L’Expédition de Mytilène (1901) - Journal d’un officier de marine

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L’Expédition de Mytilène (1901) - Journal d’un officier de marine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 481-527).
L’EXPÉDITION DE MYTILENE
(1901)
JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE


Arsenal de Toulon, 11 mai 1901. — A bord du Faidherbe.

Il y a trois mois, en revenant de Madagascar, où j’ai passé deux années à bord de la Nièvre, j’ai reçu mon troisième galon...

Me voici lieutenant de vaisseau, ce grade de capitaine dans l’armée, grade sérieux où l’on n’embarque plus guère qu’en escadre, sur de gros navires compliqués, où les responsabilités sont plus grandes pendant les heures de quart ; où, si l’on veut se tenir sans cesse à la hauteur de ses devoirs, des études constantes sont nécessaires par suite de la marche rapide du progrès et des recherches continuelles qu’exigent pour leur application à la tactique et au combat, les moyens puissans et savans dont nous disposons.

Ces recherches, ces études, je les ferai de mon mieux et je noterai sur mon Journal technique toutes les manœuvres auxquelles j’assisterai et tous les enseignemens que j’en pourrai tirer. J’aurai, en outre, de nombreux rapports à fournir au commandant sur la branche du service qui m’est confiée et sur les exercices que je dois diriger.

Mais à côté de ce Journal technique, froid et concis, j’ouvre ce Journal particulier qui, pour mieux me faire revivre plus tard ma vie de marin, est, à mon sens, le complément indispensable de l’autre.

Je l’ouvre aujourd’hui 10 mai, date de mon embarquement, en qualité de lieutenant de vaisseau, à bord du croiseur cuirassé Faidherbe, et je me promets d’y noter mes impressions, non pas chaque jour, mais de temps à autre, quand un spectacle m’aura plus vivement frappé, ou qu’une réflexion me viendra, ou qu’une pensée me poursuivra, ou tout simplement quand cela me plaira, pour causer avec moi-même dans la solitude, loin de ma chère famille.

J’ai toujours aimé les souvenirs, même tristes : ils servent à mieux faire goûter une joie présente. Mais si ceux qui sont douloureux restent éternellement gravés dans nos mémoires, la plupart des autres, semblables à des papillons légers, s’envolent en laissant confuses à nos yeux leurs éclatantes couleurs. Je fixerai les papillons, comme fait un collectionneur. L’épingle attache, mais elle pique aussi. Ma plume ne piquera jamais. Elle ne servira qu’à attacher sur ce papier le passé qui nous fuit. Plus tard, quand je voudrai le revoir, je n’aurai, — modeste magicien ! — qu’à rouvrir ce cahier...


Faidherbe, dans l’Arsenal de Toulon. — Dimanche 13 mai 1901.

Je n’ai pas eu grand repos au retour de ma campagne à Madagascar : trois mois de congé, juste trois mois, jour pour jour, trois mois de bien-être à terre dans une maison spacieuse « qui ne remue pas, » trois mois d’existence quelconque, semblable à celle de tout le monde... Semblable à celle de tout le monde ? Non. Dans notre vie de marin on goûte mieux certaines joies : les privations qui les ont précédées les rendent plus douces. Les trois mois que je viens de passer dans notre villa du Cap Brun, auprès de ma chère femme et de ma délicieuse petite fille, ont été trois mois de joies très douces, en effet, très calmes, très profondes. N’est-ce point parce que je savais qu’elles ne devaient pas se prolonger ?

Aujourd’hui, de nouveau, me voici dans une petite cabine, tout étroite, où les meubles, faute de place, servent à deux emplois : la toilette, fermée, devient une table, et le dessous du lit, garni de tiroirs, constitue une commode. Ce soir, pour la première fois, je vais coucher sur cette commode, dans cette étroite couchette d’enfant où l’on dort si bien.

Le Faidherbe est en réfection dans l’arsenal, et, dans cette situation du navire au repos, le commandant n’exige pas que nous fassions le service du « quart » sur le pont : le quart, dont la durée est de quatre heures et qui nécessite une attention soutenue, une vigilance constante, tandis que le navire, en marche avec toute l’escadre, représente, sur la mer fluide où tout s’efface, un point géométrique qui doit toujours conserver sa même position relativement aux autres bâtimens.

Tant que nous serons dans l’arsenal, les officiers viendront seulement passer quelques heures à bord, dans la matinée ; un seul d’entre eux, « l’officier de garde, » doit y demeurer pendant vingt-quatre heures : celui-ci surveille les travaux, assure la discipline, fait exécuter les ordres donnés par le commandant ou par le commandant en second. Aujourd’hui, c’est à mon tour « d’être de garde, » et, comme c’est un dimanche, jour de repos, les loisirs ne me manquent pas.

Le navire est silencieux. Mon oreille, habituée aux bruits, devine, plutôt qu’elle entend, le pas du factionnaire qui se promène au-dessus de ma tête. Sur le pont, devant, abrités sous une tente, les marins que retiennent à bord leur goût ou leur dégoût, leur service ou leur manque d’argent, jouent aux cartes ou au loto ; d’autres lisent ; d’autres somnolent, étendus en tas, petits Bretons rêveurs avec leurs yeux bleus fermés qui regardent dans leur âme l’image embellie de leur clocher lointain ; d’autres, dans la batterie, visitent le « sac » qui contient tous leurs vêtemens et la grossière petite boîte en bois blanc — objet précieux ! — dans laquelle ils ont renfermé les lettres de la famille, de la « promise, » une photographie, un morceau de miroir, du papier, des boutons... Grands enfans que l’isolement garde toujours naïfs, même au milieu des pires débauches dans leurs contacts accidentels avec la terre ; grands enfans, qui sont des hommes par leur courage, leur dévouement de chaque jour, et parfois des héros par eux-mêmes ignorés !

Aujourd’hui, oisif comme eux, j’ai fait comme eux : j’ai visité « mon sac, » mes tiroirs, mes livres, tout ce que j’ai apporté à bord pour y vivre deux années.

J’ai tout mis en ordre dans ma cabine ; de mon mieux je l’ai ornée avec quelques tentures, des aquarelles, des photographies, de petits bibelots. Déjà elle a pris un air habité, personnel. Plus heureux que le matelot, j’aurai toute ma chambre pour « boîte aux souvenirs. »


Toulon, 15 mai 1901. — Dans l’Arsenal.

Je suis enchanté de mon embarquement. Madeleine est également ravie. Elle a rencontré dans le monde les femmes de deux de mes camarades, Fournier et de Lancy, deux jeunes femmes charmantes, paraît-il ; et elle a appris par elles que le commandant est un homme aimable et bon qui s’attache à ses officiers et à son équipage. Avec lui les relations de service seront très agréables.

D’ailleurs, quelle différence entre un embarquement en escadre, sur les côtes de France, et celui qui vous conduit au loin dans des pays barbares et malsains, comme avait fait pour moi la Nièvre, au bout d’un an de mariage à peine ! Avec le Faidherbe, plus d’absence à redouter, cette souffrance morale plus pénible que les passagères souffrances physiques ; plus de longues absences du moins. L’escadre, pour ses exercices de rade, est obligée à d’assez longs séjours à Toulon ou aux îles d’Hyères, à proximité de notre grand arsenal dont les ressources lui sont nécessaires. Ma villa du Cap Brun, la « villa des Mimosas, » n’est pas éloignée de ces deux points et j’ai vite fait d’aller chez moi avec ma bicyclette, quand le service ne me retient pas à bord.

