L’Esthétique allemande contemporaine (Max Schasler)

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L'ESTHÉTIQUE ALLEMANDE
CONTEMPORAINE

Max Schasler[1]

L'esthétique, après avoir été cultivée en Allemagne par tant d'esprits différents, au sein des diverses écoles, semble aujourd'hui être entrée dans une phase nouvelle. Ce qui caractérise ses plus récents travaux c'est : 1° la tendance marquée de l’idéalisme à se rapprocher du réalisme ; 2° l'adjonction de l’histoire de la science à la science elle-même qui, sans son secours, ne croit pouvoir marcher en avant et accomplir de nouveaux progrès. Elle y trouve à la fois un moyen d'accroître son édifice et de s'affermir sur sa base, de se consolider.

Voilà ce que nous avons essayé de montrer dans un précédent article[2]. Nous avons dû nous borner à donner un simple aperçu général des travaux exécutés en Allemagne dans cette portion du domaine philosophique par les diverses écoles, depuis Hegel jusqu'à nos jours, et qui aboutissent à ce résultat. Il s'agirait de reprendre les plus importants et de les apprécier plus en détail. Nous commencerons par celui qui a paru le dernier et où cette tendance est le plus manifeste : Histoire critique de l’Esthétique, pour servir de base à la philosophie du beau et de l’art, par M. Max Schasler. Nous ne pourrons nous occuper que de l'ensemble et des points principaux. Nous tâcherons de mettre en lumière, en les précisant, le dessein et la pensée de l'auteur, ses principes et sa méthode. Un examen rapide des différentes parties de son œuvre nous permettra de l'apprécier et d'en dégager le résultat. On verra jusqu'à quel point il a réussi dans le dessein qu'il s'est proposé. Il nous sera facile aussi de faire voir ce qui de ce travail doit profiter à la science dans la nouvelle direction imprimée à ses recherches.


I


Sans être un philosophe de profession, ni avoir antérieurement rien publié qui nous le fasse ainsi connaître, M. Schasler est un esprit philosophique des plus distingués. Une longue et sérieuse étude de la philosophie l’a mis en état d’en aborder les plus hauts et les plus délicats problèmes, ceux en particulier de la science qu’il a prise pour objet spécial de ses recherches. Sans parler d’Aristote et de Hegel, qu’il proclame les maîtres communs de la génération actuelle (p. 1), la dédicace de son livre à M. Rosenkranz nous apprend que l’enseignement de ce dernier a exercé sur son esprit une profonde et durable influence. On sait que M. Rosenkranz est un des principaux disciples de Hegel ; il est connu par des ouvrages très-goûtés et estimés, par son Esthétique du laid en particulier, qui lui assigne un rang distingué parmi les esthéticiens modernes. À ces études théoriques M. Schasler joint des connaissances pratiques fort étendues et très-variées. Un commerce assidu de plus de vingt ans avec les artistes et une observation attentive des œuvres de l’art l’ont initié aux secrets de la production artistique. Il a rédigé à Leipzig la Gazette artistique universelle allemande, et depuis, à Berlin, un autre recueil consacré à l’histoire et à la critique des arts, les Dioscures. Sous ce nom : Les trésors de l’art à Berlin, il a composé un manuel pratique à l’usage des visiteurs des musées royaux, des collections publiques et privées, etc., des établissements et des ateliers d’artistes de la capitale. C’est ainsi que par. une participation non interrompue à la vie de l’art, il s’est préparé à l’œuvre considérable qu’il a entreprise. Ce n’est donc pas à un pur théoricien que nous avons affaire, c’est aussi à un critique exercé, à un érudit et à un historien, à un homme également habitué à manier la méthode philosophique la plus subtile et à raisonner en connaisseur sur les procédés de la création artistique. La technique de l’art elle-même ne lui est pas étrangère. C’est un grand avantage, on ne saurait le contester. Peut-être parle-t-il trop dédaigneusement des penseurs de premier ordre qui ont manqué de ces connaissances pratiques ou ne les ont pas eues à un degré suffisant, comme Kant, Schelling et d’autres. Il oublie trop que c’est de philosophie qu’il s’agit. Pour faire avancer une science philosophique quelconque, lui imprimer une direction nouvelle ; il y a plus, pour inventer dans son domaine ce que d’autres n’auraient pas deviné, la première condition est d'avoir une idée, de s'être créé un système. De tels hommes, même en ignorant les choses de l'art, n'en ont pas moins renouvelé la science dont il est l'objet ; ils ont, d'ailleurs, imprimé un mouvement et un ébranlement aux esprits qui s'est communiqué à toutes les parties du savoir humain. La théorie des arts s'y est trouvée comprise. M. Schasler se croit-il capable, en cela, de les dépasser ou de les égaler ? Croit-il que tout son bagage artistique ou philosophique le puisse mettre en état de faire accomplir à la science qu'il cultive avec tant de distinction un pas nouveau, ou d'opérer une transformation nouvelle ? C'est ce que nous verrons en étudiant son livre. Il n'en est pas moins vrai que l'une et l'autre condition sont nécessaires au véritable esthéticien. Il a bien fait de les acquérir toutes deux. C'est une garantie qui doit nous prévenir en faveur de l'historien critique de cette science.

M. Schasler est hégélien. Quand même il ne le dirait pas, son livre tout entier le prouverait assez. Il n'en faut pas lire deux pages pour s'en convaincre et le reconnaître. Lui-même d'ailleurs prend la peine de marquer très-longuement sa place et sa position dans l'école hégélienne (p. 946). Il le déclare d'une façon générale, en ces termes :

« Aujourd'hui, quarante ans après la mort de Hegel, malgré les modifications qu'a subies le système hégélien de la main de ses disciples, rien n'a été changé au principe; car ce principe (le Processus dialectique), c'est le battement du pouls de la vie intérieure de l'idée, la loi de son développement » (p. 941, Cf. 74). — Il admet donc la base du système et la méthode. Mais il est hégélien indépendant. En quoi s'écarte-t-il de la doctrine du maître et cherche-t-il à se frayer une voie qui lui soit propre ? on le verra par la suite.

Nous ne voulons d'abord que donner une idée de la forme et des qualités extérieures de son livre. Venant après les autres, l’auteur a voulu éviter leurs défauts et tenir compte des reproches que lui-même leur adresse. À l'obscurité qui caractérise leurs écrits, à l'emploi des formules étranges, souvent vagues ou vides, qui les rend la plupart si difficiles à comprendre et même souvent inintelligibles, il s'est efforcé de substituer une exposition plus simple, plus naturelle, une diction plus claire, ce qu'il appelle la vraie popularité du langage. Sans rien sacrifier aux exigences de la pensée scientifique ni à la clarté précise, il veut éviter le formalisme, le schématisme de cette moderne scholastique, sa terminologie aride et prétentieuse qui ne s'adresse qu'à des initiés. Il s'interdit les raisonnements subtils d'une dialectique abstraite qui fatiguent le lecteur sans l’éclairer. Il s’étend longuement sur ces défauts. Si lui-même n’a pas toujours observé ses préceptes, on doit reconnaître qu’il y a généralement réussi. Sa pensée est facile à suivre, son exposition des doctrines bien conduite et lumineuse ; son langage en général est naturel et simple. Il sait choisir les points importants vraiment dignes d’intérêt et les fait bien ressortir ; s’attachant au principal, il néglige les détails inutiles. Doit-on dire que, pour le lecteur français, son œuvre sous ce rapport ne laisse rien à reprendre ou à désirer, qu’il n’y ait pas des longueurs, des redites, des phrases interminables et enchevêtrées, des digressions, etc. ? Ce serait vouloir qu’un livre allemand ne fût pas un livre allemand. On doit lui savoir gré aussi d’avoir abandonné dans sa forme d’exposition cette méthode scolastique, si chère aux professeurs des universités, qui débute par de courts paragraphes suivis de scholies ou commentaires, où un texte laconique et obscur est expliqué par un autre texte qui lui-même n’est pas un modèle de parfaite lucidité. Il expose d’une manière suivie les systèmes et les apprécie de même. Après chaque degré ou période importante, un résumé ou récapitulation établit la marche générale et l’enchaînement des idées. Une table des matières très-détaillée et raisonnée met tout l’ensemble sous l’œil du lecteur ; elle permet d’embrasser comme d’un coup d’œil toute cette histoire et l’ouvrage dans son entier.

J’insiste sur tous ces points parce que c’est l’indice d’une tendance nouvelle chez nos voisins, à laquelle les hégéliens eux-mêmes ont dû obéir. À Schopenhauer et à son école, on le sait, reviennent surtout l’honneur et le mérite de cette réforme. C’est lui qui, par sa polémique et par son exemple, a déterminé le retour aux formes plus simples de l’exposition et du langage ordinaires dans la philosophie allemande. La réaction qui s’est produite en ce sens est un fait important. Avoir combattu et vaincu le formalisme obscur et pédantesque qui commence à Kant et ne fait que s’accroître chez ses successeurs est un vrai service rendu à la pensée philosophique. Il est curieux de voir l’hégélianisme, dans la personne d’un de ses représentants distingués, faire de telles concessions et se ranger au même avis. — Quant à l’interprétation et à la critique des doctrines, cela tient trop au fond même du livre pour que nous ne devions pas réserver notre jugement.

Il nous suffit d’ajouter que partout l’auteur fait preuve d’un savoir très-étendu et d’une rare intelligence des matières qu’il traite. On voit que s’il s’est servi de ses devanciers, il a fait lui-même une étude consciencieuse et approfondie des théories qu’il expose et qu’il apprécie. Son érudition est rarement en défaut et fournit une base solide à sa critique. Malgré les défauts qui tiennent à son point de vue et à sa méthode, il montre beaucoup mieux qu’on n’avait fait avant lui la suite et les véritables rapports des doctrines et des systèmes. — Tous ces mérites reconnus nous mettent à l’aise pour l’examen plus sérieux que nous allons faire de ce livre et de chacune de ses parties.


II


Si l’on considère l’ensemble et la pensée principale, l’œuvre de M. Schasler est essentiellement systématique. Cette histoire critique, en effet, doit servir à fonder une esthétique nouvelle. Le titre même le dit (Grundlegung für die Æsthetik). Ce que nous avons sous les yeux n’est que la première partie d’un travail plus considérable où la science sera exposée en elle-même et pour elle-même sous forme théorique et régulière : « La philosophie du beau et de l’art. »

Tel est le but que s’est proposé l’auteur. C’est aussi, selon sa formule, de retracer « la genèse de la conscience esthétique, » autrement dit, de montrer les diverses phases qu’a parcourues la conception du beau et de l’art, dans son développement réfléchi avant d’arriver à se connaître elle-même. Cette évolution est marquée par la succession des théories et des systèmes qui ont apparu depuis l’origine de cette science jusqu’au moment où elle est parvenue. C’est, on le voit, une conception toute hégélienne qui est la pensée et l’âme de ce livre. L’auteur prend soin de la marquer et de la défendre contre ceux qui pourraient la contester, en particulier contre Vischer (V. p. 1047). Mais, avant tout, cette histoire doit servir à établir la science du beau sur une base incontestable et non hypothétique. Elle doit fournir « la vraie définition de cette science, » permettre de tracer nettement son domaine et ses limites, de la séparer des autres sciences limitrophes ou voisines ; elle doit prouver sa légitimité.

