L’Enseignement du dessin en France en 1871

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L’ENSEIGNEMENT


DU DESSIN


EN 1871.




L’épreuve terrible que traverse notre pays décourage la pensée de toute occupation, de toute étude étrangère aux périls de l’heure présente et aux devoirs qu’elle prescrit. Quand chacun se doit tout entier à la défense de la patrie outragée, qui songerait à déserter la lutte pour se réfugier dans le domaine des contemplations paisibles, des pures spéculations de l’esprit ? L’art et ses œuvres laissent aujourd’hui à la critique des loisirs trop légitimes, et ce serait faire acte d’un triste sang-froid que de s’obstiner en face de l’ennemi à disserter sur un morceau de sculpture ou sur un tableau. Suit-il de là qu’il faille se désintéresser absolument de ce qui ne saurait avoir une application immédiate ? Sous la vie maintenant suspendue de l’art, n’est-il pas permis de pressentir, d’interroger les symptômes de la santé à venir ? Peut-être cette inquiétude du lendemain est-elle encore une des formes du patriotisme ; peut-être ceux-là mêmes qui seraient mal venus à s’immobiliser dans le dilettantisme historique ont-ils le droit et le devoir de rechercher au prix de quels efforts, dans quelles conditions, dans quelle mesure, les progrès prochains pourront s’accomplir.

Parmi les questions qui doivent appeler notre sollicitude après la guerre, une des moins susceptibles d’ajournement est sans contredit la question relative au perfectionnement de l’éducation pittoresque. Il y va non-seulement de l’honneur de notre école, mais de l’accroissement que pourrait prendre ou du dommage que pourrait subir une partie très importante de nos ressources industrielles et commerciales, — celles que procurent à notre pays tant de produits dont l’élément principal est la pratique du dessin. Or, si nos sculpteurs ornemanistes et nos orfèvres, nos peintres céramistes et nos verriers, si tous ceux qui par profession manient les procédés de l’art n’en ont reçu que des notions superficielles ou équivoques, il est certain que leurs œuvres se ressentiront toujours de cet apprentissage incomplet. Au lieu d’étendre l’influence du goût français et d’en consolider la bonne renommée, elles ne serviront plus qu’à entretenir chez nous certaines habitudes banales. Il y aura ou plutôt il y a là dès à présent la menace d’une sorte d’anémie intellectuelle qui d’ailleurs avait éveillé déjà des inquiétudes et provoqué des tentatives de guérison dont il n’y a que justice à tenir compte. Les efforts poursuivis par les fondateurs d’une société de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, par ce Congrès pour l’avancement des arts utiles dont la Revue résumait, il y a un an, les vœux et les travaux[1], — les écrits et les discours publics d’un artiste qui fait autorité par l’élévation de sa doctrine autant que par son talent, M. Guillaume, — les développemens donnés à l’étude du dessin dans les écoles primaires de la ville de Paris, — d’autres essais, d’autres entreprises encore, prouvent que depuis quelque temps l’attention était généralement attirée sur ce point, à peu près négligé jusqu’alors. Sans doute ce n’était pas la première fois qu’on s’occupait en France d’organiser l’enseignement du dessin ; mais pour la première fois peut-être on songeait à en fixer méthodiquement les principes, et, dût le mot paraître un peu ambitieux, à en déterminer les conditions philosophiques. Si les événemens n’ont permis d’agir que très incomplètement en ce sens, on n’en a pas moins entrepris de secouer le joug de la routine ; si toutes les réformes nécessaires sont encore loin d’être réalisées, quelques-unes paraissent en voie de s’accomplir. C’est là un commencement de progrès qu’il convient d’autant mieux d’encourager que ce qui se passe à l’étranger ne nous permet ni un temps d’arrêt qui serait plus funeste, ni une confiance prématurée dans le succès.

Il faut bien le reconnaître en effet, le mouvement qui tend à s’opérer en France n’a ni le mérite de la spontanéité, ni l’autorité imprévue d’un exemple : l’exemple au contraire nous a été donné par ceux-là mêmes qui naguère recevaient de nous des leçons. Tandis que tout se bornait ici à la pratique des procédés accoutumés, tandis que nous suivions au jour le jour les usages ou les traditions du passé, ailleurs, particulièrement en Angleterre, on sentait le besoin de relier le présent à un avenir dont on préparait, dont on fécondait les ressources. Bientôt les résultats venaient donner raison à cette studieuse prévoyance de l’esprit national. On se rappelle l’émotion et la surprise produites, lors de la dernière exposition universelle à Londres, par les témoignages des progrès réalisés en peu d’années. L’art industriel anglais, si longtemps inférieur, entrait maintenant en rivalité avec le nôtre, et menaçait presque de le déposséder des privilèges qui avaient paru le plus sûrement lui appartenir. De là les justes craintes que M. Mérimée exprimait en 1862 dans son rapport sur cette exposition, et plus tard l’insistance d’autres écrivains à demander pour la France des institutions équivalentes au South Kensington museum et aux établissemens qui en dépendent ; de là aussi chez certains chefs d’industrie et chez certains artistes une sollicitude profitable au progrès, nous l’espérons, mais en tout cas plus honorable et plus sensée que la tranquillité d’esprit où nous vivions sur la foi de nos anciens succès.