Parfois, pour les exercices de tir à obus, les évolutions, les essais de tactique de jour et de nuit, nous demeurerons quelques jours à la mer ; mais, sitôt notre programme rempli, nous nous réfugierons de nouveau à Toulon ou aux îles d’Hyères ; tout au plus irons-nous jusqu’au Golfe Juan ou à Villefranche, sans jamais quitter notre hospitalière Côte d’Azur.

Au Golfe Juan, quand le séjour devra y être de quelque durée, c’est ma femme qui me rejoindra. Elle s’installera à Cannes ou à Beaulieu, dans ces pays merveilleux où en plein hiver les roses bordent les sentiers ; ou bien au Grand Hôtel du golfe, au milieu des plus balsamiques qui étendent leurs verts parasols au-dessus des petites vagues qui viennent jeter sur le sable la neige des flots bleus de la Méditerranée, — la seule neige de la Provence. — En juillet, il y a bien les grandes manœuvres, qui nous tiendront éloignés des côtes de France. Mais elles ne durent guère plus d’un mois, et combien elles sont instructives ! — Pendant mon absence, ma femme ira voir ses parens en Touraine. Puis, au retour, comme on obtient une permission, je la rejoindrai et la ramènerai ici.

En somme, plus de longues absences à redouter...

Pourtant, depuis quelques jours, on parle beaucoup d’une question d’Orient. L’éternelle question d’Orient ! Il serait fort possible qu’on se décidât à envoyer là-bas une division cuirassée. Et si le Faidherbe faisait partie de cette division, adieu vacances ! On sait en effet quand on part, — et encore ne le sait-on qu’au dernier moment, dans ce cas, — mais on ignore toujours quand on reviendra. Les peuples orientaux sont si habiles à gagner ou à perdre du temps, à promettre sans cesse, sans jamais tenir que lorsqu’ils y sont contraints ! D’autre part, il faut tant de délicatesse pour agir en pays ottoman, sans éveiller les convoitises ou les susceptibilités des nations rivales ou même amies ! Que de lenteurs inévitables !

Après tout, c’est avec joie que, malgré une nouvelle séparation, j’irais remplir une mission dans le Levant, et cette joie serait de l’enthousiasme si nous réussissions à faire œuvre utile pour notre cher pays. Mais, bah ! il ne s’agit, dit-on, que d’une question de créance particulière, — la créance Tubini-Lorando, — sur laquelle le Sultan, gêné dans ses finances, finira par céder si on lui donne du temps. Et la France, toujours généreuse, — toujours trop, — lui en donnera assurément. Le Faidherbe, j’en suis convaincu, pourra assister aux grandes manœuvres, puis subir l’inspection générale ; en septembre enfin, ses officiers et ses marins profiteront, comme les autres, des permissions généralement accordées à cette époque.


Arsenal de Toulon, 30 mai 1901.

Jusqu’ici, je ne me suis pas encore beaucoup occupé de mon nouveau navire, du moins dans ces pages : mais déjà mon journal technique s’est enrichi de quelques documens. S’ils sont peu nombreux, c’est que le Faidherbe, étant toujours dans l’arsenal, ne partage pas encore la vie active des autres bâtimens de l’escadre dont on voit, là-bas, les petites embarcations sillonner la rade. Il est toujours à sec dans son bassin, notre beau croiseur, sans une goutte d’eau autour de lui : il semble dormir dans un gigantesque berceau. J’ai profité de son sommeil et de sa nudité pour mieux l’étudier dans sa structure : ses formes, son éperon, sa cuirasse, ses doubles hélices, son compartimentage intérieur, ses tourelles fermées. J’ai tout visité, et, sans tout connaître encore, j’ai examiné ; pendant qu’on les démontait, les divers rouages qui donnent le mouvement, et par suite la vie, à la puissante artillerie, aux pesans et délicats projectiles, aux machines motrices et auxiliaires, aux torpilles, aux ondes de la télégraphie sans fil...

J’ai aussi lié connaissance avec mes camarades et avec les marins que je dois diriger. Je connais plusieurs matelots par leurs noms. Déjà, bien que nouveau venu, je ne suis plus l’étranger emprunté qui ne sait pas à qui il parle et qui ignore les chemins.

Le commandant, je ne l’ai approché que deux fois. Sa fonction l’oblige, quand le navire n’est pas à la mer, à ne se mêler que rarement aux officiers ; et notre commandant, — cela se voit bien, — regrette cette obligation de son grade. A la mer, il passe presque toutes ses journées et la majeure partie de ses nuits sur la « passerelle » élevée d’où il peut surveiller la marche du navire et faire exécuter promptement les manœuvres qui seront inopinément signalées par le vaisseau amiral. Ses appartemens sont éloignés des nôtres et son seul convive habituel est le commandant en second, officier supérieur comme lui. En dehors des repas et des longues heures de passerelle, il est toujours seul : grandeur et servitude militaires !

Le commandant en second, au contraire, a des contacts incessans avec les officiers et les marins de tous grades. Il parcourt le navire à chaque instant pour s’assurer de l’ordre, de la propreté, de la discipline, pour voir si tous les rouages physiques et moraux de cette grande machine, — le navire de guerre ! — sont prêts à fonctionner quand le commandant l’ordonnera. Il a une chambre et un bureau. Mais il n’ouvre guère la porte de sa chambre que pour aller se coucher, et, dans son bureau, accessible à tous, c’est, depuis l’aurore jusqu’à la fin du jour, un défilé continuel de sous-officiers et d’officiers qui vont prendre ses ordres, lui rendre des comptes, ou le consulter sur l’organisation intérieure. A son tour, au commandant, dont la responsabilité abord s’étend jusqu’aux plus infimes détails administratifs, il rend compte de ce qu’il fait et reçoit de lui les directions générales.

Les noms du commandant et du commandant en second sont d’ordinaire ignorés des simples matelots : le commandant, c’est le commandant ; le commandant en second, le capitaine de frégate. Le premier a le grade de colonel ; le second, de lieutenant-colonel. Mais leur assimilation avec les officiers de l’armée de terre doit s’arrêter aux grades. Combien sont différens, en effet, leurs soucis, leurs responsabilités, leurs ‘actes à l’étranger où ils représentent la France, leurs conditions d’existence journalière à bord, dans ce milieu resserré !


Rade de Toulon, 2 juin 1901. — A bord du Faidherbe.

Un navire en réfection dans l’arsenal, à sec, dans un bassin fermé où il s’étale tout nu, lourd et pesant, n’est qu’une matière inerte à laquelle l’bomme a donné une forme. Le souffle, il ne l’a pas encore. Mais il semble qu’il l’acquière dès qu’il a été caressé par la mer pour laquelle il a été créé...

Ce matin, les portes du bassin dans lequel était enfermé le Faidherbe, pour que sa carène fût repeinte, lentement ont été ouvertes : la mer, dans un bouillonnement blanc, s’est engouffrée, a saisi le navire, l’a pris, l’a étreint, l’a enveloppé jusqu’à la ceinture, et, portant sur ses flancs cette masse pesante, lui a donné le mouvement, la vie.

Vraiment ils ont une âme les navires, une âme qui est la résultante de toutes celles qui palpitent dans leurs entrailles. Mais pour qu’elle se manifeste, il leur faut le contact de la mer mystérieuse et féconde qui a précédé, dans la création, les hommes et les terres...


Rade de Toulon, 17 juin 1901.

Depuis quinze jours, le Faidherbe est en pleine existence.

Sur la rade riante de Toulon, sous le ciel éclatant de juin, sphinx accroupi, il s’allonge, léger, maintenant que la mer infinie le baigne.

