L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach

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L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 211-228).
L’ESTHÉTIQUE
DE
JEAN-SÉBASTIEN BACH


L’esthétique de Jean-Sébastien Bach, par M. André Pirro ; 1 vol., Paris, librairie Fischbacher, 1907.


Ce livre excellent, ce beau livre, est une thèse pour le doctorat ès lettres. A plusieurs égards, il convient de s’en féliciter. Elle fait d’abord, cette thèse, infiniment d’honneur à celui qui la soutenue. Elle en fait aussi à ceux qui l’ont accueillie et approuvée. Elle honore enfin la musique elle-même. En ces dernières années, la Faculté des lettres a reconnu que la musique n’est point indigne de son attention, de son enseignement et de son examen, voire de son examen supérieur ; qu’elle mérite, humaine entre toutes les disciplines de l’intelligence et de l’âme, une place dans le groupe des « humanités, » Désormais il paraît admis en Sorbonne que la valeur d’un Bach ou d’un Mozart n’est pas inférieure à celle d’un Quinte-Curce ou d’un Aulu-Gelle. Encore une fois, il en est ainsi depuis peu ; mais « il est vraiment digne et juste, il est équitable et salutaire » qu’il en soit ainsi.

En faisant choix de cette matière, et de ce titre : L’esthétique de Jean-Sébastien Bach, l’auteur a pris le mot dans son acception et traité le sujet selon sa nature originaire, essentielle, et souvent oubliée. Esthétique, cela veut dire sentiment et, tout du long de son ouvrage, M. Pirro n’a pas voulu dire autre chose. Il s’est proposé d’étudier beaucoup moins la technique ou le métier, que l’ « éthos » de l’un des plus grands parmi les musiciens. Et ce musicien n’est pas seulement un des plus grands, mais celui-là peut-être qui passa longtemps et que beaucoup tiennent encore pour un des plus rebelles à ce genre d’étude, un des mieux faits pour en démontrer le vide et la chimère. Il nous en souvient, au temps de notre jeunesse, nous fûmes nous-même de ceux qui ne voyaient ou plutôt qui n’entendaient guère en lui que le maître de la raison pure. Alors nous avions peine à croire ceux qui le glorifiaient comme un maître, au moins égal, de la sensibilité profonde. Nous les croyons maintenant. Aussi bien les argumens ne manquent pas aujourd’hui, ni les preuves, où se puisse fonder cette croyance. Les derniers ouvrages consacrés par la critique au prodigieux cantor insistent de préférence sur le côté sensible, expressif et passionné de son génie. Le titre seul d’un récent et remarquable travail : Bach. — Le musicien-poète, atteste que tel fut bien le dessein de l’auteur[1]. Le même esprit anime le livre de M. Pirro et le soutient tout entier. Il en fait l’unité et la force, l’élévation et la profondeur, plus d’une fois la chaude et lyrique éloquence. « La vertu expressive, » nous affirme l’écrivain, dans une formule qui résume sa doctrine générale, « la vertu expressive n’a jamais manqué à la musique. » Et dans la musique de Bach spécialement il recherche, il découvre, il exalte cette vertu. Sans doute elle peut échapper au premier regard. Chez Bach, encore plus que chez tout autre, elle se cache, et les dehors magnifiques de la musique pure semblent d’abord offusquer le sentiment, pour ainsi dire intérieur à leur magnificence. « On ne se demande point alors si quelque discours est inscrit au milieu des entrelacs flamboyans. Dans ce rayonnement sonore qui étourdit, on ne reconnaît que la manifestation d’une force inouïe, maniée par une volonté surhumaine. Et l’on n’éprouve que le sentiment du grandiose. Le musicien doit s’arracher à cette fascination pour entendre que Bach, en des palais resplendissans, nous parle d’une voix distincte. Il nous harangue, dans le sanctuaire profond des temples élevés de sa main, et son discours n’est point vide. Il a toujours quelque message à nous faire et, comme l’orateur antique, il n’a pas d’autre intention que de nous convaincre et de nous toucher. »

Montrer dans l’œuvre entier de Bach et dans chaque élément de cet œuvre une telle intention partout présente, M. Pirro lui-même n’a pas eu d’autre intention. Dans la connaissance que nous avons du génie du maître, il ne s’est proposé que d’étendre et de fortifier en quelque sorte la notion de sensibilité, d’expression et de pathétique et, comme Bach éclatait aux esprits, avec la même force, avec la même lumière, de le faire éclater aux âmes.


I

Le premier élément dont l’ingénieux critique analyse la valeur expressive, c’est la direction des motifs. On sait que, par la transposition d’un ordre d’idées ou de sensations dans un autre, nous prêtons à la forme sonore certains caractères de la forme visible. Ainsi nous disons d’une ligne musicale, comme d’une ligne graphique, qu’elle monte ou qu’elle descend. Dans cette apparence, ou cette illusion, la musique a toujours trouvé le principe d’analogies naturelles et qui s’imposent. Dès le XVIe siècle, peut-être même auparavant, c’était une habitude, une règle pour les compositeurs, d’associer les idées d’élévation ou d’abaissement ainsi que les mots qui les expriment, par exemple l’Ascendit et le Descendit du Credo, à des successions de notes allant dans un sens ou dans l’autre. Bach est demeuré fidèle à ce système d’allusions élémentaires. Des exemples sans nombre en feraient foi. La cantate Ans der Tiefe : De Profundis, commence par un véritable écroulement de la voix. Ailleurs, sur cette phrase : Le Seigneur est placé dans Israël pour la chute et pour la résurrection, le thème s’abîme d’abord dans les profondeurs, pour se relever aussitôt. De même les verbes allemands composés avec la préposition auf, ne manquent jamais de suggérer au compositeur des mélodies ascendantes. Bach va plus loin encore. Passant, comme diraient les mystiques, ab exterioribus ad interiora, il étend, il élève le principe des analogies de l’ordre concret au domaine de l’abstraction, de la représentation des objets à celle des idées ou des sentimens. C’est ainsi qu’il use toujours de mouvemens identiques pour figurer l’élévation ou l’abaissement des choses et celle ou celui de l’âme et de l’esprit.

