L’Esprit de révolte

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 275-305).


L’ESPRIT DE RÉVOLTE[1]




I


Dans la vie des sociétés, il est des époques où la Révolution devient une impérieuse nécessité, où elle s’impose d’une manière absolue. Des idées nouvelles germent de partout, elles cherchent à se faire jour, à trouver une application dans la vie, mais elles se heurtent continuellement à la force d’inertie de ceux qui ont intérêt à maintenir l’ancien régime, elles étouffent dans l’atmosphère suffocante des anciens préjugés et des traditions. Les idées reçues sur la constitution des États, sur les lois d’équilibre social, sur les relations politiques et économiques des citoyens entre eux, ne tiennent plus devant la critique sévère qui les sape chaque jour, à chaque occasion, dans le salon comme dans le cabaret, dans les ouvrages du philosophe comme dans la conversation quotidienne. Les institutions politiques, économiques et sociales tombent en ruine ; édifice devenu inhabitable, il gêne, il empêche le développement des germes qui se produisent dans ses murs lézardés et naissent autour de lui.

Un besoin de vie nouvelle se fait sentir. Le code de moralité établi, celui qui gouverne la plupart des hommes dans leur vie quotidienne ne paraît plus suffisant. On s’aperçoit que telle chose, considérée auparavant comme équitable, n’est qu’une criante injustice : la moralité d’hier est reconnue aujourd’hui comme étant d’une immoralité révoltante. Le conflit entre les idées nouvelles et les vieilles traditions éclate dans toutes les classes de la société, dans tous les milieux, jusque dans le sein de la famille. Le fils entre en lutte avec son père : il trouve révoltant ce que son père trouvait naturel durant toute sa vie ; la fille se rebelle contre les principes que sa mère lui transmettait comme le fruit d’une longue expérience. La conscience populaire s’insurge chaque jour contre les scandales qui se produisent au sein de la classe des privilégiés et des oisifs, contre les crimes qui se commettent au nom du droit du plus fort ou pour maintenir ces privilèges. Ceux qui veulent le triomphe de la justice, ceux qui veulent mettre en pratique les idées nouvelles, sont bien forcés de reconnaître que la réalisation de leurs idées généreuses, humanitaires, régénératrices, ne peut avoir lieu dans la société telle qu’elle est constituée : ils comprennent la nécessité d’une tourmente révolutionnaire qui balaie toute cette moisissure, vivifie de son souffle les cœurs engourdis et apporte à l’humanité le dévouement, l’abnégation, l’héroïsme, sans lesquels une société s’avilit, se dégrade, se décompose.

Aux époques de course effrénée vers l’enrichissement, de spéculations fiévreuses et de crises, de ruine subite de grandes industries et d’épanouissement éphémère d’autres branches de production, de fortunes scandaleuses amassées en quelques années et dissipées de même, on conçoit que les institutions économiques, présidant à la production et à l’échange, soient loin de donner à la société le bien-être qu’elles sont censées lui garantir ; elles amènent précisément un résultat contraire. Au lieu de l’ordre, elles engendrent le chaos, au lieu du bien-être, la misère, l’insécurité du lendemain ; au lieu de l’harmonie des intérêts, la guerre, une guerre perpétuelle de l’exploiteur contre le producteur, des exploiteurs et des producteurs entre eux. On voit la société se scinder de plus en plus en deux camps hostiles et se subdiviser en même temps en milliers de petits groupes se faisant une guerre acharnée. Lasse de ces guerres, lasse des misères qu’elles engendrent, la société se lance à la recherche d’une nouvelle organisation ; elle demande à grands cris un remaniement complet du régime de la propriété, de la production, de l’échange et de toutes les relations économiques qui en découlent.

La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre existant, fonctionne encore. Mais, à chaque tour de ses rouages détraqués, elle se butte et s’arrête. Son fonctionnement devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses défauts va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles exigences. — « Réformez ceci, réformez cela ! » crie-t-on de tous côtés. — « Guerre, finance, impôts, tribunaux, police, tout est à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases », disent les réformateurs. Et cependant, tous comprennent qu’il est impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se tient ; tout serait à refaire à la fois ; et comment refaire, lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement hostiles ? Satisfaire des mécontents serait en créer de nouveaux.

Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait s’engager dans la Révolution ; en même temps, trop impuissants pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements s’appliquent aux demi-mesures, qui peuvent ne satisfaire personne et ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui se chargent à ces époques transitoires de mener la barque gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose : s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous côtés, ils se défendent maladroitement, ils louvoient, ils font sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière corde de salut ; ils noient le prestige gouvernemental dans le ridicule de leur incapacité.

À ces époques, la Révolution s’impose. Elle devient une nécessité sociale ; la situation est une situation révolutionnaire.




Lorsque nous étudions chez nos meilleurs historiens la genèse et le développement des grandes secousses révolutionnaires, nous trouvons ordinairement sous ce titre : « Les Causes de la Révolution », un tableau saisissant de la situation à la veille des événements. La misère du peuple, l’insécurité générale, les mesures vexatoires du gouvernement, les scandales odieux qui étalent les grands vices de la société, les idées nouvelles cherchant à se faire jour et se heurtant contre l’incapacité des suppôts de l’ancien régime, rien n’y manque. En contemplant ce tableau, on arrive à la conviction que la Révolution était inévitable en effet, qu’il n’y avait pas d’autre issue que la voie des faits insurrectionnels.

Prenons pour exemple la situation d’avant 1789, telle que nous la montrent les historiens. Vous croyez entendre le paysan se plaindre de la gabelle, de la dîme, des redevances féodales, et vouer dans son cœur une haine implacable au seigneur, au moine, à l’accapareur, à l’intendant. Il vous semble voir les bourgeois se plaindre d’avoir perdu leurs libertés municipales et accabler le roi sous le poids de leurs malédictions. Vous entendez le peuple blâmer la reine, se révolter au récit de ce que font les ministres, et se dire à chaque instant que les impôts sont intolérables et les redevances exorbitantes, que les récoltes sont mauvaises et l’hiver trop rigoureux, que les vivres sont trop chers et les accapareurs trop voraces, que les avocats de village dévorent la moisson du paysan, et que le garde champêtre veut jouer au roitelet, que la poste même est mal organisée et les employés trop paresseux… Bref, rien ne marche, tous se plaignent. « Cela ne peut plus durer, ça finira mal ! » se dit-on de tous les côtés.