Toutes les questions que soulèvent les exemples fournis par l’Angleterre, et plus récemment par la Belgique et l’Autriche, ne sauraient être exposées, encore moins discutées en quelques pages. Il ne nous est permis d’indiquer qu’en passant l’utilité qu’il pourrait y avoir en France à rendre plus ordinaires pour tout le monde les occasions d’étude, à multiplier sinon les musées, au moins les collections d’objets d’art usuels, sauf à se conformer sur ce point aux aptitudes innées ou aux traditions de chaque province. Réunir, comme on l’a fait depuis peu à Limoges, les spécimens d’un art spécial dans le lieu même où il a été autrefois le plus brillamment pratiqué, ce n’est pas seulement honorer des souvenirs et recueillir des documens historiques, c’est surtout rajeunir la signification de ces souvenirs, c’est en perpétuer l’influence et stimuler, en même temps qu’un légitime orgueil patriotique, le désir des découvertes nouvelles ou la recherche du mieux par de nouveaux efforts. De même, à un point de vue moins limité et pour répondre à des besoins plus généraux encore, ne conviendrait-il pas de créer dans notre pays quelques-uns de ces muséums d’ornementation maintenant établis en Angleterre, collections toutes différentes de nos collections purement archéologiques, et dans lesquelles une série d’œuvres sévèrement choisies fournit à chaque genre d’industrie des leçons d’autant plus utiles qu’elles intéressent à la fois le goût lui-même et les secrets de la fabrication ? Bien d’autres vœux pourraient être exprimés, bien d’autres lacunes signalées dans les institutions qui régissant l’art français : nous ne parlerons aujourd’hui que de l’enseignement du dessin. Même réduite à ces termes, la question demeure assez vaste. En tout cas, par les graves conséquences qu’elle peut entraîner comme par la multiplicité des intérêts qu’elle embrasse, elle mérite d’être étudiée de près et d’exciter, quand le moment sera venu, le zèle de l’administration des beaux-arts.


I.[modifier]

Avant tout, il faut se défaire des préjugés qui prétendent établir une ligne de démarcation absolue, une limite infranchissable entre ce qu’on appelle l’art industriel et ce qui n’appartiendrait qu’à l’art proprement dit. L’art est un. Il y a sans doute des degrés dans la valeur esthétique des produits, une hiérarchie toute naturelle dans les diverses manifestations du talent ; on ne saurait, cela est évident, estimer au même prix un morceau peint ou sculpté par un maître et une œuvre fabriquée par un artisan habile. S’il s’agissait donc simplement d’apprécier l’importance relative des résultats, rien ne serait plus juste que la distinction qu’on entend maintenir ; mais là où le principe lui-même est en cause, où les conditions générales sont à déterminer et les moyens d’instruction préparatoire à fournir, il n’y a pas deux manières d’envisager les choses, il ne doit y avoir qu’un ordre de préceptes et qu’un mode d’enseignement..Le but commun et unique de cet enseignement élémentaire, c’est de donner aux élèves, quels qu’ils soient, des idées saines et des notions exactes ; c’est non pas d’approprier les procédés de l’art au futur métier de chacun, mais au contraire d’initier chaque intelligence aux secrets du beau, aux lois du vrai, à tout ce qui peut l’alimenter dès à présent, la fortifier, la prémunir. Sous ce rapport, les tentatives de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie nous semblent véritablement méritoires. Au lieu d’un enseignement subordonné aux préférences ou aux convenances personnelles, c’est-à-dire spécialisé en raison des diverses professions auxquelles les élèves se destinent, l’Union centrale entend donner un enseignement général, installer une doctrine fixe, établir une étude toute scolaire du dessin. Elle veut aussi, et rien n’est plus sage, débarrasser cette étude des inutiles difficultés qui la compliquent, en simplifier et en renouveler les conditions dans la pratique, enfin substituer partout l’action de l’esprit et les recherches sincères à la patience ou aux habitudes routinières de la main.

Or, pour faire prévaloir sur ces coutumes mécaniques les principes et les vues d’ensemble, quel meilleur moyen que de proposer dès le début aux élèves des modèles consacrés par l’admiration unanime, que de les familiariser tout d’abord avec les exemples excellens ? Pourquoi s’y prendrait-on en matière d’enseignement du dessin autrement qu’on ne procède dans le domaine de l’éducation littéraire ? Si l’on met entre les mains des élèves de nos lycées les grands monumens de la littérature antique, c’est apparemment qu’on suppose ceux-ci à la portée même des plus jeunes intelligences, c’est qu’on juge avec raison que l’apprentissage de la pensée ne saurait être commencé en trop bon lieu, et qu’il n’est jamais trop tôt pour provoquer chez ceux qui sont appelés à devenir des hommes l’essor des idées viriles. Quelle nécessité de changer d’avis là où il s’agit des facultés pittoresques et des moyens les plus propres à les développer ? C’est précisément parce que les chefs-d’œuvre des maîtres sont des chefs-d’œuvre qu’il convient d’en prescrire l’étude à l’exclusion du reste. En accoutumant les commençans à n’envisager l’art que dans son expression la plus haute, ils ôtent d’avance au médiocre toute influence, ils le discréditent par le contraste, ils élèvent le niveau des idées de telle sorte que les envahissement du faux goût ne peuvent y atteindre, ni les menues séductions s’y exercer.

Reste toutefois une objection. En prodiguant ainsi, dira-t-on, les occasions de connaître et d’étudier ce que l’art nous a légué de plus beau, en livrant tout d’abord et à tout venant des trésors inappréciables, on courra le risque d’en favoriser le gaspillage ou d’abuser sur leur propre compte les gens que l’on prétendait instruire. L’habitude chez ceux-ci n’arrivera peut-être qu’à engendrer la satiété, ou bien, fascinés et trompés par l’éclat même des modèles qu’on leur propose, ces simples apprentis se croiront de taille à devenir à leur tour des artistes, au lieu de se préparer sans arrière-pensée au rôle plus humble qui leur est réservé. De là les fausses vocations, les vanités, les ambitions stériles, et par conséquent des déceptions ou des misères dont seront en réalité responsables ceux qui auront prescrit cette familiarité prématurée avec les maîtres.