Pratiquée avant Bach, la direction imitative et comme symbolique des thèmes devait l’être encore après lui. Nous en rencontrons chez Wagner, et dès le prélude de Lohengrin, une intéressante et juste application. Qu’est-ce en effet, au dehors du moins, que l’action de Lohengrin, sinon la venue, à l’appel et au secours de l’innocence, d’un sauveur descendu de hauteurs mystérieuses et qui finit par y remonter ? Or le thème, le thème unique de l’introduction, ne fait lui-même que reproduire ce double mouvement. Exposé par les violons à l’aigu, sur les sommets de l’orchestre, il en descend d’abord ; puis, par une marche inverse, il y retourne et s’y évanouit. Ainsi le drame et le héros trouvent également et d’avance dans la préface de l’opéra leur figure et comme leur graphique sonore.

Nous parlions tout à l’heure de mouvement. C’est bien du mouvement en effet, et c’est de l’étendue aussi, que la musique en pareil cas nous donne l’impression. Elle qui, par sa nature, n’existe et n’agit que dans le temps, il semble alors qu’elle opère, qu’elle se développe dans l’espace. Elle entre avec les choses dans un rapport nouveau, mais logique, nécessaire, et sans doute éternel, puisque, de Bach à Wagner, nous voyons que les plus grands musiciens font exprimé.

Bach a bien d’autres moyens (et M. Pirro les examine tous) de manifester « les subtiles rencontres des sons et des pensées. » Il y réussit, autant que par la direction, par la formation des motifs musicaux. Suivant le sentiment à traduire, il forme les uns de notes voisines et consonantes, de notes qui se cherchent et qui s’aiment ; au contraire, il donne à d’autres un caractère de rudesse et d’âpreté, les composant de notes éloignées, sans rapports et sans réciproques attraits. Tantôt il fait se suivre et se répondre les sons, tantôt il les force à se heurter et à se contredire. Quelquefois il les multiplie et les prodigue ; souvent il les épargne, à ce point même que, pour exprimer l’idée de certitude et de constance, il lui suffit de répéter une note unique avec obstination. Distinction des deux modes (le majeur et le mineur) ; altération des intervalles ; opposition du diatonisme et du chromatisme (celui-ci réservé pour ainsi dire à la douleur, à la plainte, aux gémissemens et aux sanglots), il n’y a pas un de ces élémens de la musique, ou seulement de la mélodie, où le génie de Bach ne trouve un signe psychologique, une révélation du sentiment, de la pensée, en un mot, de la vie. Entre la direction et la forme du thème, faut-il choisir, c’est à la forme que le musicien donne la préférence. En cas de rencontre, ou de conflit, il sacrifie invariablement le pittoresque à la sensibilité. Par exemple, au début de la cantate : Sehet, wir geh’n hinauf gen Jerusalem, une gamme ascendante figure la montée vers la ville. Mais viennent les mois : O rude voyage ! aussitôt Bach abandonne l’imitation matérielle pour la représentation, toute morale, de la douleur où se plonge l’âme chrétienne au souvenir du supplice de son Dieu. Que dans le choral : Nun komm, der Heiden Heiland, la poésie invoque le Sauveur des gentils, la musique, en même temps que l’avènement du Christ, évoquera sa mort et, par une anticipation pathétique, déformant une note, une seule, de la mélodie, au pied même de la crèche elle dressera la croix.

Le rythme est encore pour Bach un incomparable agent d’expression. Il l’est d’autant plus, que son action s’exerce dans le domaine propre et comme réservé de la musique, le temps. Nous touchions ce point tout à l’heure et M. Pirro n’a pas manqué d’y insister. « De toutes les allusions offertes aux compositeurs qui cherchent à traduire dans le langage de la musique des idées exprimées par des mots, les allusions au concept de la durée sont les plus légitimes, en ce sens du moins qu’elles sont les plus justes. Elles se rapportent en effet à une propriété certaine de la musique, art soumis au temps et modérateur du mouvement. »

Hans de Bülow, je crois, a dit cette forte parole : « Au commencement était le rythme. » Le rythme n’est pas seulement à l’origine, il est partout, et nous n’avons peut-être pas, en musique, de témoin plus fidèle et de plus sûr interprète. Il parle également le langage le plus simple et le plus subtil. A toute la puissance il unit toute la finesse et toute la variété. M. Pirro consacre un des chapitres les plus nourris de son ouvrage à la psychologie du rythme chez Bach. Entre les sons prolongés et les idées de continuité, de persistance, entre les choses et les notes qui durent, entre le sommeil de l’âme, par exemple, et le long assoupissement de la voix, il excelle à saisir des rapports originaux et délicats. Il nous montre le rythme pointé (une note plus longue suivie d’une plus brève) assigné volontiers à l’expression de la grandeur et de la puissance, à l’évocation d’une marche solennelle ou d’un pompeux cortège. On pourrait ajouter que, sur ce point particulier, des maîtres plus récens, et des maîtres du théâtre, ont suivi l’exemple du vieux maître sacré. Le Meyerbeer des Huguenots (prélude de la Bénédiction des poignards, et de l’Africaine (entrée du Conseil), a reconnu la même analogie en quelque sorte naturelle, et s’y est, d’instinct, conformé.