Mais, de ces raisonnements paisibles à l’insurrection, à la révolte, — il y a tout un abîme, celui qui sépare, chez la plus grande partie de l’humanité, le raisonnement de l’acte, la pensée de la volonté, du besoin d’agir. Comment donc cet abîme a-t-il été franchi ? Comment ces hommes qui, hier encore, se plaignaient tout tranquillement de leur sort, en fumant leurs pipes, et qui, un moment après, saluaient humblement ce même garde champêtre et ce gendarme dont ils venaient de dire du mal, — comment, quelques jours plus tard, ces mêmes hommes ont-ils pu saisir leurs faulx et leurs bâtons ferrés, et sont-ils allés attaquer dans son château le seigneur, hier encore si terrible ? Par quel enchantement, ces hommes que leurs femmes traitaient avec raison de lâches se sont-ils transformés aujourd’hui en héros, qui marchent sous les balles et sous la mitraille à la conquête de leurs droits ? Comment ces paroles, tant de fois prononcées jadis et qui se perdaient dans l’air comme le vain son des cloches, se sont-elles enfin transformées en actes ?




La réponse est facile.

— C’est l’action, l’action continue, renouvelée sans cesse, des minorités, qui opère cette transformation. Le courage, le dévouement, l’esprit de sacrifice, sont aussi contagieux que la poltronnerie, la soumission et la panique.

Quelles formes prendra l’agitation ? — Mais toutes les formes, les plus variées, qui lui seront dictées par les circonstances, les moyens, les tempéraments. Tantôt lugubre, tantôt railleuse, mais toujours audacieuse ; tantôt collective, tantôt purement individuelle, elle ne néglige aucun des moyens qu’elle a sous la main, aucune circonstance de la vie publique, pour tenir toujours l’esprit en éveil, pour propager et formuler le mécontentement, pour exciter la haine contre les exploiteurs, ridiculiser les gouvernants, démontrer leur faiblesse, et surtout, et toujours, réveiller l’audace, l’esprit de révolte, en prêchant d’exemple.


II


Lorsqu’une situation révolutionnaire se produit dans un pays, sans que l’esprit de révolte soit encore assez éveillé dans les masses pour se traduire par des manifestations tumultueuses dans la rue, ou par des émeutes et des soulèvements, — c’est par l’action que les minorités parviennent à réveiller ce sentiment d’indépendance et ce souffle d’audace sans lesquels aucune révolution ne saurait s’accomplir.

Hommes de cœur qui ne se contentent pas de paroles, mais qui cherchent à les mettre à exécution, caractères intègres, pour qui l’acte fait un avec l’idée, pour qui la prison, l’exil et la mort sont préférables à une vie restant en désaccord avec leurs principes ; hommes intrépides qui savent qu’il faut oser pour réussir, — ce sont les sentinelles perdues qui engagent le combat, bien avant que les masses soient assez excitées pour lever ouvertement le drapeau de l’insurrection et marcher, les armes à la main, à la conquête de leurs droits.

Au milieu des plaintes, des causeries, des discussions théoriques, un acte de révolte, individuel ou collectif, se produit, résumant les aspirations dominantes. Il se peut qu’au premier abord la masse soit indifférente. Tout en admirant le courage de l’individu, ou du groupe initiateur, il se peut qu’elle suive d’abord les sages, les prudents, qui s’empressent de taxer cet acte de « folie » et de dire que « les fous, les têtes brûlées vont tout compromettre. » Ils avaient si bien calculé, ces sages et ces prudents, que leur parti, en poursuivant lentement son œuvre, parviendrait dans cent ans, dans deux cents ans, trois cents ans peut-être, à conquérir le monde entier, — et voilà que l’imprévu s’en mêle ; l’imprévu, bien entendu, c’est ce qui n’a pas été prévu par eux, les sages et les prudents. Quiconque connaît un bout d’histoire et possède un cerveau tant soit peu ordonné, sait parfaitement d’avance qu’une propagande théorique de la Révolution se traduire nécessairement par des actes, bien avant que les théoriciens aient décidé que le moment d’agir est venu ; néanmoins, les sages théoriciens se fâchent contre les fous, les excommunient, les vouent à l’anathème. Mais les fous trouvent des sympathies, la masse du peuple applaudit en secret à leur audace et ils trouvent des imitateurs. À mesure que les premiers d’entre eux vont peupler les geôles et les bagnes, d’autres viennent continuer leur œuvre ; les actes de protestation illégale, de révolte et de vengeance se multiplient.

L’indifférence est désormais impossible. Ceux qui, au début, ne se demandaient même pas ce que veulent les « fous », sont forcés de s’en occuper, de discuter leurs idées, de prendre parti pour ou contre. Par les faits qui s’imposent à l’attention générale, l’idée nouvelle s’infiltre dans les cerveaux et conquiert des prosélytes. Tel acte fait en quelques jours plus de propagande que des milliers de brochures.




Surtout, il réveille l’esprit de révolte, il fait germer l’audace. — L’ancien régime, armé de policiers, de magistrats, de gendarmes et de soldats, semblait inébranlable, comme ce vieux fort de la Bastille qui, lui aussi, paraissait imprenable aux yeux du peuple désarmé, accouru sous ses hautes murailles, garnies de canons prêts à faire feu. Mais on s’aperçoit bientôt que le régime établi n’a pas la force qu’on lui supposait. Tel acte audacieux a suffi pour bouleverser pendant quelques jours toute la machine gouvernementale, pour ébranler le colosse ; telle émeute a mis sens dessus dessous toute une province, et la troupe, toujours si imposante, a reculé devant une poignée de paysans, armés de pierres et de bâtons ; le peuple s’aperçoit que le monstre n’est pas aussi terrible qu’on le croyait, il commence à entrevoir qu’il suffira de quelques efforts énergiques pour le terrasser. L’espoir naît dans les cœurs, et souvenons-nous que si l’exaspération pousse souvent aux émeutes, c’est toujours l’espoir, l’espoir de vaincre, qui fait les révolutions.