En avant de l’escadre, entravé par une lourde chaîne, il est immobile, aligné avec les autres croiseurs. Mais de la fumée s’échappe de ses cheminées, ses lourdes pièces d’artillerie se meuvent, tous ses organes fonctionnent, toute une vie s’agite en lui.

Comme un cavalier dans le rang, il porte un numéro qu’il conservera toujours et qui, plus tard, déterminera les diverses positions qu’il devra occuper dans les formations variées qui seront prises à la mer.

Il est le numéro deux de la troisième division, division qui contient les croiseurs cuirassés et qui est commandée par un contre-amiral dont le pavillon flotte sur le Pothuau. Cet amiral commande aussi les croiseurs non cuirassés, légers et rapides, et les destroyers ras sur l’eau. Et tout cet ensemble forme l’escadre légère, cavalerie maritime essentiellement mobile, toujours prête à s’élancer. Les deux premières divisions comprennent, chacune, trois cuirassés modernes, gros et puissans : « l’escadre lourde. » Elles ont à leur tête : la deuxième, un contre-amiral ; la première, le vice-amiral commandant en chef qui dirige, non seulement son groupe, mais l’escadre tout entière : escadre lourde, escadre légère, divisions de destroyers et de torpilleurs.

Le haut commandement du vice-amiral s’exerce aussi sur une division de réserve, division de gros cuirassés moins modernes placée sous les ordres directs d’un contre-amiral. Mais celle-ci, dont l’effectif est réduit, ne peut pas concourir à tous les exercices de l’escadre active. Elle suit un programme spécial d’entraînement, et son équipage va être prochainement renforcé pour qu’elle puisse prendre part aux « grandes manœuvres. »

Ces grandes manœuvres occupent tous les esprits : on ne parle que d’elles, on ne songe qu’à elles, on leur subordonne tout et Ton n’en connaît encore rien.

Pour leur exécution, on attend l’arrivée en Méditerranée de l’escadre du Nord, dont les centres habituels de stationnement sont Brest ou Cherbourg. Celle-ci, dit-on, est prête à partir. Et quand ces deux grandes escadres auront opéré leur concentration, elles formeront une « armée navale » de cinquante navires qui sera confiée à l’amiral Gervais.


Rade de Toulon, 20 juin 1901.

Les sémaphores ont signalé que l’escadre du Nord a quitté Brest hier matin à huit heures, et il a été décidé que toutes les forces navales opéreront leur concentration sur les côtes d’Algérie, avant de commencer les hostilités. Un groupe, le parti A, ira mouiller dans le port intérieur d’Alger et sur la rade extérieure de l’Agha ; l’autre, le parti B, mouillera à Philippeville et à Stora.

Le 28 juin, chaque navire devra être au poste qui lui sera assigné en temps opportun. Le 1er juillet, à midi, ouverture des hostilités.

Voilà tout ce que nous avons appris jusqu’ici. C’est peu de chose. Le groupe dont nous ferons partie, le thème général des manœuvres, le territoire des belligérans, leurs forces, autant d’inconnues.

A chaque instant, pourtant, des plis soigneusement cachetés arrivent à l’adresse du commandant. Mais sur l’enveloppe, en gros caractères rouges se lisent ces mots : « Très confidentiel, à décacheter en mer seulement. »

Le départ est évidemment très prochain. En mer, — par crainte des indiscrétions de la presse, — le commandant nous réunira et nous fera part des instructions reçues. A Philippeville enfin, ou bien à Alger, les ordres définitifs nous parviendront. Attendons ! En attendant, sur chaque navire on prend avec fièvre ces dispositions générales qui ne révèlent rien : exercices du matin au soir, étude des tactiques et des conventions habituelles, embarquement d’eau douce, de charbon, de munitions, d’approvisionnemens de toutes sortes.

Sur rade, c’est un va-et-vient incessant d’embarcations : baleinières légères, qui transportent les commandans sur le navire amiral où ils sont appelés en conférence ; lourds canots à rames traînés par douze rameurs ; gros canots à vapeur remorquant les chaloupes chargées ; vedettes alertes qui distribuent « les plis confidentiels. » Et au milieu de cette flottille agitée, glissent mollement, sur les paisibles flots, les barques du pays, avec leurs grandes voiles latines pointues que gonfle à peine un doux mistral d’été.

Elles passent sans bruit, chargées de touristes qui contemplent curieusement, d’un air presque effrayé, nos colosses d’acier surnageant sur les eaux malgré la pesanteur de leurs lourdes cuirasses.

Depuis dix heures du matin, chaque navire a signalé successivement que ses soutes étaient pleines et qu’il était prêt à partir.

Pourtant l’appareillage n’est pas encore pour ce soir, car à midi un signal par pavillons est monté au grand mât du Saint-Louis, navire amiral, et ce signal, bien connu, a été tout de suite interprété par tous : « Permettre à quatre heures ce soir la communication avec la terre. »

Et, au carré, maîtresse salle qui remplit pour les officiers les fonctions de salle à manger, de fumoir, de cabinet de lecture, de salon, ce fut, au moment du déjeuner, une explosion de joie harmonieuse d’où s’éleva une seule note discordante :

— Quelle guigne ! dit un jeune enseigne de vaisseau nommé Noguay. Pourquoi ne part-on pas ? Je suis de quart cette nuit, je ne pourrai pas profiter de cette ultime liberté inattendue.

— Bah ! fit en riant M, Perron, un officier mécanicien, vous avez fait hier vos adieux à la terre : il serait peut-être imprudent pour vous d’y retourner ce soir, n’y étant pas attendu.

Le jeune enseigne a rougi, en haussant les épaules.

J’ai eu alors l’idée de lui proposer de le remplacer, puisque ma famille est partie ce matin pour la Touraine. Et tout de suite, avec un empressement puéril, il a accepté.

— Enfin, ce n’est pas trop tôt, a remarqué le docteur, voici la première fois que je vois un homme marié s’offrir à remplacer un pauvre diable de célibataire !

— Capitaine, m’a dit l’aimable Perron, toujours souriant, vous lui rendez là un bien mauvais service. Si vous saviez !

— Qu’ai-je besoin de savoir ? Je me doute bien…

Nous l’aimons tous beaucoup, ce jeune Noguay. Plein d’entrain, bon marin, l’esprit aventureux, le cœur ouvert à toutes les illusions, il est l’enfant gâté du carré, et Perron, qui le taquine sans cesse, est son meilleur ami.


Rade de Toulon, 21 juin 1901.

Ce matin, à huit heures, comme d’habitude, les officiers qui avaient couché à terre sont rentrés à bord, — le jeune enseigne un peu triste, — et, comme d’habitude, les exercices réguliers, précédés de l’inspection, ont aussitôt commencé.

Au carré, à l’heure du déjeuner, chacun s’interroge au sujet du départ, mais personne ne sait rien de précis.

Il n’y a que des présomptions, et tout porte à croire que l’on ne partira pas encore aujourd’hui, à moins que ce ne soit pour aller dans un port tout à fait voisin. La veille d’un appareillage, en effet, un ordre précis de l’amiral indique le lieu de destination et le temps que l’on mettra à l’atteindre. Alors, le capitaine de frégate, ce malheureux factotum, t’ait embarquer, pour l’équipage, des bœufs et des moutons vivans en quantité variable suivant la durée présumée de la traversée ; le commandant et les officiers font acheter, par leurs cuisiniers, des vivres frais, — œufs, volailles, légumes et fruits, — pour assurer les besoins de leurs tables. Aujourd’hui, n’ayant reçu aucun ordre, les cuisiniers n’ont pris leurs provisions que pour la journée, ainsi qu’il est naturel quand le navire doit demeurer sur rade. Aucun bœuf n’a été embarqué, pas le moindre petit poulet... Donc, pas de départ.


