L’Exode/1/5

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Oscar Lamberty (p. 42-54).
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V

Après une heure de voyage, on descendit à Morcote, qui n’est qu’un nœud de ruelles aux maisons crevassées par le temps, mais dont la ligne est pittoresque et la couleur opulente. Les femmes, à l’ombre d’une arcade, sourient à l’étranger qui passe ; les hommes semblent heureux de leur simple vie de pêcheurs ; les enfants, brunis par le soleil, ont des yeux brillants et noirs comme des perles de cassis ; et l’on sent, à flâner dans ces rues d’un autre âge, une civilisation où l’art tenait la place qu’à usurpée l’argent.

Philippe s’exaltait à voir la grâce audacieuse d’une architecture, qui n’avait souci que d’élégance et de liberté. Marthe, serrant ses jupes, s’éloignait des porches obscurs, où elle croyait voir des gens gratter leurs puces.

Mme Fontanet, admirant par politesse, prenait garde à ne point se tourner le pied sur le pavé inégal et montant. Lucienne et Lysette, bavardaient à l’arrière…

Il faisait chaud. Ces dames auraient voulu s’asseoir ; et, quand on arriva devant l’escalier, accroché au piédestal rocheux de l’église, Mme Fontanet s’écria :

— Impossible !… Je ne pourrai jamais me grimper là-haut.

— Oh ! bien, restons ici ! proposa Mme Héloir, montrant un banc de pierre qui donnait vue jusqu’à l’horizon du lac.

Lysette et Lucienne s’attardant au village, Philippe gravit, sans les attendre, l’escalier raide et bordé de murs bas qui serpentait au flanc de la montagne.

Après une pénible ascension, il trouva l’église fermée, l’endroit solitaire et sans rien de remarquable. Déjà il pensait à s’en aller, lorsqu’un portail en arcade l’arrêta, qui encadrait un jardin éclaboussé de fleurs et de soleil. Un cyprès allongé comme une flamme se dressait vers le ciel éblouissant, et des rosiers sauvages tordaient leurs branches folles parmi des arbustes et des croix.

En approchant, Philippe reconnut un cimetière. Une muraille, rouillée de lichens, le séparait de la montagne. De hautes herbes croissaient entre les tombes, dont les pierres et les grilles disparaissaient à demi sous des roses, petites et nombreuses, qui étincelaient comme du feu répandu.

On dominait, de ces hauteurs, les toits orange du village et une anse du lac, où le soleil faisait scintiller des paillettes. Au bord de l’eau, quelques points colorés indiquaient l’endroit où ces dames étaient assises ; au départ de l’escalier, la robe de Lysette paraissait un flocon d’écume, et, à mi-hauteur, Lucienne montait paresseusement.

Elle agita une main vers Philippe, accroché, là-haut, sur le flanc de la roche ; puis, elle se tourna vers Lysette, qui la suivait en traînant ses pas.

— Ohé ! cria Lucienne.

Sa voix, portée par le silence, remua jusqu’au loin l’air limpide, où vibraient les cigales. Philippe, se reposant sur une pierre, contempla rêveusement cette église de village qu’on avait perchée si haut pour qu’elle fût d’autant plus près du ciel.

Qu’il enviait la foi des simples ! Ils n’ont jamais douté ! Lui, à vingt ans déjà, il ne croyait plus. Et il se rappela les angoisses de sa jeunesse, lorsque, méditant au coin du feu, il ne voyait au bout de la vie qu’une mort sans espérance… Par frayeur du néant, il s’était jeté vers l’amour. Quand il en eut épuisé les joies profondes, il retomba dans la mélancolie.

Et son âme, qui cherchait vainement le repos, s’était alors éprise de socialisme. La noble philosophie de Jean-Marie Guyau lui avait montré la direction vers autrui : agissons au lieu de prier ! N’ayons d’espoir qu’en nous et dans les autres hommes.

Avec son beau-frère, le peintre Sauvelain, Philippe s’était fait inscrire à la Maison du Peuple. Mais Sauvelain, dans un corps faible et maladif, cachait une âme ardente et volontaire. Épris d’art social, il avait lutté contre le snobisme de la peinture contemporaine. Philippe, au rebours, s’était vite retiré du milieu socialiste, où il voyait, en haut, l’intrigue et l’arrivisme, en bas, l’ignorance et la jalousie de toute supériorité.

