un courant qui a passé à travers le monde.

Ainsi la question posée au début de cette étude trouve une réponse pareille dans les différens milieux. Le grand mouvement qui s’est fait depuis une trentaine d’années en faveur de l’enfant coïncide avec un affaiblissement du groupe familial ; l’un et l’autre procèdent des mêmes causes qui les font se précipiter ensemble et réagir l’un sur l’autre : parce que la famille s’affaiblit, il est plus nécessaire d’agir pour l’enfant, et ce qu’on fait pour lui diminue nécessairement, avec l’autorité des parens, la force du groupe traditionnel. Il ne servirait de rien de regretter le passé. Il faut regarder vers l’avenir. Quand les destinées de l’enfance sont en question, ce n’est point un divertissement, c’est un devoir. Où va-t-on ? Quelles tendances préparent cet avenir ?

Tous les faits de chaque jour montrent que nous sommes au plus fort de l’évolution qui s’est révélée dans la seconde moitié du dernier siècle : chaque jour la morale de l’individualisme accuse une puissance plus forte, et la vie industrielle s’étend, le travail collectif, l’attraction de la grande ville. Faut-il des preuves ? Jamais la littérature, roman et théâtre, n’affirma plus résolument le droit de l’individu à frayer son chemin, à s’assurer sa propre joie. Les statistiques donnent pour le nombre des divorces des chiffres qui croissent d’année en année. En 1892, les tribunaux avaient prononcé 7 035 divorces, en 1893, 6 937. Dix ans plus tard, on en trouve pour 1902, 9 431, et pour 1903, 10 186 ; en dix ans, les chiffres ont passé de 7 035 à 9431, de 6 937 à 10 186 : c’est une augmentation de 2 500 à 3 000, de 35 à 40 pour 100. Le Parlement vote d’enthousiasme toutes les lois qui affranchissent ou favorisent l’individu aux dépens de la famille. Ainsi il supprime l’article 298 qui, pour détourner de l’adultère, défendait à l’époux coupable d’épouser son complice : la Chambre autorise la légitimation des enfans adultérins ; demain, elle rétablira le divorce par consentement mutuel, non point entouré d’obstacles comme l’avait institué le Code civil, mais simple, accessible à tous. Dans ces discussions, c’est à peine si une voix rappelle, parmi des applaudissemens assez faibles, qu’il existe de par le mariage une famille, des enfans légitimes ; on répond par les droits imprescriptibles de l’individu, ou même on ne répond pas. Pour tout ce qui touche à « l’état » des personnes, il apparaît qu’au Parlement comme dans les classes moyennes règnent, avec un vague sentimentalisme et un avide besoin de jouissance, des idées de droit naturel qui auraient ravi Rousseau : c’est l’individu qui en profite, c’est la famille qui en pâtit. A côté de ce courant qui s’est si vite accru dans les dernières années, l’autre courant, celui qui rassemble les travailleurs dans l’usine, dans la grande ville, se précipite aussi. Il ne suffit pas que la campagne s’appauvrisse en hommes par l’attrait du gain plus fort et de la vie plus animée : des industries nouvelles surgissent ; l’automobile appelle des milliers d’ouvriers ; l’électricité multiplie ses applications ; les produits chimiques se diversifient et se répandent. Il faut des hommes, encore des hommes. C’est de la richesse assurée pour le pays. Tout le monde s’en réjouit, travaille à l’augmenter, cherche à en prendre sa part. Comment pourrait-il en être autrement ?

