L’Envers de la guerre/I/06

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 75-86).
Mars 1915  ►


FÉVRIER 1915


— À l’hôpital de Mme X…, on soigne les blessures aux yeux. Un célèbre docteur dit qu’on devrait y soigner les généraux, qui se sont fichu le doigt dans l’œil.

— Quand on suggère que les Français, en Westphalie, violeraient plus que les Allemands en France, les patriotes répliquent : « Oh ! mais cette fois, il y aurait consentement. »

— Plusieurs fois, on agite au Conseil des ministres la question des enfants nés des viols allemands. On écarte l’avortement. On élargira les « tours ».

— 3 février. Déjeuner avec Loti et un lieutenant Simon, qui eut, à la Marne, le radius brisé et un œil enlevé. L’affreux, c’est que, lorsqu’il raconte comment il fut blessé, il ne concentre même plus l’attention des convives. Déjà, c’est de l’indifférence. « Les héros sont trop », a-t-on dit. Cela rappelle le mot de l’officier amputé des deux jambes : « Oui, en ce moment, je suis un héros. Dans un an, un cul-de-jatte. »

Ce lieutenant Simon est, dans la vie, professeur de français en Angleterre. Il a traduit un roman anglais. Voilà une publication qui devrait avoir de la vogue, comme un symbole de l’alliance. Hélas ! ce roman est indésirable : il raconte le mariage de Gœthe.

— L’académicien Boutroux écrit que la question qui se débat est de savoir s’il faut tenir pour réels ou non ces principes de cœur et de raison qui s’appellent justice, droit, équité, fraternité, sympathie, respect et amour de l’humanité. Soit. Mais l’aberrant, le vertigineux, c’est que la question se débatte à coups de boîtes à sardines bourrées de poudre, à coups de « crapouillots » ; c’est qu’on n’ait pas trouvé mieux, pour la défense de ces grands idéals, que de crever des ventres.

— Des réfugiés belges arrivent à Périgueux. On réquisitionne des foies gras truffés pour leur nourriture. Ils goûtent ce mets qu’ils ignorent et se disent les uns aux autres : « Enlève le noir ; c’est du pourri. »

— Certains soldats disent qu’ils peuvent prévoir quand on les fera sortir des tranchées : quand leur chef est sur le point de passer à un grade supérieur. Ils appellent cette crise « l’avancite ».

— Au 9 février 1915, on ne peut pas souhaiter la paix. On crie : « Quelle horreur ! » Cela est incongru, comme l’homonyme du même mot.

— Le 8. Je rencontre chez Mme Guillaumet l’abbé Wetterlé, ancien député au Reichstag et au Parlement d’Alsace-Lorraine. Il a confiance absolue. Il voit l’Alsace-Lorraine faisant retour pur et simple comme trois départements français. Les Allemands lui apparaissent un cas curieux de folie collective. Dans vingt ans, ils eussent été pacifiquement les maîtres du monde. Il met hors de cause le kaiser, bourgeois aimant à jouer au militaire et rêvant la paix par la force. Les responsables seraient le kronprinz et surtout les pangermanistes intellectuels universitaires.

Il attire l’attention sur les charges qui sont achetées cher en Alsace, comme les pharmacies, et qui ne vaudront plus rien, et en général sur les modifications profondes qu’apportera le retour à la France.

Il insiste curieusement pour rappeler que les villes d’Alsace furent longtemps villes libres, qu’il n’y a pas à proprement parler d’Allemands, mais des bavarois, des hessois, des prussiens, etc. Au fond, il fut autonomiste. Mais, condamné par les Allemands à être fusillé sans procès, rejeté en France, on le conçoit rallié à l’idée de l’administration française.

— Un soldat français prisonnier écrit au kaiser pour lui demander de s’absenter afin d’embrasser en France sa mère mourante. Une permission de trois semaines lui est accordée, avec engagement de revenir. Le Gouvernement français a arrêté ce soldat dès la frontière et lui a fait faire demi-tour. Il faut ajouter que la mère était morte.

— Chez Ciro’s et chez Colombin, il y a, à l’heure du thé, une foule malsaine, fleur de pourriture, dont la tenue choque, en contraste avec la misère du peuple et des soldats.