Cela est vrai ; plus d’une méprise pourra se produire, plus d’une intelligence céder inconsidérément à la tentation, sauf à reconnaître trop tard qu’elle a fait fausse route. Tel qui se serait assuré une place parmi les ouvriers habiles n’aura réussi, en portant trop haut ses visées, qu’à grossir le nombre des peintres ou des sculpteurs médiocres ; mais, pour empêcher quelques-uns de se laisser éblouir, faudra-t-il cacher à tous la lumière ? De peur d’encourager les imprudens, sera-t-il juste de désarmer ceux qui ne songeraient pas à courir les aventures ? Et d’ailleurs le danger n’est pas plus grand dans les ateliers que dans les classes, où tous les écoliers qui traduisent Virgile et Thucydide n’en viendront pas pour cela, au sortir du collège, à s’enrôler parmi les poètes ou les historiens de profession. De même que l’éducation universitaire n’a pas pour objet unique de former des littérateurs, bien qu’elle repose tout entière sur l’étude des chefs-d’œuvre littéraires, de même l’enseignement élémentaire du dessin doit répondre à des besoins généraux et procéder d’une doctrine supérieure aux exigences ou aux fantaisies individuelles. En un mot, il en va de cet enseignement comme de l’enseignement de toute langue, de tout moyen d’expression pour la pensée humaine : il doit être fondé sur des principes et des exemples qu’il n’appartient à personne de supprimer ou de diversifier à sa guise, sur des règles une fois reconnues dont un examen rationnel sera le contrôle, et la série des grandes œuvres la démonstration naturelle. Pourquoi dès lors marchander aux élèves les secours qui leur deviendraient profitables le plus sûrement et le plus tôt ? Étrange moyen de fortifier les jeunes esprits que de ne leur donner, à l’âge où l’on a le plus besoin d’alimens généreux, qu’une nourriture fade ou insuffisante !

Voilà cependant le parti qu’on a cru devoir adopter jusqu’à présent. Chacun sait ce que sont les modèles de dessin dans nos écoles, depuis les écoles communales et les lycées jusqu’à l’École polytechnique, à quels inutiles tours d’adresse ces modèles condamnent les crayons qui entreprennent de les reproduire. Qu’il s’agisse des prétendues têtes d’étude publiées au commencement du siècle par Lemire et Lebarbier, ou bien de ces académies lithographiées par M. Julien, qui hier encore défrayaient les travaux de la jeunesse française tout entière, il semble qu’on n’entende exiger des élèves rien de plus que la dose de patience nécessaire pour s’initier aux mystères de la hachure ou à la science du pointillé. De là, chez les victimes de cette triste méthode, le dégoût ou tout au moins l’ennui pendant les années d’apprentissage, et, en fin de compte, quelque chose de pis que l’ignorance, — un goût à jamais perverti, une incapacité absolue, même pour les plus habiles, de concevoir et de rendre le vrai. Demandez à l’élève réputé le plus fort en dessin de son collège, à celui qui aura remporté tous les prix, demandez-lui de copier, non plus un modèle dédié à la gloire du « crayon manié, » mais un objet réel, si peu compliquées qu’en soient les formes, il se trouvera en face de ces formes, muettes pour ainsi dire, aussi empêché, aussi dépourvu, qu’il se sentait sur de la réussite lorsqu’il n’avait à s’approprier que l’éloquence mensongère de la pratique et les bavardages du procédé.

Les exemples de calligraphie pittoresque décorés du nom d’études ou de principes que l’on met d’ordinaire sous les yeux des élèves ont donc ce double inconvénient de faire prévaloir une dextérité vulgaire sur le travail intellectuel, et de compromettre ou d’altérer si bien la signification de l’art qu’elle se confond avec les vanités de l’artifice. Rien de plus opportun que les tentatives récemment faites pour remédier à un aussi grave abus ; reste à savoir pourtant si, dans ces nouvelles entreprises, les moyens employés répondent complètement aux intentions, et si le progrès qu’elles résument a toute l’autorité d’une réforme ou seulement le caractère d’un accommodement.

Parmi les publications où l’on pourrait le mieux reconnaître une volonté sérieuse d’abandonner les erremens du passé, le Cours de dessin lithographié par M. Bargue sous la direction de M. Gérome mérite d’être cité en première ligne. Ici en effet le perfectionnement est notable tant sous le rapport de l’exécution matérielle qu’en ce qui concerne le choix et la succession des modèles ; mais il ne s’ensuit pas que ce nouveau cours de dessin satisfasse encore pleinement à toutes les exigences. La partie du recueil composée de pièces en fac-similé d’après les maîtres anciens ou contemporains ne mérite guère, il est vrai, que des éloges. À peine pourrait-on çà et là regretter quelques choix malheureux, ceux qu’on a faits, par exemple, dans les ouvrages de Flandrin, de deux figures aussi peu propres à expliquer à des commençans les beautés naturelles qu’à leur donner une juste idée du talent de l’artiste. Partout ailleurs les emprunts ont été aussi judicieusement calculés qu’habilement mis en œuvre, et les reproductions des crayons d’Holbein en particulier sont des spécimens excellens de ce qu’il importe surtout de recommander aux élèves, — une parfaite simplicité dans le faire unie à l’ingénuité du sentiment. En revanche, l’aufre partie de la collection, celle qui comprend les types lithographiés d’après la bosse, nous semble de nature à mettre en péril cette sincérité nécessaire. À quoi bon ces ombres noires jusqu’à l’effacement de la forme, jusqu’au vide ? À quoi bon ce modelé anguleux, ces contours si secs qu’au lieu de laisser pressentir les parties fuyantes dus corps, ils semblent enserrer ceux-ci dans les limites d’une ligne coupante, affilée comme le tranchant d’une lame, et supprimant non-seulement l’apparence de la souplesse, mais l’idée même de l’épaisseur ? On peut du reste étendre au principe même ces critiques sur la manière dont il a été appliqué : à quoi bon en général ces dessins d’après la bosse faits pour être redessinés à leur tour ?