Le but marqué, quelle méthode doit y conduire ? Avant de la donner, l’auteur fait la critique de ses devanciers et il indique les conditions à exiger pour la réalisation d’une esthétique nouvelle. Ces conditions qu’il expose dans sa Préface, XIII-XXIII, concernent la forme et le fond (die Form. der Grund). La forme offre deux écueils à éviter : 1° une diction trop ornée, le luxe des images et des métaphores, les artifices du beau langage (Schönrednerei) qui servent à dissimuler la pauvreté ou la faiblesse des idées, 2° le défaut opposé, le formalisme, dont il a été parlé plus haut ; car lui aussi est très-propre à cacher ou à déguiser, sous l’apparence d’une fausse profondeur, tous les vices de la pensée, le vague et le vide des conceptions. D’une part, la rapidité superficielle, de l’autre, la lourdeur ou la pesanteur (Schwerfälligkeit), l’obscurité, calculée ou non, d’une diction abstraite hérissée de formules. Nous avons déjà vu ce que l’auteur pense à ce sujet, comment il entend « la vraie popularité » du langage scientifique et philosophique. Il s’y étend longuement et fait remarquer que cette condition tient plus qu’on ne croit au fond même de la pensée et des doctrines. Nous sommes trop de son avis pour ne pas lui donner pleinement raison. Quand c’est un Allemand qui parle ainsi, ce n’est pas à un Français de le contredire.

Quelle sera la méthode ? L’auteur, on l’a vu, admet en principe ce qui est la base de la philosophie hégélienne, l’idée et la dialectique de l’idée comme reproduisant la marche interne des choses et les lois de la pensée. Mais il est un point grave sur lequel il se sépare du chef de cette école et modifie sa doctrine. — Nous devons le préciser.

Le vice radical de la dialectique hégélienne, selon M. Schasler, c’est qu’elle ne tient pas compte de l’imperfection du langage humain qui sert d’instrument à la pensée, de la disproportion qui existe entre l’idée et l’expression de l’idée. L’idéalisme absolu suppose l’identité parfaite de la pensée humaine et de la pensée divine, de ses lois et des lois que réfléchit l’univers physique et moral. En cela, il se trompe. Il y a entre les deux termes un intermédiaire dont la nature n’a pas été assez observée : le langage. La pensée universelle ou absolue, quand elle devient la pensée humaine, traverse la parole, organe nécessaire de l’intelligence, instrument de toutes les opérations de l’esprit. Sans doute, l’idée est le fond des choses, la raison est immanente à l’univers, elle l'est aussi à l’esprit ; les lois de la réalité sont les lois de la pensée. Mais l’idée en passant par le langage humain s’altère et se corrompt ; elle perd de sa clarté, de sa pureté, de sa vérité. Elle s’empreint de toutes les erreurs inhérentes à la faiblesse humaine. Le langage n’est que « relativement adéquat à la pensée; il lui est simplement analogue. » Il y a entre les deux termes disproportion (Incongruenz). C’est ce qui fait que la dialectique a tort de se confier dans l’infaillibilité de ses formules. Cette méthode qui suppose la marche des choses absolument conforme à la marche de la pensée et aux procédés de la raison humaine est exposée sans cesse à se tromper ; car elle est entachée d’un vice radical qui la suit partout, qui fausse ou altère ses meilleurs résultats. De là tous les écarts de cette méthode qu’on a pu signaler dans le maître et dans les disciples. M. Schasler insiste longuement et avec force sur tous ses inconvénients ; sa critique est très-sévère, elle fait très—bien ressortir les défauts de cette dialectique quand elle est sans contre-poids et abandonnée à elle-même : la subtilité, l’arbitraire, l’obscurité, le vide des formules vagues et abstraites. Il va jusqu’à la traiter de « sophistique », à qualifier de tours de passe-passe et d’escamotage (Spieltachereï) son emploi chez ceux qui savent la manier le plus habilement. Il ne s’aperçoit pas que plus d’une de ces critiques retomberont sur lui, qu’il accumule les pièces d’un procès qui pourra lui être à son tour en partie intenté. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être en ce moment de son avis. Nous ne ferons qu’une seule remarque sur le point principal d’attaque qu’il a choisi et sur la modification importante qu’il introduit sous ce rapport dans le système.

Il nous semble que placer dans le langage la première source de nos erreurs, c’est ne pas remonter assez haut et s’arrêter en chemin. Ce qui rend le langage humain imparfait, c’est que l’esprit humain lui-même est imparfait. C’est là qu’il faut toujours en revenir. L’entendement humain est un entendement fini, qui sans doute participe de l’infini, sans quoi rien ne serait vrai et la science humaine n’ayant rien d’absolu serait impossible ; mais c’est une intelligence finie qui mêle ses imperfections aux objets qu’elle saisit et à ses propres conceptions. L’aphorisme de Bacon reste vrai : Est intellectus humanus instar speculi inœqualis qui suam naturam naturæ rerum immiscet, eamque distorquet et inficit. (Nov. org. I. 41.) Mais que l’imperfection vienne du langage ou de l’esprit, elle n’est pas moins réelle. Elle introduit dans la connaissance le côté relatif, variable, subjectif, qui partout subsiste à côté de l’absolu et s’y mêle à la vérité. C’est là une concession énorme. Elle contraint sinon de changer absolument la méthode, de la modifier. Cela l’empêche, en tout cas, de produire les résultats merveilleux qu’on en attend. La dialectique n’est plus ce qu’elle était, elle renonce à ses hautes prétentions. La science cherche et cherchera toujours à retrouver la vérité des choses ; cet idéal d’une conformité réelle, elle le poursuivra sans cesse. Mais la dialectique ne la garantit plus, elle-même a besoin d’un correctif qui la garantisse à son tour et l’empêche de s’égarer. C’est une approximation. Le but est un incommensurable que l’homme ne pourra jamais atteindre. Ce point, disons-nous, est capital. C’est une grave déviation de la doctrine du maître chez un hégélien. Elle fait à l’auteur une position particulière.

Comment échapper à ce défaut ? Quel sera le remède ?

Ce ne peut être qu’une méthode plus conforme à la nature de l’esprit humain et qui soit capable de rétablir l’accord entre lui et son objet. Selon M. Schasler, cette méthode c’est la méthode expérimentale et inductive dont le procédé initial, essentiel, est l’intuition. Elle seule, l’intuition ou l’expérience, peut mettre l’esprit en face du réel, en communication directe avec lui. Là est le correctif et le contrôle de la dialectique, son contre-poids nécessaire. La dialectique pour cela n’abdique pas, elle conserve toute sa légitimité, son importance, sa supériorité même, mais elle doit se combiner avec l’expérience. En un mot, la combinaison intime du procédé spéculatif et du procédé inductif, l’induction jointe à la déduction, l’a priori à l’a posteriori, telle est, dans sa généralité, selon M. Schasler, la méthode qui doit servir à fonder ou à renouveler la science et la philosophie dans toutes ses parties, la science du beau en particulier. De cette façon, les deux grands systèmes qui apparaissent dans son histoire, l’idéalisme et le réalisme, pourront s’accorder ensemble et se donner la main. On aura un système nouveau qui pourra s’intituler réel-idéalisme (Realidealismus).

Mais comment et à quelles conditions doit s’effectuer cet accord ? Dans quelle mesure et selon quelle loi les deux procédés doivent-ils se combiner ? Quel rôle doit jouer l’expérience ? Quelle place est réservée à la spéculation ? Là est la difficulté. Nous doutons que le réalisme, surtout le positivisme actuel, soit satisfait des conditions que notre auteur lui propose. Ce serait le sujet d’un long débat entre ces écoles, sur la nature, le nombre, les rapports et la gradation des facteurs de la science humaine. Ce qui est proposé, du reste, est donné comme résultat de l’analyse de la pensée et des modes essentiels de la connaissance. Mais on doit s’attendre à ce qu’ici l’hégélianisme tout entier reparaisse. Ainsi : 1° M. Schasler maintient ce qui en est la base, le mouvement dialectique de l’idée ; 2° c’est d’après la loi de ce mouvement qu’il détermine la nature et le rang des trois termes de la connaissance qui sont les trois degrés de l’évolution. — Nous ne pouvons qu’indiquer cette théorie qui s’impose à l’œuvre entière de l’auteur, à l’ensemble et à toutes ses parties, mais nous devons appeler sur elle l’attention.

Les trois moments de la connaissance qui se pénètrent et dont l’inférieur conduit au supérieur sont : 1° l’intuition immédiate ou l’expérience sensible ; 2° la connaissance réfléchie ; 3° l’intuition médiate ou conciliée, la pensée spéculative, qui coordonne, dirige et transforme les deux autres. La sensibilité (Empfindungkraft), l’entendement (Verstand), la raison (Vernunft), sont les trois facultés qui leur correspondent. Le dernier seul est le procédé philosophique, il achève et couronne les deux autres.

Il nous fallait marquer avant tout cette théorie de l’auteur aussi bien que le but auquel il tend. Cette théorie, il doit l’appliquer à toutes les questions de la science qu’il traite et d’abord à son histoire. Elle servira à nous y orienter. C’est ainsi qu’il entend le processus dialectique combiné avec la méthode expérimentale ou inductive. De cette méthode doit éclore tout le système. Elle nous montrera d’abord comment s’est effectuée cette « genèse de la conscience esthétique », son développement à tous les degrés et dans son ensemble. Elle sert à enchaîner toutes les parties du développement historique, à marquer les époques et les points de vue successifs des diverses écoles. Elle nous met dans la main le fil conducteur qui doit nous guider dans ce labyrinthe des systèmes qu’elle doit nous faire comprendre et apprécier.

Maintenant que nous avons la clef de ce livre, nous en donnerons une rapide analyse en y joignant quelques critiques.


III


Le tout se divise en trois sections. La première est intitulée : Critique des différents points de vue généraux, sous lesquels le beau et l’art peuvent être considérés. — La deuxième, qui est le corps de l’ouvrage, est l’Histoire critique de l’esthétique elle-même. — La troisième nous donne le résultat de cette histoire : la conciliation de l’idéalisme et du réalisme comme postulat d’un troisième degré, et,comme but, la fondation d’un nouveau système.

Ces trois parties sont loin d’avoir la même étendue et la même importance. La première n’est qu’une sorte d’introduction. Elle fait néanmoins partie intégrante du système. Elle ne manque pas d’ailleurs d’intérêt et elle a au moins le mérite de l’originalité. Ayant à faire connaître à des lecteurs français un livre allemand, nous ne pouvons nous dispenser de nous y arrêter.