Le gouvernement résiste ; il sévit avec fureur. Mais, si jadis la répression tuait l’énergie des opprimés, maintenant, aux époques d’effervescence, elle produit l’effet contraire. Elle provoque de nouveaux faits de révolte, individuelle et collective ; elle pousse les révoltés à l’héroïsme, et de proche en proche ces actes gagnent de nouvelles couches, se généralisent, se développent. Le parti révolutionnaire se renforce d’éléments qui jusqu’alors lui étaient hostiles, ou qui croupissaient dans l’indifférence. La désagrégation gagne le gouvernement, les classes dirigeantes, les privilégiés : les uns poussent à la résistance à outrance, les autres se prononcent pour les concessions, d’autres encore vont jusqu’à se déclarer prêts à renoncer pour le moment à leurs privilèges, afin d’apaiser l’esprit de révolte, quitte à le maîtriser plus tard. La cohésion du gouvernement et des privilégiés est rompue.

Les classes dirigeantes peuvent essayer encore de recourir à une réaction furieuse. Mais ce n’est plus le moment ; la lutte n’en devient que plus aiguë, et la Révolution qui s’annonce n’en sera que plus sanglante. D’autre part, la moindre des concessions de la part des classes dirigeantes, puisqu’elle arrive trop tard, puisqu’elle est arrachée par la lutte, ne fait que réveiller davantage l’esprit révolutionnaire. Le peuple qui, auparavant, se serait contenté de cette concession, s’aperçoit que l’ennemi fléchit : il prévoit la victoire, il sent croître son audace, et ces mêmes hommes qui jadis, écrasés par la misère, se contentaient de soupirer en cachette, relèvent maintenant la tête et marchent fièrement à la conquête d’un meilleur avenir.

Enfin, la révolution éclate, d’autant plus violente que la lutte précédente a été plus acharnée.




La direction que prendra la révolution dépend certainement de toute la somme des circonstances variées qui ont déterminé l’arrivée du cataclysme. Mais elle peut être prévue à l’avance, d’après la force d’action révolutionnaire déployée dans la période préparatoire par les divers partis avancés.

Tel parti aura mieux élaboré les théories qu’il préconise et le programme qu’il cherche à réaliser, il l’aura propagé activement par la parole et la plume. Mais il n’a pas suffisamment affirmé ses aspirations au grand jour, dans la rue, par des actes qui soient la réalisation de la pensée qui lui est propre ; il a peu agi, ou bien, il n’a pas agi contre ceux qui sont ses principaux ennemis, il n’a pas frappé les institutions qu’il vise à démolir ; il a eu la puissance théorique, mais il n’a pas eu la puissance d’action  ; il a peu contribué à réveiller l’esprit de révolte, ou il a négligé de le diriger contre ce qu’il cherchera surtout à frapper lors de la révolution. Eh bien, ce parti est moins connu ; ses affirmations n’ayant pas été affirmées continuellement, chaque jour, par des actes dont le retentissement atteint les cabanes les plus isolées, ne se sont pas suffisamment infiltrées dans la masse du peuple ; elles n’ont pas passé par le creuset de la foule et de la rue et n’ont pas trouvé leur énoncé simple, qui se résume en un seul mot devenu populaire.

Les écrivains les plus zélés du parti sont connus par leurs lecteurs pour des penseurs de mérite, mais ils n’ont ni la réputation, ni les capacités de l’homme d’action, et le jour où la foule descendra dans la rue, elle suivra plutôt les conseils de ceux qui ont, peut-être, des idées théoriques moins nettes et des aspirations moins larges, mais qu’elle connaît mieux parce qu’elle les a vu agir.

Le parti qui a le plus fait d’agitation révolutionnaire, qui a le plus manifesté de vie et d’audace, ce parti sera plus écouté le jour où il faudra agir, où il faudra marcher de l’avant pour accomplir la révolution. Mais celui qui n’a pas eu l’audace de s’affirmer par des actes révolutionnaires dans la période préparatoire, celui qui n’a pas eu une force d’impulsion assez puissante pour inspirer aux individus et aux groupes le sentiment d’abnégation, le désir irrésistible de mettre leurs idées en pratique — si ce désir avait existé, il se serait traduit par des actes, bien avant que la foule tout entière fût descendue dans la rue, — celui qui n’a pas su rendre son drapeau populaire et palpables ses aspirations et compréhensibles, — ce parti n’aura qu’une maigre chance de réaliser la moindre part de son programme. Il sera débordé par les partis d’action.

Voilà ce que nous enseigne l’histoire des périodes qui précédèrent les grandes révolutions. La bourgeoisie révolutionnaire l’a parfaitement compris : elle ne négligeait aucun moyen d’agitation pour réveiller l’esprit de révolte, lorsqu’elle cherchait à démolir le régime monarchique ; le paysan français du siècle passé le comprenait aussi instinctivement lorsqu’il s’agitait pour l’abolition des droits féodaux, et l’Internationale agissait d’accord avec ces mêmes principes, lorsqu’elle cherchait à réveiller l’esprit de révolte au sein des travailleurs des villes, et à le diriger contre l’ennemi naturel du salarié, — l’accapareur des instruments de travail et des matières premières.


III


Une étude serait à faire, — intéressante au plus haut degré, attrayante, et surtout instructive, — une étude sur les divers moyens d’agitation auxquels les révolutionnaires ont eu recours à diverses époques, pour accélérer l’éclosion de la révolution, pour donner aux masses la conscience des événements qui se préparaient, pour mieux désigner au peuple ses principaux ennemis, pour réveiller l’audace et l’esprit de révolte. Nous savons tous très bien pourquoi telle révolution est devenue nécessaire, mais ce n’est que par instinct et par tâtonnements que nous parvenons à deviner comment les révolutions ont germé.

L’état-major prussien a publié dernièrement un ouvrage à l’usage de l’armée, sur l’art de vaincre les insurrections populaires, et il enseigne, dans cet ouvrage, comment on désorganise une émeute, comment on démoralise, comment on éparpille ses forces. Aujourd’hui, on veut porter des coups sûrs, égorger le peuple selon toutes les règles. Eh bien, l’étude dont nous parlons serait une réponse à cette publication et à tant d’autres qui traitent le même sujet, quelquefois avec moins de cynisme. Elle montrerait comment on désorganise un gouvernement, comment s’éparpillent ses forces, comment on relève le moral d’un peuple, affaissé, déprimé par la misère et l’oppression qu’il a subies.