Il n’est pas prudent en pareil cas, je crois, de substituer des explications individuelles, des procédés intermédiaires, à l’étude franche et directe de la réalité. Que l’on reproduise par la gravure ou par la lithographie des dessins, des fragmens de tableaux même, pour les proposer en exemples aux commençans, rien de mieux. Les moyens d’exécution et les champs sur lesquels on opère étant à peu près identiques dans les originaux et dans les copies, il n’y a point là une interprétation particulière qui vient s’interposer entre le type primitif et l’élève. Celui-ci peut avoir confiance dans cette seconde édition en quelque sorte d’un texte littéralement transcrit ; mais dès que l’imitation a pour objet une image de la réalité palpable, dès qu’il s’agit de simuler sur une surface plane les saillies relatives d’un corps et les oppositions de lumière et d’ombre qui en résultent, pourquoi ne pas laisser l’élève chercher lui-même les moyens de rendre ce relief ? Pourquoi commenter d’avance, pourquoi subordonner à un certain mode de traduction ce qui à son caractère formel, sa signification déterminée ? De deux choses l’une : ou l’élève se souviendra systématiquement des pratiques antérieures quand le moment sera venu de copier une statue ou un bas-relief, et alors il ne saura plus voir son modèle qu’à travers les procédés dont on lui avait imposé la tradition, ou bien, en ne reconnaissant rien dans ce modèle des formules accoutumées, il se déconcertera et n’osera tenter l’aventure. Dans les deux cas, il y aura danger pour lui, puisque d’une part ce sera sa bonne foi qui se trouvera compromise, de l’autre ce sera l’ardeur de son zèle ou sa sagacité. Le nouveau cours de dessin n’est donc pas encore le dernier mot d’une réforme que tant d’abus ont rendue indispensable, la réalisation complète du progrès attendu. Quelque préférable qu’il soit aux recueils du même genre publiés depuis le commencement du siècle, il continue à certains égards la fausse doctrine qui les avait inspirés, et tend plutôt à transformer des habitudes conventionnelles qu’à supprimer en réalité la convention.

Tout le problème ne serait pas résolu d’ailleurs par cela seul qu’on aurait réussi à répandre des modèles gravés ou lithographiés avec un goût et une sobriété d’outil irréprochables ; tout ne serait pas non plus partie gagnée pour les élèves, lors même qu’on les aurait amenés à reproduire à souhait ces modèles. L’imitation de la forme déjà transcrite, si instructive qu’on la juge avec raison, n’est et ne saurait être qu’un acheminement vers la fin véritable de l’art, l’imitation de la forme vivante. L’étude d’après la bosse ne marque elle-même qu’une seconde étape dans la voie qui conduit à ce but : quoi de plus sage par conséquent que d’habituer tout d’abord les jeunes intelligences à se rendre compte du caractère secret des œuvres fournies comme exemples, à en pénétrer l’esprit de manière à ne se trouver ensuite ni intimidées par la nature, ni préoccupées outre mesure des moyens mécaniques qu’il conviendra d’employer ? L’élève que l’on aura exercé de bonne heure à reproduire indifféremment avec le crayon ou avec la plume et le lavis une estampe ou une lithographie sera mieux préparé sans doute à interpréter la réalité même que celui qui ne se sera préalablement servi que d’un procédé invariable. L’essentiel à ses yeux consistera dans la fidélité morale pour ainsi dire de la copie, dans l’imitation exacte de la physionomie propre à un type, non dans le maniement plus ou moins adroit de l’instrument matériel. Pour compléter à cet égard son expérience, ne serait-il pas bon d’ajouter à l’emploi alternatif de certains moyens la diversité même des développemens ou des traductions abrégées que peut comporter chaque modèle ? Que l’on dessine une fleur ou une plante uniquement avec la volonté de donner à l’image une stricte vraisemblance, c’est là une excellente besogne, c’est par là qu’il faudra commencer, puisqu’il s’agit avant tout d’accepter et de rendre le fait naturel ; mais n’arrivera-t-on pas à se l’approprier plus sûrement encore, à en analyser plus rigoureusement les conditions, si, en agrandissant ou en réduisant les proportions de cette plante ou de cette fleur, on se trouve obligé soit d’insister sur chaque détail, soit de résumer chaque vérité essentielle ? Vienne plus tard l’occasion de convertir en motif d’ornement un objet ainsi étudié dans sa structure et dans ses caractères organiques, dans sa raison d’être intime, on s’acquittera d’autant mieux de la tâche qu’elle aura été pressentie de plus loin, et qu’on se sera plus sincèrement appliqué d’avance à en scruter l’esprit et les termes.

Il est un autre point qui réclame une attention toute spéciale, un autre progrès à réaliser qui rencontrera peut-être la plus vive résistance dans nos habitudes ou dans nos préjugés ; nous voulons parler de la part à faire dans l’enseignement du dessin à un exercice méthodique de la mémoire. L’organisation présente des écoles met ce moyen d’instruction entièrement hors de cause. Il semble que l’on considère la mémoire comme une faculté dangereuse à laquelle il serait impossible de recourir sans aboutir inévitablement à l’abus, et que l’on doive à tout prix la laisser sommeiller pour ne pas se trouver bientôt forcé de la combattre. Dans combien d’occasions pourtant ce prétendu danger ne deviendra-t-il pas une ressource principale, la seule même dont il sera possible de disposer !

