L’Europe et la guerre italo-turque

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L’Europe et la guerre italo-turque
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 599-636).
L’EUROPE
ET LA
GUERRE ITALO-TURQUE

Alarmante dès le premier coup de canon, comme tout incident qui risque de déclancher la crise toujours imminente de la question d’Orient, la guerre étrange, à demi européenne et à demi coloniale, qui arme l’une contre l’autre l’Italie et la Turquie à propos de la Tripolitaine, devient plus inquiétante à mesure qu’elle se prolonge sans résultat décisif et sans que l’on aperçoive quel traité de paix pourrait en être l’issue. Les récentes tentatives d’intervention médiatrice des grandes puissances ont, par leur échec même, rendu la situation plus inextricable et plus dangereuses les conséquences. Dans cette guerre, où tout est trompe-l’œil, où ni les armées, ni les Hottes ennemies ne se rencontrent sur un grand champ de bataille, la question qui, en réalité, est en suspens, est moins de savoir si la Tripolitaine et la Cyrénaïque cesseront d’être un vilayet de l’Empire ottoman pour devenir un prolongement du royaume d’Italie, que de prévoir ce qui en résultera pour la Turquie, pour l’Italie, pour la politique générale de l’Europe. Déjà nous en avons éprouvé certains effets, qui ont étonné l’opinion française, mais qui n’auraient pas dû surprendre des hommes d’Etat avertis. L’Europe est-elle menacée de nouveaux incidens plus graves encore? Et, pour l’Italie elle-même, les suites de son agression seront-elles bien celles que le gouvernement escomptait et que la nation, dans un élan d’enthousiasme patriotique, acclamait par avance ? Les fortes émotions éprouvées en commun, les rudes mais profitables leçons de l’expérience mûrissent l’âme des peuples et la marquent de leur empreinte, ineffaçablement. L’Italie traverse des heures qui auront, dans son histoire à venir, un immense retentissement.

A de telles questions, il est encore trop tôt pour répondre directement, mais le moment est venu de les poser ; en jetant un peu plus de lumière sur les origines et les péripéties de la guerre italo-turque, en montrant les conséquences qui apparaissent déjà, nous espérons, dans une certaine mesure, les éclairer.


I

La guerre italo-turque est avant tout un phénomène d’opinion. Elle est sortie de la rencontre d’un puissant courant d’idéalisme national avec certaines circonstances particulières de politique intérieure et extérieure.

La génération italienne qui aspire aujourd’hui à remplacer, à la tête des affaires, l’équipe fatiguée des politiciens vieillis dans les intrigues parlementaires, a été élevée dans le culte des héros du Risorgimento et s’inspire de leur esprit. Ceux-ci n’étaient qu’une minorité ardente, qui entraîna avec elle la bourgeoisie éclairée. Après avoir créé un Etat, ils voulaient faire une nation ; ils étaient, au sens propre, des nationalistes. « Maintenant qu’il y a une Italie, disait d’Azeglio, il faut créer des Italiens, » c’est-à-dire insuffler, dans ces corps d’hommes, venus de tous les points de la péninsule, des âmes italiennes. A leur nation ils offraient d’abord pour idéal l’unité, mais déjà leur foi patriotique dépassait les limites géographiques de l’Italie et plaçait devant leur jeune patrie


Un vase tout rempli du vin de l’espérance,


l’empire de la Méditerranée, qui devait échoir, un jour, par droit d’héritage, à la troisième Rome. Le livre célèbre de Gioierti : Il prlmato, est bien antérieur à la réalisation de l’unité. Ces libéraux idéalistes et patriotes, dans leur zèle, faillirent à plusieurs reprises compromettre leurs plus chères espérances que sauvèrent la prudence des politiques et l’habileté des diplomates. Plus tard, Crispi, premier ministre, voulut réaliser ces rêves grandioses ; il se mit au service de la force allemande pour neutraliser, par elle, la malveillance autrichienne et canaliser toutes les ressources de l’Italie vers une politique d’expansion méditerranéenne et coloniale. Si une nouvelle guerre, que Crispi fit tout ce qu’il put pour provoquer, mettait aux prises la France et l’Allemagne et se terminait par la défaite de la France, l’Italie aurait, pour sa part de nos dépouilles, l’Afrique du Nord. L’établissement du protectorat français à Tunis avait blessé au vif l’opinion italienne ; Bismarck ne souhaitait pas une nouvelle guerre : Crispi chercha des compensations et s’engagea dans l’entreprise éthiopienne où il trouva Adoua.

Adoua a pesé très lourd, matériellement et surtout moralement, sur l’Italie contemporaine ; l’opinion italienne, si impressionnable, si prompte à passer de l’excès de la confiance à l’excès de la prudence, n’est pas encore guérie d’une si rude déception ; on en trouverait la preuve dans la conduite même de la guerre de Tripolitaine. Tuer ce fantôme en réhabituant l’Italie à la victoire, infuser une foi nouvelle avec de nouvelles espérances dans l’âme nationale et, ainsi, resserrer la cohésion de la patrie et multiplier sa puissance de rayonnement, c’est le but du nationalisme italien sous la forme nouvelle que lui ont donnée un groupe d’ « intellectuels, » écrivains, journalistes, professeurs d’université, tels que MM. Enrico Corradini, S. Sighele, de Frenzi, Maraviglia. C’est le programme idéal de ce groupe, — dont certaines conceptions ne sont pas sans quelque rapport avec celles de l’Action française, — que le public a applaudi, poétiquement symbolisé par Gabriele d’Annunzio, dans la Nave. Quelques mois avant la guerre, M. Paolo Arcari, le distingué professeur de l’Université de Fribourg (Suisse), a publié, dans un instructif volume, les résultats d’une enquête sur la Coscienza nazionale in Italia[1] qui nous renseigne sur ces tendances et ces aspirations nouvelles d’une partie de « l’intelligence » italienne. L’œuvre du Risorgimento, d’après les nationalistes, n’est pas achevée ; continuée par Crispi, elle a été interrompue par la bataille d’Adoua et par la faiblesse du roi Humbert qui n’a osé ni soutenir son ministre, ni continuer sa politique ; il faut la reprendre et achever l’unité de l’Italie en réalisant son unité morale, en formant une âme italienne. On n’y réussira qu’on entraînant la nation tout entière dans une politique d’action, orientée dans les voies traditionnelles où sa situation géographique et sa vieille histoire l’invitent à s’avancer. « La patrie, a dit Mazzini, c’est avant tout la conscience de la patrie. » Cette conscience s’acquiert par l’action en commun, par les dangers bravés d’un même cœur. C’est donc une politique d’exhaussement national qu’il faut pratiquer ; les écrivains nationalistes célèbrent les bienfaits de la guerre, « guerre de rédemption et d’espérance, » qui effacera le souvenir de Tunis, d’Adoua et fera sortir l’Italie de la situation de second plan qu’elle occupe dans la Triple-Alliance. L’idée impérialiste se développera par le succès, par la victoire. Nationalisme d’abord, impérialisme ensuite, tel est le processus. « Avant vingt ans toute l’Italie sera impérialiste, » répète M. Corradini[2]. « Il est nécessaire que l’Italie ait sa guerre ; sans quoi, elle ne sera jamais une nation. Elle fut autrefois un troupeau d’esclaves ; aujourd’hui, elle est un peuple, mais elle ne sera jamais une nation sans la guerre. Les peuples qui maintenant sont nation, ne devinrent tels que par la guerre. Et, sans la guerre, continuant à n’être qu’un peuple au milieu d’autres peuples qui sont des nations, nous resterons le proverbial pot de terre en face des pots de fer[3]. »

La conquête de la « Libye, » — la résurrection de ce vieux nom romain, pour désigner l’ensemble des terres dont l’Italie a proclamé l’annexion, est significative, — n’est qu’une première étape. Ensuite, l’Italie trouvera deux adversaires : l’Autriche, qui domine dans l’Adriatique et détient des terres « non rachetées ; » la France, maitresse de l’Afrique du Nord. Entre les deux, Crispi avait choisi ; mais, à partir de 1897, un rapprochement économique d’abord, puis moral et même politique s’était peu à peu opéré avec la France et l’on avait assisté à des manifestations de « fratellanza latina. » Jusqu’à l’automne dernier, la politique italienne paraissait plutôt dirigée contre l’Autriche. Le nationalisme italien, lui, ne choisit pas ; sans rejeter les alliances et les amitiés politiques, il ne les regarde que comme des béquilles provisoires ; il veut, à la manière des grands ancêtres, que l’Italie « fasse par elle-même. » Crispi est le héros favori des nationalistes. « Crispi fut le seul homme d’Etat italien qui se soit fait une grande conception de son pays, et qui ait porté toute son action à le rendre grand et heureux… » « Si nous avions un homme à la tête du pays, le problème serait vite résolu. Notre guide aujourd’hui peut être une ombre. Et cette ombre s’appelle Francesco Crispi[4]. » Le nationalisme ne prêche pas, d’ailleurs, la guerre immédiate ; il lui suffit d’en entretenir l’idée purifiante et salutaire ; de même que « le mythe de la grève générale » émancipera le prolétariat, « le mythe de la guerre victorieuse » arrachera les Italiens aux petitesses de la politique électorale et de la politique d’affaires. Telle est la méthode qui conduira l’Italie à redevenir la première nation du monde, la nation du tu regere.

Les apôtres du nouveau Risorgimento diffèrent, on le voit, de l’ancienne école ; ils suivent des disciplines nouvelles ; ils ont médité Hegel, Schopenhauer et Nietzsche ; ils ont adapté à leurs besoins nationaux la philosophie de la force, la théorie de la volonté et la notion des élites dirigeantes ; ils ont lu Taine et Auguste Comte, M. Maurice Barrès et M. Charles Maurras, voire M. Georges Sorel. Ils ont un culte pour Napoléon, qui avait dit : « Je ferai de l’Italie la plus grande des nations de l’Europe. » Ils connaissent la force de l’opinion, et c’est sur elle qu’ils agissent ; ils ont des congrès, tels que celui de 1909 à Florence, où fut préconisée l’entreprise de Tripolitaine ; ils multiplient dans les principales villes italiennes les revues et les journaux : la Rivista di Roma, le Caroccio, la Preparazione, l’ltalia al Estero, le Tricolore, la Grande Italia, le Mare Nostrum, etc., répandent l’idée excitatrice d’énergie, exaltent l’orgueil national pour en faire jaillir de la force. Les apôtres de ce renouveau n’étaient, avant la guerre, que quelques individus distingués, mais isolés ; ils ont vu se rapprocher d’eux des fractions importantes des partis d’action. Syndicalisme et nationalisme communient dans le culte de la violence. La masse ouvrière est plutôt de cœur avec le nationalisme. On l’a bien vu au début de la guerre de Tripoli : une tentative de grève de vingt-quatre heures, organisée par la C. G. T. pour manifester contre la guerre, a ridiculement échoué. Parmi les chefs, Arturo Labriola et Paolo Orano se sont prononcés pour « une guerre appelée à développer la vitalité du pays et son sentiment de l’héroïsme : » c’est une formule tout à fait nationaliste. De Felice et les socialistes de Sicile espèrent trouver dans la Cyrénaïque une terre d’émigration et de colonisation pour les pauvres paysans de leur île. Les Milanais, Trêves et Turati, déplorent au contraire ce chauvinisme bourgeois et réactionnaire. Quant à la monarchie, les nationalistes la soutiennent à la condition qu’elle ne fasse pas obstacle à la politique d’expansion, mais en prenne, au contraire, la direction. Victor-Emmanuel III n’est pas très populaire parmi les nationalistes qui lui reprochent ses idées humanitaires, ses tendances radicales et socialistes, et son attachement à M. Giolitti. Le Tricolore mena, il y a quelques années, d’assez vives campagnes contre le Roi qu’il appelait « le camarade Savoie. »