Rade de Toulon, 22 juin 1901.

Ce sera pour demain. L’ordre est enfin venu. Aujourd’hui on embarquera les précieux bœufs vivans, indices des grands départs. Demain matin, à huit heures, nous appareillerons pour commencer une série d’exercices préparatoires en vue des îles Baléares.


Rade des îles d’Hyères, 22 juillet 1901.

Un mois, juste un mois, que je n’ai pas écrit une seule ligne sur ce cahier. Mais, en revanche, que de choses j’ai eu à noter sur mon journal technique (sans parler des comptes rendus officiels et des graphiques explicatifs) : nos courses anxieuses dans la nuit, tous feux masqués, pour fuir ou pour surveiller l’ennemi ; les rencontres imprévues, les combats, les pertes de contact ; les incidens provoqués par la brume, par les erreurs de signaux ou par le mauvais temps ; les bombardemens des places fortes, les rapides ravitaillemens en charbon dans nos courtes relâches à Ajaccio, à Bizerte, à Oran.

Dans ces trois ports, j’ai trouvé des lettres de Madeleine et longuement je lui ai répondu.

A la mer, dès que les exigences du service le permettaient, vaincu par la fatigue physique, j’ai dormi, dormi quand j’ai pu, entre deux alertes, le jour ou la nuit.

Maintenant, depuis hier, nous sommes aux îles d’Hyères, tous réunis, amis et ennemis. C’est un armistice, mais de courte durée, car les hostilités reprendront demain soir à huit heures : le parti A, celui du Faidherbe, appareillera à cinq heures du matin et fera route au Sud, à la vitesse de dix milles jusqu’à deux heures du soir... Après ? Après ? Après, je ne sais pas, des ordres viendront... : c’est la guerre, avec tout son inconnu...

Le 1er août, la paix sera conclue. L’escadre du Nord passera par Toulon avant de rentrer à Cherbourg, et nous, par Ajaccio, avant d’aller subir l’inspection générale au Golfe Juan.


Samedi 24 août 1901. — Rade de Toulon.

Hier matin, nous sommes rentrés à Toulon, ce cher Toulon qui nous est familier, où nous nous sentons vraiment chez nous. La joie était peinte sur tous les visages quand nous sont apparus les sommets ombreux de Sicié et les arêtes vives du Mont Faron au front chauve...

Tout passe... Les grandes manœuvres ont passé, les fatigues sont oubliées, et dans mon esprit vont et viennent les visions de nos courses rapides loin des terres, des sombres masses de navires que l’on fuit ou que l’on poursuit, des rochers que l’on évite. Puis, ce sont les images des pics surgissant soudainement des eaux et s’élevant peu à peu tandis que les contours des côtes se dessinent, que les baies se creusent, que les villes s’étagent ou s’étalent : sommets de Corse et de Sardaigne, pics du Zaghouan en Tunisie, lac de Bizerte, blanches maisons d’Alger et d’Oran, falaises du Maroc, minarets de Tanger...

Tout passe, tout change, tout fuit...

Maintenant, c’est Toulon, Toulon aux flots calmes, et, sur les navires ancrés, immobiles : le repos... Et la nouvelle image qui se développe, s’agrandit peu à peu et prend la place de toutes les autres, c’est celle de Madeleine et de notre petite Olga.

Toujours menaçante, la question d’Orient a failli se rouvrir au commencement du mois : une division avait été désignée et a conservé ses feux allumés pendant cinq jours, prête à appareiller au premier signal. Puis, ordre a été donné d’éteindre les feux. Cette fois, dit-on, le gouvernement a obtenu du Sultan les promesses les plus formelles. Et c’est probable, puisqu’on nous autorise à partir en permission dès demain.

…………………


Rade de Toulon, 1er octobre 1901.

Tous les permissionnaires, officiers et marins, sont rentrés hier au soir, et ce matin la vie d’escadre a immédiatement pris son cours régulier, comme celle des collégiens. On dit que l’escadre bougera très peu de Toulon, cet hiver, par raisons d’économies. Les manœuvres navales d’été ont coûté très cher : il faut rattraper l’argent.

Pour moi, depuis le 15 septembre, j’ai ramené ma famille au Cap Brun où nous avons retrouvé, avec une joie d’enfans, notre charmante « villa des Mimosas. »

Le jardin est toujours fleuri sous ce ciel radieux : les roses s’y épanouissent sans cesse ; les massifs de marguerites étalent encore leurs blanches corbeilles ; les pourpres géraniums éclatent. Mais les feuilles des platanes commencent à joncher la Terre ; le bois est semé de précoces violettes ; les chrysanthèmes bourgeonnent : c’est l’automne et la saison des pluies et du veut qui s’annoncent...


Toulon, 29 octobre 1901.

A notre extrême surprise, un ordre nous arrive et nous informe que l’escadre tout entière appareillera demain matin... Il s’agit d’une sortie de trois jours, au plus, affirme l’ordre. Le but, c’est un tir au canon qui aura lieu au large des îles d’Hyères et qui sera suivi d’évolutions et d’exercices de télégraphie sans fil.

Ce tir du canon nous semble prématuré dans l’état d’instruction des nouvelles recrues. Nul ne s’attendait à ce départ, et, comme mon service m’empêche de descendre à terre aujourd’hui, je ne puis aller dire adieu à ma femme. Je viens de lui écrire.

L’ordre de l’amiral prévoit que la durée de la sortie sera de trois jours au plus. Mais chacun pense qu’elle n’excédera pas quarante-huit heures. Dans deux jours, en effet, c’est la Toussaint, une grande fête que l’on passe d’ordinaire au mouillage. Tout porte à croire, par suite, que, le 1er novembre avant midi, nous serons de nouveau à Toulon. Le commandant et sa femme nous ont d’ailleurs invités à dîner avec eux, à terre, ma femme et moi, pour le 1er novembre à sept heures du soir. Il doit être bien renseigné, le commandant.

Et puis, on n’a pas embarqué de bœufs vivans, ni de moutons, ni de volailles, rien. Par conséquent...

Je n’ai pas manqué d’insister sur tous ces détails dans ma lettre à Madeleine. J’ai même trop insisté, comme si je voulais lui cacher quelque chose. C’est que, malgré moi, un doute pénétrait dans mon esprit à mesure que j’écrivais. Ce départ était si imprévu ! Et puis, cette fameuse créance Lorando, dont la presse, comme si elle était payée pour cela, ne cesse de s’occuper... M. Constans, notre ambassadeur, qui a quitté Constantinople depuis deux mois bientôt, sans qu’il soit question de son retour !...

Mais non, nous ne partirions pas ainsi sans préparation, sans être prévenus, sans pouvoir dire adieu à nos familles.


En mer, 31 octobre 1901.

Eh bien ! si, nous sommes partis de cette façon, partis sans savoir pour combien de temps, partis même, — ce qui peut sembler étrange, — sans savoir exactement où nous allons.

Nous avons adroitement interrogé le commandant. Il n’a pas pu nous répondre. Il n’en sait pas plus long que le dernier de ses matelots.

Hier au soir, en mer, quand il a connu, en même temps que nous, une partie de la vérité, il s’est écrié en riant, avec une surprise qui n’était pas feinte :

— Bravo ! Le tour est bien joué, par exemple !

Au carré pourtant, et dans l’équipage, plusieurs ne peuvent pas s’empêcher de le trouver moins drôle, ce « tour-là » : Fournier, par exemple, dont la femme doit accoucher prochainement ; Noguay, qui, changeant comme les flots, rêvait d’épouser maintenant une jeune cousine ; et tant d’autres dont les petits intérêts sont lésés, les projets brisés.