Cette évolution des mœurs aura nécessairement, quant à la condition des enfans, ses effets dans les lois. Avec la facilité plus grande du divorce, il faudra bien que la loi s’inquiète de plus en plus du sort des « victimes ;  » pour le divorce par consentement mutuel, la bataille se livrera justement sur les mesures qui doivent les protéger. Dans la famille qui reste unie, il semble qu’une certaine impatience se manifeste contre la loi de l’héritage. Suivant les habitudes anciennes, cette loi, qui assure aux enfans la totalité ou une forte part de la succession paternelle, avait comme sa justification dans le droit reconnu aux parens de décider souverainement le mariage des enfans : ils amassaient volontiers pour une famille nouvelle qui devait se constituer suivant leur désir. Maintenant que ce mariage tend à devenir l’affaire exclusive de ceux qui le contractent, les parens aperçoivent que leurs efforts, leurs privations enrichiront une famille qui peut bien n’être pas de leur goût. La loi de l’héritage apparaît ainsi trop automatique et fatale, à mesure que les enfans font moins pour mériter ce qui est en somme un bienfait. La Révolution avait à peu près supprimé la liberté de tester, par crainte de voir renaître le droit d’aînesse, base de toute aristocratie héréditaire : l’égalité du partage dans le Code civil, et la réserve accordée aux enfans procédaient de la même crainte. Aujourd’hui que cette crainte a disparu, la liberté testamentaire, du moins une liberté plus grande pourrait être accordée au père et à la mère. Elle ferait équilibre à l’indépendance croissante de l’enfant. C’est par là, par là seulement, que cette indépendance, si large soit-elle, pourra être retenue aux limites après quoi la famille ne peut plus exister, ceci bien entendu à défaut du lien d’affection qui demeure la plus précieuse sauvegarde.

L’avenir n’est que pénible et sombre, si l’on cherche les conséquences extrêmes de la vie industrielle et de la surpopulation des grandes villes dans des familles où elles ont déjà fait tant de ravages. Le mal, c’est-à-dire la ruine de la famille et le péril de l’enfant, y grandit toujours. Tant que l’enfant est en âge d’aller à l’école, un assez grand nombre d’heures se trouvent chaque jour occupées ; mais, insouciance des parens ou insuffisance des locaux scolaires, tous les enfans ne vont pas à l’école, et, en tous cas, les années dangereuses sont celles qui suivent la fin des études, avant qu’ils soient placés. Dans une discussion de la Société des Prisons, à laquelle prenaient part des fonctionnaires de la Préfecture de police, des inspectrices, des magistrats, il a été révélé que c’est ainsi chaque année, dans Paris, plus de 20 000 enfans qui errent à l’abandon. Voilà le mal. Il est dès à présent combattu, et le caractère le plus remarquable de cette lutte est qu’elle se poursuit très méthodiquement. Il y a des règles pour le sauvetage de l’enfance : il y en aura de plus en plus. Avant tout, de plus en plus, il faudra que les pouvoirs publics et les œuvres privées concertent leur action ; que la loi, comme il est arrivé déjà, seconde les efforts des particuliers et tienne compte de leur expérience. La loi d’abord devrait rendre plus rigoureuse l’obligation scolaire. La suppression de l’enseignement congréganiste est allé directement à l’encontre des intérêts de l’enfant : comment forcer les parens, sous des peines sévères, à envoyer leurs enfans à l’école, alors que l’école devient insuffisante  ? Il faudra cependant qu’elle s’agrandisse : il faudra en même temps que tous les parens sachent, par l’attention rigoureuse du parquet, qu’ils encourent des sanctions autres que celles de leur conscience, si leurs enfans ne sont pas assidus. A l’école même, ce n’est plus avec la loi, c’est avec le dévouement de l’instituteur qu’il faut compter : une lourde responsabilité pèse sur lui, car c’est lui qui élève ces enfans, et prépare le peuple de demain. Comprendra-t-il toute sa tâche d’éducateur, et sera-t-il capable de former des citoyens ? On ne peut qu’attendre des faits, avec un peu d’inquiétude, la réponse à cette question redoutable… Après l’école du moins, dans les années vagues et vides qui vont de quatorze à seize ou dix-huit ans, la loi et l’initiative privée peuvent agir de nouveau. L’apprentissage a disparu : tous les hommes d’expérience reconnaissent qu’il n’existe plus dans les grandes villes, et tous sont d’accord qu’il devrait être rétabli. Comment rétabli ? La Ville de Paris entretient à grands frais des écoles professionnelles. Mais l’élite seule en profite, et ce sont des établissemens trop coûteux pour qu’on puisse les multiplier. La solution viendra ici de l’initiative patronale. Les Chambres de commerce ont assez souvent fait preuve d’intelligentes générosités : la question de l’apprentissage n’est-elle point de celles qui devraient retenir leur observation et stimuler leur effort ? La loi ensuite interviendrait : on n’a point de scrupule ici, pour une œuvre qui intéresse si vivement la paix sociale et la force du pays, à faire appel au secours de l’Etat.