Dans l’ordre rythmique, une fine analyse découvre d’autres correspondances encore. Voici les rythmes souples et légers, formules de bonne grâce, d’empressement et de courtoisie ; les rythmes qui tournent et tourbillonnent, enfermant dans le vol circulaire des vocalises les Amen ou les Alléluia triomphans ; les rythmes contenus et soutenus ; enfin, et ce ne sont pas les moins expressifs, les rythmes inégaux, tourmentés et haletans. Autant le génie de Bach, avec une longueur de souffle extraordinaire, aime à prolonger la mélodie, autant, lorsqu’il la veut incertaine, et qu’elle gémisse ou sanglote, il lui plaît de la rompre et de la hacher. Alors il l’entrecoupe de silences. Et dans la rythmique de Bach, comme en celle de tous les grands musiciens, le silence devient élément de beauté. Oui, quelquefois, autant que la parole, le son ou la note est d’argent ; mais le silence est d’or. Quand l’Apocalypse nous dit qu’il se fit tout à coup dans le ciel un silence d’une demi-heure, c’est peut-être pour mieux nous attester la perfection des célestes concerts. Bach a connu la vertu du silence. Il en a tiré d’incomparables effets. Il ne craint pas de rompre une phrase, fût-ce un mot douloureux, par ce qu’on appelle un « soupir, » et ce terme alors, dépouillant son apparence technique, reprend son acception véritable, son expression d’humanité et de mélancolie.

Qu’elle se prolonge ou quelle dure à peine, il y a toujours, nous dit M. Pirro, « quelque chose de mystérieux et de solennel dans cette trêve des voix. On les écoute encore quand elles se sont tues soudain et déjà l’on est inquiet de ce qu’elles diront quand on les entendra de nouveau. »

Rien n’est plus exact. Il est certain que le sens et la vertu d’un rythme consiste dans le silence autant que dans le son, dans le vide autant que dans la plénitude. L’œuvre, non seulement d’un Bach, mais d’un Beethoven, d’un Wagner, et même de tel ou tel contemporain : les variations sur un thème de Diabelli, maint passage de Tristan naguère, hier d’Ariane et Barbe-Bleue, chacun de ces exemples démontrerait ou rappellerait qu’en musique, en toute musique, il entre dans la beauté sonore une part de taciturne beauté.

« A force de considérer la musique comme un langage plein de métaphores, on y découvre peu à peu une étonnante richesse d’interprétation. » M. Pirro, d’un bout à l’autre de son livre, ne fait pas autre chose. Il remplit tout le dessein qu’il s’est proposé. Devant lui, devant nous, cette richesse augmente, et le nombre de ces métaphores se multiplie à l’infini. Nous les découvrons en chaque ordre, en chaque élément de la musique de Bach. Tout y prend une figure, tout y fait littéralement image. C’était, nous venons de le voir, la direction, ou la formation, ou le rythme des mélodies. C’en est à présent la simultanéité ; c’est aussi l’orchestration ; enfin, c’est la catégorie ou le genre (air, arioso, récitatif, choral, fugue) de la composition elle-même.

Il n’est pas une de ces formes diverses dont une critique ingénieuse autant que solide ne définisse en quelque sorte la valeur de représentation, dont elle n’établisse le rapport et comme la convenance avec tel ou tel ordre de la pensée ou du sentiment, avec le caractère de telle situation, de tel personnage ou de tel discours. Ici, par exemple, un récitatif est analysé jusque dans le détail, et dans le détail expressif, de la mélopée et de la déclamation. On rencontre ailleurs ce qu’on pourrait appeler une véritable psychologie de cet organisme symétrique, italien d’origine et de nom, l’aria. Fût-ce dans les figures et je dirais presque dans les systèmes sonores les plus abstraits en apparence, dans ceux où la sensibilité semble avoir le moins de part, nous la voyons cependant agir. Une âme, une âme véritable anime la fugue, le canon. De la contrainte même qui s’impose aux formes de ce genre, Bach arrive à tirer des idées, voire des images : entre autres, celles de la dépendance et de la sujétion, de la discipline et de la rigueur. La répétition canonique d’un motif invariable évoquera la vision, fût-ce matérielle, de marches ou d’« entrées » successives et pareilles. La fugue enfin saura parler à l’imagination. Les promesses du Sauveur, qu’une fugue accompagne, y trouveront un surcroît de fermeté, de certitude, avec le gage ou le symbole de leur accomplissement à venir. C’est que Bach se sert de la fugue « non comme d’une forme abstraite, inventée pour la seule musique, mais comme d’une forme vivante, d’un langage plus sévèrement écrit, d’où le mécanisme du style n’a pas banni les pensées. Les fugues de Bach sont en effet riches de pensées et de sentimens... Il cherche d’abord, dans le sujet, à traduire le sens profond des mots qui lui sont présentés. Et l’ampleur même de la forme qu’il traite lui confère non seulement une force merveilleuse pour dégager du texte ces images partielles dont la foule agite si violemment ses œuvres et les bouleverse comme des drames ; mais cette abondance de la fugue le rend maître encore d’une autre puissance. Il y trouve l’énergie lyrique particulière aux poèmes largement cadencés. Les retours du thème divisent la fugue en strophes de mesure égale... On attend les redites du motif principal. Chaque fois que l’une des voix l’annonce ou le reprend, il résonne avec plus de vigueur, car] il s’est enrichi de tout ce que le souvenir avait gardé de lui et de tout ce que l’imagination lui prête. Il émerge au milieu des développemens, toujours plus caractérisé, toujours plus volontaire, mieux connu et par conséquent mieux compris. »

Il faut lire ces belle pages de critique, belles d’intelligence d’abord et puis de sensibilité. Quand il parle ainsi des fugues de Bach, M. Pirro a raison, et raison deux fois : avec logique et avec émotion, à la manière de ces fugues elles-mêmes.