Jusqu’à présent, pareille étude n’a pas été faite. Les historiens nous ont bien raconté les grandes étapes, par lesquelles l’humanité a marché vers son affranchissement, mais ils ont peu prêté d’attention aux périodes qui précédèrent les révolutions. Absorbés par les grands drames qu’ils essayent d’esquisser, ils glissent d’une main rapide sur le prologue, et c’est ce prologue surtout qui nous intéresse.




Et cependant, quel tableau plus saisissant, plus sublime et plus beau que celui des efforts qui furent faits par les précurseurs des révolutions ! Quelle série incessante d’efforts de la part des paysans et des hommes d’action de la bourgeoisie avant 1789 ; quelle lutte persévérante de la part des républicains, depuis la restauration des Bourbons en 1815, jusqu’à leur chute en 1830 ; quelle activité de la part des sociétés secrètes pendant le règne du gros bourgeois Louis-Philippe ! Quel tableau poignant que celui des conspirations faites par les Italiens pour secouer le joug de l’Autriche, de leurs tentatives héroïques, des souffrances inénarrables de leurs martyrs ! Quelle tragédie, lugubre et grandiose, que celle qui raconterait toutes les péripéties du travail secret entrepris par la jeunesse russe, contre le gouvernement et le régime foncier et capitaliste, depuis 1860 jusqu’à nos jours ! Que de nobles figures surgiraient devant le socialiste moderne à la lecture de ces drames ; que de dévouement et d’abnégation sublimes et, en même temps, quelle instruction révolutionnaire, non plus théorique, mais pratique, dont la génération actuelle devrait faire son profit !

Ce n’est pas le lieu d’entreprendre une pareille étude. Nous devons donc nous borner à choisir quelques exemples, afin de montrer comment s’y prenaient nos pères pour faire de l’agitation révolutionnaire, et quel genre de conclusions peuvent être tirées des études en question.

Nous jetterons un coup d’œil sur une de ces périodes, sur celle qui précéda 1789 et, laissant de côté l’analyse des circonstances qui ont créé vers la fin du siècle passé une situation révolutionnaire, nous nous bornerons à relever quelques procédés d’agitation, employés par nos devanciers.




Deux grands faits se dégagent comme résultat de la Révolution de 1789-1793. D’une part, l’abolition de l’autocratie royale, et l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir ; d’autre part, l’abolition définitive du servage et des redevances féodales dans les campagnes. Les deux sont intimement liés entre eux, l’un sans l’autre n’aurait pu réussir. Et ces deux courants se retrouvent déjà dans l’agitation qui précéda la révolution : l’agitation contre la royauté au sein de la bourgeoisie, l’agitation contre les droits des seigneurs au sein des paysans.

Jetons un coup d’œil sur les deux.

Le journal, à cette époque, n’avait pas l’importance qu’il a acquise aujourd’hui, c’est la brochure, le pamphlet, la feuille de trois ou quatre pages qui en tenaient lieu. En conséquence, le pamphlet, la brochure pullulent. La brochure met à la portée de la grande masse les idées des philosophes et économistes, précurseurs de la révolution ; le pamphlet et la feuille volante font de l’agitation, en attaquant les trois ennemis principaux : le roi et sa cour, l’aristocratie, le clergé. Ils ne font pas de théories, c’est par la dérision qu’ils procèdent.

Des milliers de feuilles volantes racontent les vices de la cour et surtout de la reine, ridiculisent cette cour, la dépouillent de ses décors trompeurs, la mettent à nu avec tous ses vices, sa dissipation, sa perversité, sa stupidité. Les amours royaux, les scandales de la cour, les dépenses folles, le Pacte de Famine — cette alliance des puissants avec les accapareurs de blé pour s’enrichir en affamant le peuple, — voilà le sujet de des pamphlets. Les folliculaires toujours sur la brèche et ne négligent aucune circonstance de la vie publique pour frapper l’ennemi. Pourvu qu’on parle en public de quelque fait, — le pamphlet et la feuille volante sont là pour le traiter sans gêne, à leur manière. Ils se prêtent mieux que le journal à ce genre d’agitation. Le journal est toute une entreprise, et l’on y regarde de près avant de le faire sombrer ; sa chute embarrasse souvent tout un parti. Le pamphlet et la feuille ne compromettent que l’auteur et l’imprimeur, — allez cherchez l’un et l’autre !…

Il est évident que les auteurs de ces écrits commencent, avant tout, par s’émanciper de la censure ; car, si on n’avait pas encore inventé ce joli petit instrument du jésuitisme contemporain, le procès de presse qui annihile toute liberté de l’écrivain révolutionnaire, — on avait, pour mettre en prison les auteurs et les imprimeurs, « la lettre de cachet », brutale, il est vrai, mais franche en tout cas.

C’est pourquoi les auteurs impriment leurs pamphlets, soit à Amsterdam, soit n’importe où, — « à cent lieues de la Bastille, sous l’arbre de la Liberté ». Aussi ne se gênent-ils pas pour frapper dur, et vilipender le roi, la reine et ses amants, les grands de la cour, les aristos. Avec la presse clandestine, la police avait beau perquisitionner chez les libraires, arrêter les colporteurs, — les auteurs inconnus échappaient aux poursuites et continuaient leur œuvre.




La chanson, — celle qui est trop franche pour être imprimée, mais qui fait le tour de la France en se transmettant de mémoire, — a toujours été un des moyens de propagande des plus efficaces. Elle tombait sur les autorités établies, elle bafouait les têtes couronnées, elle semait jusqu’au foyer de la famille le mépris de la royauté, la haine contre le clergé et l’aristocratie, l’espérance de voir bientôt venir le jour de la révolution.

Mais c’est surtout au placard que les agitateurs avaient recours. Le placard fait plus parler de lui, il fait plus d’agitation qu’un pamphlet ou une brochure. Aussi les placards, imprimés ou écrits à la main, paraissent chaque fois qu’il se produit un fait qui intéresse la masse du public. Arrachés aujourd’hui, ils reparaissent demain, faisant enrager les gouvernants et leurs sbires. « Nous avons manqué votre aïeul, nous ne vous manqueront pas ! » lit aujourd’hui le roi sur une feuille collée aux murs de son palais. Demain, c’est la reine qui pleure de rage en lisant comment on affiche sur les murs les détails de sa vie honteuse. C’est alors que se préparait déjà cette haine, vouée plus tard par le peuple à la femme qui aurait froidement exterminé Paris, pour rester reine et autocrate.