Si l’esprit ne s’est approvisionné à temps d’observations et de souvenirs, comment la main s’y prendra-t-elle pour retracer le mouvement instantané, l’aspect fugitif d’un corps en action, pour représenter par exemple, au milieu d’ornemens sculptés ou sur un panneau d’arabesques, le vol d’un oiseau, le galop d’un cheval, les replis sinueux d’un serpent ? À ne parler que de la figure humaine, la présence du modèle demeurerait insuffisante en pareil cas. Lors même que ce modèle vivant, posant dans un atelier suivant la coutume, réussirait à simuler pendant quelques minutes le mouvement que le crayon doit reproduire, l’immobilité réelle qu’il s’imposerait aurait bientôt détendu ou contracté chaque muscle, altéré chaque forme partielle, décomposé l’élan général. Pour retrouver les apparences de ce qui agit, de ce qui se meut plus ou moins vivement, il faut donc bon gré mal gré les chercher avec les yeux de la mémoire, et c’est au moins un singulier moyen de préparer les gens à cette tâche que de leur prescrire, à l’exclusion du reste, l’étude et l’imitation de la nature au repos.

Nous voudrions au contraire que cette étude immédiate se combinât avec des essais tentés hors de la présence du modèle, avec des efforts réguliers soit pour reconstituer l’image de celui-ci après l’avoir dessinée une première fois face à face, soit pour recueillir les traits distinctifs et les allures rapides d’un type seulement entrevu ; nous voudrions qu’au lieu de composer toute l’éducation pittoresque, les procédés de copie directe trouvassent leur développement ou leur contrôle dans une série d’exercices gradués, dans certaines opérations mnémoniques, et ici encore on peut invoquer l’exemple des pratiques suivies en matière d’éducation littéraire. Il n’est pas de jour où dans nos lycées on n’exige des enfans qu’ils récitent par cœur quelque morceau de prose ou de poésie, et pourtant ce que ces écoliers acquièrent ainsi intéresse seulement les progrès de leur goût. À plus forte raison sera-t-il opportun, sera-t-il nécessaire de soumettre la mémoire à un régime analogue là où il s’agit non plus de l’orner, mais de l’instruire, là où ce sont les faits mêmes qu’elle doit s’approprier, et des faits d’autant moins faciles à discerner à première vue que les termes en sont plus variables et les particularités plus subtiles.

Un homme d’un judicieux esprit et d’une grande expérience dans toutes les questions relatives à l’enseignement du dessin, M. Lecoq de Boisbaudran, a depuis quelques années déjà fait ressortir les avantages que pourrait procurer cette sorte de gymnastique intellectuelle, cette application raisonnée de la mémoire à l’image des phénomènes naturels. Non-seulement un traité publié par lui a démontré la justesse du principe[2], mais plusieurs épreuves subies devant les meilleurs juges ont produit des résultats concluans. L’Académie des Beaux-Arts, après avoir vu opérer dans la salle même de ses séances quelques-uns des élèves de M. de Boisbaudran, n’hésitait pas à donner son approbation officielle à la méthode qui les avait formés. De leur côté, des artistes éminens, Horace Vernet, Delacroix, M. Cogniet, M. Guillaume, des savans tels que M. Dumas et M. Chevreul, encourageaient personnellement les efforts tentés pour élargir en ce sens le cercle des études, et les signalaient à l’attention des hommes chargés de diriger l’enseignement. D’où vient que, malgré tous ces suffrages, malgré ces actives recommandations, une doctrine aussi digne d’être au moins expérimentée dans nos écoles soit demeurée jusqu’à présent lettre morte ? Si l’on reconnaît que la mémoire a un rôle considérable, une fonction nécessaire dans l’exercice de l’art à tous ses degrés, il semble que la logique exigerait qu’on prît à tâche d’en assurer d’avance et d’en féconder les ressources ; si l’on accorde que la notion de certaines causes cachées, de la construction anatomique entre autres, dépend avant tout de la fidélité des souvenirs, pourquoi refuser de rendre par des épreuves journalières cette science plus accessible et ces souvenirs plus familiers ?

Dira-t-on que l’habitude de consulter sa mémoire peut aisément amener un jeune artiste à se contenter dans ses travaux de l’à-peu-près, le réduire même à une impuissance véritable en face de la nature, lorsqu’il s’agira de la retracer telle qu’elle se présente et d’en envisager les apparences au point de vue rigoureux du portrait ? Sans doute il y a là un danger contre lequel on fera bien de se tenir en garde, mais il ne s’ensuit pas que le seul moyen de s’en préserver soit tout uniment de s’y dérober par la fuite. Qu’on le veuille ou non d’ailleurs, la mémoire interviendra forcément dans l’exécution d’une œuvre d’art quelconque. Même quand tout se borne à l’imitation textuelle du modèle qu’on a devant les yeux, même quand tout résulte de comparaisons faites sur place, n’est-ce pas elle qui agit dans l’intervalle, si court qu’il soit, entre le moment où l’on a regardé ce modèle et celui où l’on en fixe l’image sur le papier ou sur la toile ? Là encore, c’est à ses propres souvenirs qu’on se fie, c’est avec le secours de la mémoire qu’on opère : pourquoi dès lors répudier en principe ce qu’on ne peut dans l’application s’empêcher d’utiliser ? Nous ne prétendons pour cela ni exagérer l’office et les droits de la mémoire, ni substituer dans l’expression du vrai l’interprétation préconçue ou détournée à l’observation directe et actuelle. Il faudrait seulement que, sans changer de fond en comble les procédés d’étude ordinaires, sans sacrifier ce qu’ils ont de légitime et de rationnel, on s’attachât à les compléter par des innovations qui, en permettant à une faculté admirable de s’exercer plus méthodiquement, permettraient aussi à l’esprit d’accroître ses forces, à la conscience de s’interroger de plus près. Dans le domaine de l’art comme ailleurs, il n’y a d’éducation vraiment fructueuse que celle qui prépare les hommes à exercer de l’action sur eux-mêmes, et l’on ne saurait s’y prendre trop tôt ni avec trop de zèle pour déterminer ce progrès moral dont dépendra tout l’emploi de la vie, toute la série des actes à venir.