La relation de la musique et du texte, l’adaptation des notes aux mots, trahit encore chez Bach un souci passionné de l’expression. Dans cet ordre, fort considérable, il n’est pas une rencontre heureuse que le critique n’exalte, pas même une erreur ou une faute apparente qu’il n’excuse et n’arrive presque à justifier. Il nous montre comment, par le génie musical de Bach, tel ou tel élément de grammaire ou de syntaxe, la valeur ou le sens abstrait de certains mots, des adverbes par exemple, a toujours été compris et renforcé. La vocalise même, que Bach a pour ainsi dire élevée à la dernière puissance, est fort loin d’être traitée dans son œuvre, au moins le plus souvent, en élément de musique pure. Il est rare qu’elle n’ait pas une signification de sentiment ; presque jamais elle ne constitue une usurpation de la beauté seulement sonore sur les droits de la pensée et de la parole. Tantôt descriptive et tantôt lyrique, dans le second cas surtout la vocalise de Bach excelle à prolonger, d’un souffle inépuisable et comme à l’infini, l’exclamation de la joie ou de la douleur. Sans doute il peut arriver qu’elle s’attarde autour d’un mot insignifiant et que, pour l’unique plaisir de l’oreille, elle enveloppe une syllabe, une voyelle favorable, d’une espèce de revêtement ou de rayonnement sonore. Que de fois au contraire elle ajoute non seulement à la durée, mais à l’importance d’une parole essentielle, à sa valeur expressive, à son retentissement en nous ! Qui donc, se demande avec raison M. Pirro, qui ne reconnaîtrait la justesse de ton, la mélancolie monotone, pesante, de certaines vocalises sur le mot Sorgen (soucis) ? La voyelle o, sur laquelle elles flottent ou s’abattent, en facilite il est vrai le sombre épanouissement ; mais elle ne les aurait sûrement pas suscitées si le sens du mot, et sa place dans la phrase, n’avaient permis à Bach d’en faire, plutôt qu’un exercice pour le chanteur, une image dans le chant. »

Encore une fois, c’est tout l’ensemble des relations entre la musique et la parole, que domine, dans l’œuvre de Bach, le principe de l’expression. Il régit, ce principe, jusqu’au moindre détail. Il permet au musicien, et même il peut lui prescrire, soit de répéter un mot, soit de le fortifier ou de l’atténuer par rapport aux autres, et de lui donner plus ou moins de relief, en le faisant chanter par un plus ou moins grand nombre de voix.

Il est vrai que, dans cet ordre, sur ce terrain, commun à la musique et à la parole, une difficulté se présente. Comment, s’est-on demandé, comment concilier chez Bach un tel souci de l’expression, de l’expression particulière et minutieuse, avec l’adaptation, que le maître s’est plus d’une fois permise, de la même musique à des textes différens ? M. Pirro, qui s’attendait à l’objection, n’en paraît pas atteint. Pour un certain nombre de cas où Bach échappe difficilement au reproche sinon de contradiction, au moins d’indifférence, le critique en trouve bien d’autres, et beaucoup plus fréquens, où l’identité de la musique sur des paroles diverses peut se justifier. C’est, la plupart du temps, que cette diversité même n’est que relative, ou superficielle, et n’altère pas au fond la similitude, au moins l’analogie, des idées et des sentimens.

Que si maintenant, laissant les rapports entre la musique et la parole, nous revenons à la musique seule, nous y découvrirons encore d’autres élémens et des modes nouveaux de l’expression. Aussi bien que dans un motif isolé, Bach a cherché celle-ci dans la combinaison des motifs. Sa polyphonie autant que sa monodie est représentative. Elle excelle à composer des groupes harmonieux, des systèmes complexes où les pensées, les passions, tantôt s’accordent et tantôt se contrarient. Si l’unisson, par exemple, a son éthos, ou plutôt ses éthos divers ; s’il est naturellement signe ou symbole d’unanimité ; s’il convient, en d’autres cas, pour accentuer un fragment de texte, pour le détacher et l’enlever en relief à la manière d’une citation ou d’une sentence, la combinaison des parties ou des voix offre plus de ressources ? possède plus de caractères ou de vertus encore. « D’ingénieuses métaphores » peuvent résulter du contraste entre le chant d’une voix seule et celui de toutes les voix. « Dans la cantate : Brich dem Hungrigen dein Brod, Bach figure, par la réciprocité d’images musicales bien choisies, l’opposition des deux idées exprimées dans cette phrase : « Si tu vois quelqu’un qui est nu, habille-le. » La basse, seule, chante à découvert les premiers mots, comme pour évoquer, par un équivalent musical, l’idée de nudité. Le chœur, au contraire, accompagné du continuo et des instrumens, se déploie en larges draperies, pour convier à l’œuvre de miséricorde désignée par ces paroles : « Habille-le. »

« Ingénieuse » ici, comme dit le critique, plus ingénieux, peut-être un peu trop ingénieux lui-même, la polyphonie de Bach est ailleurs aussi figurative, avec plus de largeur et de simplicité. Par exemple, j’aurais aimé que M. Pirro s’attachât à l’alternance ou à la combinaison, dans les grandes œuvres de Bach, oratorios ou cantates, des soli et des chœurs. Il pouvait, en ce partage symbolique de la prière entre la foule des fidèles et leur chef, ou leur médiateur, ou leur prêtre, étudier une des plus grandioses représentations que réalisa jamais la musique, de l’un des rapports essentiels, éternels aussi, qui constituent l’ordre social et religieux.