Les courtisans se proposent-ils de fêter la naissance du dauphin, les placards menacent de mettre le feu aux quatre coins de la ville, et ils sèment ainsi la panique, en préparant les esprits à quelque chose d’extraordinaire. Ou bien, ils annoncent qu’au jour des réjouissances, « le roi et la reine seront conduits sous bonne escorte en Place de Grève, puis iront à l’Hôtel-de-Ville confesser leurs crimes, et monteront sur un échafaud pour y être brûlés vifs ». — Le roi convoque-t-il l’Assemblée des Notables, immédiatement les placards annoncent que « la nouvelle troupe de comédiens, levée par le sieur de Calonne (premier ministre), commencera les représentations le 29 de ce mois et donnera un ballet allégorique intitulé Le Tonneau des Danaïdes. » Ou bien, devenant de plus en plus méchant, le placard pénètre jusque dans la loge de la reine, en lui annonçant que les tyrans vont bientôt être exécutés.

Mais c’est surtout contre les accapareurs de blé, contre les fermiers généraux, les intendants, que l’on fait usage des placards. Chaque fois qu’il y a effervescence dans le peuple, les placards annoncent la Saint-Barthélémy des intendants et des fermiers généraux. Tel marchand de blé, tel fabricant, tel intendant sont-ils détestés du peuple, — les placards les condamnent à mort « au nom du Conseil du peuple », au nom du « Parlement populaire » etc., et plus tard, lorsque l’occasion se présentera de faire une émeute, c’est contre ces exploiteurs, dont les noms ont été si souvent prononcés dans les placards, que se portera la fureur populaire.

Si l’on pouvait seulement réunir tous les innombrables placards qui furent affichés pendant les dix, quinze années qui précédèrent la Révolution, on comprendrait quel rôle immense ce genre d’agitation a joué, pour préparer la secousse révolutionnaire. Jovial et railleur au début, de plus en plus menaçant à mesure que l’on approche du dénouement, il est toujours alerte, toujours prêt à répondre à chaque fait de la politique courante et aux dispositions d’esprit des masses ; il excite la colère, le mépris, il nomme les vrais ennemis du peuple, il réveille au sein des paysans, des ouvriers et de la bourgeoisie la haine contre leurs ennemis, il annonce l’approche du jour de la libération et de la vengeance.




Pendre ou écarteler en effigie était un usage très répandu au siècle passé. Aussi était-ce un des moyens d’agitation les plus populaires. Chaque fois qu’il y avait effervescence des esprits, il se formait des attroupements qui portaient une poupée, représentant l’ennemi du moment, et pendaient, brûlaient ou écartelaient cette poupée. — « Enfantillage ! » diront les jeunes vieillards qui se croient si raisonnables. Eh bien, l’assaut du domicile de Réveillon pendant les élections de 1789, l’exécution de Foulon et de Bertier, qui changèrent complètement le caractère de la Révolution qu’on attendait, — n’ont été que l’accomplissement réel de ce qui avait été préparé de longue date, par l’exécution des poupées de paille.

Voici quelques exemples sur mille.

Le peuple de Paris n’aimait pas Maupéou, un des ministres bien chers à Louis XVI. Eh bien, on s’attroupe un jour ; des voix crient dans la foule : « Arrêt du Parlement qui condamne le sieur Maupéou, chancelier de France, à être brûlé vif et ses cendres jetées au vent ! » Après quoi, en effet, la foule marche vers la statue de Henri IV avec une poupée du chancelier, revêtue de tous ses insignes, et la poupée est brûlée aux acclamations de la foule. Un autre jour, on accroche à la lanterne la poupée de l’abbé Terray en costume ecclésiastique et en gants blancs. À Rouen, on écartèle en effigie le même Maupéou, et lorsque la gendarmerie empêche un attroupement de se former, on se borne à pendre par les pieds un simulacre de l’accapareur, du blé s’échappant en pluie du nez, de la bouche et des oreilles.

Toute une propagande dans cette poupée ! et une propagande bien autrement efficace pour se faire écouter, que la propagande abstraite, qui ne parle qu’au petit nombre des convaincus.




L’essentiel, pour préparer les émeutes qui précédèrent la grande révolution, c’était que le peuple s’habituât à descendre dans la rue, à manifester ses opinions sur la place publique, qu’il s’habituât à braver la police, la troupe, la cavalerie. C’est pourquoi les révolutionnaires de l’époque ne négligèrent aucun des moyens pour attirer la foule dans les rues, pour provoquer les attroupements.

Chaque circonstance de la vie publique à Paris et dans les provinces était utilisée de cette manière. L’opinion publique a-t-elle obtenu du roi le renvoi d’un ministre détesté, ce sont des réjouissances, des illuminations à n’en plus finir. Pour attirer le monde, on brûle des pétards, on lance des fusées « en telle quantité qu’à certains endroits on marchait sur le carton ». Et si l’argent manque pour en acheter, on arrête les passants bien mis et on leur demande, — « poliment mais avec fermeté, disent les contemporains, — quelques sous pour divertir le peuple ». Puis, lorsque la masse est bien compacte, des orateurs prennent la parole pour expliquer et commenter les événements, et des clubs s’organisent en plein air. Et, si la cavalerie ou la troupe arrivent pour disperser la foule, elles hésitent à employer la violence contre des hommes et des femmes paisibles, tandis que les fusées qui éclatent devant les chevaux et les fantassins, aux acclamations et aux rires du public, arrêtent la fougue de ceux qui s’avancent trop au milieu du peuple.

Dans les villes de province, ce sont quelquefois des ramoneurs qui s’en vont dans les rues, en parodiant le lit de justice du roi ; tous éclatent de rire en voyant l’homme à la face barbouillée parodiant le roi ou sa femme. Des acrobates, des jongleurs réunissent sur la place des milliers de spectateurs, tout en décochant, au milieu de récits drôlatiques, leurs flèches à l’adresse des puissants et des riches. Un attroupement se forme, les propos deviennent de plus en plus menaçants, et alors, gare au puissant dont la voiture ferait apparition sur le lieu de la scène : il sera certainement malmené par la foule.