L’auteur entreprend de décrire selon la méthode hégélienne, c’est-à-dire en observant la gradation qui conduit d’un degré inférieur au supérieur, par position, opposition et conciliation, tous les modes de la connaissance esthétique depuis le plus bas, qui est la connaissance empirique ou vulgaire, jusqu’au plus élevé, la connaissance scientifique et philosophique, en marquant tous les intermédiaires et en établissant leurs rapports. Il nous fait ainsi comme en abrégé et en petit « cette genèse de la conscience esthétique » qui doit apparaître en grand dans l’histoire des systèmes.

À chacun des degrés ou des modes de cette connaissance correspondent des classes d’esprits différents. Il en fait la description avec soin et nous en trace le portrait. Il relève leurs travers et leurs défauts dans la manière d’envisager le beau et l’art, de juger ou d’apprécier ses œuvres. Sa verve humoristique nous semble ici s’exercer beaucoup trop pour un historien. Il ne fallait pas, au lieu d’une analyse, nous donner une satire, quelquefois une caricature. — Quoi qu’il en soit, voici comment il procède. D’après la rubrique ou la division posée plus haut, il établit trois catégories où se trouvent rangés, dans un ordre qu’il croit rigoureux et logique, tous les types divers qui répondent à ces degrés. Ainsi dans la première qui est celle du jugement par sensation (Empfindung-urtheils), nous voyons figurer le laïque et l’artiste, l’amateur, le connaisseur, le collectionneur, le marchand et finalement l’enchérisseur ou (le commissaire-priseur), (Auctionator). Celui-ci forme la transition à la catégorie suivante, celle où dominent le jugement réfléchi et le raisonnement (Vertandsurtheil). Là nous voyons rangés le chroniste, l’érudit en fait d’art, le philologue, l’antiquaire et l’historien. — Puis l’histoire nous mène au point de vue supérieur où commence la troisième catégorie, celle du Jugement spéculatif et de la raison (Vernunf-urtheil). Mais nous n’arrivons pas tout de suite au plus haut degré de la connaissance vraiment philosophique. Nous passons par les degrés inférieurs de l’esthétique spéculative, où l’imagination se mêle encore à la raison, l’esthétique du beau langage (Schönrednerei) et l’esthétique éclectique. On arrive enfin, après avoir gravi tous ces degrés, au sommet de l’échelle. Le point de vue définitif ou suprême, c’est celui de la vraie spéculation philosophique. À ce degré appartiennent les vraies productions, les théories supérieures et les systèmes, dont l’histoire critique nous mettra sous les yeux le tableau successif, les théories de Platon, d’Aristote, de Kant, de Hegel, etc.

Il faut en convenir, une semblable introduction nous parait, à nous autres Français, toujours un peu laïques ou profanes, assez singulière. Nous la jugerions un hors-d’œuvre pour le moins inutile. Nous aimons à être introduits sur-le-champ dans le temple sans nous arrêter dans le vestibule. L’esprit allemand, hégélien surtout, n’a pas cette impatience et se plaît aux longs détours. Ne soyons pas trop difficiles. La chose admise, on ne peut nier que l’auteur n’ait montré beaucoup de sagacité, de justesse, de verve et d’esprit dans ses analyses et ses critiques. Tous ces types avec leurs travers et leurs ridicules, le collectionneur, le philologue, l’érudit, etc., sont bien saisis et habilement dessinés. Ce qu’il y a d’exclusif, de borné, d’injuste, de faux, de prétentieux dans chacun d’eux est exactement reproduit et mis en relief. On voit que l’auteur a vécu avec tous les hommes, qu’il les a tous connus et pratiqués. Il n’a pas résisté au plaisir d’en dessiner le portrait. Le mode de classification qu’il adopte et la dialectique qu’il emploie offrent plus à reprendre. Je dirai plus, le sérieux avec lequel « tous ces modes de la connaissance esthétique » représentés par de tels personnages, sont classés, rangés, échelonnés, se transforment les uns dans les autres, et cela pour obéir au procédé ternaire de la marche dialectique, nous met en défiance contre le futur historien. Cela fait craindre un peu pour les systèmes. Lui-même a-t-il su échapper à tous les travers qu’il décrit ? Ne doit-il pas s’attendre à quelques représailles ? Il y aurait peut-être un dernier portrait à ajouter à tous ceux qu’il a si bien dessinés. Ce serait celui du dialecticien qui, après avoir signalé impitoyablement les inconvénients de la dialectique, lui-même y succombe ; qui s’ingénie à trouver des transitions, des transformations, des métamorphoses, là où il faut voir des coexistences ou l’action de causes extérieures et les travers habituels de l’esprit humain. On sourit à le voir monter par un effort pénible d’échelon en échelon tous les degrés de cette échelle que lui-même a construite ; poser, opposer, concilier des choses et des hommes qui simplement existent côte à côte les uns des autres, sans même trop se coudoyer. On est fâché de voir ainsi se discréditer dès le début cette méthode qui doit présider à un aussi grand travail que l’exposé et la critique des systèmes dans l’histoire de cette science. Une telle gravité a pour nous quelque chose de pédantesque qui peut prêter au ridicule.

Nous voulons en donner un échantillon.

Après avoir vu passer devant nous le laïque, l’artiste, l’amateur ou l’ami des arts, le connaisseur, le collectionneur, on arrive au marchand. L’ironie du marchand contre l’idéal nous paraît déjà un morceau comique. Le logicien vulgaire demandera aussi comment le marchand de gravures, d’estampes ou de tableaux est au-dessus du connaisseur et même du collectionneur ; mais passons. Vient à la suite le commissaire priseur, l’enchérisseur (Auctionator) qui vend ou met à prix les objets d’art et disperse les plus belles collections. Il représente l’ironie cruelle du destin, l’ironie tragique, la vengeance du génie de l’art. C’est l’homme du jugement dernier, sa mission est d’être le ministre du destin. En lui, apparaît la Nemésis de l’art, le fatum. — Du reste, le collectionneur le sait. Il sait que l’arrêt du destin pèse sur sa collection. Elle doit être vendue et dispersée. Il n’y a pour lui qu’un moyen d’échapper au sort qui l’attend, d’éluder le fatum, c’est de faire une donation de sa collection à quelque musée ou établissement public ; alors le génie de l’art est apaisé. Le particulier retourne au général ; la conciliation est faite. La nation, le public, la cité ont repris leurs droits, c’est le moment de la conciliation (Vermittelung) qui réside dans le destin tragique de la collection. Par lui on s’élève du premier degré (Empfindung) à un degré supérieur, celui de la réflexion.

Tout cela est dit fort sérieusement et nous craignons d’être taxé d’esprit frivole, classé au premier degré de l’échelle, comme incapable de comprendre et de goûter ce qu’il y a de profond et de vrai dans ce chef-d’œuvre de dialectique. Nous regrettons qu’un penseur aussi distingué, qui nous semble avoir si bien senti et compris lui-même les défauts de son école et de la méthode employée par ses prédécesseurs, n’ait pas su lui-même les éviter. — Mais c’est trop nous arrêter à ce long préambule. Nous devons nous hâter d’arriver à l’histoire critique des théories esthétiques.


IV


Obligé de nous renfermer dans d’étroites limites, nous examinerons d’abord la marche générale que l’auteur a suivie, la manière dont il établit et caractérise ses époques principales et secondaires. Nous jeterons ensuite un coup d’œil sur chacune d’elles en nous arrêtant sur les points qui nous paraîtront les plus dignes de fixer notre attention.

Fidèle à la méthode hégélienne, M. Schasler adopte la division tripartite que lui impose la dialectique ; il reconnaît trois moments dans l’histoire de l’esthétique ; ils répondent aux trois catégories de la pensée : l’intuition, la réflexion et la spéculation. — L’antiquité forme, à elle seule, une première période. L’intuition y domine. Platon, Aristote, Plotin y marquent trois degrés différents et représentent presque toute l’esthétique ancienne. Les autres écoles ne fournissent qu’un faible contingent ou des doctrines peu originales. Après une interruption de quinze siècles où cette science est absente et comme totalement oubliée, le fil se renoue au xviiie siècle. — L’esthétique anglaise, française, italienne et hollandaise ouvrent cette seconde période. Mais ce n’est qu’un préambule à l’esthétique allemande qui, avec Baumgarten, commence véritablement cette seconde époque. Celle-ci se continue avec Kant et ses successeurs jusqu’à la fin du xviiie siècle. — La troisième époque est celle du xixe siècle. L’idéalisme absolu de Fichte, de Schelling, de Hegel, et les travaux des autres écoles qui appartiennent au réalisme (Schopenhauer, Herbart, etc.), forment la troisième période.

Telle est la division générale. Dans ces trois époques se reflètent les trois termes du mouvement ternaire qui se reproduisent au sein de chacune d’elles. Ils servent à marquer les subdivisions. Ainsi, dans l’antiquité Platon représente surtout l’intuition ; Aristote la réflexion ; Plotin la spéculation. Il en est de même de l’esthétique moderne, dans ses deux périodes principales. La même gradation s’y retrouve. Ainsi l’observation sensible, c’est-à-dire l’intuition, est le caractère dominant des écrits de Baumgarten et de ses successeurs. Kant et son école nous offrent des œuvres dues à la réflexion surtout et au raisonnement. Ce qui vient après marque l’ère de la spéculation. L’idéalisme de Fichte, de Schelling, de Hegel, représentent la pensée spéculative. Le tout est clos par l’école réaliste à laquelle appartiennent Schopenhauer et Herbart, leurs disciples ou adhérents.

Voilà le cadre et les compartiments où doivent se mouvoir tous les systèmes. C’est ainsi que vont se grouper et se coordonner toutes les productions et les monuments de cette histoire. Est-il besoin de faire remarquer combien tout cela est arbitraire et artificiel ? L’auteur qui reproche si sévèrement à ses devanciers d’avoir sacrifié au formalisme, au mécanisme, au schématisme, etc., y est-il lui-même étranger ? Lui qui blâme les autres d’avoir abusé de la méthode a priori, de n’avoir pas consulté l’expérience et d’avoir fait violence aux faits, n’est-il pas ici tombé visiblement dans le même défaut ? Peut-on espérer de voir de là sortir une véritable histoire ? Ainsi tous les systèmes vont défiler sous nos yeux dans l’ordre qui leur est assigné, avec ces étiquettes sur le dos, chacun obligé de répondre à l’appel qui lui sera fait, de justifier le caractère que la théorie lui a imposé et auquel il doit répondre. Il sera jugé d’après ce caractère, déclaré essentiel, qu’il le soit ou non, qu’il en ait d’autres ou qu’il n’en ait pas. L’auteur croit échapper à l’objection en disant que chaque terme se reflète dans les autres, et qu’ils se pénètrent réciproquement. L’antiquité est bien l’intuition ; mais il y a aussi chez elle de la réflexion et même de la spéculation. Il y en a dans Platon, dans Aristote et dans Plotin. Cette manière subtile de se tirer d’affaire, le met, il est vrai, plus à l’aise ; mais qui ne voit le péril ? Elle lui permet de changer et d’intervertir à son gré les rôles. Quand on passe aux modernes, la confusion surtout est inévitable. Nous n’avons pas besoin d’insister ni de démontrer ce qui ne résiste pas à un examen sérieux. Cette méthode admise, encore faut-il qu’elle réponde à ses propres exigences. Or, sa prétention et son but est de reproduire la marche interne des choses, la genèse ou le développement de l’idée. Le fait-elle ? Est-ce bien ce qui est possible avec une pareille division et une semblable méthode ? Cette division est prise, il est vrai, dans les modes de la pensée humaine. Ce n’est toujours que le côté formel qu’elle représente. Le contenu réel qu’elle recèle y apparaît-il ? Il y aura des doctrines dues à l’intuition, d’autres à la spéculation ; cela ne dit pas ce qu’elles contiennent et les solutions données aux problèmes. Le fond des systèmes, ce qu’ils représentent, est voilé, caché, sous ce manteau dont ils sont affublés ou travestis. L’histoire n’atteindra pas son vrai but, la genèse de la conscience esthétique.