Autant que la mélodie, autant que la polyphonie, autant que le chant, l’orchestre de Bach exprime et signifie. « Les procédés de traduction » y restent pareils, peut-être encore avec plus de richesse, plus de variété dans les images. Il n’est pas jusqu’à la basse continue elle-même, où l’on aurait tort de voir seulement une sorte d’esquisse ou de dessin au trait, et qui ne donne à certaines tournures, à certains mouvemens, une importance particulière. En prolongeant une ligne vocale plus bas que la voix ne peut descendre, il arrive qu’elle ajoute aux effets de puissance, de profondeur et de gravité.

Dans cette psychologie de la musique de Bach en général, la psychologie des timbres ne forme pas le chapitre le moins intéressant. Instrumens à cordes ou à vent, de bois ou de cuivre, M. Pirro fait de chacun d’eux ou de quelques-uns, réunis par famille et comme par corporation, des portraits pleins de vie et de vérité. Mais surtout il exalte le pouvoir expressif de l’orchestre entier, de l’orchestre en soi. Des deux principes ou des deux forces, l’une instrumentale et l’autre vocale, M. Pirro n’est pas éloigné de soutenir que, dans l’imagination de Bach, c’est la première qui prévaut. Plus puissante et plus libre, elle confère à des moyens d’ailleurs analogues une efficacité supérieure. « En passant de la voix aux instrumens, les motifs typiques de Bach augmentent de relief, comme pour compenser, par plus d’intensité, ce qu’ils perdent de leur signification immédiate en s’écartant de la parole. » Cela est la vérité même, et sur les deux styles comparés du vieux maître, sur la transmutation ou la transfiguration de l’un en l’autre, voici qui n’avait peut-être pas été dit encore. Musicale et littéraire, la page est tout entière à citer : «Si nous examinons le caractère même des motifs dans l’accompagnement, nous y retrouvons les diverses catégories de thèmes significatifs que nous avons déjà établies. Mais nous les voyons amplifiés, ces thèmes que les voix avaient peine à énoncer, dès qu’ils étaient formés de vastes intervalles, compliqués de relations fausses, prolongés au-delà du souffle médiocre des chanteurs. Ils prennent maintenant toutes les audaces ; ils escaladent, d’un bond, des octaves entières, dévalent ou surgissent avec emportement, s’étirent enguirlandes infinies, tourbillonnent, se hérissent, ardus et farouches, sans perdre pied, sans reprendre haleine, car ils respirent avec l’orgue, ils fuient sous l’archet des violons agiles, ils entre-choquent leurs dissonances dans le tumulte précis des trompettes et dans les cris des aigres hautbois. Au travers de l’immense forêt sonore où il prophétise, Bach les déchaîne à son gré, ces motifs qui portent le message de ses oracles dont la voix humaine trahit parfois la teneur implacable. Maître de cette richesse quasi illimitée de coloris et d’expression, il est d’autant plus libre d’obéir à son imagination et d’être entièrement lui-même. On ne peut nulle part apprendre mieux à le connaître que dans ces gloses instrumentales dont la profondeur, la souplesse et la violence retentissent plus distinctement, plus exclusivement que partout ailleurs, à l’écho de son esprit. »

Ainsi la musique instrumentale de Bach elle-même a son éthos. Et ce qui souvent permet de le reconnaître et de le définir, c’est qu’un assez grand nombre d’œuvres de musique pure du maître ont été par lui transformées en œuvres lyriques. Elles portaient donc en germe et comme en puissance le sentiment que la parole y a plus tard épanoui. D’autre part, lorsque Bach a placé, au début de certaines cantates, certaines pièces instrumentales, il semble bien qu’il en ait voulu par la préciser le sens. De même le caractère expressif de tel choral, transcrit pour orgue seul, est naturellement déterminé par les paroles, absentes, mais sous-entendues, qui l’accompagnent d’ordinaire, et l’on peut affirmer ici que ce que l’instrument ne dit pas, il le chante.

Pour la signification ou la valeur expressive, il n’y a peut-être pas de pièce plus considérable que le fameux Caprice (pour clavecin) « soprà la lontananza del suo fratello dilettissimo. » M. Pirro s’y est arrêté longuement. Il en a donné tout ensemble une analyse pittoresque et je dirai presque une exégèse morale. J’entends que, sans forcer ni fausser une seule intention du musicien, vraiment poète ici, le critique a dégagé des choses l’esprit ou l’âme ; sous la représentation matérielle, extérieure, il a su découvrir le symbole, ou l’idéal, et nous le dévoiler.