Au fond, chacun est enchanté de la mission entrevue. Mais c’est la « manière » qui déplaît à quelques-uns.

Voici comment il a été joué, « le tour » :

Hier matin, 30 octobre, à huit heures et demie très exactement, ainsi qu’il était convenu, l’escadre entière a appareillé, à l’exception de trois ou quatre unités qui sont au bassin à sec dans l’arsenal.

Sitôt les passes franchies, elle a été rangée en deux colonnes : escadre lourde à droite, escadre légère à gauche. La route a d’abord été dirigée vers le Sud, afin de nous dégager des terres, et la vitesse réglée à 12 nœuds.

Puis, peu après, deux routes diamétralement opposées ont été signalées à chaque colonne : l’Ouest pour l’escadre lourde, l’Est pour l’escadre légère. Et, chaque navire, dans chaque escadre, se rangeant en ligne de front par une inverse conversion, chaque colonne s’est rapidement éloignée l’une de l’autre. Bientôt les coques des cuirassés, puis leurs cheminées, puis leurs mâts ont disparu à nos yeux sous l’horizon embrumé.

Alors, l’amiral Gaillard, commandant l’escadre légère, a ordonné à ses bâtimens de mettre entre eux une distance de 8 milles et de commencer leur tir dès qu’ils seraient à leurs postes.

Rivalisant de zèle, chaque commandant, par la route la plus courte, se rend le plus rapidement possible à la position as- signée, jette deux buts à l’eau, s’en éloigne, appelle l’équipage aux postes de combat et fait commencer le feu.

Les circonstances n’étaient pas favorables. Une petite pluie tombait glacée. Le vent d’Est, qui soufflait depuis le matin, augmentait peu à peu en force, et la surface de la mer, verte sous les nuages noirs, était creusée par une longue houle dont les crêtes blanches mouillaient les sabords de leurs bavures.

Pourtant, le tir fut moins mauvais que je ne l’aurais cru. Surtout il fut rapidement conduit. A onze heures et demie, il était terminé sur toute notre ligne, et chaque navire avait repêché ses deux buts. Alors l’escadre légère demeura stoppée, balancée par la houle qui se creusait de plus en plus, et l’exercice de télégraphie sans fil commença.

A une heure, il cessait brusquement, et nous aperçûmes au loin trois gros cuirassés qui, couverts de fumée, se dirigeaient vers nous à toute vitesse. C’étaient le Saint-Louis, le Gaulois, le Charlemagne. Au sommet du grand mât du Saint-Louis, des pavillons s’effilochaient déchirés par le vent. Ces pavillons avaient pour signification : « Ralliement pour l’escadre légère. »

L’amiral Gaillard, à bord du Pothuau, répète l’ordre à son escadre légère, et celle-ci, se rangeant en ligne de file derrière le Pothuau, se jette dans l’Ouest à la rencontre des cuirassés.

Tandis que s’opère la jonction, d’autres signaux montent aux mâts du Saint-Louis et semblent le pavoiser de l’arrière à l’avant, comme en un jour de fête :

« Division des croiseurs cuirasses, placez-vous à gauche de la 1re division : Linois, Espingole, Épée, prenez poste à l’extrême gauche. »

Nos deux groupes font demi-tour et, prenant les postes assignés, forment maintenant, avec la 1re division, trois colonnes qui s’avancent vers l’Est.

La première colonne, celle de droite, comprend les trois majestueux cuirassés : Saint-Louis, Gaulois, Charlemagne ; la deuxième, trois croiseurs cuirassés : Pothuau, Faidherbe, Chanzy ; la troisième, le croiseur protégé Linois, suivi des deux contre-torpilleurs Espingole, Épée.

Encore un signal, motivé par le mauvais état de la mer :

« Diminuez la vitesse jusqu’à 8 nœuds. »

Plus rien ensuite pendant trois quarts d’heure environ.

Depuis que la vitesse générale a été réduite, les cuirassés, superbes d’allure, bougent à peine ; les croiseurs cuirassés tanguent mollement, et des lames transparentes, en minces nappes, passent et repassent sur les gaillards d’avant qui se penchent et les rejettent aux flots ; derrière le Linois, les contre-torpilleurs, pareils à des « souffleurs » qui s’ébrouent, percent les vagues qui semblent sur le point de les engloutir. Ce sont de solides petits bâtimens : tous leurs panneaux étant hermétiquement clos, ils n’ont rien à craindre... sauf avarie de machine.

A deux heures et demie, dans une rapide éclaircie, nous apercevons la terre par le travers : c’est l’île de Porquerolles, la plus centrale des îles d’Hyères. Et vite, elle disparaît dans la brume et dans la pluie qui se met à tomber à torrens.

Toulon n’est pas loin encore. Mais nous le fuyons.

Où allons-nous ainsi ?

Au Golfe Juan, sans doute, où nous trouverons un abri ?

Mais pourquoi la 2e division cuirassée est-elle restée dans l’Ouest tandis que la 1re est venue nous rejoindre ? Que fait-elle ?

S’est-elle immédiatement réfugiée dans le port le plus voisin, à la Ciotat, à Marseille ?

Tandis que nous nous posons ces questions, le Saint-Louis signale : « Le Saint-Louis rend sa manœuvre indépendante. »

Le Pothuau répond par « l’aperçu. » Tous les signaux s’amènent, et le Saint-Louis, laissant parmi nous le Gaulois et le Charlemagne, vire de bord et s’éloigne rapidement dans l’Ouest, où sa masse noire, poussée par le vent et par la houle, se fond bientôt dans la grise atmosphère rayée de pluie.

Que signifie cet abandon ?

Nous n’avons pas le temps de nous perdre en conjectures : le Pothuau a pris le commandement des forces réunies, et nous qui, avec le Faidherbe, suivons ce navire-amiral à 400 mètres à peine, nous voyons qu’il s’apprête à faire des signaux par pavillons, tandis que sur son couronnement un timonier, face à nous, agite éperdument son bonnet pour nous indiquer qu’il est chargé de transmettre une communication par les signaux à bras.

Les pavillons signifient : « Gaulois, placez-vous derrière le Chanzy ; Charlemagne, derrière le Gaulois. »

Et le timonier a déjà dit : « Mission secrète en... »

Mission secrète, nous commencions à nous en douter ; et nous devinons que le mot suivant sera : « Orient. »

C’est Orient, en effet ; et tous nos regards maintenant se concentrent sur les bras du marin qui vont sans doute dans leurs rapides mouvemens nous donner quelques détails plus précis sur cette secrète mission.

Mais, non ; le message s’achève et se termine par ce simple renseignement complémentaire :

« Six jours de mer. Transmettez. »

Il est quatre heures. Je prends le quart et je fais passer au Chanzy, derrière nous, l’information complète :

« Mission secrète en Orient, — six jours de mer. — Transmettez. »

C’est alors que le commandant s’écrie en riant :

— Ça c’est bien joué ! Du diable si je m’en doutais !

Puis il ajoute :

— Je suis trempé jusqu’aux os par la pluie et par les embruns. Je vais changer de vêtemens, prendre des bottes et un manteau imperméable. J’aurai vite fait. Suivez bien le Pothuau, exactement dans son sillage, plutôt à 300 mètres qu’à 400. La nuit sera noire et pénible ; la mer, méchante et dure. Veillez bien. Je reviens.

Elle tombe déjà, la nuit. Elle tombe, avec la pluie, de ces lourds nuages noirs qui donnent des couleurs indécises à tout ce qui nous entoure, et qui s’abaissent sous les rafales du vent comme si toute la voûte des cieux allait s’écraser sur les eaux.