Ce sont les journaux et les revues nationalistes qui ont, depuis quelques années, représenté la Tripolitaine et la Cyrénaïque comme un paradis terrestre et en ont préconisé la conquête. Le congrès de Florence, en 1909, l’a réclamée comme indispensable au salut et à la rénovation de l’Italie. Des brochures, des images, répandues à profusion, ont fait pénétrer le mirage séducteur jusque dans les couches profondes de ce peuple resté si ignorant et si primitif. Cette propagande a fermenté sans bruit dans les masses obscures de la pâte nationale ; on l’a vue tout d’un coup émerger, en une explosion d’enthousiasme, le jour de la déclaration de guerre. Le départ des troupes pour l’Afrique fut une de ces fêtes dont le souvenir se grave pour toujours dans la sensibilité d’une nation. Le bon popolino italien, si expansif, si candide dans l’expression de ses joies ou de ses douleurs, si prompt à l’enthousiasme, vibrait d’un patriotisme ardent ; il se voyait déjà entrant dans la Terre promise, dans l’Eden vanté par la presse nationaliste. Que de désillusions pour l’avenir ! Dans les premiers jours de la guerre, un brave cocher sicilien disait à un voyageur français : « Monsieur, Tripoli est la terre de l’or ! Désormais l’Italie sera la plus riche puissance du monde, elle n’aura plus besoin des étrangers [5]. » Mot bien significatif dans sa spontanéité, écho populaire des exagérations nationalistes. Le souhait naïf de « n’avoir plus besoin des étrangers » traduit un sentiment qui est presque général, durant la crise actuelle, en Italie : c’est la défiance, l’inimitié même, contre tout ce qui est étranger. Ce violent courant de nationalisme intransigeant est un fait d’une haute portée politique. Un grand mouvement d’enthousiasme national, dont les causes remontent plus haut que la propagande des néo-nationalistes, a remué, jusqu’en ses fibres profondes, le cœur de la nation italienne. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, cette vague d’émotion collective n’aura pas passé sans laisser de traces


II

Les nationalistes qui ont fait une propagande bruyante en faveur d’une intervention à Tripoli n’auraient peut-être jamais réussi à entraîner le gouvernement si le jeu des combinaisons parlementaires et des rivalités personnelles n’avait fait, qu’à un moment donné, le Roi et ses ministres, longtemps opposés à toute politique d’intervention militaire en Afrique, changèrent d’avis ; c’est ce revirement qu’il nous faut expliquer.

Depuis douze ans, l’Italie est, en fait, gouvernée par M. Giovanni Giolitti, ou plutôt par le Roi avec le concours et sous le couvert de M. Giolitti. Celui-ci a été quatre fois président du Conseil, et jamais le Roi, qui dispose exclusivement du droit de dissolution, n’en a usé sans que M. Giolitti fût au pouvoir pour présider aux élections nouvelles, en sorte que, même quand la Chambre supporte impatiemment son joug et serait disposée à le jeter bas, M. Giolitti est toujours assuré de la majorité. Les députés savent que, s’ils le renversaient, il reviendrait, un moment après, du Quirinal, avec un décret de dissolution, et qu’aux élections ses adversaires seraient décimés. Sous les formes et les apparences d’un régime parlementaire, c’est, en réalité, un régime à demi personnel qui fonctionne en Italie.

Le Cabinet Luzzatti, qui donna sa démission le 19 mars 1911, après un débat sur la réforme électorale, avait été faible et impuissant. Quand il se retira, M. Giolitti parut le seul président du Conseil possible, et le Roi lui confia aussitôt la mission de constituer le nouveau Cabinet. La majorité libérale et conservatrice le vit avec étonnement prendre pour collaborateurs trois ministres et trois sous-secrétaires d’Etat du groupe radical qui ne compte guère que trente membres à la Chambre. M. Bissolati, chef du groupe socialiste, fut même appelé au Quirinal et reçut l’offre d’un portefeuille ; ce n’est qu’au bout de quatre jours de négociations qu’il se déroba en alléguant qu’il ne pourrait se plier à l’étiquette extérieure des fonctions ministérielles, mais en déclarant qu’il adhérait « sans conditions ni réserves » au programme de M. Giolitti. La lecture de la déclaration ministérielle, le 4 avril, acheva de répandre la stupeur sur les bancs delà majorité libérale ; M. Giolitti y accentuait son évolution démocratique. Son projet de réforme électorale qui supprime toutes les restrictions fondées sur l’instruction et accorde le droit de vote à tous les citoyens âgés de trente ans et ayant fait leur service militaire, c’est-à-dire le suffrage universel, provoqua du côté droit une vive opposition. Il en fut de même du projet de loi inspira par le professeur Nitti, ministre de l’Agriculture, portant création d’une caisse des retraites pour la vieillesse et l’invalidité, dont les ressources seraient obtenues par la constitution au profit de l’Etat d’un monopole des assurances sur la vie, les compagnies étant dépossédées sans indemnité. La droite libérale cria à la trahison sans que ni les républicains ni les catholiques se déclarassent satisfaits. Le ministère recueillit 340 voix contre 88, mais pas plus à Montecitorio qu’au Palais-Bourbon les votes ne représentent exactement l’opinion des députés. Une vive irritation contre la politique démocratique et socialiste de M. Giolitti subsistait. Le Corriere della Sera, le Giornale d’Italia, le Corriere d’Italia attaquèrent avec vigueur le projet Nitti. A la Chambre, les critiques furent si vives, même de la part des amis du ministère, que M. Giolitti amenda son projet. L’opposition n’en fut pas désarmée, et il fallut toute l’autorité du président du Conseil pour rallier une majorité de 289 voix contre 158 et 19 abstentions en faveur du passage à la discussion des articles. La session d’été fut close sur ce débat passionné et tumultueux (8 juillet). M. Giolitti sentait son autorité ébranlée ; de tous côtés, on dénonçait sa dictature ; ses ennemis cherchaient un moyen de le discréditer et d’obliger le Roi à lui retirer son appui ; ce moyen, ils crurent l’avoir trouvé dans la question de Tripolitaine.

Le « coup d’Agadir « eut, en Italie, un extraordinaire retentissement. L’opinion publique conclut immédiatement que la question un Maroc allait être résolue, qu’un protectorat français, partagé ou non avec les Allemands, allait y être établi. Ce fut, dans tout le pays, une commotion électrique. La presse nationaliste se lança aussitôt dans une ardente campagne de propagande, comparant l’activité des Allemands et des Français, dans la question marocaine, à l’inertie du gouvernement de M. Giolitti dans cette Tripolitaine que le public s’était habitué à considérer comme le lot de l’Italie dans l’Afrique du Nord. L’Italie n’était-elle donc pas, elle aussi, comme l’Allemagne son alliée, une grande puissance, et n’avait-elle pas droit, elle aussi, à des compensations, si la France acquérait le Maroc ? Allait-elle, à Tripoli ou à Tobrouk, se laisser devancer par de plus hardis ou de moins scrupuleux ? Les fêtes du cinquantenaire de la proclamation de « Rome capitale, » célébrées l’année dernière, avaient contribué à exalter le patriotisme et l’orgueil national. L’opinion publique était mûre pour accepter et appuyer une guerre d’expansion. Les adversaires de M. Giolitti comprirent tout le parti qu’ils pourraient tirer de ces dispositions du pays pour arrêter, par un moyen indirect, les lois sur le suffrage universel et sur le monopole des assurances que le président du Conseil prétendait imposer à sa majorité. Une très vive campagne commença dans le Giornale d’Italia, dans le Carriere d’Italia, dans la Stampa, en faveur d’une intervention énergique à Tripoli et, au besoin, de la guerre. On savait que le Roi et M. Giolitti étaient opposés à toute politique belliqueuse et considéraient que l’heure de réaliser les visées italiennes sur la Tripolitaine n’était pas venue, mais que, dans le ministère même, l’accord n’était pas parfait : M. di San Giuliano, ministre des Affaires étrangères, et son sous-secrétaire d’État, M. di Scalea, Siciliens l’un et l’autre, passaient pour pencher vers une politique d’intervention. Les adversaires de M. Giolitti, et surtout les mécontens de sa majorité, calculaient que, une fois l’opinion publique déchaînée, le ministre serait mis en demeure d’agir, que le président du Conseil s’y refuserait, et qu’on réussirait peut-être, sur cette question d’intérêt national et de sentiment populaire, à le renverser, sans que le Roi crût possible d’en appeler à de nouvelles élections. M. Giolitti comprit la manœuvre de ses adversaires et résolut de la déjouer ; soutenu par le ministre des Affaires étrangères, il se décida brusquement à la guerre. L’expédition de Tripolitaine est donc le prix dont M. Giolitti paye sa loi sur le suffrage universel. C’est là du moins l’une des origines d’une décision dont les conséquences seront si considérables pour l’avenir de l’Italie.

Il n’est point, de nos jours, d’entreprise politique qui n’ait son armature financière. L’action du Banco di Roma a fortement contribué à préparer l’opinion à une guerre de conquête en Tripolitaine, et particulièrement à y rallier les milieux catholiques. C’est un curieux épisode de l’histoire des rapports du royaume d’Italie avec le Saint-Siège. Le Banco di Roma était, au commencement du règne de Léon XIII, un établissement financier de médiocre importance, fondé par des particuliers. Son directeur, Ernesto Pacelli, sut gagner la confiance de l’entourage du Pape, si bien que Léon XIII lui confia les fonds du Saint-Siège. L’appoint de ces nouveaux capitaux permit au Banco di Roma de développer ses affaires. Mais ses accointances avec le Vatican l’empêchaient de pénétrer dans le monde des affaires qui a des attaches avec le gouvernement royal et, notamment, d’obtenir pour son papier l’escompte de la Banque d’Italie. Impatient de forcer cette porte, le Banco di Roma prit conseil en haut lieu ; il avait pour président de son conseil d’administration le président de la Chambre de Commerce, frère de M. Tittoni, alors ministre des Affaires étrangères. C’était le temps où le gouvernement italien signait avec M. Delcassé les accords qui constataient que la France se désintéressait de la Tripolitaine et que l’Italie se désintéressait du Maroc (1902). Le gouvernement désirait acquérir, en Tripolitaine, des intérêts économiques qui lui permissent d’y développer l’industrie et le commerce italien, constituassent des hypothèques sur la province, et pussent au besoin fournir l’occasion d’une intervention armée. Le Banco di Roma obtint l’escompte de la Banque d’Italie, mais promit en retour de s’intéresser aux entreprises italiennes en Tripolitaine et en Cyrénaïque. C’est ainsi que furent fondées, à Tripoli et sur toute la côte, avec les capitaux et sous la direction d’un agent du Banco di Roma, M. Bresciani, ancien fonctionnaire de l’Erythrée, toute une série d’entreprises et d’affaires : huileries, savonneries, moulins, pêcheries, commerce des éponges, achat de terrains, usine électrique à Benghazi, ligne de navigation subventionnée qui a aujourd’hui quatre vapeurs. Des missions furent envoyées à l’intérieur et des agens entrèrent en relations avec les chefs et les marabouts influens, préparant le terrain pour une prochaine enquête. Le Banco di Roma porta son capital à 80 millions et il vient, récemment encore, de l’accroître. Malgré ces efforts, le commerce restait stagnant, les affaires ne se développaient pas ; les capitaux demeuraient improductifs ; le passif grossissait. Les fonctionnaires ottomans entravaient, par toute sorte de tracasseries, l’essor économique de la province et particulièrement des entreprises italiennes : à Benghazi, par exemple, l’usine électrique, construite pour éclairer la ville, ne fut pas autorisée à fonctionner. Le Banco di Roma, ayant engagé de gros capitaux en Afrique, dans l’intérêt et presque sur les indications du gouvernement, avec l’assurance qu’un jour ou l’autre la Tripolitaine et la Cyrénaïque passeraient sous la domination de l’Italie, et qu’à la longue, l’attente des actionnaires serait récompensée, se trouva, dit-on, dans une situation difficile. L’année dernière, son directeur fit savoir au gouvernement qu’il allait se trouver dans la nécessité de liquider ses affaires de Tripolitaine et qu’il se disposait à entrer en pourparlers avec un groupe anglais et un groupe allemand. Cette perspective menaçante contribua beaucoup, semble-t-il, à décider le gouvernement à intervenir, au besoin par les armes. Les hostilités commencées, le Banco di Roma recul l’entreprise du ravitaillement en vivres, en vêtemens, harnachemens, etc., du corps expéditionnaire. Il reste l’associé du gouvernement pour le développement des intérêts italiens en Tripolitaine ; il fut même un moment question de lui confier le service de la Trésorerie dans les pays conquis, mais la Banque d’Italie protesta par une circulaire où elle rappelait qu’elle avait été associée à toute l’histoire de l’unité italienne et qu’elle pensait avoir quelque droit à n’être pas exclue des bénéfices de la nouvelle expansion de la monarchie dans la Méditerranée.