Pourtant il ne s’agit encore ici que de musique délibérément imitative, de musique à programme ou à sujet. Le hardi commentateur de Bach va nous entraîner plus avant et, jusque dans les œuvres les plus strictement musicales, les plus libres de toute influence littéraire, nous devrons avec lui reconnaître le génie expressif autant que technique, l’imagination pour ainsi dire sentimentale autant que sonore du grand musicien. Inventions, Fantaisie chromatique, fugue de la Toccata en ut mineur, préludes et fugues du Clavecin bien tempéré, partout en ces œuvres, en ces chefs-d’œuvre de raison, nous trouverons l’âme aussi, présente, agissante, une âme tantôt allègre et légère, tantôt rêveuse et mélancolique, tantôt passionnée et douloureuse. C’est ici l’une des parties les plus neuves et les plus fortes de l’ouvrage, un des mérites les plus éminens de l’auteur. Il rétablit au cœur même de la musique de Bach le principe de la sensibilité, qu’on y avait trop méconnu ; ou plutôt, au centre de cette musique, il démontre qu’un grand cœur a battu, bat encore, et de ce cœur il nous fait entendre, sentir les battemens.


II

Après avoir analysé les divers et nombreux sentimens exprimés par la musique de Bach, il semblait que l’auteur eût achevé son dessein. Il a voulu davantage, et nous montrer Bach en personne, présent et vivant dans son œuvre. Il l’a fait, pour conclure, en des pages qui sont comme un portrait du maître. Au-dessous de ce portrait, sur lequel se ferme le livre, on lit seulement ces mots : « Jean-Sébastien Bach, cantor allemand, » et ces lignes, de Richard Wagner : « Si l’on veut comprendre, dans une image d’une éloquence incomparable, la merveilleuse particularité, la force et la signification de l’esprit allemand, il faut considérer, avec une attention pénétrante et judicieuse, l’apparition presque inexplicable du thaumaturge de la musique : Sébastien Bach. »

« Thaumaturge » n’est sans doute pas trop dire. Le mot d’ « inexplicable » est peut-être moins exact, et c’est justement pour nous « expliquer « l’apparition de Bach, que son critique a souvent pris soin de le rapprocher de ses devanciers, de ses précurseurs, voire de ses contemporains, allemands, italiens ou français ; de nous le montrer prenant, lui aussi, plus d’une fois son bien où il le trouvait, mais, par l’originalité même et la puissance de cette prise, le faisant sien, à lui seul et pour jamais A cela près, Wagner avait raison, et M. Pirro s’accorde avec lui pour reconnaître et saluer dans l’immortel cantor le type ou l’idéal du génie allemand. Le signe de la race chez Bach domine et résume tous les autres. Le sentiment religieux et le sentiment de l’amour, celui de la nature et celui du comique, c’est en quelque sorte à l’allemande que Bach les a éprouvés et traduits.

L’esprit, non pas l’esprit de finesse, mais une humeur, ou plutôt un humour un peu rude, une verve libre et gaillarde, ironique, satirique même, n’est pas, dans le génie de Bach, — non plus que dans celui de Beethoven, — un élément à négliger. Aussi bien, le don du rire était héréditaire dans la famille du maître. Hans, l’arrière-grand-père, se tenait constamment et tenait avec lui tout le monde en gaieté. On lisait au bas d’un portrait qui le représentait jouant du violon dans un costume burlesque : « Si tu l’entends, il faut que tu ries. » Heinrich, fils de Hans « à la jolie barbe, » passait aussi pour un plaisant compère. Enfin, quand certains jours de fête réunissaient les nombreux représentans de cette saine et forte lignée, c’était pour prier d’abord, mais c’était aussi pour chanter, boire et se divertir. Jean-Sébastien ne répudia rien de l’héritage de sa race. Lui qui fut si pieux, si grave, si tragique, il ne lui ni maussade, ni morose. Dans son âme et dans son art, où rien d’humain, pas plus que de divin, n’était étranger, il fit une place à je ne sais quelle jovialité robuste et, sinon à la farce, du moins à la malice, à la caricature et à la parodie. Plus d’une de ses œuvres en porte témoignage : la Cantate en burlesque, la Cantate du Café, et celle-là surtout, plus curieuse encore par un caractère singulier d’allusion critique et de défense personnelle, qu’on nomme le Défi de Phœbus et de Pan.

Si la vis comica de Bach est peu connue, on a souvent aussi douté de sa tendresse. M. Pirro vous dira cependant, et, l’ayant lu, vous l’en croirez, que le vieux maître n’a pas interdit à son génie, pathétique en tout genre, « les représentations de l’amour. » Mais de quel amour et quelles représentations ? Les plus chastes assurément, et du plus pur. D’abord et surtout l’amour divin, que trahit, dans les cantates d’église, plus d’un mystique dialogue entre l’âme et Jésus. Il y en a, de ces duos, qui peuvent bien nous sembler un peu maniérés et fleuris. La faute alors en est principalement au poète, plus coupable que le musicien de ces gentillesses et de ces fioritures. Mais le plus souvent la musique triomphe de la poésie. Sous les dehors affectés elle découvre, elle saisit le sentiment sincère et l’émotion intérieure ; elle l’en dégage, l’en délivre et nous apporte alors « l’écho de cette profonde tendresse allemande que le jargon à la mode avait travestie. » Ainsi, comme disait, dès le moyen âge, l’abbesse Hildegarde de Saint-Ruprecht, « ainsi la parole désigne le corps, mais la symphonie manifeste l’esprit[2]. » Avec beaucoup de finesse, M. Pirro sait reconnaître en certain duo de la cantate : Wachet auf ! une sorte d’allégorie ou de symbolisme d’amour : « Les motifs, clairs et caressans, passent d’une voix à l’autre ; commencés par le soprano, la basse les achève. Le hautbois, qui les annonce et les répète, fait rayonner dans toute la scène une douce lumière. Mais voyez avec quelle simplicité le maître, qui décrit si élégamment, dès le début, la beauté souriante des personnages, nous dit l’harmonie de leurs âmes. Accordés, leurs chants s’assemblent bientôt, après s’être complétés. Si, d’une part, ces mélodies, n’arrivant à leur perfection que grâce à la communauté de sentimens des deux interlocuteurs, se développent comme une glose musicale de la phrase de Leibnitz : « Aimer, c’est être porté à prendre du plaisir dans la perfection de l’objet aimé, » on distingue d’autre part, dans la fusion des thèmes, un commentaire symbolique de cette proposition de Johann Arndt, dont Bach possédait le livre : Vom wahren Christenthum : « La première propriété de l’amour est d’unir l’amant avec la chose aimée et de le changer en elle-même. »