Il était donc revenu dans sa « tour d’ivoire ». Isolé dans un orgueilleux souci d’art, il avait écrit des pages d’un style harmonieux ; mais, éloigné de la politique, du mouvement social, des efforts de la communauté, il n’avait produit aucune œuvre où l’on sentît palpiter l’âme collective d’un peuple ou d’une race… Bah ! c’est ma faute ! pensa-t-il, je suis devenu un Byzantin. Je n’ai rien de sérieux à dire. Je m’amuse à des formules : impressionnisme, symbolisme, que sais-je encore ! Au lieu d’aller vers la vie !…

En ce moment, Lucienne parut sous l’arcade. Les mains jointes et tombantes sur sa jupe grise à volants, elle contempla le cimetière fleuri. Les rubans de son chapeau bergère, lâchement noués sur la poitrine, formaient un gracieux ovale, que doublait celui des bras nus.

Son teint mat, ses larges yeux cernés, son corps que l’on sentait libre sous un vêtement léger, cette atmosphère de langueur ardente qui flottait autour d’elle évoquaient à l’écrivain la chaude mollesse des femmes créoles qu’il avait aimées dans les romans…

— C’est joli, fit-elle, en descendant les marches.

Et les ailes de son chapeau tremblèrent à chacun de ses pas.

Un moment, elle se promena entre les tombes, et, se baissant, cueillit une feuille de sauge dont elle respira l’odeur en fermant les yeux.

Enfin elle s’assit près de Philippe, sur le petit mur, le dos tourné au paysage.

Philippe, souriant, lui demanda :

— Où est Lysette ? — Elle me suit, mais à l’aise.

— Est-elle fatiguée ?

— Je le suppose… On le serait à moins.

Autour d’eux, le monde rêvait au soleil ; le cri monotone des cigales vibrait avec la lumière ; cependant, pas une feuille ne bougeait. Le calme était si profond que, parfois, on entendait le bruit liquide et furtif d’un poisson qui se jouait sur l’eau…

À cause de leur solitude, ils évitaient de se regarder longuement. Tous deux affectaient une contenance indifférente, et, pour éviter les conversations intimes, ils parlèrent du prochain retour.

— J’ai envie de commencer mon livre, dit Philippe, en caressant de la canne les hautes herbes sauvages.

— Mais… je croyais que vous iriez à La Panne ?

— C’est là que je le commencerai. Nous comptons y passer le mois d’août, chez les Forestier. Toutefois, je voudrais rentrer le plus tôt possible à Bruxelles. Il me faudra huit jours pour assembler mes notes. Puis je voudrais voir l’exposition de mon beau-frère, qui va se clôturer bientôt.

— Il paraît que la presse a été bonne…

— Excellente ! Ce n’est pas malheureux… Après vingt ans de luttes, il est parvenu à imposer son art. Mais ce qu’il y a fallu d’énergie !… Il y a, d’ailleurs, perdu la santé. Ses confrères ont tout fait pour le décourager, pour lui barrer la route… Les requins !… Il n’y a rien de plus féroce que les artistes, à l’exception des femmes.

Que tout cela était loin de leurs pensées actuelles ! Aussi reprit-il, après un silence :

— À propos de journaux, vous parliez d’une coupure à me montrer.

Lucienne sourit avec ironie. Glissant deux doigts dans son corsage, elle en retira un papier plié, qu’elle tendit à Philippe.

L’écrivain le parcourut.

Il s’agissait d’un drame assez banal. Des amants s’étaient suicidés dans une chambre d’hôtel, et la jeune femme — une Anglaise qu’on avait pu sauver — témoignait devant le juge d’instruction.

Aux premières lignes, Philippe s’arrêta :

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il s’agit de nos Anglais ?

— Un pressentiment… Je n’affirme rien, mais vous verrez plus loin que l’homme a quarante ans, la jeune femme vingt et un. Cela se rapporte assez bien à l’apparence des amoureux de Lugano.

— Je vous l’accorde, mais cela ne suffit pas.

— Il y a plus… Vous prétendiez qu’ils n’étaient pas mariés ; et je crois que vous aviez raison, car l’homme dont on parle ici a quitté sa femme et ses enfants…

— Alors, il ne m’intéresse plus, c’est un vulgaire égoïste.

Et il rendit à Lucienne la coupure de journal. Blessée de sa brusquerie, elle repartit fièrement :

— Croyez-vous que je vous aurais apporté cela, s’il n’y avait autre chose que du vulgaire égoïsme ?