À quatre heures et demie, une lueur enténébrée, froide et violette, jette un trou à l’horizon et s’éteint brusquement. Après, ce sont les ténèbres profondes, du noir partout.

Pourtant, pour dissimuler notre présence aux navires que nous pourrions rencontrer, nous n’allumons pas nos feux de route : seul, un fanal discret sur la poupe de chacun de nos bâtimens sert à maintenir notre escadre en ligne…

À cinq heures et demie, notre route, qui était jusque-là dirigée vers le cap Corse, est subitement changée : c’est vers les Bouches de Bonifacio que nous nous engouffrons en augmentant progressivement notre allure jusqu’à quatorze nœuds. L’amiral espère évidemment trouver la mer moins dure le long des côtes corses et il se hâte pour franchir le détroit en pleine nuit afin qu’aucun sémaphore italien ou même français ne puisse signaler notre passage.

Dans cette nouvelle direction, tout d’abord, et avec notre grande vitesse, les lames se heurtent plus violentes contre notre flanc. Au tangage s’ajoute le roulis, et l’ensemble de ces deux forces tord le Faidherbe en mouvemens désordonnés.

Tout crépite, tout crie, tout gémit à bord : cordages, bois et fers. Le vent siffle assourdissant. Jusqu’à la passerelle supérieure la mer jaillit, heurtant les poitrines, obscurcissant les yeux ; en cascades elle retombe sur le pont, pénétrant dans l’intérieur par les moindres fissures.

Les lourds canons, de leurs masses ébranlées, menacent de rompre leurs liens : les canonniers, haletans malgré le froid, à grand’peine les assujettissent.

Le maître d’équipage et le maître charpentier, avec une escouade de gabiers et de charpentiers, parcourent le navire sous la direction du capitaine de frégate, pour consolider toutes choses. Dans les chambres, au carré, chez le commandant, les chaises roulent et se brisent, les tables se renversent, des livres et de menus objets tombent des étagères et s’éparpillent ; des portes battent, des assiettes et des verres s’écrasent...

A six heures, le Linois et les contre-torpilleurs placés sur notre gauche illuminent soudain la nuit de leurs signaux éclatans : rouges fusées qui mettent sur la nue des étoiles fugitives. Ce n’est pas le signal de détresse, mais c’est l’aveu de l’impuissance des contre-torpilleurs à nous suivre plus longtemps. Ces feux et ces fusées signifient en effet : « L’Espingole et l’Epée demandent l’autorisation de diminuer de vitesse et de prendre la route la plus favorable à leur sécurité. »

Aussitôt, c’est le Pothuau qui s’éclaire à son tour ; c’est toute la ligne qui s’éclaire successivement, car chaque navire doit répéter les signaux quand on est en ligne.

Tous ces feux disent aux petits bâtimens qui crient grâce :

« Accordé. Ordre au Linois de rester avec les torpilleurs pour les escorter. Rendez-vous à dix milles au sud de Milo, le dimanche 3 novembre à quatre heures du soir. »

Puis tout s’éteint, et, suivi des croiseurs et des cuirassés, l’amiral poursuit sa course rapide.

A onze heures, la mer se calme un peu. Encore invisible, déjà la Corse nous protège.

A minuit, au moment où je rends le quart à de Lancy, aucun phare n’apparaît...

Je descends dans ma chambre. L’aspect en est lamentable. Des vêtemens, des chaussures, des livres, des photographies, gisent pêle-mêle sur le plancher couvert d’eau ; un flacon de parfum s’est brisé ; mon encrier s’est renversé. C’est peu de chose, et c’est navrant.

Je vais secouer mon domestique, qui dort paisiblement, malgré tous les bruits, dans son hamac balancé. Je l’entraîne chez moi et lui montre le désastre, qu’il contemple d’un air ahuri. J’ai envie de le battre et je m’en vais. Je remonte sur la passerelle à côté du commandant et de l’officier de quart.

A minuit et demi, me dit de Lancy, un éclat lointain du feu des Sanguinaires a brillé un moment, et l’amiral s’est rapproché de la terre pour ne point manquer d’apercevoir le phare de Pertusato. Le vent redouble de violence. Des grains de grêle tombent et hachent la mer en lames plus courtes. A droite ou à gauche, nous ne voyons rien ; à peine, devant nous, le fanal qui couronne l’arrière du Pothuau.

Le commandant, de Lancy et les marins en vigie exorbitent leurs yeux pour percer les ténèbres. Vers quatre heures, enfin, deux phares à la fois nous aveuglent : ils sont là tout près, l’un à gauche sur la côte corse, l’autre à droite sur la Sardaigne. Devant, une lueur indécise se révèle qui ne peut être que le phare de Razzoli, car aucun navire, — sans y être contraint comme nous, — ne s’aventurerait dans les Bouches par cette tempête.

Ces feux nous permettent de rectifier sûrement notre route, et, toujours à toute vitesse, nous suivons le Pothuau qui passe à côté de l’écueil de Lavezzi, où périt autrefois, corps et biens, la frégate la Sémillante.

Certes, bien que les terres soient resserrées dans ce passage, aucun œil humain n’a pu nous apercevoir au milieu de la grêle, de la neige aveuglante, et des embruns de mer qui nous recouvraient. En approchant de l’île Razzoli, nous nous trouvons, sans transition, dans une région plus clémente, et un soupir de satisfaction s’échappe de toutes nos poitrines. Il semble que nous sortions d’un pénible cauchemar.

A la froide brise de l’Est a succédé un léger souffle du Sud, chaud et bienfaisant ; la pluie cesse ; les nuages s’enfuient ; la mer s’aplanit. L’amiral fait alors diminuer la vitesse, car, avant que le jour ne paraisse, nous serons hors de vue des terres. Tout devient subitement silencieux à bord : rien ne crie plus, rien ne gémit ; les hommes fatigués s’étendent et s’endorment, inertes comme les choses. Je regagne ma cabine, mon humide couchette, et mes yeux se ferment sur mes obscures pensées où roulent et tanguent, dans mon cerveau fatigué, de pitoyables torpilleurs abandonnés...


Dimanche 3 novembre 1901. — Dans l’Archipel Grec.

Avant de se séparer des contre-torpilleurs, l’amiral leur a signalé : « Rendez-vous à dix milles au sud de l’île de Milo, le dimanche 3 novembre à quatre heures du soir. »

Il est huit heures du soir. Depuis midi nous croisons sur le parallèle du rendez-vous, entre les méridiens extrêmes de l’île de Milo. A toute petite vitesse, nous allons tantôt vers l’Est, tantôt vers l’Ouest, défaisant sans cesse, infatigable Pénélope, le chemin parcouru. Vers l’Ouest, dans la direction de Cérigo, l’ancienne Cythère, sont braquées toutes les longues-vues et toutes les lorgnettes de notre escadre. Nous n’avons pas le fol espoir d’apercevoir Cythère, et encore moins la divine Aphrodite et ses aimables compagnes qui — entre parenthèses, — avaient eu bien mauvais goût à s’installer sur ce rocher désolé, triste et nu. Mais c’est par là que viendront le Linois, l’Espingole et l’Épée, qui occupent nos pensées.

Ce sont des bâtimens très marins, bien commandés, et nos craintes ne vont pas jusqu’à nous faire redouter une catastrophe ; leur retard pourtant nous étonne et nous inquiète un peu. L’un d’eux sans doute a subi des avaries. Peut-être, avec les tempêtes qui sillonnent en cette saison la Méditerranée, ont-ils tous été obligés de se réfugier dans un port italien ? C’est probable ; sinon, ils nous auraient rallié déjà, car leur marche est rapide, tandis que nous, depuis les Bouches, nous avons adopté l’allure très modérée que prendraient des « autos » circulant en plein boulevard.