Quant à l’amour humain, — je ne parle que du plus innocent et du plus légitime, — Bach, ayant eu deux femmes et vingt et un enfans, ne l’a probablement pas tout à fait ignoré. Et même il paraît l’avoir éprouvé avec une noblesse, une profondeur dont M. Pirro nous rapporte un émouvant témoignage. De même que les vieux peintres allemands se plaisent à mélanger les représentations de l’amour et celles de la mort, ainsi, dans le livre de musique d’Anna Magdalena, sa seconde femme, Bach évoque les deux images ensemble, augustes, sereines, et comme transfigurées. « Ah ! que ma fin serait heureuse, si tes chères mains me fermaient les yeux, ces yeux qui te furent toujours fidèles. » Et le critique d’ajouter, avec beaucoup de justesse : « Par l’interprétation qu’il donne à ces paroles, Bach témoigne d’une sentimentalité noble, dont les accens contenus ont déjà cette simplicité pénétrante qui donne tant de force à certains lieder du XIXe siècle. »

« Par l’idée cependant il tient au passé : non loin de ce chant de l’amour consolateur de la mort, se trouvent, — marques singulières d’une tendresse vraiment chrétienne, — une chanson où notre vie est comparée à la plus fuyante fumée, un air qui nous rappelle et la tombe et le glas, enfin cet incomparable cantique de l’agonie sereine : « Endormez-vous, ô mes yeux éteints. » Seul, un Allemand au cœur plein d’une religion qui prêche là Sehnsucht de la vie inconnue, pouvait offrir de tels présens à la femme aimée. »

C’est là peut-être faire un peu trop d’honneur, ou du moins un honneur un peu trop exclusif au génie allemand, et plus spécialement au génie religieux de l’Allemagne. De même pour le monde extérieur, pour la nature, il semble parfois que M. Pirro prétende en réserver à l’âme germanique, et à l’âme de la Réforme, l’intelligence et l’interprétation. Le critique assurément a compris et loué comme il faut les descriptions musicales de Bach. Après M. Schweitzer, que nous citions plus haut, il a signalé en particulier de nombreux paysages, ingénieux ou grandioses, où la musique de Bach a réalisé, sous des aspects variés, la représentation de l’eau. Il rappelle, en d’autres genres, d’agréables ou magnifiques tableaux sonores : la symphonie qui précède la seconde partie de l’Oratorio de Noël et surtout, à la fin de la Passion selon saint Matthieu, la sublime invocation à « l’heure du soir... où l’alliance avec Dieu fut conclue. » En de telles pages enfin, le critique a bien montré l’union de la nature et de l’humanité, du spectacle et du sentiment, autrement dit, l’accomplissement d’un mot fameux, presque trop fameux pour qu’on ose le citer encore : « Un paysage est un état d’âme. »

N’importe, on peut estimer que déjà dans l’ordre pittoresque, l’écrivain accorde trop d’influence au réformateur sur le musicien. Il va plus loin encore dans l’ordre religieux. Selon lui, l’œlvre de Bach, j’entends son œuvre sacré, ne serait qu’une traduction esthétique et comme une transposition sonore de celle de Luther. M. Pirro ne craint pas d’écrire ceci : « Bach est le grand prédicateur musical de la doctrine de Luther. Nul compositeur, mieux que lui, ne traduit les enseignemens du Réformateur. Nul n’éprouve les drames de la conscience avec le même trouble et nul ne les expose avec la même force. Dans les œuvres du cantor de Leipzig revivent tous les personnages de la tragédie intérieure que le fondateur du protestantisme a suscitée chez ses disciples. »

Pour le coup, cela est trop dire. Ou plutôt, c’est trop dire de l’un de ces deux hommes, Luther, et, de l’autre, ce n’est pas dire assez. Gardons-nous de donner à croire que Luther ait en quelque sorte créé ce que Renan eût appelé la catégorie de l’idéal religieux. Luther n’a pas suscité le premier chez le croyant les « tragédies intérieures, » et, pour être le théâtre des « drames de la conscience, » l’âme chrétienne en vérité ne l’avait point attendu. De ces drames et de ces tragédies, de ces conflits et de ces combats, en un mot, de tout l’élément pathétique que comporte l’ordre de la foi, si Jean-Sébastien Bach, — et nous le croirions volontiers, — a été le musicien par excellence, c’est parce qu’il a été le « prédicateur musical » d’une doctrine à la fois antérieure et supérieure à celle de Luther, qui l’a précédée et qui la dépasse. « Il faut, disait Frédéric Nietzsche, méditerraniser la musique, » et sans doute il disait trop. On dirait avec plus de raison qu’il ne faut pas la protestantiser. Non, pas même celle de Bach, sous peine de la rabaisser et de la réduire. Il n’y a pas jusqu’à l’un des élémens essentiels de l’art de Sébastien Bach, et de l’art allemand, le choral, qui ne remonte au-delà de la Réforme, qui, par l’origine au moins, ne soit à nous, et c’est nous, catholiques, que j’entends. On ne saurait trop rappeler à ce sujet quelques lignes de M. Schweitzer, le biographe et le critique de Bach cité précédemment : « Le choral ne met pas seulement Bach en possession des trésors de la poésie et de la musique protestante, mais encore il lui livre les richesses du moyen âge et de la musique sacrée latine, dont lui-même est issu. Par le choral, sa musique étend ses racines jusqu’au XIIe siècle et se trouve ainsi en contact vivifiant avec un grand passé. »