— Je relève les titres des feuilletons publiés par les journaux pendant la guerre : L’Espionne de Guillaume, La fille du Boche, Les Poilus de la 9e, Sur les Routes sanglantes, Tête de Boche, Z. 12, espion, La fiancée de la frontière.

— Il faut bien qu’il y ait quelque chose de honteux dans la guerre, pour que les nations belligérantes aient pour premier souci de démontrer qu’elles ne l’ont pas déclarée, qu’elles y ont été contraintes, entraînées à leur corps défendant. Des deux côtés de la frontière, on dit : « Nous avons été assaillis. » Dans chaque camp, on s’efforce de tirer des documents diplomatiques sa vérité, la preuve qu’on a été obligé par l’adversaire d’entrer en lutte.

— Café de la Paix, six heures du soir. Salles bondées. Sous-officiers belges, pipe en bouche, petite femme aux côtés. Un sous-lieutenant français vautré sur une banquette. Beaucoup de très jeunes gens. Sur toutes les faces, une sorte de bestialité comme dévoilée, exhibée.

— Le 11. L’ami Fritz à la Comédie-Française. On y a ajouté Le Mariage de l’ami Fritz, où tous les sociétaires viennent réciter leur petit morceau. Bartet, Pierson, Lambert, Sylvain, Monnet, Segond-Weber. Le succès est à une courte et fine chanson par Georges Berr : « Ah ! le beau dimanche. » La grande tirade sur le Rhin laisse le public froid. Dans une loge adjacente, des soldats convalescents, tout pénétrés de cette triste odeur de blessure qui flotte dans les hôpitaux.

— Doumer, ancien candidat à la Présidence, souvent ministre, aurait dit, après Charleroi, que Joffre devrait être cloué au mur et fusillé. Joffre n’a point oublié. Doumer ayant en l’autorisation d’aller à Nancy pour voir la tombe de son fils tué à l’ennemi, a eu l’imprudence de ne point se borner au secteur de Nancy. Notre Joffre l’a fait reconduire à l’arrière, sans douceur.

— On a souvent reproché à Millerand, avocat de carrière et ministre de la Guerre, d’être l’homme de son entourage. On dit de lui : « C’est l’avocat de ses bureaux. »

— C’est terrible d’entendre Painlevé flétrir les fautes de l’État-Major et des bureaux, cet esprit de « suffisance violente et de conservatisme oppressif ». Il dit que le phénol, nécessaire à la mélinite, était fourni à la Guerre par l’Allemagne. On n’en a plus. Il faut tout créer. « On en fait quinze tonnes où il en faudrait cent quatre-vingts. On dirait que ces gens-là ont l’éternité devant eux, qu’il s’agisse des petits canons de tranchée, des gros canons de marine à mettre sur rails, etc. ».

— Souvent, dans le métro, on voit des gens en uniforme, qui ne sont certainement pas professionnels, qui se font des grâces, des saluts, et si jubilants, plus militaires que les militaires.

— Dans un roman d’avant-guerre de Marcel Prévost sur l’Allemagne, M. et Mme Moloch, je vois ce mot forgé par lui sur les gens qui vivent de la guerre : les bellicoles.

— Le 13. À la Vie Féminine, réception et discours de Mme Despard-French, la sœur du maréchal commandant les Anglais. Elle dit des choses touchantes. Mais voilà qu’elle prononce : « La guerre n’est pas logique. Elle détruit sans reconstruire. Elle est méchante. » Et elle insiste, elle appuie : « N’est-ce pas qu’elle est illogique, qu’elle est méchante ? » Mais on sent la résistance de ce public où il y a 95 femmes pour 100. Non, les femmes françaises ne veulent pas acquiescer. Est-ce par conviction profonde ou par souci de la voisine ?

— Que c’est triste, ces malheureux soldats sur deux béquilles qui montent dans le métro. Aux maux de la nature, en ajouter du fait des hommes !

— Un point de vue curieux, c’est que les Français combattent pour la liberté dans une absence totale de liberté, enchaînés qu’ils sont par la dictature militaire et les censures.