Heureusement l’auteur, dans son exposé et sa critique des systèmes, sera infidèle à sa méthode. Il oubliera le cadre où sa pensée s’emprisonne. Il s’efforcera, je m’empresse de lui rendre cette justice, d’entrer et de nous faire entrer avec lui dans le véritable esprit des doctrines qu’il retrace, de suivre la marche et la filiation des idées en pratiquant le vrai procédé génétique. Mais partout on sent combien ce cadre le gêne et lui est incommode. Sous cette armure pesante qui paralyse ses mouvements, il est exposé à bien des faux pas. Il est obligé de s’arrêter sans cesse pour reprendre haleine et renouer le fil qui risque de se rompre dans ses mains. Cette méthode qui l’expose à méconnaître la nature des systèmes ne devra-t-elle pas aussi fausser son jugement et nuire encore plus à sa critique ? Il y aurait ici une multitude d’objections à lui faire sur l’emploi qu’il fait de cette dialectique quant à la suite et à l’enchaînement des doctrines, sur les interprétations et les jugements qu’elle lui suggère par la nécessité où il est de faire rentrer les doctrines dans les rouages de ce mécanisme artificiel.

Avant de signaler les endroits qui, sous ce rapport, laissent à nos yeux le plus à désirer, il convient d’appeler l’attention sur un point qui ne manque ni d’importance ni d’intérêt, le vrai commencement de cette histoire.

L’auteur a-t-il raison de consacrer à l’antiquité toute une époque, de s’y arrêter aussi longtemps qu’il le fait, d’en exposer avec soin et en détail d’une manière approfondie les principales doctrines ? Ne fallait-il pas, comme son prédécesseur Robert Zimmermann, et comme en sont d’avis plusieurs de ses compatriotes, en faire un simple antécédent (Vorstuf), ou une introduction (Einleitung, Einführung), à l’esthétique comme science, qui commence à Baumgarten avec la seconde moitié du xviiie siècle[3] ?

Ici nous prendrons parti pour M. Schasler. Nous pensons que sa méthode l’a bien servi ; elle l’a préservé d’une illusion dont ne savent pas se défendre beaucoup de ses compatriotes en cela peu désintéressés. Le but, assez clair, est de faire, comme ils disent, de l’esthétique « une science allemande. » Aussi, plus tard, quand il s’agira de l’esthétique anglaise, française, italienne ou hollandaise, M. Schasler lui-même n’y résistera pas, il en fera lui-même une simple préparation à l’esthétique allemande. Pour nous cette prétention, surtout à l’égard de l’antiquité, nous paraît exorbitante. De toutes les raisons que nous aurions à lui opposer, nous n’en dirons qu’une seule qui nous paraît péremptoire.

Le raisonnement est bien simple. Puisque cette histoire ne commence en réalité qu’au xviiie siècle, on peut sans grand inconvénient supprimer par la pensée tout ce qui précède. Or qu’arrivera-t-il ?

C’est que toute cette histoire, au moment où elle naît et dans tout ce qui doit suivre, sera complètement inintelligible. En effet, retranchez Platon, Aristote, Plotin de cette histoire, faites-la commencer avec le disciple de Wolf, toute cette science et tous ses monuments deviennent une énigme indéchiffrable. On parle fort à son aise de Platon et d’Aristote, ou de Plotin et des Alexandrins comme n’étant pas de vrais esthéticiens. Quelque idée qu’on ait de cette partie de leurs écrits, il n’est pas moins vrai qu’ils ont déjà posé les principes, agité et résolu les plus hauts problèmes de cette science. Tous ceux qui viendront plus tard après eux se serviront de leurs solutions, les reproduiront ou les contrediront ; plus ou moins ils s’approprieront la substance de leurs doctrines. Est-il une seule page même de l’esthétique allemande qui ne porte la trace de ces conceptions ? Sans elles ses plus éminentes productions seraient lettre close. L’idéalisme n’est-il pas originaire de Platon ? Schelling, Solger, Hegel lui-même ne sont-ils pas en cela platoniciens ? Dans Hegel, la définition du beau est l’idée ; l’idée du moins en est la base. Schelling, dans Bruno, est tout platonicien. L’esthétique de Schopenhauer n’est-elle pas aussi, de son aveu, puisée à la source platonicienne ? Il est assez étrange de vouloir dater de soi quand on a besoin, à ce point, des autres. Qu’est-ce qu’une histoire qui débute à un moment où elle a derrière elle tout un passé qui l’explique ? Une science qui pour se connaître elle-même est forcée de remonter quinze siècles en arrière, est-elle à son berceau ? Singulier antécédent que celui qui seul la met en état de se comprendre et qui la rend inintelligible par son absence ! Éteignez ce flambeau qui l’éclaire d’un bout à l’autre, elle reste plongée dans une nuit profonde.

Nous rendons cette justice à M. Schasler qu’il n’a pas commis cette faute, à l’égard de l’antiquité. Il lui reconnaît le droit d’être une époque à part, réelle et distincte dans la science dont il retrace l’histoire. Il lui a consacré une longue et sérieuse étude. Il est vrai que sa méthode lui en faisait une loi. La dialectique l’a emporté sur les suggestions du patriotisme. Elle lui ordonnait d’établir à priori trois époques. Il eût été un peu à l’étroit dans le champ, si vaste qu’il soit, de l’esthétique allemande. Platon, Aristote et leurs écrits sont bien loin, distants de tant de siècles. Un grand espace vide, le moyen âge et les deux siècles suivants, les séparent de nous. Il n’en sera pas de même des débuts de l’esthétique moderne, quand il s’agira des écrivains du xviie siècle qui se sont mêlés de ces questions sur les arts et le beau. Il sera plus facile d’en nier l’importance, sinon de se les approprier.

L’antiquité reconnue comme formant une véritable époque, l’auteur devait l’étudier et la juger avec tout le soin et les détails qu’elle mérite. Et c’est ce qu’il a fait en se servant des travaux de ses prédécesseurs. (Ed. Muller.) Trois grandes figures y apparaissent auxquelles se rattachent toutes les autres, Platon, Aristote, Plotin.

Le chapitre consacré à Platon et à l’esthétique platonicienne est loin de nous satisfaire. Platon est le véritable fondateur de l’esthétique. Cette science du beau et de l’art a chez lui son origine. L’auteur du Phèdre et du Banquet en a le premier agité les plus hauts problèmes et posé les bases. Sa doctrine, on ne peut le nier, a exercé une très-grande influence dans toute son histoire. Elle y occupe une place immense, aujourd’hui encore elle est sans cesse rappelée et invoquée. Il semble que M. Schasler ne l’ait pas compris ou l’ait oublié. Il ne voit chez Platon que les défauts de sa théorie et de sa manière ; le grand côté lui échappe. Son antipathie pour tout ce qui est abstraction pure, ou idéal abstrait, et pour ce qui ressemble au mysticisme, l’aveugle et le rend injuste envers le père de la science dont il retrace le développement. C’est une tache dans son livre, pour nous un défaut capital. On peut ne pas adopter la doctrine platonicienne sur le beau et l’art, en voir et en signaler les défauts, trouver très-extraordinaire tout ce que dit de l’art et des artistes, des poëtes en particulier, l’auteur de la République, lui si grand artiste et si grand poète, mais encore plus grand moraliste. On peut aussi trouver à redire à sa méthode et à la forme du dialogue, en blâmer les longueurs, rejeter cette forme de discussion comme transitoire et non définitive. L’abus du langage poétique, malgré son charme dans ces matières, peut déplaire. Tout cela ne ressemble en rien, en effet, à la dialectique et au rhythme hégéliens. Dans Platon, il y a, je l’avoue aussi, des contradictions difficiles à concilier, des dissonances qui semblent détruire l’harmonie du système. C’est un début, et la science qui commence n’est pas faite. Sur tous ces points l’esthétique platonicienne laisse prise à la critique, et l’on fait bien d’en signaler les défauts. Il est même très-difficile de l’exposer comme de la juger. L’historien critique avait ici une tâche aussi délicate qu’élevée à remplir. L’a-t-il fait comme il convenait ? Il faut le dire, l’esprit le plus étroit a présidé à toute cette partie du livre et le dépare. L’auteur ne s’attache qu’à montrer partout des contradictions ou des incohérences dans la doctrine de Platon, à la rabaisser et même à la dénigrer. Finalement il constate que le tout se réduit à peu de chose (v. p. 79). On en est à se demander comment un esprit aussi élevé, comment un disciple de Hegel, a pu méconnaître à ce point la nature et la grandeur de cette doctrine ? N’a-t-il pas vu que toute son histoire lui donne à lui-même un éclatant démenti et contredit son jugement ? Car, enfin, si l’esthétique de Platon a si peu de valeur et se réduit à de si mesquines proportions, comment a-t-elle joué un si grand rôle dans l’histoire ? comment a-t-elle exercé une telle influence ? Ce ne sont pas seulement des hommes comme St. Augustin, ou Cicéron ou Longin qui l’ont subie, etc., ce sont aussi les princes de l’esthétique moderne ; c’est Solger, Schelling, Hegel lui-même. Le fond de cette doctrine, ils l’ont en partie adoptée : l’idée platonicienne. Ne fournit-elle pas à Hegel le premier terme de la définition du beau ? Et M. Schasler lui-même qui doit fonder le réalisme idéaliste ne fera-t-il pas de même ? On voit jusqu’à quel point l’esprit systématique peut fausser le jugement des hommes les plus éclairés. Selon sa rubrique, M. Schasler doit voir dans Platon le premier mode de la connaissance esthétique : l’intuition. Si elle n’exclut pas la réflexion et même tout à fait la spéculation à ce premier degré, elle y domine. Donc, tout doit être faible et confus dans Platon. C’est assez pour lui refuser la puissance spéculative, et une grande portée à sa doctrine. Aristote et Plotin auront une tout autre importance. Platon, d’ailleurs, c’est l’idéal abstrait, sa pensée prend des couleurs mystiques. M. Schasler a horreur du mysticisme. Cette logique inconsciente a tout à fait aveuglé chez lui le critique, l’interprète et l’historien ; elle lui a ôté sa clairvoyance la plus commune, sur l’œuvre du génie qu’il avait devant lui. Il a mieux aimé voir partout des contradictions que de les expliquer et de les concilier. Tout ce chapitre sur Platon est à refaire.