La Banque qui a la confiance du Vatican se trouve donc être, en même temps, celle qui, la première, a cherché à promouvoir les entreprises italiennes en Tripolitaine : élégante combinazione qui rapproche, pour une œuvre d’expansion italienne et de rayonnement chrétien, les deux pouvoirs historiques qui, à Rome, s’ignorent officiellement et se combattent. Dans les milieux catholiques, la guerre contre les Turcs a été très populaire ; éloignés des élections et de la vie politique par les directions du Saint-Siège, les catholiques ont saisi avec joie cette occasion de manifester leur loyalisme et leur dévouement patriotique ; plusieurs évêques ont béni en grande pompe les troupes qui partaient pour conquérir à la civilisation chrétienne une terre d’Islam par où s’opère encore, jusque dans la Méditerranée orientale, le trafic des esclaves noirs. De très hauts personnages du Sacré-Collège manifestèrent publiquement leurs sympathies, tel le cardinal Vincenzo Vanutelli dans un discours, prononcé au mariage du prince Odescalchi, que la Secrétairerie d’État dut désavouer par convenance diplomatique ; tel plus récemment le cardinal Agliardi à Albano. On dit à Rome que le cœur italien de Pie X suit avec une anxiété patriotique les péripéties de la lutte. Les journaux catholiques d’Italie croient même que ces sympathies « cléricales » expliquent le langage violent et acerbe des grands journaux de la banque Israélite allemande, tels que la Frankfurter Zeitung, le Berliner Tageblatt, et leur malveillance à l’égard de l’Italie et de l’entreprise tripolitaine.

Ainsi, propagande nationaliste, qui prépare l’opinion à acclamer la guerre ; évolution démocratique et sociale de M. Giolitti, qui le met en opposition avec sa propre majorité et l’oblige à accepter et à faire accepter au Roi l’idée d’une guerre à laquelle ils se déclaraient, l’un et l’autre, quelques mois auparavant, fermement opposés ; intérêts financiers du Banco di Roma compromis par l’impossibilité de développer les entreprises italiennes en Tripolitaine ; union de tous les partis, y compris les catholiques et la plus grande partie des socialistes, pour pousser le gouvernement à la guerre ; tels sont quelques-uns des facteurs dont la convergence a déterminé l’explosion d’un conflit depuis longtemps prévu et préparé par la diplomatie de la Consulta ; tels sont surtout quelques-uns des élémens dont la conjonction explique la psychologie si curieuse de l’opinion italienne dans la guerre contre les Turcs.


III

Les intérêts de l’Italie en Tripolitaine[6] ou, si l’on veut, en prenant le mot dans son sens politique, ses « droits, » ne se sont pas développes organiquement par l’effet naturel du voisinage géographique, ils se sont accrus par suite d’initiatives directement conduites ou indirectement encouragées par le gouvernement ; les étapes de l’influence italienne en Tripolitaine ont été déterminées par des événemens extérieurs. L’établissement du protectorat français en Tunisie en 1881 marque le moment où, pour la première fois, l’Italie songe à se créer des droits éventuels en Tripolitaine. Evincée en Tunisie, elle reporte ses espérances et ses ambitions dans l’Adriatique, dans la Méditerranée orientale, sur les rivages des deux Syrtes et jusque dans la Mer-Rouge. L’échec d’Adoua, la prépondérance autrichienne dans l’Adriatique, amènent de puis en plus l’Italie à se préoccuper de l’avenir de la Tripolitaine. Toutes les grandes puissances pratiquent la politique d’expansion ; elle, qui a un commerce prospère, une marine, des émigrans nombreux, n’a presque pas de terre où elle puisse donner carrière à l’esprit d’entreprise et aux aptitudes colonisatrices de sa race ! A mesure que le partage de l’Afrique s’achève, l’Italie surveille avec plus d’attention les cotes des Syrtes et de la Cyrénaïque qui s’allongent en face de la Sicile, entre la Tunisie et l’Egypte, et elle cherche à faire reconnaître ses droits d’héritière sur cette partie de l’Empire ottoman pour le jour où s’ouvrira la grande succession. En attendant, elle prend des hypothèques sur cette terre. En 1901 des navires de guerre italiens viennent établir par la force, malgré la résistance des Turcs, un bureau de poste à Benghazi, sans que le gouvernement hamidien fasse entendre une protestation. Le Banco di Roma inaugure son activité en Afrique vers 1902 et y multiplie ses entreprises. De plus en plus, en Italie, l’opinion publique s’habitue à considérer la Tripolitaine comme un patrimoine national.

La diplomatie italienne a préparé de longue main l’événement de 1911. Jamais à aucun moment, le gouvernement français, ni personne en France, n’a eu la pensée d’occuper la Tripolitaine. En 1881, l’opposition, et notamment le duc de Broglie, parla de l’entraînement fatal qui nous conduirait toujours plus loin. « Il fallait Tunis pour qu’Alger fût tranquille. Il faut maintenant Tripoli pour que Tunis soit en paix. » Barthélémy Saint-Hilaire, à des demandes d’éclaircissemens du Cabinet de Londres, se borna à répondre que le gouvernement de la République considérait la Tripolitaine comme faisant incontestablement partie de l’Empire ottoman, et n’avait l’intention ni de l’envahir, ni d’essayer d’y établir une influence exclusive et dominante. C’est dans les polémiques de presse qui éclatèrent entre l’Italie et la France, au moment des manifestations anti-françaises de Milan, de Gènes, de Turin, que les journaux italiens réclamèrent, pour la première fois, la Tripolitaine et la Cyrénaïque comme une compensation à l’occupation de la Tunisie par la France. A l’époque où un rapprochement commence à se dessiner entre Rome et Paris, c’est dans la Méditerranée que, des deux parts, on recherche les élémens d’une entente ; c’est le moment où M. Delcassé, — comme nous l’avons exposé ici le 1er avril, — aiguille la politique française vers le Maroc. Après l’échec de son premier traité avec l’Espagne, c’est vers l’Italie qu’il se tourne. A la suite de la convention anglo-française du 21 mars 1899, fixant les limites des possessions des deux nations au Soudan, le gouvernement italien s’inquiète des conséquences que pourrait avoir ce traité pour l’Hinterland de la Tripolitaine. Des notes sont échangées à ce sujet en décembre 1900 ; et, en 1901, M. Prinetti peut déclarer au Parlement qu’à sa connaissance, « la France n’a pas l’intention de dépasser, dans les régions attenantes au vilayet de Tripoli, la limite indiquée par la convention du 21 mars 1899, non plus que d’entraver les caravanes. » Quelques jours après, M. Delcassé déclarait au correspondant du Giornale d’Italia, M. Ugo Ojetti, qu’en retour de cette assurance, l’Italie s’était engagée à ne rien faire qui pût gêner la France au Maroc. Donner de telles assurances à l’Italie qui, juridiquement, n’avait aucune qualité pour s’inquiéter des frontières ou du commerce de la Tripolitaine, province ottomane, équivalait à lui reconnaître des intérêts spéciaux, et, en quelque mesure, des droits, sur cette région. Pour exercer ces droits, il fallait les montrer menacés, et les Italiens n’ont pas manqué de le faire. Toutes les fois qu’ils se sont préparés à l’action, ils ont répandu le bruit que des rivaux cherchaient à les devancer. Le 16 mars 1903, le député de Marinis interpellait le ministre des Affaires étrangères sur de prétendus projets d’occupation anglaise des baies de Tobrouk et de Bomba ; il y voyait l’indice d’une entente entre la France et l’Angleterre, celle-ci donnant carte blanche à celle-là au Maroc, et la France, en échange, favorisant l’établissement des Anglais en Cyrénaïque. Le sous-secrétaire d’Etat Baccelli rassura l’interpellateur et la presse anglaise démentit si bien ces bruits que l’incident se termina par une sorte de reconnaissance implicite, par l’Angleterre, des intérêts spéciaux de l’Italie en Tripolitaine.

Je me suis expliqué, au temps où ils furent conclus, sur les inconvéniens que présentaient les accords négociés entre M. Tittoni et M. Delcassé ; pour éviter de me répéter, je demande au lecteur la permission de le renvoyer à ces pages[7]. Quoique les Turcs ne l’aient réoccupée qu’en 1835, quoiqu’elle fût la plus négligée des provinces ottomanes, la Tripolitaine faisait partie intégrante de l’Empire ; elle était entrée avec lui dans le droit public européen sous la garantie des puissances, notamment de la France et de l’Angleterre, gardiennes traditionnelles de l’intégrité ottomane. Il devait paraître singulier que ces deux dernières puissances (reconnussent, par une convention écrite, des droits spéciaux à une troisième sur un vilayet de la Turquie. Peut-être a-t-on cru que jamais l’Italie ne chercherait à s’emparer par la force de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, qu’elle se contenterait d’y développer ses intérêts économiques et d’y favoriser l’installation de ses émigrans, jusqu’au jour où une dislocation de l’Empire ottoman ferait tomber entre ses mains cette part d’héritage. « Il importe que nos projets gardent un caractère strictement platonique[8], » disait un jour un ministre italien. Il paraissait vraisemblable que les intérêts économiques et politiques considérables que l’Italie possède dans toutes les parties de l’Empire ottoman lui sembleraient toujours supérieurs au bénéfice incertain de l’occupation directe des rives des deux Syrtes et des oasis du désert tripolitain. Mais il s’en faut que la politique des peuples soit toujours déterminée par leurs seuls intérêts matériels. On pouvait penser aussi que l’Allemagne et l’Autriche, qui, la première surtout, entretiennent des rapports d’étroite intimité avec le gouvernement du Sultan, calmeraient au besoin les ambitions impatientes de leur alliée. Ces calculs se sont trouvés faux. En politique, il n’est jamais prudent de compter sur des interventions extérieures pour empêcher les actes humains de porter leurs conséquences naturelles.