Pendant deux heures seulement, nous « avons fait de la vitesse : » c’était au détroit de Messine, que nous avons eu la bonne fortune, — si l’on peut appeler cela une bonne fortune, — de franchir dans la nuit noire au milieu d’une nouvelle tempête de grêle et de vent qui a dissimulé nos formes, et par suite notre nationalité, sans doute même notre présence.

Décidément, nous avons été favorisés dans nos projets : dans le détroit formé par la Grèce et par l’île de Cérigo, encore un coup de vent, de la grêle toujours, de violens coups de tonnerre qui ont dû épouvanter le moine-guetteur du cap Saint-Ange et le tenir enclos dans sa grotte. Maintenant, au sud de l’Archipel, loin de la route habituelle des navires, nous croisons, nous attendons, nous regardons, et, comme sœur Anne, nous ne voyons rien venir.

Il pleut, il vente, il fait froid.

Tous ces jours-ci, on a exercé les marins qui font partie du corps de débarquement.

Le 1er novembre, en effet, l’amiral a signalé :

« Préparez la mise à terre du corps de débarquement. Les cuirassés fourniront quatre sections ; les croiseurs, deux. Vérifiez bien sacs et bidons. Ne désigner que des hommes sûrs. Être prêts pour mardi. »

Mardi c’est après-demain. où serons-nous après-demain ?


Lundi matin, 4 novembre 1901. — En croisière devant l’île de Milo.

La grande île de Milo est toujours sous nos yeux avec son groupe d’îlots désolés comme elle : Anti-Milo, Paximado, Kimolo, Pyrgui, roches stériles surgies des eaux dans les convulsions volcaniques des premiers âges de la terre.

Les vallées de cette île montagneuse, encore imprégnées de soufre, sont, dit-on, d’une extrême fertilité et produisent en abondance du blé, du coton, de l’huile, du vin et des oranges. Mais, de la distance où nous la voyons, nous n’apercevons que sommets rocheux, gris et ternes sous la pluie qui ne cesse de tomber. Et le Faidherbe, suivi du Chanzy et des autres cuirassés, suit à son tour le Pothuau qui inlassablement nous entraîne alternativement à l’Est et à l’Ouest dans une marche lente, monotone. Péniblement les heures se traînent dans l’attente. Et, pour les faire paraître plus brèves, les discussions continuent à bord sur les « choses d’Orient. »

Nous savons où nous débarquerons, bien que personne ne nous l’ait dit ; mais nous avons tellement envisagé la question sous toutes ses faces que nous sommes certains de ne pas nous tromper.

Certains journaux en France avaient autrefois indiqué, comme un moyen excellent, la saisie des douanes de Smyrne ou de Beyrouth. Certes, ce seraient là des gages précieux à tenir. Mais pour les saisir, nous nous lancerions bien aveuglément, sans préparation aucune, dans une aventure des plus hasardeuses et des plus fertiles en graves conséquences. Les garnisons turques sont fortement constituées sur le continent ottoman ; par voie ferrée, elles peuvent être rapidement renforcées : un débarquement ne serait possible, dans les conditions où nous sommes, qu’avec l’accord tacite du Sultan lui-même.

Un bombardement ? Un bombardement n’est justifiable, en temps de guerre, que lorsqu’il précède une occupation. Il faut bien en arriver au débarquement, et il faut être en force pour cela : il faut pouvoir se maintenir. Un bombardement serait odieux, maladroit, et soulèverait les justes protestations de toutes les puissances qui ont de nombreux intérêts dans ces riches et populeuses cités d’Asie Mineure. Ce serait, sans déclaration, commencer la guerre, et ouvrir, par un acte barbare, la question d’Orient tout entière.

Aussi avons-nous effleuré seulement cette inadmissible solution qui nécessiterait des efforts et des développe mens tout à fait hors de proportions avec le dommage causé et la réparation à exiger. Ces efforts, d’ailleurs, notre départ précipité de Toulon ne les a point préparés, et le différend momentané qui divise la France et la Turquie ne mérite aucune violence. Mais il réclame une attitude enfin énergique, et notre supériorité maritime nous offre toutes facilités pour la prendre avec tact, sans éclat. Nous n’avons qu’à choisir dans l’Archipel l’une des trois îles turques : Rhodes, Chio, Mytilène.

En procédant par élimination et après un examen approfondi de la carte et des instructions nautiques, nous voyons que Rhodes est trop loin du continent, que cette île n’a aucun port et que les douanes y produisent peu d’argent ; Chio n’est guère plus favorisée. Mytilène, au contraire, a des douanes assez riches et des ports naturels superbes. Surtout elle est aux portes des Dardanelles, et notre installation y aura plus de retentissement dans le monde musulman. Ce retentissement est d’autant plus désirable que nous ne venons pas seulement ici, comme des huissiers, pour recouvrer la créance Tubini-Lorando. Notre but est plus haut, notre mission plus noble. Les marins, par leurs fréquens contacts avec l’Orient, connaissent bien des choses sur les mœurs de ces pays et sur la situation des diverses races qui s’y heurtent sans se mêler. Et, hier matin, sur la passerelle, pendant notre lente et monotone croisière qui nous laisse toute liberté d’esprit, le commandant, en fumant son cigare, me disait ceci :

— La France et la Turquie sont unies depuis longtemps, et elles ne cessent pas de l’être, malgré le nuage qui passe sur leur amitié, comme il en passe parfois sur les lunes de miel elles-mêmes. Cette amitié est la plus sûre de celles qui soient témoignées au Sultan, puisqu’elle est d’accord avec notre intérêt de ne pas voir démembrer l’empire ottoman. Mais quand deux peuples, comme deux êtres, sont amis, l’un d’eux acquiert toujours sur l’autre une autorité, quelque bienveillante qu’elle soit, qui naît de sa situation et de droits établis ; et il ne doit rien perdre de son caractère, s’il ne veut pas déchoir aux yeux mêmes de son ami. En Orient, la déchéance arrive vite à qui se courbe, et la France, moins que toute autre, ne doit pas se courber. Elle a ici, encore mieux que des droits, des devoirs. Dans ce bassin de la Méditerranée, vous le savez, la nation et la religion sont inséparables. Partout vous entendrez dire : la « Nation Maronite, » la « Nation Catholique, » la « Nation Orthodoxe, » la « Nation Arménienne, » la Nation Juive, » la « Nation Musulmane, » bien que les sujets qui composent ces « Nations » soient Ottomans, Français, Italiens, Grecs ou Russes. Or, depuis les croisades au moins, et même depuis Charlemagne, les chrétiens d’Orient sont les protégés officiels, les cliens de la France : ils ont pour symbole, le nom même de notre pays, et pour emblème, notre drapeau. Ce drapeau flotte partout respecté, au cœur même de Stamboul, en Galilée, en Judée, dans les coins les plus reculés du Liban surtout, car pour la nation Maronite, en particulier, nous sommes plus que des protecteurs : nous sommes la mère patrie. Grâce aux œuvres multiples, aussi bien enseignantes qu’industrielles ou charitables, fondées partout par notre esprit chevaleresque, par notre initiative, notre argent et nos efforts constans, nous maintenons les inséparables destinées de notre langue et de notre féconde influence.

C’est un poste d’honneur pour les représentans de notre pays, c’est aussi un poste de peine, et nous devons le défendre, avec la dernière énergie, en dehors de toutes considérations chevaleresques ou religieuses, par souci de la grandeur de notre race, par devoir de défense nationale pour un avenir incertain.