Aristote est beaucoup mieux ou plus favorablement traité. Mais la prédilection de l’historien pour celui qu’avec Hegel il admire le plus parmi les grands philosophes, ne l’a-t-elle pas égaré ? N’a-t-il pas ici dépassé le but comme tout à l’heure il est resté en deçà avec Platon ? Aristote n’a laissé aucun monument spécial sur la science du beau et la philosophie de l’art. Rien dans ses écrits, qui nous sont parvenus, n’est à comparer au Phèdre et au Banquet. Sa Poétique est un traité particulier et encore une ébauche dont la tragédie à peu près seule est l’objet. Elle a exercé, sans doute, une grande influence, pas toujours très-salutaire, sur le théâtre moderne. Mais sur les principes mêmes et la métaphysique du beau et de l’art, Aristote ne peut être comparé à Platon : sa trace est beaucoup moindre dans l’histoire. Sur le beau, l’art, les différents arts, il faut extraire ses opinions de quelques lignes éparses dans la Métaphysique et les Problèmes ou des passages de la Politique (VI et VII), où la musique est envisagée par rapport à l’éducation. Comment avec de tels matériaux reconstruire toute une esthétique péripatéticienne ? C’est pourtant ce qu’a fait M. Schasler. Le monument qu’il élève à Aristote, dans son histoire, est complet. Il n’y manque rien. Tout y est déterminé, précisé, coordonné : le point de vue général et la méthode, l’idée du beau en général, les différents genres de beauté, la beauté formelle, la beauté concrète, la beauté morale ; le beau dans les arts, l’apparence artistique, l’imitation et le principe d’imitation, l’imagination, etc. Puis, vient le système des arts, leur nature et leur coordination, chaque art en particulier, la poésie et ses espèces, le drame, la tragédie, la comédie, la poésie lyrique. Après cela, nous avons la musique, la danse et les arts du dessin, l’architecture, la sculpture et la peinture, enfin le rapport de l’art à la vie humaine et à l’éducation. Tout cela est traité en grand détail. Le contraste avec Platon est complet. L’auteur s’en est aperçu. Il s’en tire fort spirituellement. « La belle rhétorique de Platon, dit-il (p. 122), dans son luxe exubérant, avec ses phrases mystiques, a sans doute engagé son successeur à être d’autant plus bref et même plus sec. Quelques mots significatifs lui ont suffi pour marquer l’essentiel. » Si cela est, il semble que l’historien aurait dû imiter un peu plus son modèle, au lieu de faire à son tour l’antithèse inverse. Loin d’être sobre, il s’est cru obligé d’approfondir, d’expliquer, de commenter, de développer, de conclure, de construire et de systématiser ; il fait parler longuement Aristote là où il est resté muet pour nous ou très peu explicite. Il n’a pas vu qu’alors il n’était plus historien, que l’œuvre qu’il entreprenait était sinon celle d’un commentateur et d’un érudit, en tout cas, une œuvre systématique. Encore dans cette reconstruction, il est exposé à fausser son. modèle, à prêter à Aristote des idées trop modernes, à lui faire parler un langage qui n’est pas le sien, et à revêtir sa pensée de formules hégéliennes. C’était le danger ; M. Schasler ne l’a pas évité ; sa manière d’entendre le principe d’imitation beaucoup trop précise, à elle seule, en fournirait l’exemple. À quoi bon aussi ce long commentaire sur la κάθαρσις ? Est-ce parce qu’elle a fourni toute une bibliothèque ? raison de plus pour être bref. Ce que l’auteur ajoute n’apprend rien que ce qu’il en pense à son tour. Tout cela sans doute est ingénieux, fort savant. On trouvera instruction et intérêt à lire toute cette partie du livre, mais c’est une dissertation introduite dans une histoire, non un chapitre d’histoire. Le résumé, placé ailleurs, de la doctrine d’Aristote et de son école, ne la rend pas plus claire et ne peut remédier à ce défaut.

Plotin et les Alexandrins, qui forment le troisième degré de la période ancienne, offrent moins de prise à la critique. La théorie de Plotin sur le beau, ce qui la distingue de celle de Platon et constitue sur elle un progrès réel, sa manière nouvelle d’envisager l’art, sont bien marqués et appréciés. L’auteur a su se borner ici aux généralités que son sujet ne lui permettait pas de dépasser. On pourrait seulement lui contester ses formules que comme historien, à notre avis, il aurait dû éviter. Cette terminologie hégélienne de l’idée absolue, se déterminant elle-même, son retour à elle-même, sa manifestation à elle-même, etc. (p. 234 et suiv.), appliquée à la philosophie alexandrine, est-elle bien exacte et propre à nous la faire connaître ? Cette manière dogmatique de traiter l’histoire a plus d’un inconvénient bien des fois signalé. Nous ne voulons pas y insister.

La décadence qui suit et qui marque la fin de cette période dans les deux Philostrate, dans Longin, saint Augustin, etc., est bien indiquée. Avec elle finit l’esthétique ancienne.


V


Cette histoire offre une énorme lacune. La science du beau et de l’art subit au moyen-âge une éclipse totale ; celle-ci non-seulement se prolonge pendant tout le temps de la Scolastique, mais elle dure plus de deux siècles encore après elle. Quand les autres sciences que l’antiquité avait cultivées reparaissent, celle-là seule n’est pas évoquée ; il n’y a pas pour elle de renaissance. Le xviie siècle lui-même la laisse tout à fait dans l’oubli. Aucun des grands esprits qui ouvrent à la pensée moderne une carrière si vaste ne fait attention à elle, ni Bacon, ni Descartes, ni Spinoza, ni Malebranche, ni Leibniz. Ce n’est qu’aux premières années du xviiie siècle qu’elle commence à jeter quelques faibles lueurs dans les pâles écrits de quelques auteurs médiocres, Crouzas, le P. André, Batteux, Dubos. Plus tard le génie de Diderot lui apporte la vraie critique d’art. « Encore c’est sans rien approfondir de ses principes et sans secouer le joug d’une doctrine aussi fausse que superficielle. En Angleterre Shaftesbury, Burke la traitent plus sérieusement ; mais aucun chef d’école, aucun vrai philosophe, ni Locke, ni Berkeley, ni Hume, ne daigne la considérer ni s’occuper de ses problèmes. Ses sujets sont renvoyés aux poètes, aux érudits, aux littérateurs. Comment expliquer une semblable indifférence et un pareil oubli, quand il s’agit de questions d’un intérêt si vif et si universel ? On le concevrait pour la scolastique si elle était seule au moyen-âge ; mais avant elle, déjà était né un art nouveau, l’art chrétien, qui fleurit à côté d’elle, et qui, au moment de son apogée, a couvert l’Occident de ses monuments. Au temps de Pétrarque et de Dante, et de la Divine comédie, qui est presque autant une philosophie qu’un poème, dont l’auteur n’est étranger à aucun dogme philosophique, nullius dogmatis expers, même oubli, même indifférence. Pas un non plus de ces grands génies qui embrassèrent alors l’ensemble des idées de leur temps, saint Thomas, Albert-le—Grand, ne lui a donné une petite place dans sa Somme qui est une encyclopédie. Plus tard, au grand siècle de la peinture, quand le génie des arts multiplie à profusion ses toiles immortelles, au siècle de Raphaël et de Michel-Ange, ni en Italie, ni en France, ni aux Pays-Bas, ni en Allemagne, là où partout se créent les chefs-d’œuvre, pas une tête pensante n’est sollicitée à réfléchir sur la nature et le but de l’art et ne songe à en étudier les lois. Il y a là un phénomène au moins singulier, un problème qui se pose à l’historien et qu’il doit résoudre. Notre auteur l’a compris et lui consacre un sérieux examen dans des pages un peu longues, qu’il intitule : « le Saut par-dessus le moyen-âge » (der Sprung über das Mittelalter). Pour résoudre le problème, il croit devoir recourir aux plus hautes considérations de la philosophie de l’histoire. On reconnaît dans ce qu’il en dit beaucoup des idées de son maître Hegel (Cf. Esthétiq. 2e partie) et plusieurs aussi de ses formules. Nous ne contestons pas l’heureuse application qu’il en fait. Selon nous, il aurait pu s’y étendre moins ; sa pensée y aurait gagné en précision et en clarté ; sa marche eût été moins ralentie. Cette pensée, au fond, peut se résumer ainsi.

Pour le Moyen-âge l’explication doit être cherchée dans l’opposition de l’esprit moderne à l’esprit antique. Chez les Grecs toute la vie est pénétrée de l’idée du beau. L’art est partout, il fait partie intégrante des mœurs, de la religion, de l’État, de l’existence entière publique et privée. Une heureuse harmonie règne entre l’esprit et la nature ; l’idée et la forme se pénètrent et s’accordent. Dans l’esprit moderne, au contraire, cette harmonie est rompue. L’esprit abandonne la nature ; il se replie sur lui-même, il entre dans ses profondeurs. Ici nous retrouvons les termes et les formules hégéliennes : l’intériorité (Innerlichkeit), la subjectivité infinie, le renoncement, la souffrance, le détachement des choses terrestres, la mortification de la chair, voilà ce qui fait le fond, l’essence de la pensée chrétienne, et ce qu’exprime surtout l’art chrétien. À une telle époque, le besoin du beau ne se fait pas sentir ; mais celui du saint. La religion est tout, l’art est à son service. L’intérêt du beau s’efface et s’absorbe dans l’intérêt religieux. « Comment le moyen-âge aurait-il eu une philosophie du beau quand, dans la vie, il n’est pas question du beau, quand l’art est absolument le serviteur de la religion ? »

Pour ce qui est de la Renaissance et des âges suivants, la solution est différente, mais aisée à trouver. Si l’esthétique n’est pas née quand l’art fleurit aux xve et xvie siècles, c’est que les deux facultés, l’une qui crée le beau, l’autre qui l’apprécie et s’en rend compte, sont différentes ; elles sont même opposées. L’une vient après l’autre et elles ne sont pas simultanées. Déjà chez les anciens, le siècle de Périclès était passé quand Socrate, qui lui-même avait été artiste, visitait les ateliers des sculpteurs, les questionnait sur la nature et les procédés de leur art. Platon raisonnait sur le beau et concevait son modèle divin, quand l’art s’éloignait de plus en plus de cet idéal et ne s’étudiait plus guère qu’à flatter les sens, à sourire à la passion, à lui agréer. Si Aristote pose les règles de la tragédie, c’est qu’elle a déjà produit des chefs-d’œuvre. De même c’est quand l’art moderne est sur son déclin, ou que la réflexion s’y môle à l’inspiration pour enfanter des chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, que les questions sur le beau et l’art seront soulevées et agitées, qu’on cherchera à se rendre compte des procédés mystérieux du génie. — Ces raisons nous paraissent aussi simples que justes ; nous regrettons que l’auteur les ait compliquées de phrases abstraites et de digressions inutiles.