Les efforts des Italiens pour développer leurs intérêts économiques en Tripolitaine et en Cyrénaïque se heurtèrent, dès le temps d’Abd-ul-Hamid, à la mauvaise volonté, à l’inertie des fonctionnaires ottomans. Quand la révolution eut exalté son nationalisme, la Jeune-Turquie, loin d’ouvrir le vilayet africain aux entreprises civilisatrices et au commerce des Italiens, donna des instructions pour qu’aucune concession ne leur fut accordée ; les « droits » et « intérêts spéciaux, » reconnus à l’Italie par les puissances européennes, devinrent autant de raisons qui firent adopter comme règle, à Constantinople, de ne leur attribuer, en Tripolitaine, aucun avantage particulier. Les Jeunes-Turcs appliquèrent d’ailleurs cette méthode à toutes les puissances européennes partout où l’une d’elles cherchait à se prévaloir d’intérêts prédominans ou de droits anciens. Ce refus systématique de donner satisfaction aux demandes des Italiens, de laisser circuler leurs voyageurs, leurs prospecteurs, jusqu’à leurs archéologues, ce parti pris constant de tracasserie et de mauvaise volonté, menaçaient gravement les intérêts déjà établis en Tripolitaine ; les entreprises du Banco di Roma périclitaient. Des agens italiens, dans les rues des ports tripolitains, furent insultés ou menacés. Les Italiens purent se croire à la veille d’être évincés d’une contrée sur laquelle ils fondaient leurs dernières espérances d’expansion méditerranéenne. Cette attitude des Jeunes-Turcs, légitime à coup sûr, mais maladroitement appliquée, irrita vivement l’opinion dans la péninsule, lésa des intérêts respectables et offrit au Cabinet de Rome le prétexte d’une intervention armée. La note italienne à la Porte, le 25 septembre, parlait du « danger auquel est exposée la colonie italienne à Tripoli, du fait du fanatisme des musulmans, que les officiers softas excitent contre les Italiens ; » et dans l’ultimatum du 28, M. di San Giuliano visait « l’opposition systématique la plus opiniâtre et la plus injustifiée à laquelle s’est constamment heurtée toute entreprise italienne en Tripolitaine et en Cyrénaïque, » et « l’agitation qui constitue un danger imminent pour les sujets italiens et aussi pour les sujets de toutes nationalités qui, justement émus et inquiets pour leur sécurité, ont commencé à s’embarquer pour quitter sans délai la Tripolitaine. » Les Jeunes-Turcs, par leur intransigeance vexatoire, par leur attitude générale de défiance vis-à-vis des étrangers dont ils ne peuvent se passer, ont donné à l’Italie, tout au moins, un prétexte pour colorer son agression.


IV

C’était une des maximes de Cavour que l’Italie doit profiter de toutes les querelles européennes et saisir toutes les occasions pour s’agrandir et gagner. Le conflit franco-allemand offrait aux Italiens une tentation, en même temps que le Maroc éveillait leur appétit. Dès la fin d’août, le Corriere d’Italia, la Stampa, imaginaient la théorie du droit de l’Italie à des « compensations. » Ces compensations, le Cabinet de Rome pouvait croire le moment venu de les réclamer.

L’Italie avait en Europe une situation diplomatique exceptionnellement favorable. M. Delcassé avait, depuis 1900, par un échange de notes secrètes, promis de ne rien faire qui pût contrecarrer l’action de l’Italie en Tripolitaine ; la France, bien qu’elle n’en connût pas la portée exacte, ne pouvait que faire honneur à la parole donnée en son nom. Durant la crise d’Algésiras, l’Italie, malgré les très vives instances de Berlin, avait fait passer ses engagemens méditerranéens avant la solidarité triplicienne ; son plénipotentiaire, le marquis Visconti-Venosta, avec tout le prestige de son âge, de son caractère et de ses services, s’était rangé du côté de la France et de l’Angleterre. L’Italie, à Algésiras, a tiré sur la France une lettre de change que nous ne pouvions manquer de lui rembourser à échéance. Dans une passe difficile, comme celle de l’été 1911, il eût été de toutes façons de notre intérêt de ne pas contrecarrer les visées de l’Italie. Les Jeunes-Turcs nous avaient donné, par leur politique agressive, de légitimes sujets de plainte ; ils nous avaient maladroitement cherché noise en envoyant des officiers dans le Borkou, dans le Tibesti, à Djanet, et en contestant mal à propos, en plein Sahara, des frontières fixées par la convention du 21 mars 1899. Le Cabinet de Paris fit donc bon accueil à l’entreprise italienne, malgré les dangers qu’elle pouvait faire courir à la paix générale. La presse française s’abstint de critiquer trop vivement la manière insolite dont les Italiens avaient brusqué les pourparlers et précipité l’agression. La presse anglaise se montra moins indulgente ; les journaux radicaux et puritains ne manquèrent pas de rappeler, avec hauteur et sévérité, l’Italie au respect du droit des gens et des principes de la justice internationale. Toutefois, la diplomatie britannique, qui n’a pas eu, depuis l’avènement des Jeunes-Turcs, à se louer de leurs procédés, et qui redoute pour l’Egypte le voisinage d’une Turquie forte, ne chercha pas à faire obstacle à la politique italienne d’expansion, mais plutôt à préparer une paix qui rassurât l’Europe tout en donnant satisfaction à l’Italie.

La Russie et l’Italie ont, depuis l’annexion de la Bosnie, constaté la communauté de leurs intérêts dans les Balkans. C’est à Racconigi, en octobre 1909, que, dans les conversations du Tsar avec le roi d’Italie, et de M. Isvolsky avec M. Tittoni, fut dégagée cette identité de vues des deux gouvernemens : cette constatation eut pour conséquence de fréquens échanges de vues entre les deux Cabinets. Ils souhaitent l’un et l’autre le statu quo dans les Balkans et redoutent une extension nouvelle de l’Autriche, en territoire ou en influence. Les Jeunes-Turcs n’ont rien fait pour retenir les sympathies de la Russie ; ils l’ont traitée en ennemie héréditaire, avec une défiance parfois agressive. En Perse, sous prétexte de contestation de frontières, les soldats turcs font peu à peu tache d’huile et empiètent sur la partie du territoire persan qui avoisine au Sud la Transcaucasie dont ils tournent les positions stratégiques. C’est surtout à eux-mêmes que les Jeunes-Turcs doivent s’en prendre si les efforts de M. Tcharykof pour amener le rétablissement d’une mutuelle confiance entre la Russie et la Porte n’ont abouti qu’à un échec. L’appui amical de Saint-Pétersbourg était particulièrement utile à l’Italie au moment de s’engager dans son entreprise de Tripolitaine, car la situation diplomatique de la Russie est aujourd’hui très forte. Alliée de la France, liée à l’Angleterre et au Japon par des accords et des ententes qui la garantissent, en Asie, contre toute surprise, elle voit l’Allemagne rechercher les occasions de lui prouver ses bonnes dispositions et de gagner ses sympathies : l’entrevue de Potsdam et ses suites ont montré non seulement les cordiales relations qui existent entre Berlin et Pétersbourg, mais surtout la grande place que la Russie a reconquise dans les conseils de l’Europe ; elle est établie dans une excellente position défensive où elle peut, en attendant la reconstitution de ses forces militaires et navales, exercer avec autorité, sur l’Europe et l’Asie, une influence de pacification et de conservation.

Le comte d’Æhernthal avait pour principe de traiter avec ménagemens l’Italie, son alliée. On sait avec quelle énergie et quel succès, dans les derniers mois de sa vie, il a résisté aux impatiens qui souhaitaient que l’Autriche profitât de la guerre italo-turque pour attaquer l’Italie, abattre l’irrédentisme et accroître son influence dans l’Empire ottoman. A la communication de M. di San Giuliano, dans les premiers jours de septembre, annonçant l’ouverture inévitable et prochaine des hostilités, le comte d’Æhernthal ne fit de réserves que sur le danger d’apporter une telle perturbation à la paix générale dans un moment où la Macédoine restait agitée et l’Albanie frémissante. Malgré cette réserve, les Italiens, en définitive, partirent pour Tripoli avec l’agrément de la Ballplatz. Après les coups de canon de Preveza, où l’escadre du duc des Abruzzes tira sur un torpilleur autrichien qui surveillait de trop près ses mouvemens tandis qu’elle était occupée à couler quelques petits bateaux turcs, le comte d’Æhernthal se plaignit vivement ; quelques jours après, le duc était appelé à un autre commandement et l’Italie promettait de ne plus porter la guerre dans l’Adriatique. Mais là s’est bornée l’intervention de l’Autriche.

Les Italiens ont donc choisi, avec un tact politique très sûr, le moment favorable où leur action, même si elle venait ç gêner la politique de certaines grandes Puissances, ne pourrait être sérieusement contrecarrée par aucune d’elles. Au point de vue financier, elle se trouvait également en mesure de fournir un grand effort. La politique antifrançaise et aventureuse de Crispi avait mis les finances de l’Italie si mal en point que, bon gré mal gré, il avait fallu, après Adoua, adopter une autre méthode. L’Italie, résolument, se mit au travail et le gouvernement à l’œuvre ; les résultats ne tardèrent pas à récompenser ces efforts. M. Tedesco, ministre du Trésor, constatait dans son exposé du 3 décembre 1910 que, depuis douze ans, le budget se soldait par un excédent et que la dette du Trésor, qui était de 400 millions, avait fait place à un crédit de 21 millions et demi. Malgré les grosses dépenses faites pour améliorer l’armement (budget de la guerre 1910 : 400 millions), malgré la catastrophe de Messine, malgré le mauvais résultat du rachat des chemins de fer, malgré le développement coûteux de la législation sociale et interventionniste, la situation : financière, au début de la guerre, était excellente. Les sommes énormes envoyées par les Italiens qui travaillent à l’étranger (plus de 400 millions de lires par an pour la seule Sicile), et surtout l’argent laisse par les touristes étrangers (environ 900 millions par an), compensent le tribut que l’Italie, malgré son labeur opiniâtre et la prospérité croissante de son économie nationale, paye à la production étrangère[9]. Le change qui, en 1893, dépassa 117 pour 100, était revenu au pair. La période difficile qui a suivi la crise américaine de 1907-1908 a retardé les progrès de l’industrie, elle ne les a pas arrêtés ; l’essor est rapide surtout dans la région où les torrens des Alpes fournissent la houille blanche. Non seulement les impôts donnent des plus-values, mais, dans l’ensemble, les particuliers sont devenus plus riches. Les titres de la Dette (13 milliards et demi) qui, naguère encore, étaient placés presque tous à l’étranger, sont peu à peu rachetés en Italie ; les cours, malgré la guerre, restent assez fermes et la conversion automatique, qui va se faire au 1er juillet 1912, transformera le 3 3/4 en 3 1/2 pour 100. Enfin un trésor de guerre avait été constitué et renfermait, dit-on, deux cents millions.

La crise franco-allemande de 1905, en attirant l’attention sur l’état de l’armée italienne, avait montré qu’elle n’était pas prête à faire campagne. De 1907 à 1910, d’après les rapports de la Commission d’enquête parlementaire, constituée sous les auspices de M. Giolitti, des réformes furent réalisées. Malgré l’adoption récente du service de deux ans et la réorganisation encore inachevée de l’artillerie, on peut dire qu’en 1911 l’état matériel et moral de l’armée italienne était devenu satisfaisant. Pendant la crise européenne de 1908-1909, provoquée par l’annexion de la Bosnie, l’état-major italien prépara une mobilisation dirigée vers les frontières de Trieste et du Trentin. Enfin, en ces derniers mois, on étudia et on prépara secrètement une expédition en Tripolitaine. Tout était au point, armée et flotte, quand les circonstances décidèrent M. Giolitti et le Roi à une action immédiate.

Ces grands progrès, cette prospérité matérielle croissante, ces forces imposantes sur terre et sur mer, furent le voile brillant mais trompeur qui dissimula à l’Italie les difficultés et les périls d’une entreprise qui, si favorable pour elle qu’on en suppose l’issue, ne sera pas, matériellement parlant, une opération avantageuse. L’édifice récent de sa fortune restaurée n’était pas encore assez consolidé pour être hasardé dans une telle guerre. Le déchaînement prodigieux de l’enthousiasme populaire, surchauffé par les récits de la presse, emporta la décision d’un gouvernement qui cherchait une diversion aux difficultés intérieures dont nous avons parlé et saisissait l’occasion de réparer les lézardes de sa majorité. L’expédition fut résolue.