La voyant irritée, Philippe regretta son humeur agressive :

— Je n’ai pas lu… Je vous demande pardon.

Mais Lucienne reprit, avec une expression d’amertume :

— Il fallait en prendre la peine… Vous auriez vu que la jeune fille parle des années de luttes au long desquelles ils ont courageusement résisté l’un à l’autre… Il faut vous dire que cela se passait en Écosse. Imaginez-vous le milieu puritain, la force de l’opinion, les débats de conscience de ces amants, puis la fuite, quand ils s’aperçurent qu’ils ne pouvaient plus vivre séparés.

— Et le suicide… N’oublions pas le suicide !

— Que voulez-vous ! Ils n’avaient plus d’argent… La perspective de retourner en Angleterre, où chacun les repousserait comme des malfaiteurs, les effrayait plus que la mort. C’est du moins ce que prétend la jeune fille… Mais, passez l’interrogatoire… Vous lirez cela plus tard… Lisez la lettre de l’homme… tout haut, s’il vous plaît. Je voudrais l’entendre encore…

Dépliant la coupure du journal, Philippe lut à mivoix la lettre du suicidé :

« Chère femme. J’ai eu de grands torts envers vous, et j’en ai souffert plus que je ne puis vous l’écrire. Vous savez, pourtant, que je ne suis pas mauvais et que ce n’est pas ma faute si je vous ai fait pleurer. Dites-vous bien que Nora et moi nous sommes les vrais martyrs. Nous étions si attachés l’un à l’autre que, malgré tous nos efforts, nous n’avons pu nous séparer. Nous savions, en partant, que la souffrance et la misère nous attendaient. Cela ne nous a point retenus. Nous ne pouvions plus lutter. Maintenant, la misère est venue, et nous acceptons courageusement notre destin. Nous avons d’abord eu l’envie de retourner au pays, mais à quoi bon ? Il n’y a plus de place pour des gens comme nous.

« Je ne crois pas avoir fait de mal à personne, du moins volontairement. Si vous avez tant souffert, c’est bien malgré moi, et parce qu’il y a des choses en ce monde que je ne comprends pas, qui sont plus fortes que ma volonté.

« Aussi, à l’idée qu’on nous jetterait la pierre, qu’on nous repousserait partout, que nulle part on ne me donnerait du travail, nous préférons mourir ensemble.

« J’ai écrit pour obtenir des travaux d’architecture, mais on ne m’a pas répondu. Il est donc inutile d’essayer de vous revoir. J’aurais voulu, pourtant, vous embrasser avant de mourir et vous demander pardon, car j’espère que vous me pardonnerez. Mon crime est celui de la plupart des hommes qui pensent à eux d’abord, aux autres ensuite. Je souffre seulement de vous avoir fait tant de peine ; mais, je le répète, c’était plus fort que moi.

« Ne repoussez donc pas les adieux de votre Harry et de Nora ! Ils meurent heureux, en vous adressant leur dernière pensée. Ne leur soyez pas trop sévère, et gardez leur souvenir. Dites-vous qu’ils sont morts, parce qu’ils n’avaient pas la force de se quitter. »

Philippe replia le papier et le remit à Lucienne. Un moment, il tourna les yeux vers la vie ensoleillée, puis il dit :

— Cette lettre est navrante !

— N’est-ce pas ?… Et quelle sincérité !

— Je plains ce malheureux. Il a dû bien souffrir ! Mais…

— Qui sait s’il est tant à plaindre ?

Surpris par la dureté de sa voix, Philippe considéra Lucienne, qui ajouta, sans le regarder :

— Après tout, il a eu sa part de bonheur.

— Peut-être… En tout cas, il l’a payée cher !

— Qu’importe !

Elle dit cela d’un tel accent résolu que Philippe se demanda si elle avait surmonté ses résistances.

Il reprit, affectant l’ironie :

— Il faut du courage pour mourir ainsi.

Elle arrêta sur lui un regard plein de feu :

— Il en faut plus pour vivre ainsi.

— Croyez-vous ?… Si je m’écoutais, je pourrais, tout comme un autre, dévoyer une jolie fille… c’est-à-dire promettre beaucoup, tenir peu et, le jour de l’échéance, proposer une dose de morphine dans une chambre d’hôtel.