Quant au xviie siècle, l’explication est encore plus simple. La pensée philosophique y est toute absorbée par les grands problèmes de métaphysique abstraite et de méthode ; elle n’a pas de temps à donner à d’autres sujets pour elle d’un moindre intérêt dont l’importance ne lui apparaît pas, et qui en comparaison lui sembleraient futiles. Dieu, l’âme, la matière et l’esprit, la certitude de nos connaissances et l’origine de nos idées, les lois du monde et la structure de l’univers, son origine et sa durée, voilà les objets qui captivent tous les esprits : les grands et les petits. Que sont à côté d’eux, l’art et ses œuvres, considérés alors comme objets d’agrément, de délassement ou de plaisir ? Il fallait qu’on vît clairement qu’eux aussi ont leur haute valeur propre et sont liés aux autres. Mais alors personne ne s’en doutait et on était encore loin du jour où on s’en apercevrait. Les raisons, je le répète, sont donc très-faciles à donner, elles pouvaient être dites plus simplement et plus brièvement.


VI


Nous arrivons à la partie du livre qui est de beaucoup la plus étendue et la plus importante, celle qui est consacrée à l’Esthétique moderne. Elle comprend l’exposé et la critique des travaux de cette science qui, dès lors, ne cessera de produire pendant les deux siècles de son histoire, des théories et des systèmes au sein des diverses écoles. Par malheur, il nous est impossible d’accompagner l’auteur dans la carrière aussi vaste que bien remplie qu’il va parcourir. L’étendue, déjà trop longue, de cet article nous contraint d’abréger notre tâche, au moment où elle offrirait le plus d’intérêt et nous serait sinon plus facile, du moins plus agréable. Nous le regrettons d’autant plus vivement que nous aurions plus à le louer pour les hautes et solides qualités qu’il a montrées dans cette partie capitale de son œuvre. Nous aimerions à lui prouver toute l’estime que nous faisons, pour notre compte, de ce grand et utile travail ; à tempérer par là les critiques que nous croyons devoir lui adresser. Sur beaucoup de points nous serions encore, sans doute, loin d’être de son avis. Surtout en ce qui concerne l’appréciation des doctrines et leurs véritables rapports, il y aurait beaucoup à lui contester. Mais nous ne nous en plaisons pas moins à rendre justice à la manière dont il les comprend et les expose, et à sa critique elle-même. Selon nous cette critique est trop sévère mais toujours élevée, approfondie ; il s’y mêle partout des aperçus féconds et utiles ; des observations justes et d’une rare sagacité lui mériteraient aussi nos éloges ; elles nous forceraient de reconnaître en lui un analyste exercé autant qu’un juge éclairé. S’il n’est pas toujours impartial, il sait, dans les discussions et les digressions peut-être trop multipliées auxquelles il s’abandonne, soulever une foule de questions intéressantes et lui-même indique des solutions profitables au progrès de la science dont il retrace l’histoire. Au lieu de cela, nous devons nous borner à quelques observations très-générales et reprendre la tâche ingrate de signaler encore quelques endroits faibles où cette histoire critique, qui par là appelle la critique, nous paraît laisser le plus à désirer.

La première est relative à la manière générale dont notre historien juge et apprécie les travaux antérieurs et étrangers à l’esthétique allemande au xviiie siècle.

Il faut aller, on l’a vu, jusqu’aux premières années de ce siècle pour voir poindre l’aurore de cette science dans des productions la plupart étrangères à la métaphysique du beau et de l’art, mais qui touchent à la théorie des arts. C’est d’abord en Angleterre, puis en France, puis en Ecosse, en Italie, en Hollande, que ces écrits apparaissent. L’auteur y distingue lui-même deux tendances, l’une spiritualiste, qui se rattache à Platon dans les écrits de Shaftesbury, l’autre, sensualiste, qui relève de Locke, Hume, Burke.

L’école écossaise, Hutcheson, Blair, Th. Reid, prend aussi une part active à ce mouvement et fournit son contingent en invoquant le sens commun. En France[4], Batteux, Dubos, Diderot ; en Hollande, Hemsterhuys ; en Italie, Muratori, Bettinelli, Spalatti, voilà les représentants principaux de cette science, qui fait ainsi ses débuts sur un théâtre nouveau, dans une pièce où l’unité d’action aussi bien que celle de lieu font défaut. Comme tout ce qui commence, elle est faible, ses premiers pas sont incertains, elle ne peut offrir de grands et vrais systèmes. Les esprits qui se mêlent de ces questions ne sont ni de profonds penseurs ni d’habiles dialecticiens. Ils les agitent un peu au hasard et sans méthode, les résolvent d’une façon superficielle. Toutefois il ne manque pas dans ces écrits d’observations justes, de faits bien aperçus et bien décrits, de fines remarques dont la science elle-même fera son profit et qui devront l’enrichir. L’historien philosophe qui aspire à concilier le réalisme et l’idéalisme ne doit pas trop les mépriser ni les oublier. Ils ont, du reste, le mérite incontestable de poser les premiers les questions, ce qui n’avait pas été fait depuis quinze siècles.

Comment M. Schasler envisage-t-il ce mouvement et cet ordre de travaux ? On doit convenir qu’il est loin de les négliger ; il leur consacre même une assez longue étude où il entre dans les détails. Mais son jugement ne répond guère à l’attention qu’il leur accorde. Quelle place leur donne-t-il et quel rôle leur fait-il jouer ? D’abord il les traite fort dédaigneusement ? Le seul mérite qu’il leur trouve c’est d’avoir servi de préparation à l’esthétique allemande. Le titre de ce chapitre est significatif : « L’esthétique anglaise, écossaise, française, italienne, hollandaise comme précurseur de l’esthétique allemande » (Vorlauferin der deutschen Æsthetik). — Que l’historien allemand nous permette ici quelques remarques.

Si ce n’est qu’un antécédent sans valeur réelle, pourquoi tant s’y attarder ? Le critique et l’historien ici ne sont pas d’accord.

Le rôle de précurseur, dira-t-il, est déjà assez beau. Dans le Nouveau Testament ce rôle est fort grand et vénéré. Je le sais ; il faudrait dire aussi que le précurseur de cette science ne l’a pas baptisée. C’est Baumgarten, et il est Allemand. À ce titre ce serait lui qui serait le précurseur. Mais je veux que toute cette esthétique étrangère et antérieure, qui doit se contenter de l’honneur d’être le précurseur de l’esthétique allemande, soit à peine digne aujourd’hui de délier les cordons de ses souliers ; encore a-t elle le mérite d’être venue avant elle, comme Descartes d’avoir été le précurseur de Kant. Cela dit, je ne reviendrai pas sur l’esprit d’annexion ici trop visible et contre lequel la dialectique, si elle n’était si complaisante, aurait dû au moins protester.

Toute cette époque est désignée par notre auteur sous le titre d’Esthétique populaire (Popular Æsthetik).Et dès lors, il le prend de très-haut avec elle comme n’ayant rien de scientifique. Ce n’est pas de la science (Wissenschaft). Soit, mais disons-le, M. Schasler a beaucoup abusé de ce mot dans toute son histoire. Il ne voit pas jusqu’où cela va le conduire. Un esprit aussi sagace aurait dû s’en apercevoir. Pour lui, en effet, presque toute l’esthétique allemande devient de l’esthétique populaire. D’abord, toute la première période, celle de Baumgarten et de son école est ainsi désignée : Winkelmann, Lessing, Eberhard, Sulzer. Kant seul, à la fin, fait exception, mais tous les autres, ses adversaires et disciples, Herder, Gœthe, W, de Humbolt, sont tous des esthéticiens populaires. Schiller, qui a rendu à cette science de si grands services, est rangé dans la même catégorie. Mais Fichte qui n’a rien fait pour elle obtient une place assez notable quoiqu’il soit mal traité. Pourquoi ? c’est qu’il a fait de la science spéculative. J. Paul, W. de Humbolt, les Schlegel, les romantiques n’appartiennent pas à la science, car leurs écrits ne sont ni méthodiques, ni sévèrement scientifiques. Mais que l’historien y prenne garde, à ce compte toute l’esthétique allemande va y passer. Du moins, elle se trouvera réduite à trois ou quatre noms, il est vrai, peu populaires, non tous fort connus ou inégalement célèbres. Schelling en fera-t-il partie ? on verra comment. Hegel qui n’a pas cru devoir être sévèrement dialecticien, pourrait bien à son tour être exclu. Que reste-t-il ? deux ou trois de ses disciples qui ont mis ce titre (Wissenschaft des Schönen) en tête de leurs livres : Weisse, Vischer et plus tard M. Schasler. C’est peu pour une histoire qui retrace au long et à tous ses degrés la genèse de la conscience esthétique ; M. Schasler oublie d’ailleurs ce que lui commande sa dialectique. Elle veut que dans cette histoire, partout et à toutes les époques, il y ait trois moments (intuition, réflexion, spéculation) que les degrés inférieurs, quoique inférieurs, ne soient pas moins nécessaires au degré supérieur qui les absorbe et les dépasse. Sans cela, le processus n’existe pas. Mais l’esthétique scientifique et spéculative toute seule, privée de l’aliment ou de la matière que lui fournit l’esthétique expérimentale ou réflexive, périrait d’inanition sur un rocher escarpé et au milieu d’une île déserte, comme l’a dit très-spirituellement quelque part M. Schasler de l’esthétique positiviste, privée de ce qu’elle emprunte à l’idéalisme.

Ainsi en soutenant les droits de l’esthétique anglaise, française, etc., nous prenons la défense de l’esthétique allemande elle-même dont nous avons reconnu d’ailleurs toute la supériorité. Nous empêchons des annexions dans la science, qui lui seraient à elle-même funestes. Il y a plus, en invoquant la dialectique qui se tait et qui devrait réclamer, nous prenons parti pour l’historien qui fait infidélité au critique, quand, par exemple, il consacre soixante pages à Winckelmann et à Gœthe, lui qui en donne à peine autant à Vischer, à Weisse et à Hegel même, ces héros de l’esthétique savante ou spéculative. Et nous l’en remercions, car ces pages consacrées à l’esthétique populaire sont aussi instructives qu’intéressantes.

Une troisième objection est beaucoup plus grave, car elle porte sur le fond même du livre. Il s’agit de la marche et du développement de l’esthétique moderne que nous reconnaissons volontiers être surtout une science allemande. Notre critique, du reste, rentre dans une plus générale que nous avons faite plus haut à l’auteur sur l’emploi qu’il fait de sa méthode. Celle-ci l’a encore mal servi. Elle lui a fait voir le côté extérieur dans la marche des systèmes. Le côté interne lui a échappé ; chez lui du moins il n’est pas visible. Il disparaît sous l’enchaînement factice qui lui est dicté d’avance par sa rubrique des trois moments de la pensée. La toile est sans doute ingénieuse, mais le tissu en est peu solide, il recouvre et cache le mouvement réel de la pensée dans les périodes principales de l’esthétique allemande.