— Le 15 février, Congrès socialiste des alliés à Londres. Les délégués des quatre nations se déclarent opposés à une guerre de conquête ; ils imputent la guerre actuelle à l’impérialisme, au capitalisme, à l’expansion coloniale. Parmi les délégués français, le ministre Sembat. D’où la scène suivante : Le 16 au soir, Viviani reçoit un de ses amis. Coup de téléphone de Millerand, qui lit le communiqué à l’appareil : Viviani invite son ami à prendre le second récepteur. Mais Millerand, sa lecture achevée, poursuit dans l’appareil : « Dites donc, ces socialistes à Londres, ils nous embêtent… ». Discrètement, l’ami pose son écouteur.

— En 1903, après l’assassinat de la reine Draga et du roi Alexandre de Serbie, l’Europe vomissait la Serbie, lui retirait ses diplomates. Aujourd’hui, c’est pour elle que l’Europe s’entre-tue.

— Joseph Reinach a télégraphié à Ferdinand de Bulgarie, lui demandant si le petit-fils du duc d’Aumale allait oublier ses origines. (On dit la Bulgarie prête à marcher avec l’Allemagne.) Dans sa réponse, Ferdinand s’étonne qu’un historien se fonde sur des pièces douteuses et il déclare qu’il n’oublie rien. C’est signé : un Européen.

— Le 16 février au soir, une dépêche de Rome dit que de Bulow offre à la France l’Alsace-Lorraine si elle veut signer la paix.

— Tristan Bernard dit qu’il y a des menaces de paix, mais que nous ne sommes pas prêts.

— Je disais que, pendant le siège de Paris, en 1870, on m’avait nourri au bouillon de cheval. Une dame m’envoie : « C’est pour cela que vous êtes rosse ! »

— Le Congrès socialiste de Londres fait dire en substance aux journaux réactionnaires : « Mais alors, il n’y a plus de haine ? C’est la fin de tout ! » Jules Guesde a éloquemment défendu les délégués, au Conseil du 16. Il dit que c’était beau d’amener cette union, si l’on songe à l’hostilité des socialistes anglais pour la guerre, à l’antagonisme des Russes et des Anglais.

— On raconte qu’à la bataille des Flandres, en octobre 1914, French avait donné un soir l’ordre de la retraite. Foch alla le voir et l’adjura de tenir. Il venait de perdre un fils et un gendre. Il évoqua Waterloo. French promit et tint.

— Le 20. J’ai déjà noté, d’après le Livre Bleu, livre anglais, la démarche de Poincaré près l’ambassadeur d’Angleterre le 29 juillet 1914, disant : « l’Angleterre à nos côtés, c’est la paix ». Les journaux publient les lettres échangées entre Poincaré et le roi. Celui-ci refusa d’adopter la thèse de Poincaré. Il paraît qu’il n’en avait pas le droit, constitutionnellement. Mais la preuve éclate qu’il y eut un moyen de paix repoussé par l’Angleterre. Et l’aberration de nos journaux est telle qu’ils donnent pour titre à cette publication : « La preuve que l’Allemagne voulait la guerre ! »

— Autre aberration de la mentalité. Un nommé Albert Goullé, ancien socialiste, je crois, écrit cette phrase que toute la presse reproduit : « Du moment que des jeunes hommes d’une autre nation combattent les jeunes hommes de notre nation, je ne veux plus être impartial. Ceux qui exterminent les nôtres sont des bandits. Les nôtres sont des héros. » Et voilà ! Ce n’est pas plus compliqué que cela.

— On voit poindre des articles sur cette thèse : « Il y aura toujours la guerre, comme l’amour et la mort… La guerre est belle, parce qu’elle exalte le mépris de la douleur et le sacrifice de la vie à un idéal. » Il y aurait tant à dire sur cette négation du progrès humain, sur la prétendue beauté du mépris de la souffrance, sur le choix de l’idéal auquel sacrifier sa vie…

— Le 22, allant à Saint-Nazaire, je m’arrête à Tours, pour rendre visite à Anatole France, qui habite dans la banlieue, à Saint-Cyr-sur-Loire, un petit château appelé la Bèchellerie. Nous causons quatre heures d’après-midi. Il me semble inquiet des Russes. Mais ce qui domine en lui, c’est une impression de faillite de sa foi en l’humanité. Il me dit qu’il est près de croire que les hommes ne cesseront plus de se battre. Il exprime la crainte d’en devenir fou. Néanmoins, il a pu achever en quelques semaines un livre, Le Petit Pierre. Sa maison est charmante. Il fait installer, au fond du jardin, une bibliothèque dans l’ancienne orangerie.