Que l’esprit travaille seulement dans cette voie, — que d’occasions les hommes intelligents ne trouveront-ils pas pour provoquer des attroupements, de rieurs, d’abord, puis d’hommes prêts à agir, surtout si l’effervescence a été préparée d’avance par la situation et par les actes des hommes d’action.

Tout cela étant donné : d’une part, la situation révolutionnaire, le mécontentement général, et d’autre part, les placards, les pamphlets, les chansons, les exécutions en effigie, tout cela enhardissait la population et bientôt les attroupements devinrent de plus en plus menaçants. Aujourd’hui, c’est l’archevêque de Paris qui est assailli dans un carrefour ; demain, c’est un duc ou un comte qui a failli être jeté à l’eau ; un autre jour, la foule s’est amusée à huer sur leur passage les membres du gouvernement, etc. ; les faits de révolte varient à l’infini, en attendant le jour où il suffira d’une étincelle pour que l’attroupement se transforme en émeute, et l’émeute en révolution.

— « C’est la lie du peuple, ce sont les scélérats, les fainéants qui se sont ameutés », — disent aujourd’hui nos historiens prudhommesques. — Eh bien, oui, en effet, ce n’est pas parmi la gent aisée que les révolutionnaires bourgeois cherchaient des alliés. Puisque celle-ci se bornait à récriminer dans les salons, c’est bien dans les caboulots mal famés de la banlieue qu’ils allaient chercher des camarades armés de gourdins, lorsqu’il s’agissait de huer Monseigneur l’archevêque de Paris, — n’en déplaise aux Prud’hommes qui nient ces faits aujourd’hui.


IV


Si l’action s’était bornée à attaquer les hommes et les institutions du gouvernement, sans toucher aux institutions économiques, la grande Révolution eût-elle jamais été ce qu’elle fût en réalité, c’est-à-dire un soulèvement général de la masse populaire, — paysans et ouvriers, contre les classes privilégiées ? La Révolution eût-elle duré quatre ans ? eût-elle remué la France jusqu’aux entrailles ? eût-elle trouvé ce souffle invincible qui lui a donné la force de résister aux « rois conjurés ? »

Certainement non ! Que les historiens chantent tant qu’ils voudront les gloires des « messieurs du Tiers », de la Constituante ou de la Convention, — nous savons ce qu’il en est. Nous savons que la Révolution n’eût abouti qu’à une limitation microscopiquement constitutionnelle du pouvoir royal, sans toucher au régime féodal, si la France paysanne ne se fût soulevée et n’eût maintenu, — quatre années durant, l’anarchie, — l’action révolutionnaire spontanée des groupes et des individus, affranchis de toute tutelle gouvernementale. Nous savons que le paysan serait resté la bête de somme du seigneur, si la jacquerie n’eût sévi depuis 1788 jusqu’à 1793, — jusqu’à l’époque où la Convention fut forcée de consacrer par une loi ce que les paysans venaient d’accomplir en fait : l’abolition sans rachat de toutes les redevances féodales et la restitution aux Communes des biens qui leur avaient été jadis volés par les riches sous l’ancien régime. Vainement on eût attendu la justice des Assemblées, si les va-nu-pieds et les sans-culottes n’avaient jeté dans la bascule parlementaire le poids de leurs gourdins et de leurs piques !




Mais ce n’est ni par l’agitation dirigée contre les ministres, ni par l’affichage dans Paris des placards dirigés contre la reine, que le soulèvement des petits villages pouvait être amené. Ce soulèvement, résultat de la situation générale du pays, fut préparé aussi par l’agitation que faisaient au sein du peuple, des hommes qui en sortaient et qui s’attaquaient à ces ennemis immédiats : le seigneur, le prêtre-propriétaire, l’accapareur du blé, le gros bourgeois.

Ce genre d’agitation est bien moins connu que le précédent. L’histoire de Paris est faite, celle du village n’a jamais été commencée sérieusement : l’histoire ignore encore le paysan ; et cependant, le peu que nous en savons suffit déjà pour nous en donner une idée.

Le pamphlet, la feuille volante, ne pénétraient pas dans le village : le paysan à cette époque ne lisait presque pas. Eh bien, c’est par l’image imprimée, souvent barbouillée à la main, simple et compréhensible, que se faisait la propagande. Quelques mots tracés à côté d’images grossièrement faites, répandues dans les villages, — et tout un roman se forgeait dans l’imagination populaire, concernant le roi, la reine, le comte d’Artois, Madame de Lamballe, le pacte de famine, les seigneurs, « vampires suçant le sang du peuple » ; il courait les villages et préparait les esprits.

Là, c’était un placard, fait à la main, affiché sur un arbre, qui excitait à la révolte, promettant l’approche des temps meilleurs, et racontant les émeutes qui avaient éclaté dans des provinces à l’autre bout de la France.

Sous le nom des « Jacques », il se constituait des groupes secrets dans les villages, soit pour mettre le feu à la grange du seigneur, soit pour détruire ses récoltes ou son gibier, soit pour l’exécuter ; et que de fois ne trouvait-on pas dans le château un cadavre percé d’un couteau, qui portait cette inscription : De la part des Jacques !

Un lourd équipage descendait le long d’une côte ravinée, amenant le seigneur dans son domaine. Mais deux passants, aidés du postillon, le garrottaient et le roulaient au fond du ravin, et dans sa poche on trouvait un papier disant : De la part des Jacques ! et ainsi de suite.

Ou bien, un jour, au croisement de deux routes, on apercevait une potence portant cette inscription : Si le seigneur ose percevoir les redevances, il sera pendu à cette potence. Quiconque osera les payer au seigneur, aura le même sort ! Et le paysan ne payait plus sans y être contraint par la maréchaussée, heureux au fond d’avoir trouvé un prétexte pour ne rien payer. Il sentait qu’il y avait une force occulte qui le soutenait, il s’habituait à l’idée de ne rien payer, de se révolter contre le seigneur, et bientôt, en effet, il ne payait plus et il arrachait au seigneur, par la menace, le refus de toutes les redevances.