Je préfère ce point de vue. Il permet à qui s’y place d’embrasser un horizon plus étendu. De ces hauteurs, le génie de Bach encore une fois apparaît plus vaste et véritablement, — le terme de catholique n’a pas d’autre sens, — universel. Aussi bien, on peut se demander s’il existe en réalité des arts protestans. Brunetière l’accordait, et même il ajoutait qu’ils sont naturalistes. Peut-être. Mais, pourrait-on répondre, s’il y a des arts en effet, comme la peinture hollandaise ou le roman anglais, qui confirment cette assertion, il semble bien que la musique, et même celle du plus grand musicien protestant, y contredise. Signe sonore de la Réforme, le choral, nous venons de le voir, n’en est cependant qu’un signe de convention, ou d’emprunt, et par conséquent, n’ayant rien d’exclusif ni de nécessaire. Au fond, la musique est religieuse ou non, mais elle n’est pas confessionnelle. La parole est sujette à l’hérésie, non la voix. En vain Bach n’était pas des nôtres ; son génie, plus large que sa croyance, est à nous autant qu’à ses frères. Dans la Messe en si mineur et même, en dépit des chorals, dans les cantates ou dans les oratorios, rien n’est séparé. L’art, plus heureux que la foi, n’a souffert aucune déchirure.

A cela près, — et cela n’est pas grand’chose, — on a l’impression, quand on ferme le livre de. M. Pirro, d’achever un maître livre. L’auteur a senti vivement la difficulté de la tâche complexe et comme partagée, artistique et littéraire à la fois, qu’est la critique musicale. Après avoir analysé dans le détail ce qu’il appelle ou « le vocabulaire de Bach, » ou « les signes de son langage, » ou « le lexique de sa poésie, » il croit s’accuser ou s’excuser ainsi de cette analyse même : « A le considérer en artiste, le travail que nous avons fait jusqu’à présenta quelque chose de sacrilège. Il nous a fallu ruiner toute la force synthétique de la musique, diviser sa beauté cohérente, éparpiller ses traits et dessécher sa grâce. Il nous a fallu tirer, des hymnes prophétiques, un mot à mot d’enfant. Cette ampleur d’expression, où éclate, d’un seul coup, tout ce que nos phrases discursives n’arrivent pas à présenter en longues files d’épithètes, où le sentiment déborde, complexe et vivant, nous l’avons réduite ; et nous n’avons regardé que séparées les grandes images qui s’y rejoignent. »

N’en croyez pas trop le modeste critique. Il s’ignore ou se méconnaît. D’un organisme « énorme et délicat, » tel que l’œuvre ou le génie de Sébastien Bach, s’il a distingué les élémens, il a bien su les rassembler ensuite, ou les refondre. A la finesse de l’analyse, l’ampleur de la synthèse a répondu. Sans compter que de ces deux opérations de l’esprit, l’esthétique, ou le sentiment, n’a pas eu le moins du monde à souffrir, et, n’en déplaise à M. Pirro, rien n’a péri, sous sa main, de la grâce ni de la beauté.

Enfin et surtout, nous voulons y revenir au moment de conclure, une étude comme celle-là marque une date et dans l’histoire de la musique de Bach en particulier et dans l’histoire générale de la musique. Elle y fortifie, si même elle ne l’y réintègre, le principe et le droit de l’expression. Un tel livre découvre, à propos de Bach et dans son œuvre, ce que Fauteur appelle fort heureusement « l’infinité des correspondances entre les qualités des sons et les qualités des choses. » Et cela est considérable, et cela est précieux. La croyance ou la foi dans l’expression de la musique a, comme toute autre, ses athées. Par bonheur, elle a ses apôtres aussi. Je sais bien que, même pour ses fidèles, elle a ses mystères, et les aura toujours. « Quelles relations de cause à effet l’esprit peut-il concevoir entre les ondes sonores, les vibrations de l’air, de l’eau, ou des molécules d’un corps solide, et les sensations, les pensées consécutives à ces vibrations ? » Lamennais a posé naguère cette question. Il n’y fut point encore et sans doute il n’y sera jamais répondu. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le fossé paraît infranchissable entre l’ordre de la matière et celui de l’esprit. Mais si la nature du rapport mystérieux nous échappe, le rapport n’en existe pas moins. Le livre que nous venons de lire n’a peut-être pas de plus grand mérite que d’en affirmer l’existence et de la démontrer.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. 1 vol., par M. Schweitzer ; chez Breitkopf et Härtel, Leipzig, 1907.
  2. Sic et verbum corpus designat, symphonia, autem spiritum manifestat.