V

Elle fut préparée activement, mais dans le plus grand secret. Amis et adversaires restèrent, jusqu’au dernier jour, incrédules. Le grand vizir Hakki-pacha, ancien ambassadeur à Rome, ne croyait pas à la guerre ; il était entretenu dans ses illusions par le baron Marschall von Bieberstein, le tout-puissant ambassadeur allemand à Constantinople, qui, jusqu’au dernier jour, se faisait fort d’empêcher les hostilités d’éclater. On raconte que la veille de la déclaration de guerre le grand vizir jouait au bridge avec le chargé d’affaires d’Italie. Les Jeunes-Turcs ne croyaient pas à la possibilité d’une agression ; ils avaient retiré de Tripolitaine trois bataillons et un régiment de cavalerie ; ce ne fut que dans les derniers jours qu’ils essayèrent d’envoyer quelques renforts. Le 26 septembre, le Berliner Lokal Anzeiger écrivait : « L’Italie n’est pas sur le point de débarquer des troupes. On le saurait. » Il aurait suffi de lire les journaux italiens pour « le savoir » en effet : leur enthousiasme débordait. Le Secolo, seul, contrastait par sa tristesse avec l’exaltation générale, mais personne ne faisait écho à la vieille feuille libérale. La guerre fut cependant une surprise pour tous. Le gouvernement italien brusqua son attaque ; il supprima ce crescendo de notes et d’ultimatum savamment gradués qu’exigent les professeurs de droit international pour admettre qu’une guerre a été déclarée suivant les règles. Les Turcs n’eurent pas le temps d’envoyer à Tripoli les transports chargés de troupes qu’ils préparaient. L’exemple est à retenir pour les militaires imprévoyans qui compteraient sur la « période de tension diplomatique » pour achever leurs préparatifs ; dans une guerre européenne, c’est ainsi, vraisemblablement, que les choses se passeraient. Le seul signe avant-coureur de la guerre, à notre époque démocratique, c’est la température de l’opinion ; lorsque le pouls d’une nation bat à une cadence de fièvre, lorsque son sang bouillonne et que tout l’organisme vibre et frissonne, le danger est proche ; les argumens de droit, dans ces « momens psychologiques » de la vie d’un peuple, n’ont plus de prise et les gouvernemens deviennent impuissans à retenir l’élan national. Les temps de la vieille « politique des Cabinets » sont révolus, et le meilleur diplomate, aujourd’hui, est celui qui pénètre les vouloirs profonds des peuples et devine leurs impulsions spontanées.

Le 24 septembre, tandis que la flotte est mise sur le pied de guerre, que 90 000 hommes de la classe 1888, partis en congé illimité, sont rappelés sous les drapeaux, et qu’à Tripoli commence l’embarquement des étrangers, le chargé d’affaires d’Italie remet à la Porte une note où il proteste contre le péril que fait courir à la colonie italienne en Tripolitaine le fanatisme musulman et déclare que l’envoi de troupes ottomanes en Afrique sera considéré comme un acte « extrêmement grave. » Or on sait, à la Consulta, que, depuis le 21, le transport Derna est parti avec des troupes et des munitions : c’est le casus belli. Le gouvernement turc offre à l’Italie la plupart des garanties économiques qu’elle réclame : vaine démarche ; Rome répond, le 28, par un ultimatum, elle y dit que « l’expérience du passé a démontré l’inutilité » de ces concessions trompeuses, et que l’arrivée d’un transport turc à Tripoli constituant une provocation et une menace, elle est résolue à occuper militairement la Tripolitaine et la Cyrénaïque, « et s’attend à ce que le gouvernement impérial veuille donner les ordres nécessaires pour qu’elle ne rencontre, de la part des représentans ottomans actuels, aucune opposition et que les mesures qui en découlent nécessairement puissent être exécutées sans difficulté. » Un délai de vingt-quatre heures est laissé au gouvernement ottoman pour donner une « réponse péremptoire : » à peine est-il écoulé que la guerre est commencée ; un torpilleur turc est coulé à Preveza. Le 6 octobre, Tripoli est occupé presque sans coup férir.

Il est assez vain de rechercher si l’Italie a violé les règles du droit et de la justice internationale. Son agression et sa mainmise sur une province étrangère ne pouvaient assurément s’autoriser d’aucun précédent aussi caractérisé. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine n’était que la régularisation d’une situation de fait qui existait, en vertu du traité de Berlin, depuis 1878. Sir Thomas Barclay, dans un livre très intéressant[10], a établi surabondamment ces fréquens oublis des règles internationales généralement admises. Dès le 19 septembre, le Secolo qui, au milieu de cette prodigieuse poussée nationaliste, a, presque seul, gardé toute la liberté de son jugement, écrivait :

« On chercherait en vain la cause de cette expédition (projetée). On ne trouverait même pas un prétexte occasionnel pour la motiver. Avons-nous jamais insisté auprès de la Turquie pour qu’elle cesse de boycotter notre commerce? l’a-t-il eu des représentations diplomatiques? Marcherions-nous à la conquête d’un pays comme des barbares, sans le moindre avertissement, sans pouvoir invoquer un motif quelconque capable de légitimer notre acte? On nous répond que le moment est venu d’agir et qu’il faut nous presser, afin de ne pas laisser aux autres le temps de nous précéder. Mais qui sont les autres? Ce n’est pas la France, l’Angleterre non plus ; elles nous en ont donné l’assurance. Serait-ce l’Autriche ? L’hypothèse est ridicule. L’Allemagne alors? L’idée, il est vrai, a germé dans le cerveau d’un journaliste qui a oublié que ni l’Angleterre ni la France ne le permettront jamais. Une expédition serait ruineuse pour l’Italie, l’occupation ou le protectorat le serait tout autant. Nous tenons « à dégager notre responsabilité et à affirmer dès à présent que l’Italie a bien d’autres moyens à sa disposition pour devenir ce qu’elle devrait être, une puissance forte et considérée. » Le Secolo avait raison sans doute ; mais à quoi bon raisonner en face de tout un peuple entraîné par sa passion? On pourrait presque dire qu’avoir raison, dans de telles conditions, c’est avoir tort, si l’histoire et l’avenir n’étaient là pour établir, plus tard, les responsabilités en les mesurant aux conséquences.

L’histoire militaire de la guerre de Tripolitaine n’est pas de notre ressort ; il serait d’ailleurs impossible de l’écrire : les nouvelles, du côté italien, sont sévèrement censurées, et aucun correspondant de guerre impartial n’a été admis à rester avec les troupes. Les nouvelles du côté turc ne sont pas moins impossibles à contrôler. Bornons-nous à noter certains faits indiscutables pour les répercussions qu’ils ont eues sur la tournure des événemens politiques.

Les premiers jours de la campagne lurent très brillans pour les Italiens : les soldats réguliers turcs n’étaient guère que de 3 000 à 4 000 environ et privés de chefs ; ils se retirèrent hors de la portée des canons de la flotte, jusqu’au pied du plateau intérieur. Les soldats italiens, pleins d’ardeur et d’enthousiasme, encouragés par leurs premiers succès, ne demandaient qu’ à marcher en avant, et peut-être, à ce moment, une offensive vigoureuse aurait-elle pu amener la capitulation ou la dispersion des Turcs. Les Italiens crurent qu’ils pourraient rallier à leur cause les Arabes qui ne supportaient pas sans impatience la domination ottomane ; les journaux annoncèrent qu’un descendant de l’ancienne dynastie indigène des Karamanis allait devenir un utile auxiliaire pour l’organisation d’une sorte de protectorat. Ce personnage s’est, en effet, mis au service des Italiens, mais ses coreligionnaires ne l’ont pas suivi : en face de l’envahisseur chrétien, les Arabes oublièrent leurs griefs et fraternisèrent avec les Turcs. Il se produisit, dans tout l’Orient ottoman, un mouvement général de solidarité musulmane. Les Arabes de Syrie qui, dit-on, se disposaient à combattre le régime du Comité Union et Progrès, renoncèrent à leurs projets. Au Yémen, l’iman Yaya fit sa paix avec le gouvernement du Sultan et renonça à une guerre interminable qui avait coûté aux Turcs tant d’hommes et tant d’argent : on vit même une partie de ses guerriers passer la Mer-Rouge pour aller combattre les Italiens en Tripolitaine. C’est pour arrêter cette migration que les Italiens exercent une surveillance active dans la Mer-Rouge ; ils y ont coulé les petits bâtimens turcs qui s’y trouvaient et bombardé Cheik-Saïd. Les Arabes de Tripolitaine et de Cyrénaïque affluèrent au camp turc ; il y vint jusqu’à des noirs des oasis, des Touareg du Fezzan, de Rhât et de Rhadamès, des gens du Tibesti et du Borkou. Il semble que jusqu’ici le chef de la puissante organisation des Senoussis n’a pas donné le signal de la guerre sainte, mais beaucoup de fidèles n’ont pas attendu ses ordres. De Constantinople arrivèrent, par les frontières de l’Egypte ou de la Tunisie, sur lesquelles il est impossible, dans le désert, d’exercer une surveillance efficace, des officiers jeunes-turcs, élevés dans les écoles allemandes, tels que Enver-bey et Fethi-bey ; ils prirent la direction de l’armée, assurèrent aux Arabes toujours faméliques une paye suffisante, établirent une discipline, enflammèrent l’enthousiasme de ces guerriers pour qui la bataille est le plus noble des passe-temps, le chemin de la fortune et le parvis du Paradis. On assure qu’ils auraient réuni jusqu’à 40 000 hommes ; ils ont des mitrailleuses venues à dos de chameau par l’Egypte. Dans ces steppes et ces déserts, où une armée européenne ne pourrait subsister, les indigènes vivent des ressources du pays auquel ils sont accoutumés. Les Arabes, comme nos guerriers du moyen âge, viennent passer quelques jours à l’armée, munis d’une poignée de dattes et d’un peu de farine, brûlent de la poudre et s’en retournent chez eux pour revenir au premier appel ; ils n’abandonnent ni leurs familles, ni le soin de leurs maigres cultures. Dans leur pays, dans ce désert dont toutes les pistes leur sont familières, dans ces oasis dont ils connaissent le dédale de murs en pierres sèches, de ruelles, de masures, de levées de terre, de palmiers et de figuiers, commandés par des officiers rompus aux méthodes européennes, l’Arabe serait un adversaire redoutable même pour une armée aguerrie, à plus forte raison pour des troupes composées de jeunes soldats et d’officiers qui n’ont pas l’expérience de cette guerre spéciale qui demande une longue initiation et une particulière endurance.