Ce mouvement est facile à saisir. Il doit frapper tous les yeux. Deux grandes périodes ou phases successives comprennent ici tous les systèmes et marquent ce développement. Dans la première, la pensée se porte exclusivement sur les faits et les facultés de l’âme qui répondent à l’idée du beau. C’est la période subjective : Baumgarten et ses successeurs ne sont occupés que de décrire et de caractériser tous ces faits, impressions, sensations, actes et facultés de l’esprit que met en jeu l’idée du beau et de l’art. Kant lui-même ne fait pas autre chose quoiqu’il renouvelle la science et creuse plus avant ; mais voilà tout. Ce qu’il décrit et critique avec plus de rigueur, c’est le goût, la faculté de juger, qu’il analyse et qu’il juge. Le beau en soi, pour lui, n’existe pas. Ses successeurs font de même : Schiller lui-même, quoiqu’il essaie de sortir de ce point de vue. — Avec Schelling et l’idéalisme transcendental, un autre mouvement commence. C’est alors le beau lui-même, le beau objectif, qui est abordé, étudié, proclamé. L’art est considéré en lui-même dans ses productions et ses œuvres comme manifestation de l’absolu. Tout ce qui vient après est conçu dans le même esprit. La science et la philosophie de l’art sont entrées dans cette voie ; sur cette base s’élève tout son édifice[5].

Ce sont là les deux grandes phases de la pensée allemande ; l’esthétique les a parcourues aussi dans son évolution. M. Schasler n’a pu le méconnaître. Mais chez lui ce mouvement est comme dissimulé, caché, étouffé sous les divisions et subdivisions de la classification artificielle qu’il a adoptée. C’est là un défaut très-grave et qui s’étend à toutes les parties de cette histoire. Si l’exposition en souffre, on doit penser que l’appréciation des systèmes ne peut y rester étrangère. La critique de l’auteur, malgré ses mérites supérieurs, doit y perdre souvent de sa justesse et de son impartialité[6].

Nous n’en voulons pas d’autre preuve que la manière dont est traité celui qui a ouvert et inauguré l’une de ces deux grandes périodes. C’est Schelling qui, on peut le dire, a fondé la philosophie de l’art en proclamant l’art indépendant, une des hautes manifestations de la pensée. Hegel lui-même le reconnaît (V. Esthét., introd., p. 82). Comment est jugé et apprécié Schelling dans cette histoire ? Quelle place y occupe-t-il ? Nous avons regret de le dire, son rôle y est tout à fait méconnu. L’article qui lui est consacré est empreint d’un bout à l’autre de l’esprit le plus exclusif et le plus étroit. Nous avons à faire à M. Schasler le même reproche que pour Platon dans l’esthétique ancienne. L’auteur de l’Idéalisme transcendental est encore plus maltraité que l’auteur du Phèdre et du Banquet. L’antipathie de M. Schasler pour tout ce qui est idéal abstrait ou porte l’empreinte de la pensée mystique, l’a complètement aveuglé sur les grands côtés, l’originalité et la fécondité de cette doctrine. Il a aussi fermé les yeux sur le mouvement imprimé aux esprits. Les vices de la méthode dans les écrits de Schelling, la forme de l’exposition, les variations de la pensée, les contradictions, les abus de la diction trop poétique, etc., voilà ce qui le frappe et ce qu’il signale. Le reste pour lui n’est rien ou peu de chose. Finalement il conclut sur Schelling en disant que l’esthétique lui doit beaucoup moins qu’on ne croit. C’est une injustice, une faute très-grave dans cette histoire : elle ne peut se pardonner à un historien qui retrace la genèse de la conscience esthétique.

Nous aurions bien d’autres observations à faire ; mais il faut s’arrêter et nous aimons mieux terminer cette revue rapide en renouvelant nos éloges, que ces critiques ne peuvent ni contredire ni atténuer.


VII


Quel est le résultat auquel aboutit toute cette histoire ? Quelle conclusion l’auteur lui-même prétend-il en tirer ? C’est ce qu’il prend soin d’établir dans un fort long chapitre qui termine son ouvrage et qu’il nous reste à examiner.

Le but de cette histoire, on ne l’a pas oublié, c’est : 1° de retracer la genèse de la conscience esthétique ; 2° de trouver dans cette histoire même la base d’un nouveau système d’esthétique.

L’auteur a-t-il atteint ce double résultat ?

Voici comment il s’exprime lui-même à ce sujet. « Le premier résultat, dit-il, qui nous a paru incontestablement le fruit de cette histoire est celui-ci : Elle a montré d’abord que chaque point de vue esthétique qui apparaît dans cette histoire a sa justification, sa vérité relative ; qu’elle doit être considérée comme une pierre qui doit entrer dans l’édifice total ; d’un autre côté, que cette justification, cette vérité partout n’est que relative : d’où la nécessité de s’élever au-dessus d’elle à une vérité plus haute » (p. 1130).

Nous ne pouvons que souscrire à ce jugement dans sa généralité. C’est, en effet, le résultat auquel doit conduire l’histoire de toute science si elle a été philosophiquement conçue, interprétée et jugée selon son véritable esprit de haute et impartiale critique, conforme à la nature et aux progrès de la pensée humaine. Cette histoire des théories esthétiques n’eût-elle fait que prouver et mettre en lumière ce résultat, celui-ci serait déjà très-grand et il n’y aurait qu’à féliciter son auteur de l’avoir entreprise. Mais nous n’en pouvons dire autant du but plus spécial qu’il poursuit, et cela résulte de nos critiques. La genèse qu’il nous promet ne se dégage ni assez nettement, ni suivant sa gradation véritable qui doit marquer à nos yeux tous les pas ou les degrés de la pensée. Le mode spécial selon lequel il prétend qu’elle s’accomplit ou s’élabore nous a paru sujet à de graves objections. Cette histoire de la science du beau dans ses phases successives ne nous a pas fait voir assez clairement, par la suite des théories et des systèmes, comment l’esprit humain est parvenu sur ce point à prendre possession de lui-même, de l’idée qui fait le fond de cette science et de son histoire : l’idée du beau et de l’art. Du moins il y aurait beaucoup à refaire et à ajouter dans cette œuvre pour que ce but fût atteint. L’auteur lui-même est forcé d’en convenir, puisqu’il sent la nécessité d’un nouveau système qui offre une notion plus adéquate de cette idée et qu’il croit que la définition elle-même est à trouver. En tout cas la gradation qu’il établit est trop systématique, trop contestable et trop arbitraire pour pouvoir être acceptée. La marche interne de la pensée ne s’y révèle pas assez ; ce qui a été une de nos plus graves objections.

Mais le second but, le but propre de cette histoire, comme l’auteur le déclare (p. 1130), c’est de trouver le point de vue le plus élevé pour construire un nouveau système ; et d’abord il veut trouver une base absolue non hypothétique. Y a-t-il réussi ? Nous ne le pensons pas davantage. À nos yeux, il fait de vains efforts pour l’établir. Nous ne le suivrons pas ici dans les raisonnements fort longs, souvent embarrassés et subtils, auxquels il se livre. Rien de plus fatigant à lire et à suivre que cette partie de son livre ; il ne nous épargne ni les répétitions, ni les digressions ; il revient à satiété sur les points antérieurs : 1° sur les conditions déjà énoncées d’une esthétique nouvelle ; 2° sur les vices et les défauts de la dialectique, envisagée au point de vue formel et substantiel, etc., 3° sur la nécessité de concilier les deux points de vue mis en relief dans toute cette histoire, le côté idéaliste et le côté réaliste. Mais lui, comment y parvient-il, ou croit-il y parvenir ? C’est toujours à la dialectique hégélienne, modifiée comme on l’a vu, qu’il demande le secret de cette union. L’idée immanente se reflète dans les trois modes intuition,réflexion, spéculation et leur pénétration réciproque. On a vu cette méthode à l’œuvre. C’est elle qui a construit la charpente entière de cette histoire et on sait à combien d’objections elle est sujette. Les trois procédés, en supposant qu’ils soient réels et se détachent les uns des autres, comment s’agencent-ils et se pénètrent-ils ? Comment entendre surtout le dernier ? Rien de plus vague et de plus contestable que ce que dit l’auteur. Il aboutit sans s’en douter, lui le partisan du réel et du concret, à un procédé quelque peu mystique (voyez p. 1132). Il parle aussi de refaire, comme introduction (Propédeutique) à cette science une science du langage, organe de la pensée qui vicie ses opérations (Sprachwissenschaft), (p. 977). Mais c’est tout, , et on ne voit pas quel parti il peut en tirer. Tout cela est vague, incomplet, manque de cohérence et de lucidité.

Mais, selon nous, le point le plus attaquable est précisément celui qu’il déclare le plus important : trouver une base nouvelle et incontestable à cette science du beau et du laid. Le moyen, à vrai dire, nous paraît entièrement chimérique. Pour atteindre ce but, en effet, que fait-il ? Il élimine successivement tout ce qui peut servir à établir la définition de cette science, le beau, l’idée du beau, tout jusqu’à une définition nominale. Il arrive ainsi à faire le vide le plus complet. Pour trouver quelque chose alors de réel et de positif, il n’y a plus qu’à se rabattre sur les facultés de l’esprit, les faits et les penchants de la nature humaine, et à fonder, comme il le dit, sa science sur une base anthropologique. L’esprit humain, ses pouvoirs ou ses facultés, l’activité ou l’énergie active de l’esprit, voilà, dit-il, ce qu’on ne peut contester, la base solide prise en dehors de toute hypothèse. Cela étant, l’auteur reconnaît trois penchants fondamentaux à la nature humaine, le penchant intellectuel, le penchant moral et le penchant esthétique. C’est là le vrai contenu de l’esprit subjectif. On peut s’y confier et s’y appuyer. — Soit. Mais comment n’a-t-il pas vu que ces trois penchants eux-mêmes n’ont de valeur et de signification que par les trois idées qui y sont attachées : les idées du vrai, du bien et du beau ? C’est là aussi est une base subjective et à la fois objective, la seule absolue. Veut-on en sortir, on s’élance dans le vide. Les trois penchants, je le répète, n’ont de valeur, de légitimité et de sens que par ces idées. Quand l’histoire entière attesterait leur constance cela ne prouverait pas leur véracité, leur autorité. De plus, n’est-ce pas rentrer dans le point de vue de la subjectivité, qui fut celui de la science du beau, à son origine, qui a dominé dans toute sa première période, mais dont elle est sortie à mesure qu’elle a grandi ? N’est-ce pas rétrograder vers Baumgarten et Kant et retourner en arrière ? On parle du penchant artistique (Gestaltungstrieb) analogue à l’instinct du langage (Sprachstrieb). Comment cet instinct engendre-t-il le beau et l’idée du beau ? Ne la suppose-t-il pas plutôt ? Nous ne voulons pas insister, mais tout cela nous paraît peu solide.