Il restera toujours à sauver les enfans maltraités ou coupables. C’est pour eux que l’activité des sociétés de patronage et des comités de défense s’est dépensée en ces dernières années. On a vu le rôle considérable que la loi de 1898 a donné à ces sociétés : elles peuvent avoir la garde des enfans, suppléer ainsi le père ou la mère. Elles demandent plus encore. Pour mieux protéger l’enfant maltraité, elles voudraient qu’on leur donnât le droit de poursuite et celui de se porter partie civile : ainsi armées, elles sauraient découvrir des faits que le Parquet ignore trop souvent : elles en assureraient la répression immédiate : elles sauveraient plus d’enfans. En 1898 le Sénat leur accorda ces droits d’abord, puis les leur retira. Depuis, elles ont rendu de si éclatans services, elles ont fait preuve aussi de tant de prudence et de sagacité que le Parlement sans doute, si on l’en sollicitait, ne leur refuserait pas aujourd’hui ces droits qui, en Angleterre et aux États-Unis, ont produit les plus utiles résultats. D’autres mesures, dont l’idée aussi a été prise en Amérique, sont sollicitées à l’égard non plus des enfans maltraités, mais des enfans coupables. On demande l’institution du « Tribunal pour enfans, » qui fonctionne très heureusement dans vingt-quatre États de l’Union. Ce tribunal se compose d’un juge unique, choisi à cause de son expérience particulière et qui, investi des pouvoirs les plus étendus, proscrit ce qu’il juge utile pour sauver l’enfant. On propose également et on a déjà commencé d’appliquer « la liberté surveillée.  » La garde de l’enfant délinquant est confiée à un patronage : toutefois il est rendu à sa famille ; mais un probation officer, délégué par le juge, le visite régulièrement ; et, sur son rapport, le juge relâche, supprime la surveillance si l’amélioration est certaine ; dans le cas contraire, il envoie l’enfant en correction. A Paris, trois inspecteurs, délégués l’un par le préfet de police, les deux autres par des personnes charitables, font l’office des probation officers ; plus de cent enfans ont été mis ainsi en liberté surveillée depuis un an, et les résultats sont des plus satisfaisans. Au tribunal de la Seine, une des Chambres correctionnelles vient de consacrer deux jours d’audience aux enfans. On arrivera vraisemblablement, dans un délai assez bref, à créer, pour toutes les grandes villes du moins, le tribunal spécial, la juridiction exactement appropriée à des délinquans qu’il faut distinguer de tous les autres ; la juridiction où l’enfant, au lieu de subir le contact et la vue du vrai crime, trouvera le juge compétent pour prescrire toutes les mesures utiles à son relèvement. Le progrès, ici, est poursuivi d’un effort obstiné par des hommes de toutes les opinions, de toutes les confessions : dans la lutte obscure qu’ils mènent sans trêve, ils offrent l’exemple d’un dévouement qu’aucun autre pays n’a dépassé : on peut être sûr qu’ils ne s’arrêteront pas dans leur recherche infatigable et leurs conquêtes, et que l’élan donné par eux ne pourra plus tomber.

Ceci est singulièrement réconfortant. Contre le mal moral de l’individualisme qui menace, surtout dans les classes aisées, l’enfant et la famille, le remède ne peut être qu’individuel et moral : c’est aux parens à veiller. Mais quant à l’enfant pauvre, si l’on regarde tout ce qu’ont fait pour son bien tant d’hommes et de femmes charitables, on a le droit de prendre confiance et espoir dans l’avenir. De toutes parts on voit les bonnes volontés naître et s’empresser ; et pour le protéger contre le mal social, celui qui vient de la surpopulation, du travail industriel et de la misère, on trouvera toujours les activités les plus généreuses et les plus fécondes.


LOUIS DELZONS.