L’armée turco-arabe reconstituée prit l’offensive. Le 23 octobre, elle attaquait les lignes italiennes dans l’oasis de Tripoli, mettait en déroute et tournait l’aile gauche du général Caneva, pénétrait dans les jardins, d’où, mêlée aux habitans, elle prenait à revers les tranchées des Italiens et leur infligeait des pertes sensibles. Une terrible confusion s’ensuivit à laquelle la nuit mit à peine fin. Trois jours après, le 26, les Turco-Arabes recommencèrent leur attaque ; les Italiens les repoussèrent, mais avec peine. Pendant quelques jours il y eut un peu d’affolement dans le camp italien ; on rendit les habitans responsables des coups de fusil tirés par derrière sur les soldats qui occupaient les tranchées et des exécutions sommaires commencèrent. La découverte, dans une partie de l’oasis enlevée aux Turcs, de prisonniers italiens massacrés et horriblement mutilés mit le comble à la fureur des soldats. Ces exécutions étaient-elles nécessaires à la sécurité de l’armée? Il est difficile d’en juger. Mais il est certain que, de ce jour, c’en fut fini pour longtemps des projets d’entente avec les Arabes. Les journées des 23 et 26 octobre sont décisives dans l’histoire de la guerre ; l’esprit des soldats et même celui des chefs en demeura frappé ; ils perdirent non pas certes le courage, mais l’entrain offensif. Ils ont depuis occupé à peu près toutes les côtes, mais bien que déjà plus de cent vingt mille hommes aient été débarqués en Afrique, ils n’ont, ni en Tripolitaine ni en Cyrénaïque, atteint le plateau intérieur ; ils n’ont pas infligé à leur adversaire une défaite décisive. Leurs succès mêmes restent stériles parce qu’ils ne les poursuivent pas et que, la plupart du temps, ils se contentent de repousser des attaques. Actuellement, retranchés dans des forts et derrière des levées de terre, protégés en seconde ligne par les canons de la flotte, ils ne sont maîtres en réalité que du sol foulé par leurs troupes. C’est dans cette position, avec des installations forcément défectueuses, que va les assaillir l’été saharien, pendant lequel la chaleur torride, les coups de khamsyn, les tempêtes de sable brûlant qui oppressent les poitrines et angoissent les cœurs, rendent toute marche, toute activité mortelle aux Européens. Les Arabes, au contraire, se retireront chez eux, dans des conditions de climat et de vie auxquelles ils sont accoutumés et profiteront des occasions pour pousser de dangereuses pointes offensives. Les Italiens vont faire, cet été, la très rude expérience des guerres coloniales.

La tactique adoptée par les généraux italiens et confirmée à la suite du voyage du général Caneva à Rome parait bien être la plus sage. L’offensive était possible pendant les premières semaines ; elle ne l’est plus ; elle ne le sera plus tant que les Italiens n’auront pas constitué, — comme le firent les Bugeaud, les Lamoricière, — des troupes spéciales, entraînées à la guerre africaine et saharienne. Avec des troupes indigènes bien payées et solidement encadrées, des ascaris de l’Erythrée, des compagnies d’infanterie et des batteries de montagne montées sur des mulets et sur des chameaux, des unités constituées avec des soldats rengagés restant volontairement dans la colonie pour s’y faire une carrière suivie d’une retraite, ils pourront prendre l’offensive et, en constituant des colonnes à la fois très fortes et très mobiles, venir à bout de leurs adversaires. L’expérience formera, peu à peu, des chefs parmi les officiers. Les jeunes soldats venus d’Italie doivent autant que possible être éliminés, ou tout au moins maintenus sur le littoral, comme troupes de seconde ligne et de défensive. Ces vues sont, d’ailleurs, celles de l’état-major italien ; elles ont été notamment exposées avec force, dans une lettre publiée par la Preparazione, par le général Ameglio, commandant de la division de Benghazi, actuellement chargé de l’occupation de Rhodes, l’un des chefs dont la guerre a révélé la valeur. Elles s’imposent de toute manière, même si le gouvernement de Constantinople conclut la paix avec l’Italie, car la paix ne désarmerait pas les Arabes ; ils n’ont jamais obéi au Sultan et ils lui obéiraient moins que jamais s’il leur enjoignait de se soumettre aux chrétiens. Il est même douteux que les soldats réguliers turcs puissent quitter la Tripolitaine pour venir s’embarquer dans un port occupé par les Italiens, les Arabes ne le leur permettraient pas et tourneraient leurs armes contre eux. Quant aux officiers, la plupart d’entre eux trouveraient sans doute le moyen de rester en face des Italiens. Ce n’est qu’avec le temps, par une politique indigène habile, en gagnant des influences religieuses, en distribuant adroitement des subsides et des cadeaux que, peu à peu, on amènera l’armée turco-arabe à se désagréger d’elle-même ; mais il faudra quelques coups vigoureusement appliqués pour amener sa dispersion définitive, assurer la pacification du pays et la possibilité de faire œuvre de colonisation. La guerre en Tripolitaine et en Cyrénaïque est donc une chose, et l’action militaire ou diplomatique dans d’autres parties de l’Empire ottoman en est une autre. Ces deux ordres de faits, tout en ayant des répercussions et des incidences réciproques, sont indépendans l’un de l’autre.


VI

Les premières semaines de la guerre montrèrent que la diplomatie du roi Victor-Emmanuel avait bien choisi son heure ; l’opinion quasi universelle jugea sévèrement l’agression italienne, mais les chancelleries gardèrent une attitude de neutralité sympathique. M. di San Giuliano, après les coups de canon de Preveza, affirma le désir de son gouvernement de ne pas ébranler le statu quo dans les Balkans. A l’appel qui leur fut adressé le 30 septembre par la Porte, les puissances répondirent par une fin de non recevoir. On espérait alors que la guerre ne durerait pas longtemps, que la Tripolitaine se défendrait à peine et qu’une intervention diplomatique rétablirait la paix. La guerre plaçait l’Allemagne dans une situation particulièrement délicate, en mettant aux prises l’Italie son alliée et la Turquie son amie et en compromettant ses intérêts économiques dans l’Empire ottoman. Les journaux ne se gênèrent pas pour critiquer avec acrimonie la conduite des Italiens que quelques-uns qualifièrent d’acte de brigandage. Le gouvernement partagea peut-être leur mauvaise humeur, mais il sut faire bon visage à mauvais jeu. Ce fut, dit-on, sur un télégramme de l’Empereur à M. de Kiderlen-Wæchter : « Fidélité absolue à l’alliance, » que l’Allemagne accepta la charge assez difficile de protéger les intérêts des nationaux italiens dans l’Empire ottoman. Si les marchandises italiennes n’ont pas été plus sévèrement boycottées, si l’expulsion des sujets italiens n’a commencé que tout récemment, bien qu’il en ait été question à plusieurs reprises, c’est à l’intervention de l’Allemagne qu’il le faut attribuer. Ces menus services, rendus à l’Italie alliée, ont servi à voiler les sentimens réels de l’opinion allemande dont les sympathies sont toutes du côté des Turcs ; le gouvernement lui-même, qui eût été plus qualifié qu’aucun autre pour exercer une action pacificatrice, n’en a jamais pris l’initiative et le baron de Marschall n’a pas cessé, jusqu’à son récent départ, d’encourager les Turcs à la résistance.

Le gouvernement austro-hongrois, guidé par des considérations d’intérêt politique, inspira aux journaux officieux des ménagemens à l’égard de l’Italie. Un politique aussi avisé que le comte d’Æhernthal, dès lors qu’il avait éloigné des Balkans le théâtre des hostilités, ne pouvait pas voir sans quelque satisfaction secrète la fièvre belliqueuse de l’Italie nationaliste trouver un exutoire loin de Trente et de Trieste « non rachetées, » aller se perdre en Afrique et s’user dans une conquête difficile qui immobilisera pour longtemps ses forces et arrêtera ses progrès économiques dans l’Empire ottoman. Le comte Berchlold suit la même ligne politique que son prédécesseur avec la pleine approbation de l’empereur François-Joseph. Les événemens ont donné raison à leur manière de voir. L’expédition de Libye est, pour le moment du moins, la fin de l’irrédentisme sous sa forme anti-autrichienne. L’activité de l’Italie descend vers la Méditerranée et abandonne les Alpes. Après les incidens du Carthage et du Manouba qui réveillèrent les passions anti-françaises du temps de Crispi, le langage des journaux italiens devint plus significatif encore. Le soir de l’odieux attentat dirigé contre le roi Victor-Emmanuel, sous prétexte que l’empereur François-Joseph avait, le premier, envoyé un télégramme de sympathie, la foule courut acclamer l’ambassade autrichienne. Dernièrement, l’amiral Chiari, connu naguère encore pour sa ferveur irrédentiste, écrivait dans la Preparazione que le temps était venu d’étudier une nouvelle organisation intensive de la Triple-Alliance et, en particulier, de l’alliance austro-italienne dans la Méditerranée, et de réviser les idées irrédentistes. Le renouvellement de la Triplice ne fait pas question ; peut-être même les arrangemens nécessaires ont-ils déjà été pris lors du voyage de M. de Kiderlen à Rome ; mais on parle, en Italie, de chercher une nouvelle rédaction du traité constitutif de l’alliance qui lui assurerait une « base méditerranéenne ; » il faut entendre par là, vraisemblablement, que l’Italie, pour prix de son concours en cas de guerre européenne, demanderait à ses alliés de lui garantir dès maintenant la Tripolitaine et de lui promettre quelque chose de plus, si la guerre était victorieuse. Il était à prévoir, pour tout homme d’Etat clairvoyant qu’une guerre italo-turque, surtout si elle était longue et difficile, ne pourrait que servir les intérêts de la Triple-Alliance et en resserrer les liens.

Au début des hostilités, le ton modéré et sympathique de la presse française, qui faisait contraste avec le concert de réprobation des journaux allemands et anglo-saxons, produisit en Italie la meilleure impression ; on célébra l’amitié des deux pays en l’opposant aux sentimens tout différens qui s’exprimaient ailleurs. Quand M. Jean Carrère, correspondant du Temps, revint blessé de Tripolitaine, l’accueil délirant dont il fut l’objet en Italie dépassa toute mesure et inquiéta ceux qui connaissent la mobilité des foules et les brusques reviremens de l’opinion. Il était inévitable que l’expédition de Tripolitaine et la guerre italo-turque n’veillassent les sentimens mal éteints de défiance et de rivalité entre l’Italie et la France[11]. Aussitôt que l’expédition de Tripoli eut appareillé, le vieux cri : « Mare nostrum » retentit dans toute la presse nationaliste. Le Giornale d’Italia du 30 septembre écrivait : « Nous avons confiance dans notre flotte. Nous sommes sûrs que la Méditerranée, qui est une mer romaine, génoise, vénitienne et sicilienne, sera bientôt sous la domination de l’Italie et laissera libre l’accès de Tripoli à notre armée. » L’imagination de quelques écrivains nationalistes se donna carrière : Tripoli n’était, pour l’Italie, qu’une étape, un mouvement tournant pour reprendre Tunis où 80 000 Italiens attendent les armées et les flottes de la monarchie. La Libye d’autrefois, ce n’était pas seulement Cyrène et Tripoli, c’était toute l’Afrique du Nord. Les journalistes, lancés dans cette voie, eurent plus vite fait de conquérir toute la Méditerranée que le général Caneva l’oasis de Tripoli. L’occupation simultanée de Djanet par les Sahariens français et de la baie de Solloum par les Anglais, faite en vertu de conventions anciennes avec les Turcs et d’accord avec le gouvernement de Rome, apparurent à, quelques publicistes comme un empiétement sur le domaine réservé à l’Italie. Le ton des journaux italiens, à cette occasion, commença à irriter l’opinion française et la presse. Le gouvernement, se souvenant de ses engagemens et des services rendus à Algésiras, ne fit rien qui put contrecarrer l’entreprise italienne, et, malgré les inconvéniens qui en pouvaient résulter pour nos intérêts dans l’Empire ottoman, il se montra toujours disposé à appuyer diplomatiquement tout projet de paix qui donnerait satisfaction à l’Italie. Mais c’est un des caractères singuliers de cette guerre, qu’ayant pour théâtre l’Empire ottoman qui n’a par lui-même ni commerce, ni industrie, ni finances, ce sont surtout les neutres, beaucoup plus que les Turcs eux-mêmes, qui en payent les frais. L’opinion publique française, surtout dans les milieux commerciaux, était déjà nerveuse quand survinrent les incidens du Carthage et du Manouba.