Que l’histoire nous montre en action ces énergies natives et le développement de ces puissances innées dans l’individu et dans l’humanité, rien de mieux. Mais l’idée, et l’idée seule, explique le penchant, la tendance, la faculté. Autrement celle-ci n’a pas de valeur et ne se conçoit pas. Ce n’est pas à un hégélien que nous l’apprenons. Il nous semble l’avoir oublié. Bref, s’il fallait ne trouver que là une base solide à la science du beau et à la philosophie de l’art dont nous venons de voir retracer l’histoire, elle risquerait fort d’être incertaine et chancelante. En voulant la consolider l’auteur l’aurait ébranlée. Heureusement il n’en est rien et toute son histoire proteste et se dresse contre sa théorie. On peut dire de l’auteur ce que Leibniz dit de certains logiciens ou métaphysiciens : « il cherche ce qu’il a et il a ce qu’il cherche. » La définition de cette science, elle est dans l’idée elle-même qui est une des faces de la raison. Elle est dans l’évolution même de cette idée et dans son développement total, telle que son histoire nous la montre. Elle est l’alpha et l’oméga de tous ces systèmes, de toutes ces théories, de celles qui la nient comme de celles qui l’affirment et cherchent à la déterminer. Il en est de la science du beau, comme de celle du vrai et, du bien, de la métaphysique, de la logique, de la morale et du droit naturel. Elle a sa place dans l’organisme de la science. Un sytème, quel qu’il soit, ne la crée, ni ne l’établit. Il la reconnaît, l’analyse et la met à sa place. Puis il l’applique et en fait voir le développement, les conséquences. ; il en tire la solution de tous les problèmes. Vouloir l’établir autrement est une tentative aussi impossible qu’inutile.


VIII


Quant au jugement général que nous devons nous-même porter sur ce livre, nous en avons suffisamment signalé les mérites et les défauts pour que nous n’ayons pas à y revenir. D’ailleurs, tant que nous n’aurons pas l’œuvre totale, ce jugement ne peut être complet ni définitif. Mais de l’examen que nous venons de faire, il nous est permis de tirer une conclusion générale relativement à la double tendance que nous avons indiquée au début de cet article et qui nous paraît être le caractère le plus saillant de l’esthétique nouvelle. C’est par là que nous voulons terminer.

Cette conclusion ressort de ce qui précède.

Le dessein nettement accusé de l’auteur est de combiner ensemble et d’accorder dans cette étroite union, les deux grands systèmes qui se produisent à toutes les époques de la philosophie : l’idéalisme et le réalisme. On a vu comment il prétend y parvenir. L’idéalisme hégélien chez lui prédomine et en réalité ne cède aucun de ses droits. Il pose son principe : l’idée et sa méthode, la dialectique de l’idée comme représentant la marche des choses, le mouvement interne de la pensée universelle. Il fait bien une concession sur l’infaillibilité de ce procédé, suivi par ses prédécesseurs ; mais il le maintient. Il lui cherche seulement un correctif, un contre-poids, et une garantie dans l’expérience ; celle-ci doit partout accompagner la pensée, l’acte essentiel et vital de la raison dans toutes ses démarches. Ce procédé, qui s’unit à l’autre et le pénètre, doit, il est vrai, être pénétré par lui, mais il garde la supériorité, il le régularise et le dépasse. Lui seul, arrivé à son plus haut degré, constitue la science et la spéculation philosophique. Sans cela, pas de science, pas de système, un empirisme étroit, incapable de résoudre aucun problème ni de systématiser ses propres résultats. Cette méthode, elle est suivie d’un bout à l’autre de cette histoire. Elle en marque tous les pas, tous les degrés. Elle en trace d’avance le cadre général, elle l’assujettit à toutes les époques à une marche régulière ; elle enchaîne et systématise les doctrines. C’est ainsi qu’elle croit arriver à donner la genèse de la pensée esthétique ou à retracer son évolution.

C’est donc l’idéalisme qui,après avoir doté cette science de ses principaux systèmes, reparaît, dans son histoire, et lui construit un dernier monument.

Mais tout en constatant ce résultat, dans le travail considérable que nous avons essayé dé faire connaître et d’apprécier, on aurait tort de fermer les yeux sur les graves concessions que cet idéalisme y fait au réalisme, et cela non-seulement en théorie mais en pratique, sur les conditions auxquelles lui-même se soumet et auxquelles il s’efforce de satisfaire. C’est ce qui n’apparaît pas moins dans tout le cours de cette œuvre conçue et exécutée selon l’esprit et avec la méthode de l’école hégélienne. D’abord l’auteur y signale lui-même les vices de l’idéal abstrait et de la méthode à priori. Il veut que partout et toujours l’expérience soit avant tout consultée, qu’elle fournisse la matière sinon la forme de la science. Les matériaux doivent être soigneusement recueillis, étudiés, analyses, raisonnés, avant que la spéculation commence son œuvre. Elle-même doit se tenir aussi près que possible des faits, ne jamais les altérer ni les contredire. Il veut que l’esthéticien digne de ce nom soit amplement informé des choses de l’art, qu’il ne s’aventure pas dans la théorie sans s’être enquis longuement des faits, sans avoir entretenu un commerce intime avec les œuvres de l’art et s’être familiarisé avec ses procédés. Il traite fort mal les plus grands penseurs qui n’ont pas rempli cette condition ou n’ont pas eu ce savoir à un degré suffisant. Lui-même, s’il entreprend cette histoire de la science du beau, c’est qu’il croit y trouver une base positive et un riche trésor d’expériences trop négligé de ses devanciers. Il y voit un vaste champ d’expérimentation où tous les procédés de l’esprit ont été essayés tour à tour, employés et appliqués par des intelligences supérieures. Le résultat auquel il aboutit ou croit aboutir et qui est de fonder la science sur une base anthropologique, pourquoi l’adopte-t-il ? C’est que cette base lui paraît en dehors de toute hypothèse et non à priori.

Ici nous n’avons pu l’approuver et il nous a paru plutôt reculer qu’avancer. Néanmoins, dans les efforts qu’il fait, il faut voir le besoin, porté jusqu’au scrupule et à l’excès, de s’appuyer sur le terrain solide des faits et de ne rien emprunter à la raison pure. L’analyse de la nature humaine, de ses facultés et de ses besoins naturels est ici substituée à la dialectique et la fait oublier. Il y a plus, et cela même est à remarquer, cette division ternaire et schématique, qui nous a paru tant nuire à l’œuvre de l’historien, et à celle du critique, qui lui a fait méconnaître ou dérobé la marche interne de la pensée, elle est prise dans l’analyse de la connaissance humaine et de ses modes. La psychologie sert de base à la dialectique ; celle-ci y a ses racines. Quant à la dialectique abstraite purement à priori, il en signale très-bien tous les défauts auxquels lui-même n’a pu échapper. Son imperfection, selon lui, réside dans le langage organe inadéquat de la pensée. Cela le ramène encore à l’étude de l’esprit humain et de ses lois par la nécessité d’en faire l’analyse dans les lois du langage où elles s’incarnent pour ainsi dire et prennent un corps. La philologie comparée comme tout à l’heure, la psychologie s’allie à l’anthropologie pour alimenter la métaphysique. Toutes ces sciences aujourd’hui cultivées avec ardeur comme sciences positives viennent tour à tour offrir leur concours à la science du beau et lui servir d’auxiliaires. Ce n’est pas tout, nous avons vu l’esthéticien débuter par une sorte de hors-d’œuvre, la description et la classification des modes de la connaissance esthétique, ce qui lui a fourni une analyse fort curieuse, quoique gâtée par la satire et la dialectique, de faits moraux nombreux dont s’accommodent très-bien une psychologie et une morale empiriques. Ce long préambule, qu’on a pu juger inutile, qu’est-il en somme sinon une sorte de phénoménologie de l’esprit esthétique étudié dans les individus avant qu’il apparaisse dans l’histoire ? Tout cela c’est de l’observation et de l’expérience. Cette consultation directe des faits, en un mot c’est du réalisme ou la face réaliste des choses. Aussi malgré l’abus des formules qui nous a paru ici quelque peu ridicule, nous n’avons pu que rendre justice à la finesse et à la sagacité qui s’accuse dans cette partie de ce grand travail. De même, malgré des critiques beaucoup plus graves et d’autres que nous aurions pu faire, nous avons dû reconnaître combien dans l’exposé, l’interprétation et l’appréciation des doctrines, l’auteur s’est donné de peine pour bien les connaître et en offrir un tableau fidèle, pour entrer dans l’esprit des œuvres et des opinions, même de celles qu’il estime peu ou qu’il est loin d’approuver. Il n’y a pas jusqu’aux défauts de sa critique qui n’aient souvent leur source dans son amour pour les faits et la réalité concrète. C’est son aversion pour l’idéal abstrait qui lui a fait méconnaître le vrai rôle des deux représentants de l’idéalisme, Platon dans l’antiquité, Schelling dans l’esthétique moderne. Toute cette histoire enfin se termine par celle du réalisme et des écoles qui en Allemagne, plus ou moins, le représentent. Schopenhauer et ses adhérents, Herbart et ses disciples ferment la marche des systèmes. L’historien reconnaît les services qu’ils ont rendus et peuvent rendre à cette science en s’attachant à la face des choses dont principalement ils se préoccupent.

L’auteur nous promet dans le système qu’il annonce : 1° Une nouvelle théorie de l’apparence (Erscheinung) dans son rapport avec l’idée. L’apparence c’est le côté sensible, celui du réel ; 2° Il doit donner une nouvelle théorie du Laid ; 3° Une nouvelle division des arts, fondée sur cette distinction : les arts du repos (architecture, sculpture, peinture) ; les arts du mouvement (musique, danse, poésie). Il réintègre la danse parmi les arts véritables. Nous ne savons jusqu’à quel point il sera heureux dans ces changements. Mais tout cela indique un désir marqué de faire aux faits et à l’expérience sensible une part plus grande, de suivre en cela le mouvement des autres sciences.

Quant au rôle qu’il fait jouer à l’histoire dans son rapport avec la science elle-même, nous croyons l’avoir suffisamment caractérisé. Nous finirons par cette remarque. Il appartenait à l’hégélianisme, qui a tant fait pour la philosophie de l’histoire et pour l’histoire de la philosophie en particulier, d’élever aussi ce monument historique à une science dont il a si bien mérité : la science du beau et la philosophie de l’art.

Ch. Bénard.
  1. Kritische Geschichte der Æsthetik. Grundlegung der Æsthetik als Philosophie des Schönen und der Kunnst, 1872. Histoire critique de l'Esthétique pour servir de base à l'Esthétique comme philosophie du beau et de l'art.
  2. N° 2 de la Revue, février 1876.
  3. Entwicklung des philosophische Begriff von Schönen und von der Kunst von den Griechen bis zur Einführung des Æsthetik als besonderer Wissenschaft durch Baumgarte. — 1750.
  4. Nous sommes étonné que le P. Andre soit oublié.
  5. Nous avons essayé de marquer plus en détail ce mouvement général des systèmes de l’Esthétique allemande dans notre Introduction à l’Esthétique de Hegel, 2e édition, 1875.
  6. Sur tous ces points nous aimons à nous trouver d’accord avec un éminent critique, M. Lasson, qui, dans deux remarquables articles (Zeitschrift fur Philosophie und philosophische Kritik, 1873), a rendu un compte détaillé de l’ouvrage de M. Schasler ; il en a savamment et judicieusement relevé les mérites et les défauts.