II.[modifier]

En indiquant quelques-unes des réformes les plus urgentes à notre avis, nous n’avons entendu examiner que la question de doctrine et, pour ainsi parler, la législation même de l’enseignement du dessin. Reste une dernière question assez indépendante de la théorie, assez délicats, puisqu’elle met en cause toute une classe de personnes, mais qu’il est cependant nécessaire d’aborder : c’est celle qui a trait aux garanties insuffisantes qu’offrent aujourd’hui la plupart des professeurs, et aux mesures qu’il conviendrait de prendre pour obtenir à cet égard les sûretés désirables. Il va sans dire que rien de ceci ne peut s’appliquer à l’École spéciale des beaux-arts, école de haut enseignement, et dans laquelle par conséquent la direction des études est confiée presque toujours à des hommes d’un mérite éprouvé ; il s’agit uniquement de ceux qui, dans d’autres établissemens, ont reçu la mission d’enseigner le dessin élémentaire, les premiers principes et la grammaire de l’art.

Nous n’avons garde de méconnaître les services qu’ont pu rendre ou que rendent encore plusieurs d’entre eux ; mais est-ce calomnier l’ensemble des maîtres de dessin attachés à nos écoles primaires, à nos lycées, même à nos écoles scientifiques ou militaires, que de dire qu’ils sont le plas ordinairement au-dessous de leur tâche ? Peintres ou sculpteurs inoccupés en général, ils se sont réfugiés dans le professorat, et vivent comme ils peuvent d’un métier dont ils ont fait leur pis-aller. Ce serait, à tout prendre, relever une vérité incontestable que de signaler en ce qui les concerne l’absence complète d’une intervention supérieure, d’un contrôle. Une fois en possession de la place à laquelle il a été appelé, un maître de dessin peut s’y comporter à peu près comme bon lui semble, façonner ses élèves au joug qu’il lui plaira d’imposer, ou leur dispenser pour toute doctrine des recommandations uniquement relatives à la propreté du travail. Je n’exagère rien : les choses se passent ainsi là même où les hommes chargés de l’éducation pittoresque ont été désignés par l’état, là même où ils remplissent leurs fonctions à côté des professeurs officiels de sciences ou de belles-lettres. Ceux-ci, on le sait, ne demeurent pas si indépendans, si bien isolés de toute surveillance, qu’ils ne puissent recevoir de qui de droit des avertissement ou des avis. Les classes qu’ils dirigent sont soumises à des inspections régulières ; les leçons qu’ils donnent, la méthode qu’ils emploient, sont appréciées par des juges que l’Université délègue à cet effet. Rien de semblable pour les professeurs de dessin et pour la manière dont ils s’acquittent de leurs devoirs. Bien plus, on ne songe pas même à leur demander ce qu’on exige à si juste titre des candidats aux chaires de littérature, de mathématiques ou d’histoire, — un brevet préalable de capacité, un diplôme conquis à la suite d’examens et constatant des preuves déjà faites. Il leur suffit, pour être choisis, d’avoir obtenu la bienveillance d’un ministre ou quelque recommandation puissante auprès de lui, sauf ensuite à ne justifier que très imparfaitement la faveur dont ils auront été l’objet.

À défaut d’autre contrôle, chaque professeur de dessin trouve-t-il du moins un obstacle à ses caprices ou un correctif à ses méprises dans l’autorité exercée par le chef de l’établissement auquel il appartient ? Comment les proviseurs des lycées ou les généraux placés à la tête des écoles militaires seraient-ils en mesure de trancher des questions de cet ordre ? Puisqu’on ne s’en rapporte pas à eux seuls dans les cas où leur expérience personnelle pourrait être le plus utilement invoquée, puisqu’on en appelle à d’autres arbitres de ce qui se passe dans les cours littéraires ou scientifiques, il semblerait assez imprudent de leur attribuer un pouvoir souverain là où très probablement ils seront le moins compétens. Non, c’est à des hommes spéciaux, à des inspecteurs fonctionnant comme les inspecteurs universitaires, qu’il faudrait confier le soin de juger si les choses vont bien ou mal. Pour reconnaître les inconvéniens du régime négatif qu’on a laissé s’installer et pour y découvrir un remède, il suffit en vérité de prendre conseil du simple bon sens. Nous ne concevrions pas qu’on persistât à excepter de la jurisprudence ordinaire une des branches de l’enseignement par cela seul qu’elle ne se rattache pas d’une façon directe aux études classiques, qu’elle dépend de l’art et non de la science dans l’acception littérale du mot.