— Oh !… Elle vous fait donc bien peur, la morphine ?

— Pas le moins du monde. Je n’en prendrais pas. C’est un trop pauvre moyen de se tirer du bourbier où l’on s’est laissé choir.

Elle baissa le front, les mains appuyées sur la pierre brûlante du mur. L’ombre de son chapeau lui barrait la poitrine, et elle remuait nerveusement le museau pointu de son soulier gris.

— Il reste un autre moyen… continua Philippe. Lucienne releva la tête.

— … L’hypocrisie courante : mentir, tromper, se cacher derrière les portes, s’enfermer dans un placard… Mais tout le monde n’a pas la vocation du vaudeville… Je préfère encore le mélodrame, à la manière de votre Anglais.

Sans oser franchir la réserve qui les retenait dans les allusions et les généralités, ils savaient l’un et l’autre, en parlant ainsi, que c’était par une convention tacite. Elle cachait, d’ailleurs, si peu leurs sentiments que Philippe eut envie de la rejeter. Il reprit, néanmoins, les termes vagues :

— Si vous saviez, soupira-t-il, ce qu’il m’a fallu de courage, parfois, pour ne pas commettre une de ces magnifiques lâchetés où j’aurais fait payer à d’autres le prix du bonheur que je convoitais !… Car, tout vieux que je suis, je m’abandonnerais à l’amour avec plus de joies profondes que n’en aurait un homme de vingt ans. Mais je ne suis pas libre… Et puis qu’aurais-je à offrir ?… Une aventure comme celle de ce pauvre Anglais ?… Je le plains, sans l’admirer… Surtout je ne l’imiterais pas. La dissimulation, tout le monde la pratique assidûment, je le sais. Mais elle me dégoûte, et pour une raison peut-être singulière. C’est que j’estime l’amour un sentiment trop beau pour l’enfermer dans un placard… Quant à Marthe, je ne saurais la quitter. Je le voudrais que je n’en aurais pas la force. D’ailleurs, je ne le voudrais pas, je ne pourrais pas… je lui dirais tout, je le sens !… Elle est assez généreuse pour se taire et souffrir en silence… Mais elle ne comprendrait pas… Il faudrait une société nouvelle, des idées nouvelles… Malheureusement, nous vivons dans un temps où la bestialité des multitudes a fait de l’amour une maladie de la peau…

Elle écoutait, la tête basse, les bras écartés, comme pour se retenir du vertige. Autour d’eux, le monde semblait tourner dans la lumière ; le cri monotone des cigales emplissait l’espace.

Il faisait si beau qu’on avait besoin d’aimer. Lucienne, sentait dans tout son être le désir d’étreindre son rêve : cet amour supérieur, sans passion, qui tire l’âme des bas-fonds de l’existence quotidienne pour l’élever dans la clarté, dans la joie de vivre, en accord avec ses plus hautes aspirations.

Mais Philippe, loin de répondre à l’appel muet de la vie, se raidissait contre la tentation du bonheur. Avec une dureté puritaine, il s’arrachait du cœur le désir de la joie, de l’existence heureuse. Dans le doute angoissé d’une morale qui n’était pas encore, il craignait de s’affranchir, il s’accrochait au devoir par un instinct de conscience plus fort que tous les raisonnements. Il avait peur d’affirmer à la face du monde un sentiment qu’il sentait noble, qui l’eût exalté, rajeuni, soutenu dans les hauteurs, mais qui, pour d’autres, serait une raison de souffrance, et que la plupart des gens ne comprendraient pas.

Non, il renonçait !

Et il savait qu’en renonçant à cet amour, il se coupait les ailes, qu’il aurait à marcher péniblement, et dans la solitude misérable de l’âme, vers un but moins élevé que sans doute il se découragerait d’atteindre, parce que rien ne vaut la peine d’un effort qui ne tend point vers l’amour…

Mais, soudain, la voix de Lysette résonna derrière l’église. Lucienne, se levant aussitôt, se dirigea vers la sortie. Relevant au genou sa jupe garnie de volants, elle gravit lentement les marches de l’arcade.

Quand elle eut disparu, Philippe sentit saigner son cœur — son pauvre cœur qui s’égouttait parmi les roses. Et, soupirant, il contempla toutes ces fleurs, ivres de lumière, de chaleur, d’amour, et qui avaient le courage d’être heureuses, de vivre en beauté même sur des tombeaux…