— Le 24. On voit toujours, dans la Roumanie, le poids qui ferait pencher la balance du côté des alliés. Or, on me raconte que Bratiano, président du Conseil, a enlevé la femme de Marghiloman, il y a dix ans. Conséquence : Bratiano étant pour l’intervention, Marghiloman s’érige en chef de l’opposition. Le sort de l’Europe dépendrait d’une histoire de femme ?

— On me conte aussi des scènes historiques entre le roi de Roumanie, un Hohenzollern, et sa femme, une Anglaise. Il dit que les Allemands sont les plus forts et qu’il veut conserver sa couronne. Il s’efforce de convaincre la reine de la supériorité allemande, lui montre des plans. Vaincue par instants, elle dit : « C’est vrai. Ils sont forts. »

— On met en vente un petit réchaud qui s’appelle la « Joffrette ». Charmant à peu près.

— Le dimanche 21 février, Mme Thomson a vu Joffre à Chantilly. Son mari allait traiter une question postale. Elle-même était restée dans la voiture. Le général l’a fait monter. Elle était émue aux larmes. Son mari a rappelé qu’elle était la petite-fille du Crémieux de la défense nationale en 1870 ; elle a tourné son compliment à Joffre, qui « tient le sort de la France dans ses mains ». Il lui a paru fin, sensé, donnant une impression de certitude. Il dit : « Quand nous serons en Allemagne. » Il explique nos offensives actuelles par la nécessité de harceler l’ennemi sur tout le front, afin de l’y retenir. Faute de quoi il se retournerait vers les Russes, en aurait raison et reviendrait ensuite sur nous.

— Le 22 février, Étienne a arrangé un déjeuner à l’Élysée, où sont réunis Poincaré, Joffre, Bourgeois, Freycinet. Il s’agit de se concilier ces deux derniers, qui dirigent la Commission sénatoriale de l’armée et qui, sous l’influence de Clemenceau, se montraient sévères pour Joffre. Surtout Freycinet. Mais celui-ci a été séduit, subjugué par Joffre. Et on me peint ce frêle et diaphane vieillard, d’ordinaire blanc comme un os, qui rougit, se congestionne, tant par le repas que par la joie puérile de traiter à égalité avec le généralissime. La paix est faite. Du moins cette paix-là.

— On envisage devant moi l’après-guerre. Les soldats des tranchées auraient contracté des habitudes de paresse et de violence qu’ils rapporteraient dans la paix. La nécessité de retravailler leur serait insupportable. Quant aux femmes, les allocations leur ont fait une situation stable qu’elles ne retrouveront pas toutes.

— Ribot, parlant de ses collègues du Cabinet, consent à Millerand des qualités de travail. Puis, avec un geste papelard : « Un avoué… »

Mme Poincaré distribue, à l’hôpital 52, des cahiers de papier à cigarettes ornés du portrait de son mari.

— Le 25. Dîner avec Bouttieaux, Tristan Bernard. Celui-ci dit que les diplomates sont comme des cochers poudrés qui voudraient faire marcher une auto de 200 chevaux. Il rêve aussi un dessin représentant Diogène avec cette légende : « Je cherche un homme et je ne trouve que des héros. »

— Le 27. J’accompagne à Villers-Cotterets Mme Thomson qui opère la jonction du sous-lieutenant Jacques M… et de sa maman. (C’est une faveur qu’elle a obtenue de Joffre.) Notre auto traverse des villages comme Betz, où l’on voit des maisons incendiées. À Villers même, beaucoup de soldats, de gendarmes. À l’hôtel de la Chasse, la mère et le fils, qui ne s’étaient pas vus depuis sept mois, sont réunis. Déjeuner. Le sous-lieutenant a bonne mine. Il dit la retraite de Charleroi, 50 kilomètres par jour, s’appuyant sur son fusil et sur un bâton. On éclatait en sanglots à l’étape. On était trop fatigué pour souffrir. Et enfin, on retrouve des forces pour refouler les Allemands. Dans l’affaire de Crouy, il dit sa veine d’avoir échappé, les balles tombant tout autour de ses pieds, lui « prenant mesure ». Et cet ordre de retraite qui leur parvint à 100 mètres de la cote 132, où l’on savait aller à la mort. Sa curiosité se porte sur les alliés, les neutres, les projets d’offensive. Il n’y a chez lui aucune jactance et il demande de rester au front même s’il change d’emploi. Il avoue le pillage où chacun prend dans les maisons le nécessaire : linge, livres. Certains y ajoutent le superflu. Il explique cela par le fait que les corps disciplinaires ont été reversés dans les régiments. De véritables trafics se sont établis : on revend à des civils. Et puis, on a fait meilleur marché de la vie et des choses. Tout vaut moins.