Continuellement, on voyait dans les villages des placards annonçant que désormais il n’y aurait plus de redevances à payer, qu’il fallait brûler les châteaux et les terriers (cahiers de redevances), que le Conseil du Peuple venait de lancer un arrêt dans ce sens, etc.

— « Du pain ! Plus de redevances ni de taxes ! » voilà le mot d’ordre que l’on faisait courir dans les campagnes. Mot d’ordre compréhensible pour tous, allant droit au cœur de la mère dont les enfants n’avaient pas mangé depuis trois jours, allant droit au cerveau du paysan harcelé par la maréchaussée qui lui arrachait les arriérés des taxes. « À bas l’accapareur ! » — et ses magasins étaient forcés, ses convois de blé arrêtés, et l’émeute se déchaînait en province. — « À bas l’octroi ! » et les barrières étaient brûlées, les commis assommés, et les villes, manquant d’argent, se révoltaient à leur tour contre le pouvoir central qui leur en demandait. — « Au feu les registres d’impôts, les livres de comptes, les archives des municipalités ! » et la paperasse brûlait en juillet 1789, le pouvoir se désorganisait, les seigneurs émigraient, et la Révolution étendait toujours davantage son cercle de feu.

Tout ce qui se jouait sur la grande scène de Paris n’était qu’un reflet de ce qui se passait en province, de la Révolution qui, pendant quatre ans, gronda dans chaque ville, dans chaque hameau, et dans laquelle le peuple s’intéressa bien moins aux ennemis du pouvoir central qu’à ses ennemis les plus proches : aux exploiteurs, aux sangsues de l’endroit.




Résumons-nous. — La Révolution de 1788-1793, qui nous présente sur une grande échelle la désorganisation de l’État par la révolution populaire (éminemment économique, comme toute révolution vraiment populaire), — nous sert ainsi d’enseignement précieux.

Bien avant 1789, la France présentait déjà une situation révolutionnaire. Mais l’esprit de révolte n’avait pas encore suffisamment mûri pour que la Révolution éclatât. C’est donc sur le développement de cet esprit d’insubordination, d’audace, de haine contre l’ordre social, que se dirigèrent les efforts des révolutionnaires.

Tandis que les révolutionnaires de la bourgeoisie dirigeaient leurs attaques contre le gouvernement, les révolutionnaires populaires, — ceux dont l’histoire ne nous a même pas conservé les noms, — les hommes du peuple préparaient leur soulèvement, leur révolution, par des actes de révolte dirigés contre les seigneurs, les agents du fisc et les exploiteurs de tout acabit.

En 1788, lorsque l’approche de la révolution s’annonça par des émeutes sérieuses de la masse du peuple, la royauté et la bourgeoisie cherchèrent à la maîtriser par quelques concessions ; mais pouvait-on apaiser la vague populaire par les États Généraux, par les concessions jésuitiques du 4 août, ou par les actes misérables de la Législative ? — On apaise ainsi une émeute politique, mais avec si peu de choses on n’a pas raison d’une révolte populaire. Et la vague montait toujours. Mais en s’attaquant à la propriété, en même temps elle désorganisait l’État. Elle rendait tout gouvernement absolument impossible, et la révolte du peuple, dirigée contre les seigneurs et les riches en général, a fini, comme on le sait, au bout de quatre ans, par balayer la royauté et l’absolutisme.

Cette marche, c’est la marche de toutes les grandes révolutions. Ce sera le développement et la marche de la prochaine révolution, si elle doit être, — comme nous en sommes persuadés, — non un simple changement de gouvernement, mais une vraie révolution populaire, un cataclysme qui transformera de fond en comble le régime de la propriété.

  1. La manière de concevoir la grande Révolution française, adoptée dans ces articles, diffère de la version officielle. Je dois donc quelques mots à mes lecteurs pour la justifier. Pour les historiens admirateurs de la bourgeoisie, le grand drame s’est noué principalement dans les grandes villes, et surtout sur l’arène parlementaire. Le peuple des campagnes se soulève bien pour quelques mois, après que Partis lui en a donné le signal par la prise de la Bastille, il brûle quelques châteaux, et puis tout est dit. Si, plus tard, il y a encore quelques émeutes, dont on cherche à atténuer l’importance, ce ne sont plus que des « brigands », certainement soudoyés par la contre-révolution, qui fomentent le désordre ; les honnêtes républicains, les patriotes, pouvaient-ils vouloir le désordre après que « les grands principes de 1789 » eurent été proclamés et la Révolution mise en si bon train par la Constituante, la Législative et la Convention !

    Suivant nous, au contraire, les soulèvements des paysans dans les campagnes et des va-nu-pieds dans les villes commencent à s’accentuer dès 1788. Ils deviennent plus nombreux dans les campagnes et se précisent (pour l’abolition des droits féodaux) dès les premiers mois de 1789 ; ils continuent jusqu’en 1793. Si la bourgeoisie paie d’audace en mai-juillet 1789, si le 4 août l’aristocratie fait la comédie du « sacrifice de ses droits sur l’autel de la patrie » — c’est que depuis février la France paysanne est déjà en insurrection : elle ne paie plus les redevances, elle s’ameute contre les seigneurs ; ceux qu’on appelle « la canaille des grandes villes » sont déjà en ébullition. L’insurrection de Paris du 11 au 14 juillet 1789, celles de Strasbourg et des autres grandes villes, ne sont point ces émeutes bien peignées dont on nous parle, ce ne sont pas des protestations contre la chute de Necker : ce sont de vrais soulèvements des va-nu-pieds contre les riches en général —, soulèvements dont la bourgeoisie s’empare, qu’elle endigue, qu’elle dirige, pour faire tomber le pouvoir royal.

    Ce que l’on voit, en 1789, dans les campagnes et les villes, se continue pendant les quatre années que dure la Révolution. Jacqueries à plusieurs reprises dans les villages, soulèvements continuels dans les cités.