Qu’importe après tout, dira-t-on, si, au sortir du collège, de l’école de Saint-Cyr ou de toute autre école spéciale, on se trouve en assez mauvais point du côté du dessin ? Combien d’élèves qui, après avoir crayonné quelques années durant des têtes et des académies, ne toucheront plus un crayon de leur vie, ou ne le reprendront que par hasard ! Les pratiques défectueuses auxquelles leur main aura été rompue demeureront donc en réalité sans conséquence et les vices de leur éducation première sans contagion. Soit ; mais faut-il compter pour rien leur goût irrévocablement faussé, les doctrines erronées dont il leur restera, sinon le respect, au moins l’habitude ? Qu’ils le veuillent ou non, ils conserveront du passé des souvenirs qui les tromperont toujours sur les vraies conditions de l’art. Incapables de produire pour leur propre compte, ils seront par surcroît impuissans à juger sainement les productions d’autrui, et n’arriveront en définitive qu’à grossir le nombre de ces ignorans prétentieux dont les admirations, aussi déplacées que les critiques, empêchent le plus souvent la justice de se faire, et les opinions sensées de prévaloir.

En regard de l’influence exercée sur des gens pour lesquels l’étude du dessin n’aura été qu’une occupation accidentelle, que l’essai, suivant l’expression consacrée, d’un « art d’agrément, » si l’on examine les résultats d’une mauvaise éducation reçue dans les écoles professionnelles, le dommage apparaîtra naturellement plus grave et plus significatif encore. Ici en effet le mal ne s’arrête pas à des erreurs d’opinion et de théorie ; c’est dans la pratique même qu’il se manifeste, c’est par leurs œuvres que le propagent les hommes qui, élevés autrefois auprès de maîtres négligens ou insuffisamment instruits, sont devenus des artistes à leur tour. On sent trop souvent dans ces travaux de l’art industriel que le dessin, qui devait en être la condition fondamentale et l’inspiration raisonnée, ne sert guère qu’à en enjoliver les surfaces, que l’ambition comme la science chez ceux qui les ont exécutés ne dépassent pas la sphère du caprice ou des procédés de fabrication rapides, et que, faute d’avoir appris de bonne heure à se munir du nécessaire, l’esprit d’invention, rusant avec lui-même, se résout en dextérité superflue. De là ce déclin progressif, cet abaissement trop peu équivoque des succès et de l’influence qui nous avaient si longtemps et si légitimement appartenu ; de là déjà plus d’une atteinte à l’autorité jadis universelle de l’art français, et bientôt peut-être, si nous n’y prenons garde, la supériorité des produits étrangers sur les nôtres.

C’est pour conjurer en partie ce danger que, depuis quelques années, l’administration municipale de Paris a entrepris de réorganiser l’enseignement du dessin dans les écoles placées sous son patronage, et il n’y a que justice à tenir compte des efforts accomplis par elle afin d’améliorer la situation. À partir de 1865, des sessions annuelles d’examens furent ouvertes ; ceux qui aspiraient à devenir professeurs durent, pour obtenir ce titre, subir des épreuves et mériter un diplôme qu’on avait eu le tort de ne pas exiger de leurs devanciers. On divisa l’enseignement du dessin en enseignement d’art et en enseignement géométrique, on établit des concours à époque fixe entre toutes les classes de dessin, on confia la surveillance des études à deux inspecteurs ; en un mot, grâce à une commission instituée par le préfet pour étudier la question, grâce surtout à l’intervention de l’artiste éminent qui dirigeait alors les travaux d’architecture et de beaux-arts, M. Baltard, rien ne fut négligé de ce qui pouvait amener un commencement de régénération et offrir des garanties plus sérieuses que par le passé dans l’éducation donnée aux élèves des écoles primaires de la ville[3] ; mais, à côté de cette louable sollicitude de l’administration municipale, quelle étrange inertie à Paris même dans tout ce qui tient à l’organisation ou à la direction par l’état de l’enseignement élémentaire du dessin ! Qu’est devenu le projet, annoncé il y a déjà quelque temps, de remettre sur un nouveau pied ou plutôt de rendre sagement à sa destination primitive cette école de dessin et de mathématiques établie rue de l’École-de-Médecine, et fondée au xviiie siècle avec une intelligence si nette des besoins auxquels elle devait répondre, des progrès qu’il lui appartenait de déterminer ou de préparer ? Et si nos regards se portent sur les écoles de dessin ouvertes dans les villes des départemens, qu’y voyons-nous, à de bien rares exceptions près ? La routine installée à la place des règles et de la doctrine, l’enseignement officiel réduit à n’être plus, pour ceux qui le reçoivent, qu’un exercice mécanique, pour ceux qui le donnent, qu’un moyen de s’assurer quelques chétives ressources personnelles. Nulle initiative d’ailleurs, nul essai de réforme pareil aux tentatives que poursuit à Paris l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie. Partout l’indifférence ou le sommeil, dans les conseils-généraux aussi bien que dans les chambres de commerce, dans les académies locales comme dans les sociétés des amis des arts, si nombreuses pourtant sur le sol de la France. Il semble que tout doive se borner à continuer aujourd’hui ce qui se pratiquait hier, et que l’on ait assez fait pour le salut de l’art national quand on a, bon an mal an, ouvert trois ou quatre expositions départementales de tableaux et placé en quantité raisonnable des billets de loterie. Au-delà des frontières, il faut le redire, ce n’est pas ainsi qu’on entend le progrès, c’est par des procédés plus radicaux qu’on travaille à le susciter, et malheureusement les résultats obtenus prouvent assez que les calculs les plus justes et la meilleure méthode ne sont pas de notre côté. Il n’y a donc pas de temps à perdre pour arrêter les menaces du dehors et pour empêcher à l’intérieur le mal de s’aggraver. Une rénovation complète de l’enseignement du dessin et des institutions qui le régissent, voilà le devoir principal et le remède, voilà le plus sûr moyen de reconquérir ce que nous avons perdu, au moins en partie, et de recouvrer pleinement nos anciens privilèges. Cela ne saurait suffire assurément pour faire naître les grands artistes, et si de meilleures institutions peuvent favoriser l’éclosion du talent, il va sans dire qu’elles ne donneront le génie à personne ; mais cela suffira pour préserver les jeunes intelligences des dangers de l’incertitude, pour élever le niveau de l’art et par suite celui du goût général. Encore une fois, la chose est grave, puisqu’elle intéresse l’honneur de notre école, la prospérité de notre industrie, et nous comprendrions peu qu’elle n’inspirât à ceux qui ont le devoir et le pouvoir d’agir qu’un intérêt distrait ou quelques simples velléités de zèle.