L’atmosphère de cette petite ville, à 15 kilomètres des tranchées, est calme. J’ai eu l’occasion de croiser devant le Quartier Général. Pas d’esbroufe. Pas de cacatoès. Des officiers simples, des soldats tranquilles. Nous traversons, sans être inquiétés, un parc d’aviation. C’est moins militaire qu’une ville du Midi. Seuls des agents de la sûreté, reconnaissables, et les gendarmes plantés comme des réverbères au coin des trottoirs, troublent cette paix.

Nous n’avons pas entendu le canon. Un de nos amis croit l’entendre. Mais non, c’est une porte qu’on ferme.

— On cite dans les bourgs comme Villers-Cotterets des commerçants qui font fortune : libraires, pharmaciens. Toute une armée y dépense l’argent qu’elle reçoit.

— Parmi les bellicoles, il faut citer les fabricants d’appareils orthopédiques et chirurgicaux. Un pharmacien a inventé des confitures en tubes. C’est un galion.

— Après la Marne, on allait beaucoup visiter le village de Vareddes. L’autorité s’en émut. On réquisitionna les visiteurs comme fossoyeurs, à la tâche. Quand le mort n’était pas assez enseveli, il fallait recommencer. Ceux qui avaient à enfouir des chevaux étaient écrasés sous la besogne. On cite des employés du métropolitain qui, réquisitionnés, ne reparurent pas de trois jours à leur poste. C’était le nécropolitain.

— Tristan Bernard badine. Il me dit : « Je sais par un commissionnaire en marchandises que les Franco-Anglais ont acheté 500.000 kilos de vaseline. Car le passage des Dardanelles est un peu étroit. »

— On sent toujours une âpre volonté de garder l’armée dans un isolement absolu, pour ne pas l’attendrir. La consigne écarte farouchement les épouses et les mères. À Dijon, on a affiché que les automobilistes qui verraient leurs femmes seraient cassés et envoyés aux tranchées.

— Comme on exprimait devant Painlevé la crainte que les soldats, à la paix, n’eussent contracté des habitudes de paresse, il dit : « Oui, ils auront un poilu dans la main. »

— Le 28. Joffre a d’autres soucis encore que celui de la victoire. Il écrit au Conseil des ministres pour protester contre la suppression d’un journal suisse hostile à Caillaux. Ce journal contait que le remaniement ministériel où sombre Messimy fut destiné à éliminer les ministres favorables à la paix, qui tous étaient des créatures de Caillaux. Les éliminés s’indignent.

— On se rappelle que Doumer fut rudement éconduit du front. On voulut sévir contre cette brutale éviction. Un ministre, au Conseil, proteste : « Après tout, Doumer, il ne faut pas oublier qu’il fut, à la présidence de la République, le candidat de toute la droite. » On évita de regarder Poincaré, dont c’était le cas. Il y eut un silence gêné.

— Titre de feuilleton : L’Enfant de la Guerre.

— Conférence de Wetterlé sur les Alsaciens-Lorrains réunis dans des camps de concentration. Il y en a 15.000. Il demande une amélioration de leur sort et conclut en souhaitant qu’ils ne disent pas un jour : « Nous étions plus heureux sous le joug allemand. »

— Bellicoles : les libraires militaires qui font mouture du Bulletin des armées, des citations, des livres diplomatiques. Bellicoles : les marchands de drap. Quelle effrayante fourniture de « bleu horizon ». Le beau-frère de ma voisine Mme B… avait voulu soumissionner à 6 francs le mètre. On lui dit que le prix offert était de 10 francs. Il offrit 9 fr. 50 et il eut le marché.