Nous ne discuterons pas ici les faits ni leur interprétation juridique : nous essayerons seulement d’en expliquer certains aspects psychologiques. La crise franco-allemande venait de finir ; la saisie des deux navires s’est produite au moment où M. de Kiderlen-Wæchter se rendait à Rome. Les apparences permettaient de croire qu’entre les deux événemens la coïncidence n’était pas fortuite. C’est l’explication de l’unanimité et de la spontanéité du mouvement très vif de l’opinion française à la nouvelle des procédés italiens. Le gouvernement y fut entraîné. Du côté italien, on peut trouver des raisons de même nature à l’acte certainement « peu amical, » et répété à deux jours d’intervalle, qui est venu troubler les relations franco-italiennes. L’opinion, au de la des Alpes, attribue à la contrebande de guerre par la Tunisie, — impossible à réprimer complètement dans de pareils pays et dont on a d’ailleurs beaucoup exagéré l’importance, — la résistance inattendue que l’armée italienne rencontre en Tripolitaine. L’ambassadeur à Paris, M. Tittoni, avait, à plusieurs reprises, insisté au quai d’Orsay, sans recevoir une réponse qui le satisfit, pour que de nouvelles mesures de répression fussent prises : ce serait pour les obtenir qu’il aurait conseillé d’arrêter en mer et de visiter des navires. Quoi qu’il en soit des causes, le résultat a été un regrettable malentendu entre la France et l’Italie. La presse italienne presque tout entière s’est déchainée contre la France et son gouvernement avec une violence que l’énervement d’une longue guerre peut seul expliquer ; nous préférons, pour ne pas réveiller des polémiques qu’il vaut mieux oublier, n’en citer aucun échantillon. Attendons la fin de la guerre ; elle ramènera à de plus justes proportions les enthousiasmes et les colères du nationalisme de nos voisins. L’expérience, à mesure que les Italiens pénétreront dans l’intérieur de la Tripolitaine, leur montrera que ces steppes, ces déserts semés de rares oasis ne sont pas, — si l’on en excepte peut-être le plateau de Barca, — susceptibles de colonisation et que les possibilités économiques du Fezzan, de Rhadamès ou de Rhât sont à peu près nulles. Pour faire la police de la partie du Sahara qu’ils espèrent détenir bientôt, les Italiens auront tout intérêt à s’entendre avec nous. Les limites générales de nos possessions ont été tracées par la convention franco-anglaise du 21 mars 1899 et reconnues par l’Italie ; mais dans un pareil pays on ne trace pas de frontières, on ne se dispute pas quelques hectares de stérilité ; il suffira de savoir à qui appartiennent les oasis et les points d’eau et un accord devra intervenir, pour une collaboration amicale des deux polices sahariennes. De ce côté, l’entente sera nécessaire et nous espérons qu’elle sera aisée. L’avenir montrera qu’elle n’est pas non plus très difficile dans la Méditerranée. Les temps de l’Empire romain sont passés et personne, aujourd’hui, n’a le droit de dire de la Méditerranée : « Cette mer est à moi ! « La vérité politique, c’est l’équilibre méditerranéen, et c’est parce que la France estime qu’il ne sera pas rompu si l’Italie s’installe définitivement à Tripoli, à Benghazi et à Tobrouk qu’elle a toujours regardé ces côtes comme pouvant lui échoir un jour. Qui dit équilibre dit paix et non pas alliance. La paix de la Méditerranée est indispensable à l’Italie ; elle n’y peut faire une politique utile qu’en restant dans les conditions diplomatiques si avantageuses où elle se trouvait avant la guerre, c’est-à-dire associée à la Triple-Alliance, mais liée avec les puissances de la Triple Entente par des conventions particulières et par les doubles liens de la sympathie et de la communauté des intérêts. Avec l’Angleterre, l’Italie a depuis longtemps des engagemens concernant la Méditerranée. Si la presse anglaise s’est montrée un peu dure pour elle au début de cette guerre, le gouvernement ne l’a pas imitée. Il se préoccupe cependant de la commotion que la guerre donne à l’Islam et de ses répercussions en Egypte, au Soudan, et même dans la péninsule arabique. Grande puissance musulmane, comme la France, l’Angleterre appréhende tout ce qui peut provoquer une effervescence dans le monde islamique ; aussi, comme la France, souhaite-t-elle une prompte issue à l’entreprise italienne. Elle la désire aussi comme puissance maritime, car tout ce qui gêne la navigation et le commerce, surtout dans la Mer-Rouge et dans les Dardanelles, est contraire à ses intérêts. L’occupation de Rhodes et des iles de l’Archipel ionien n’est pas de nature à calmer ses appréhensions qui ne sont pas étrangères au voyage à Malte de MM. Asquith, Winston Churchill et de lord Kitchener.

Des trois puissances de la Triple Entente, c’est avec la Russie que l’Italie entretient les relations les plus intimes et les plus amicales ; aussi bien, aucune divergence d’intérêts, aucune rivalité ne peut-elle troubler ce bon accord, à la seule condition que les Dardanelles ne soient pas fermées. Dès les premiers jours des hostilités, le gouvernement de Pétersbourg s’est demandé si la guerre ne ferait pas naître pour lui l’occasion de poser cette question de la liberté des détroits qui a été longtemps l’objet de ses luttes contre les Turcs et qui garde encore une valeur traditionnelle et symbolique, bien que les termes du problème aient beaucoup changé depuis les temps de Catherine la Grande. La démonstration de l’escadre italienne à l’entrée des Dardanelles et leur fermeture par les Turcs sont venues tout récemment montrer l’importance objective que peut avoir encore pour la Russie, et même pour les autres puissances, la question de la liberté des détroits. Pour obtenir cette liberté, l’annexion de la Bosnie-Herzégovine et la proclamation de l’indépendance bulgare avaient déjà paru au Cabinet de Pétersbourg une occasion favorable : l’opposition de l’Angleterre fit échouer cette tentative. Avec la guerre italo-turque, la question reparut. La Gazette de la Bourse (de Saint-Pétersbourg), dès le 28 septembre, établissait le droit de la Russie à des compensations et réclamait « le libre passage de la Mer-Noire. » En décembre, la diplomatie russe fit une première tentative pour rouvrir devant l’Europe la discussion sur les détroits. Récemment, lors de l’attaque italienne à l’entrée des Dardanelles, — et bien que le détail précis des événemens soit mal connu, — il parait certain que l’escadre russe de la Mer-Noire a croisé non loin de l’entrée du Bosphore, soit dans l’intention d’intervenir si les Italiens forçaient l’entrée des Dardanelles, soit dans le dessein d’exercer, sur le gouvernement turc, une pression morale pour obtenir de lui la paix et l’engagement de ne plus fermer les détroits. Le rappel de M. Tcharykof, survenu au même moment, a paru accentuer le caractère de défiance vis-à-vis des Turcs que prenaient déjà les préparatifs militaires de la Russie et l’attitude de sa diplomatie. En Transcaucasie, sur les confins de la Perse, des troupes se rassemblaient et, de ce côté, les Russes paraissent avoir obtenu de la Porte tout au moins la promesse d’évacuer les territoires contestés qu’elle occupe indûment. On a pu se demander, vers la fin d’avril, si les jours d’Unkiar-Skélessi n’allaient pas revenir. Mais l’attaque annoncée ne s’est pas produite et les deux escadres se sont éloignées des deux issues des détroits ottomans : la question des détroits n’est pas résolue parce qu’elle ne peut l’être, radicalement, qu’avec la question plus haute de l’existence même de l’Empire ottoman en Europe. Les Turcs pourraient, sans inconvénient grave, ouvrir, dans certaines conditions, les détroits, en temps de paix, même aux navires de guerre des puissances riveraines de la Mer-Noire ; la France et l’Angleterre auraient intérêt à ce que l’escadre russe de Sébastopol soit libre de descendre dans la Méditerranée ; mais tant que l’Empire ottoman restera une grande puissance, garantie par le droit public européen, il ne parait guère possible de lui enlever le droit de fermer les avenues de sa capitale si elles sont menacées d’une attaque ennemie ; on ne peut que lui demander l’engagement de ne tenir les portes closes qu’autant que durera le péril. Les Turcs ont eu l’habileté de le comprendre : après avoir fermé les détroits au grand préjudice du commerce de toutes les puissances et en particulier des Russes et des Anglais, ils n’ont pas tardé à les rouvrir ; ils ont voulu prouver par là que, s’ils sont amenés à les fermer une seconde fois, la responsabilité n’en pourrait incomber qu’à l’Italie, puisque ce serait dans le cas où sa flotte menacerait de nouveau l’entrée des Dardanelles. C’est l’une des raisons qui font que les Russes, aujourd’hui, avec toute l’Europe, souhaitent une paix prochaine.


VII

La paix ! la paix ! C’est le vœu général. Une guerre qui, même sans atteindre l’Empire ottoman dans ses œuvres vives, entretient l’inquiétude et l’effervescence dans tout cet Orient toujours prêt à s’enflammer, qui agite le monde de l’Islam et avance peut-être de beaucoup d’années l’heure où une redoutable question musulmane se posera, est un danger pour toute l’Europe et particulièrement pour les puissances qui ont façade sur la Méditerranée et pied à terre en Afrique. Les gouvernemens, les financiers, les commerçans souhaitent également la fin des hostilités. Les Italiens la désirent, mais à la condition que les Turcs et l’Europe les reconnaîtront comme légitimes possesseurs de la Tripoli tai ne et de la Cyrénaïque avec leur arrière-pays tel qu’il était délimité avant l’ouverture des hostilités. La guerre, qui dure depuis huit mois, leur coûte cher en hommes et en argent. Ils ont certainement dépensé déjà beaucoup plus de 500 millions de lires, sans compter l’usure de la flotte, et nous avons dit que l’expédition, même si les Turcs signaient la paix, ne serait pas finie. Par le feu de l’ennemi et plus encore par l’effet du climat et des maladies, l’armée a perdu beaucoup d’hommes ; une sorte de choléra sévit dans les camps ; il n’occasionne qu’environ 3 pour 100 de décès, mais tous ceux qui en ont été atteints doivent être rapatriés, et il faut les remplacer. De nouveaux renforts sont constamment envoyés. Le nombre des hommes partis d’Italie dépasse 120 000. La mobilisation italienne est désorganisée ; des complications européennes, qui surviendraient actuellement, prendraient l’état-major au dépourvu. Enfin, si le patriotisme de nos voisins ne se laisse pas rebuter par les difficultés de l’entreprise africaine, si leur nationalisme n’a rien rabattu de son enthousiasme pour la Libye, si Mme Mathilde Serao célèbre, dans une récente conférence à Rome, les bienfaits moraux de la guerre pour l’âme italienne, cependant une inquiétude générale commence à se répandre. Elle s’accroit par les récits des soldats qui ont vu de près le mirage africain et qui reviennent désenchantés ; l’ardeur patriotique des réservistes appelés sous les drapeaux se refroidit. La dernière élection de Venise (en mars) a, pour la première fois, posé la question de l’utilité de la guerre ; elle a été un succès pour les partisans de l’expansion, mais le candidat socialiste qui blâmait ouvertement l’expédition de Tripoli a recueilli une forte minorité. Le député de Felice, qui avait été l’un des plus chauds partisans de la conquête tripolitaine, vient de confesser ses déceptions dans des lettres écrites de Tripoli à l’Avanti ; il annonce qu’il apportera à la tribune de la Chambre de graves révélations sur les origines de l’expédition et sur le rôle du Banco di Roma. Certes, l’âme italienne saura soutenir jusqu’au bout l’entreprise commencée où elle estime actuellement son honneur engagé, mais lorsqu’il ne s’agit que d’une entreprise coloniale, il est d’un gouvernement sage de mesurer les bénéfices aux frais et aux risques. Le Cabinet de Rome a sans doute fait ce calcul. Malheureusement il a lui-même, en décrétant, puis en faisant voter par les Chambres, l’annexion de la Tripolitaine, rendu les négociations singulièrement difficiles.