    Pour s’en convaincre, il suffirait de consulter, par exemple, le rapport de Grégoire, présenté au nom du Comité féodal, en février ou janvier 1790. On y voit déjà l’extension de la Jacquerie à cette époque. Et pour comprendre comment la Jacquerie devait inévitablement continuer afin d’abolir le rachat des redevances féodales et d’obtenir le retour aux Communes des terres accaparées par les seigneurs, il suffirait encore de mentionner le décret du 18 juin 1790 — décret qui ordonnait encore le maintien de certaines « dîmes

    tant ecclésiastiques qu’inféodées », ainsi que le paiement, « jusqu’au rachat, des champarts, terrages, agriers et autres redevances payables en nature », et qui défendait en même temps « à toutes personnes d’apporter aucun trouble aux perceptions des dîmes, parts, etc., soit par des écrits, soit par des discours, soit par des menaces, à peine d’être punis comme perturbateurs du repos public ». Ce décret, promulgué dix mois après la fameuse nuit du 4 août, presque un an après la prise de la Bastille, montre assez ce que le paysan aurait gagné si la Jacquerie n’avait pas continué.

    C’est pourquoi M. Taine, quel que soit le flot d’injures qu’il déverse sur le peuple — probablement pour payer un tribut au style académique —, est bien près de la vérité lorsqu’il parle de cinq ou six Jacqueries qui se suivent pendant la Révolution. Au fond, l’insurrection des paysans a duré plus de quatre ans — depuis 1788 jusqu’en 1793 —, jusqu’à ce que la Convention, reconnaissant enfin les faits accomplis et revenant sur les décrets précédents concernant les droits féodaux et les terres communales, ordonnât le retour aux Communes des terres accaparées par les seigneurs ; au profit de tous les paysans, propriétaires et prolétaires, et abolît définitivement, non seulement les droits féodaux mais aussi le rachat de ces droits, imposé par la Constituante. Comme toutes les Jacqueries, d’ailleurs, celle-ci n’est point universelle ni continue. Elle s’éteint, puis elle reprend ; elle meurt dans un endroit pour renaître dans un autre ; elle change de place, comme pendant la guerre des paysans du seizième siècle.

    Sans cette insurrection, appuyée par les insurrections dans les villes, la Révolution serait incompréhensible : elle eût été impossible. Le grand historien du XVIIIe siècle, Schlosser, avait fort bien entrevu cette difficulté. — « Comment se pouvait-il que Robespierre eût pu tenir ainsi la France ? » disait-il un jour à l’abbé Grégoire, à quoi Grégoire répondit par ces mots qui résument si

    bien la situation : — « Robespierre ! s’écria-t-il — mais chaque village avait son Robespierre ! » Il eût dit mieux encore s’il avait dit : « son Marat, son club des enragés ! »

    Cela seul rendit possible le renversement du pouvoir absolu. Pendant que les paysans s’insurgeaient, poursuivant leur but ; pendant que les sans-culottes des villes, cherchant à tâtons un nouvel avenir, renversaient les pouvoirs établis, empêchant ainsi la constitution d’un pouvoir fort — la bourgeoisie put greffer sur la révolution populaire sa révolution, qui lui permit de renverser la royauté et de s’emparer du pouvoir gouvernemental pour son compte. Ceux qui se rebiffent à l’idée que leurs devanciers bourgeois ont fait leur révolution en s’appuyant sur ces misérables qu’ils insultent aujourd’hui feraient mieux de consulter les sources de l’histoire au lieu de se borner aux reproductions, plus ou moins assaisonnées d’épisodes, de l’Histoire Parlementaire de Buchez et Roux et du Moniteur. Ils verraient comment leurs ancêtres, si corrects dans l’histoire officielle, ne reculaient pas devant l’envoi de pamphlets incendiaires dans les campagnes « sous le sceau de l’Assemblée nationale », et comment ils allaient chercher des alliés pour leurs manifestations dans les caboulots mal famés de la banlieue. M. Taine, non plus, n’a pas bonne grâce d’insulter ces « jacobins » (pour lui, tous les révolutionnaires sont des jacobins !) qui venaient faire les élections à coup de trique ; c’est à eux précisément qu’il doit de ne plus être un sujet de S. M. le Roy.

    Quant aux insurrections qui précédèrent la révolution et se succédèrent pendant la première année, le peu que j’ai pu en dire dans cet espace restreint est le résultat d’un travail d’ensemble que j’avais poursuivi en 1877 et 1878 au British Museum et à la Bibliothèque nationale, travail que je n’ai pas encore terminé, et où je me proposais d’exposer les origines de la Révolution et d’autres mouvements en Europe. Ceux qui voudraient se livrer à cette étude — de la plus haute importance — feraient bien de

    consulter (outre les ouvrages connus de MM. Raudot, Doniol, Leymarie, Bonnemère, Hippeau, et Babeau, etc., qui traitent de la situation en général avant la révolution) les mémoires et les histoires locales, comme celles de M. Combes sur la ville de Castres, de Sommier pour le Jura, de Vic et Vaisselle, continuée par du Mège, pour le Languedoc, de du Châtelier pour la Bretagne, de Clerc pour la Franche-Comté, de Strobel, continuée par Engelhardt, pour l’Alsace, et surtout de M. Heitz (Contre-révolution et Sociétés politiques), de Leymarie pour le Limousin, de Montdésir pour le Limousin et le Quercy, de Lafont pour le Midi, etc. Cependant, qu’ils ne comptent pas pouvoir reconstituer avec ces documents seuls une histoire complète des émeutes qui précédèrent la Révolution. Pour le faire, il n’y a qu’un moyen, celui de s’adresser aux archives ou, malgré l’extermination des papiers féodaux, ordonnée par la Convention, on finira certainement par trouver des faits très importants. Je mentionnerai entre autres la liasse spécialement consacrée à ces émeutes qui se trouve aux Archives nationales, et dont nous devons la connaissance à un professeur russe, M. Karéeff, auteur d’un ouvrage sur les paysans français avant la Révolution. C’est probablement cette liasse et d’autres documents trouvés aux Archives qui ont permis à M. Taine de dire avec beaucoup de raison, que trois cents émeutes, au moins, eurent lieu en France avant la prise de la Bastille, et de mentionner — malheureusement en une seule ligne — les sociétés secrètes qui existaient parmi les paysans avant la Révolution et à son début.

    Quant aux moyens d’agitation employés par la bourgeoisie à Paris au commencement de la Révolution et pudiquement répudiés aujourd’hui, je me suis surtout laissé guider par l’excellent ouvrage de M. Félix Rocquain, l’Esprit révolutionnaire avant la Révolution que je ne saurais trop recommander à ceux qui cherchent les faits, et non des conclusions formulées d’avance.