Qu’on ne nous accuse pas, dans cette question de l’éducation pittoresque, d’exagérer l’influence de l’élément scientifique, de surfaire le prix de ce qui s’apprend au détriment de ce qui s’imagine. Sans doute l’art du dessin n’est pas une géométrie inflexible dont on a pour unique devoir de se mettre dans la tête les théorèmes et de pratiquer mathématiquement les lois ; mais il n’est pas non plus, tant s’en faut, une affaire de pur instinct, et, si l’on était réduit à choisir entre deux abus, mieux vaudrait encore le parti-pris de tout résoudre en préceptes et en règles que la volonté systématique de tout abandonner au sentiment. Le sentiment ! combien d’erreurs, combien d’entreprises défectueuses n’a-t-on pas, depuis un demi-siècle, excusées ou encouragées avec ce mot ! N’est-ce point par une sorte de fanatisme pour les libertés qu’il implique que l’école romantique, comme on disait autrefois, a compromis l’efficacité de ses tentatives et introduit des habitudes de désordre dont nous subissons encore aujourd’hui les conséquences ? Il est clair que dans l’exécution, à plus forte raison dans l’invention de toute œuvre d’art, le sentiment est un agent nécessaire, indispensable ; mais seul il ne suffit à rien, il ne peut avoir toute son utilité qu’à la condition d’être réglé par la réflexion, soutenu et fortifié par le savoir. Quoi que prétendent à ce sujet bon nombre d’écrivains contemporains et quelquefois les artistes eux-mêmes, il n’est pas vrai que l’habileté pittoresque ne soit qu’un don fortuit, le symptôme d’un « tempérament » ou le résultat fatal des circonstances et des milieux ; il n’est pas vrai que, là où il s’agit de rendre la nature et de formuler des idées, la simple émotion puisse tenir lieu du reste, ou que, par je ne sais quel prodige de génération spontanée, le talent surgisse tout armé du jour au lendemain.

Contraste singulier, c’est au pays dans lequel tous les arts ont le plus directement et le plus continuellement procédé de la raison, des calculs patiens, des coutumes méditatives de l’esprit, c’est aux descendans de Jean Juste et de Poussin, de Bernard Palissy et de Nanteuil, qu’on essaie d’imposer la foi dans les seuls hasards de l’imagination ! Certes une prétention aussi malencontreuse mériterait d’être condamnée comme un démenti à l’histoire et au génie de notre école, s’il ne fallait avant tout la repousser au nom des principes mêmes et du bon sens. Tant que, dans le domaine de l’art comme ailleurs, on n’aura pas découvert le moyen de posséder à son gré le secret des choses, d’arriver à la certitude sans avoir étudié, de savoir sans avoir appris, nous garderons le droit de placer, à l’exemple de nos pères, nos plus sûres espérances dans les efforts consciencieux, notre plus ferme confiance dans le travail. Nous croirons à l’impérieuse nécessité d’un apprentissage ; mais, pour que cet apprentissage porte ses fruits, le bon vouloir et les aptitudes personnelles de ceux qui l’entreprennent ont besoin d’une sage direction, de leçons plus solidement instructives, d’une méthode moins effacée ou moins conventionnelle que les traditions et les usages ayant cours aujourd’hui dans les lycées et dans les écoles. C’est à la réforme de l’enseignement élémentaire qu’il est grandement temps de s’appliquer, c’est cette première éducation de l’artiste, de l’ouvrier, de l’homme du monde, que l’on doit travailler à rendre plus sérieuse, sous peine de voir de ce côté aussi notre ancienne autorité faiblir, et la prééminence nous échapper. Hélas ! de nos jours assez de fautes ont été commises, assez de malheurs se sont succédé : n’ajoutons point par notre imprévoyance des torts nouveaux, des regrets prochains, à ces lamentables souvenirs. Sans doute, à l’heure où nous sommes, on ose à peine arrêter sa pensée sur ce qui n’a pas pour objet la défense immédiate, la délivrance à main armée de notre sol ; mais quand, avec l’aide de Dieu, la lutte sacrée que nous soutenons aura eu son terme, quand l’injure nationale aura été vengée, d’autres tâches nous seront imposées encore, d’autres devoirs nous resteront, à l’accomplissement desquels il est au moins permis de se préparer dès à présent.

Henri Delaborde.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1869, l’Art contemporain, par M. Charles d’Henriet.
  2. Éducation pittoresque de la mémoire, Paris 1862.
  3. Quelques chiffres suffiront pour résumer les faits. De 1865 à 1867 inclusivement, 353 candidats se présentèrent aux examens pour l’obtention du certificat d’aptitude aux fonctions de professeur ; 70 reçurent ce diplôme, dont 51 pour le dessin d’art et 19 pour le dessin géométrique. En 1863, une maigre somme de 30,000 francs était inscrite au budget de la ville pour subventions à quelques classes de dessin qui ne comptait que 2,888 élèves ; en 1867, la ville ne consacrait pas moins de 312,000 fr, à cet enseignement, donné alors à 12,000 élèves, tant des classes du jour que des classes du soir.