Il est malaisé de comprendre les raisons qui ont, subitement, décidé M. Giolitti à un acte aussi imprudent. A-t-il voulu donner à l’impatience de l’opinion une satisfaction provisoire, mais illusoire? A-t-il cherché à prévenir des offres de médiation qu’il eut peut-être été difficile de décliner? S’est-il proposé de régler dès maintenant et, comme disent les chirurgiens, par une opération en un temps, le sort futur de la Libye sans passer par les deux étapes que l’annexion de la Bosnie a franchies? Nous ne saurions le dire. En tout cas, l’annexion a été une « erreur grossière, » — le mot, que nous ne nous permettrions pas nous-même, est de M. le député Leonida Bissolati dans le Secolo. — Le Cabinet de Rome cherche aujourd’hui à pallier les effets de sa précipitation. L’annexion n’aurait dû être que consécutive à l’occupation, de même que « la reconnaissance du fait accompli, » que certains journaux italiens suggèrent aux puissances européennes, ne saurait venir qu’après l’accomplissement du fait. Malgré leur désir de mettre fin aux hostilités, les puissances, depuis l’annexion, n’arrivent pas à trouver un terrain d’entente, une formule qui laisserait au Sultan une suzeraineté de droit et donnerait à l’Italie une possession de fait. Leur bonne volonté a été réduite à des démarches platoniques à Rome et à Constantinople, à des tentatives timides et inopérantes de médiation. Le rôle d’intermédiaire ne pouvait être que stérile dans une conversation où l’Italie disait « tout » et la Turquie « rien. »

Dans l’état actuel des choses, les Turcs n’ont pas subi d’échec assez grave pour les obliger à accepter la paix ou pour permettre à l’Europe de la leur imposer. Ils souffrent peu de la guerre qui ne leur coûte presque rien puisqu’ils ne peuvent pas ravitailler leur armée, et quand les Italien s menacent les Dardanelles, bombardent les ports ou inquiètent les navires, ce ne sont pas les Turcs qui en pâtissent, car ils n’ont pas de commerce, mais les neutres. Bien plus, les Turcs tirent parti de la guerre ; elle a donné une cohésion nouvelle aux musulmans de l’Empire ; elle est, pour les Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès, un moyen de gouvernement, une raison de perpétuer au pouvoir leur dictature ; la paix avec la cession du vilayet africain serait leur faillite comme gouvernement autoritaire et comme gouvernement nationaliste. Les Italiens ont fait une démonstration à l’entrée des Dardanelles, mais ils n’ont pas essayé de forcer le détroit. Ils occupent maintenant une à une les îles de l’Archipel. Le général Ameglio, débarqué à Rhodes avec des troupes, a obligé la garnison turque de l’ile à se rendre. En réponse les Turcs expulsent de Smyrne les sujets italiens. Aucune de ces mesures n’est décisive : leur but est surtout d’exercer une sorte de pression morale sur l’Europe en multipliant les inconvéniens qui résultent pour les neutres de l’état de guerre. L’occupation des iles a cependant pour résultat de mettre entre les mains des Italiens un objet d’échange, un territoire à restituer, donc un sujet de conversation diplomatique. Elle commence à inquiéter les Turcs à cause des sympathies que les habitans grecs de l’Archipel témoignent aux soldats italiens ; mais on est convaincu à Constantinople que l’Europe n’admettrait pas que l’Italie gardât les iles dont la possession lui donnerait une situation prépondérante dans la mer Egée et détruirait l’équilibre oriental. La guerre entre donc dans sa seconde phase, sa phase généralisée ; elle est d’autant plus dangereuse pour l’Europe. Si les Italiens triomphent, l’exaltation nationaliste sera telle, chez eux, qu’ils deviendront des voisins gênans dans la Méditerranée et en Afrique du Nord et que, prenant goût à la curée, ils chercheront à prendre ou à garder d’autres morceaux de l’Empire ottoman. Si les Turcs remportent quelques succès notables, ou seulement réussissent à prolonger longtemps la lutte, le nationalisme Jeune-Turc, déjà plein d’arrogance et d’intolérance, deviendra intraitable et amènera la crise décisive et finale de la question d’Orient. L’Islam tout entier s’agitera : on en éprouvera le contre-coup au Maroc, et jusqu’aux Indes et en Chine.

Que faire donc? S’il y avait une Europe, c’est-à-dire si les intérêts communs à toutes les puissances donnaient lieu entre elles à des échanges de vues qui auraient pour objet, non pas de se tromper les unes les autres, ou d’obtenir les unes sur les autres quelque avantage apparent et passager, mais de travailler au bien général, si une volonté conductrice savait prendre des initiatives et inspirer des résolutions, si surtout les puissances étaient résolues à imposer ce qu’elles auraient décidé dans l’intérêt de tous, la solution serait peut-être moins difficile à trouver que l’on ne pense.

Ne pourrait-on pas faire remarquer à la Turquie qu’elle n’a jamais possédé la Tripolitaine et la Cyrénaïque que pour les exploiter et y déporter les fonctionnaires mal en cour ; qu’elle a laissé ouverte, malgré les représentations de l’Europe, la dernière porte par où des esclaves noirs du Soudan sont vendus dans la Méditerranée ; qu’elle a donc mérité de perdre l’administration de la province ; que d’ailleurs, « en perdant la Tripolitaine, comme l’a dit le général Von der Goltz, matériellement elle ne perd rien, » c’est-à-dire ni force ni richesse ; que si l’Italie consentait à reconnaître la suprématie religieuse du Sultan et à payer sous une forme quelconque une indemnité pécuniaire, la Turquie serait mal venue à continuer une guerre qui ne saurait lui profiter, et d’où peut sortir, soit en Albanie, soit en Macédoine, soit dans les détroits, la crise finale dont elle est toujours menacée ; qu’enfin si le Comité Jeune-Turc trouve peut-être son intérêt à continuer la guerre, la masse du pays aurait avantage à la voir cesser ? — A l’Italie, l’Europe ne pourrait-elle pas faire entendre qu’elle a déjà dépensé en hommes et en argent plus que la valeur du pays qu’elle désire acquérir ; que l’intérêt de ses finances, de son commerce, de ses relations internationales, réclame une prompte pacification de la Méditerranée ; qu’elle inflige aux neutres des dommages immérités d’où naît pour eux le droit d’intervenir ; qu’elle pourrait, elle aussi, en prolongeant les hostilités, se trouver acculée, comme l’a dit M. Bissolati dans le Secolo « ou à une guerre chronique ou à une politique de catastrophe ; « que, malgré le décret d’annexion dont tous ses amis déplorent les conséquences, elle pourrait honorablement accepter une paix qui laisserait les deux provinces sous la suprématie religieuse et même sous la souveraineté nominale du Sultan, tandis qu’elle en aurait elle-même l’administration ; qu’il lui resterait à en faire la conquête, mais que cette conquête deviendrait, dans ces conditions, moins difficile ; qu’au surplus la masse laborieuse et active des Italiens a intérêt, malgré les exagérations des feuilles nationalistes, à une prompte pacification ? Tel serait le langage de la raison et de la justice. L’Europe est-elle en état de le tenir ? Et serait-il entendu ? On en peut douter. Il semble pourtant, à certains signes, que l’intransigeance des deux gouvernemens belligérans commence à s’atténuer. On parle de réunir une conférence européenne. Mais, ou bien son programme et les solutions auxquelles elle devrait aboutir seraient arrêtés d’avance, et alors ne pourrait-on trouver, sans un tel appareil diplomatique, la combinaison qui permettrait de rétablir la paix ; — ou bien son programme ne serait pas limité, et alors la question de Crète, la question des détroits, celles de Macédoine, d’Albanie, du Sandjak de Novi-Bazar, c’est-à-dire toute la question d’Orient, y seront posées et nous assisterons à un nouveau congrès de Berlin qui deviendra, pour l’Allemagne, l’occasion d’un nouveau succès diplomatique. Une procédure si compliquée et si fertile en surprises dangereuses est-elle indispensable ? La formule de la paix, dans l’état actuel des choses, après la proclamation de l’annexion, ne peut sortir que d’une équivoque ; est-il bien nécessaire de réunir une conférence pour aboutir à une équivoque ? Ne suffirait-il pas qu’un gouvernement, d’accord avec ses alliés et ses amis, prit, au seul point de vue de l’intérêt général, l’initiative de proposer et de faire accepter la solution amiable qui devient de jour en jour plus nécessaire? S’il échouait, il aurait du moins dégagé sa responsabilité des événemens graves que l’avenir tient peut-être en suspens.


RENE PINON.

  1. Milan, Libreria editrice milanese, 1911, in-8. — Voyez aussi l’article très intéressant de M. Stéphane Piot : le Nationalisme italien, dans la Revue des Sciences politiques d’avril 1912.
  2. Corradini. L’Ombra della vita, p. 291. Naples, Ricardo Ricciardi, 1908.
  3. Corradini, Il volere d’Italia, p. 206. Naples, Francesco Perella, 1911.
  4. Pour la première citation, Labriola : Storia di dieci anni (1899-1909). Milan, Casa editrice. « Il Viandante » : 1911, p. 21. Pour la seconde, G. Castellini : Tunisi e Tripoli (1911), p. 222.
    En septembre 1911, la Ragione publiait une lettre de Crispi que plusieurs journaux ont déclarée fausse (l’Unita du 23 décembre, par exemple), mais qui n’en est pas moins caractéristique au point de vue de la psychologie nationaliste : « Si (la France allait au Maroc), il ne resterait plus à l’Italie qu’un seul devoir à accomplir, subit, immédiat : l’occupation de la Tripolitaine… Même si la Tripolitaine n’était qu’un désert, qu’un rocher stérile, qu’un autel pour le sacrifice de nos fils, la bannière de l’Italie devrait s’y déployer au soleil, aux vents, aux tempêtes… Malheur à la nation si elle ne sentait pas dans son cœur, dans son esprit, dans ses fibres, la puissance suggestive de ce devoir sacré ! Elle ne serait plus digne d’affirmer : cette mer est mienne… »
  5. La guerre de Tripoli et l’esprit public en Italie, par L. R., intéressant article de la Chronique sociale de France de mars 1912 (Lyon).
  6. Nous ne parlerons pas ici de la valeur intrinsèque de la Tripolitaine. Nous l’avons déjà fait dans la Revue du 1er février 1903.
  7. Voyez l’Empire de la Méditerranée, p. 325 et suivantes, 3e édition, 1904, in-8o.
  8. Cité par M. André Tardieu dans la France et les alliances, page 112 (1 vol. in-16, Alcan).
  9. Année 1909 : ¬¬¬
    Importations Exportations
    3 079 113 lires 1 833 723 lires

    Voyez Edouard Payen, la Situation économique et financière de L’Italie, dans les Questions diplomatiques et coloniales du 1er octobre 1911.

  10. The Turco-Italian war and its problems, Londres, Constable, 1912, in-8.
  11. J’ai exposé, dans mon livre l’Empire de la Méditerranée, les raisons psychologiques et historiques de la rivalité franco-italienne dans la Méditerranée ; je demande la permission de n’y pas revenir, les événemens n’ayant que trop confirmé les craintes que j’exprimais en 1904. J’ai montré aussi, dans l’Europe et l’Empire ottoman, — et d’abord ici le 15 novembre 1907, — l’Italie essayant de supplanter l’influence française dans tout l’Empire ottoman et particulièrement en Syrie, et d’hériter de notre protectorat catholique.