Depuis qu’on parle de cette affaire Tubini-Lorando, certains partis en France se sont étonnés que l’on attachât tant d’importance à une question pécuniaire d’ordre privé. Ceux-là ne connaissent pas l’Orient. Il n’y a pas de petites questions ici : pour l’Oriental, la manière et la forme l’emportent sur le fond, comme a dit je ne sais trop qui. A ses yeux, les plus minutieux détails prennent aussitôt une importance symbolique. Il faut de l’apparat, de la pompe, de la force, et, avec une jalousie intransigeante, nous devons tenir à toutes nos prérogatives, nos préséances, nos usufruits. Nos consuls le savent bien et aussi l’éminent et énergique ambassadeur que nous avons à Constantinople. Soyez tranquille, il ne mollira pas ; et il saura tirer de cet incident tout ce qui pourra mettre en relief notre vieille puissance. Car ce n’est pas uniquement cette affaire Tubini-Lorando qui est en jeu, il y a tout un dossier de vieilles affaires à vider : la reconstruction des établissemens religieux détruits pendant les troubles d’Arménie, la reconnaissance officielle du Patriarche de Chaldée, l’abolition des passeports tunisiens, et d’autres, et d’autres... Et tout ceci est encore plus sérieux à mon sens que la fameuse créance contestée... Vous savez que je suis venu souvent en Orient, l’an dernier encore, et autrefois quand nous y avions une division en permanence. — Et, entre parenthèses, je regrette que cette division navale ait été supprimée, tandis que les autres nations ont maintenu et même augmenté la leur. — J’ai beaucoup vu, j’ai entendu parler, j’ai beaucoup appris et je me réjouis de revenir aujourd’hui avec une mission, sinon glorieuse, au moins utile. Comme vous le pensez au carré, je suis convaincu que malgré notre crochet sous Milo, notre route aboutira à Mytilène, situation merveilleuse. Cette idée est si naturelle que personne en Europe ne peut douter de nos desseins, me semble-t-il. Aussi, bien que vous ayez pu en souffrir, vous devez comprendre la nécessité de tous les mystères qui ont entouré notre départ.

— Oh ! commandant, souffrir est un gros mot, et nous ne sommes guère à plaindre. Nous n’avons pas été favorisés par le temps, c’est vrai : ce sont là les petits ennuis du métier. Le boulanger, dont la farine a été avariée par l’eau de mer, nous fait du pain semblable à celui du siège de Paris : avec un bon estomac on le digère quand même. Nous avons appareillé, en laissant à Toulon la majeure partie de nos vêtemens et de notre linge : nous finirons bien par relâcher quelque part où nous pourrons nous procurer le nécessaire. Depuis trois jours, nous n’avons plus de vivres frais, et vous non plus ; mais il y a, à bord, pour l’équipage, des conserves de bœuf, des sardines à l’huile, des haricots et du fromage, et l’on arrive à combiner avec cela des repas, sinon exquis, du moins suffisans. Non, tout cela n’est rien. Mais ce qui nous agite, c’est de ne pas savoir, c’est l’absence de nouvelles, c’est l’inquiétude dans laquelle doivent vivre nos familles, encore plus ignorantes que nous. Que leur a-t-on dit là-bas ? Que doivent-elles supposer ? Quand pourront-elles nous écrire ? Où diriger leurs lettres ? Combien durera notre absence ?

Le commandant a souri :

— Ce n’est pas moi qui vous répondrai, m’a-t-il dit. Je ne sais rien et je crois que nous n’avons pas fini de nous poser des points d’interrogation. Dans notre métier, voyez-vous, il faut de l’endurance physique, pas mal de philosophie, beaucoup de patience, et toujours de l’espoir.

Puis, sur le point de quitter la passerelle, où sa présence n’était pas utile :

— À propos, a-t-il ajouté, ma femme vous avait invité à dîner pour le 1er  novembre. Il faut l’excuser de n’avoir pas tenu son engagement. Voulez-vous me faire le plaisir de venir déjeuner ce matin avec moi ? Mon cuisinier a transformé les sardines à l’huile en « filets de sardines à la Mornay, » et il a découvert, oublié dans un caisson depuis je ne sais quand, un pâté de foie gras en très bon état : ce sera un vrai régal, vous verrez. Je vais aussi inviter ce pauvre Fournier, qui, lui, se pose un point d’interrogation bien spécial : « Suis-je père d’une fille ou d’un fils ? »

Nous déjeunerons à onze heures, voulez-vous ?


Lundi 4 novembre, 8 heures du soir. — En mer.

J’ai fait tantôt le quart de midi à quatre heures. Il n’a pas cessé de pleuvoir. Une brise fraîche soufflait du Nord-Est, glaciale. La mer était agitée. Et toujours, dans une marche lente, notre escadre croisait au large de Milo.

Le Linois, l’Espingole et l’Épée n’étaient pas en vue.

Mais, à une heure, tout d’un coup, comme s’il avait surgi des eaux, un petit navire de guerre français nous est apparu à faible distance. Évidemment il sortait de la baie de Milo où sa présence nous avait été cachée par les hautes falaises de l’entrée, et, à toute vitesse, léger, gracieux, semblant voler sur les vagues en les effleurant à peine, il s’avançait vers le Pothuau.

Pour qu’il nous rejoignît plus rapidement encore, l’amiral nous signala de stopper.

C’était la Mouette, petit bâtiment de guerre aux allures de yacht, qui séjourne habituellement à Constantinople, aux ordres de notre ambassadeur.

Nous nous rappelons qu’il a quitté le Bosphore depuis trois mois pour entreprendre la tournée annuelle des îles grecques et turques, et qu’il était dernièrement au Pirée.

La présence coutumière dans l’Archipel de ce petit navire inoffensif n’a donc pu éveiller aucune inquiétude diplomatique, et nous comprenons tout de suite qu’il devait être blotti depuis plusieurs jours déjà dans le port de Milo pour attendre notre passage et nous servir d’invisible lien avec Paris.

L’île de Milo est, en effet, reliée au continent par un câble télégraphique (anglais, hélas ! comme la plupart des câbles), et notre croisière n’avait pas simplement pour but d’attendre nos contre-torpilleurs attardés, mais de nous permettre de recevoir les dernières instructions de notre gouvernement, par l’intermédiaire de la Mouette, sans que notre présence ici fût révélée.

La Mouette serre ses voiles, stoppe, et met à la mer une petite embarcation dans laquelle se laisse glisser son commandant, le lieutenant de vaisseau G...

En quelques coups de rames, il atteint le Pothuau, se hisse à bords par une échelle en cordes, et, après une courte conversation avec l’amiral, auquel il a dû sans doute remettre des télégrammes, il regagne aussitôt son navire.

Les mâts du Pothuau ne tardent pas à se couvrir de signaux :

« Mettre en marche à 12 nœuds. Ligne de file. Notre objectif est Mytilène. »

Mytilène ! Personne à bord ne doutait de ce but, saut Noguay qui, oublieux déjà de sa petite cousine, ne rêve plus que faits de guerre et craignait toujours que depuis notre départ des événemens se fussent produits qui rendissent inutile notre action militaire. Il n’en est rien. Ce soir, sur la mer apaisée, nous glissons entre les îles Tinos et Mikoni. Demain, dans la matinée, nous serons fatalement à Mytilène.

La Mouette est demeurée en croisière à notre place pour diriger les contre-torpilleurs vers nous, dès qu’ils apparaîtront en vue de Milo.


Jeudi 1 novembre 1901. — Mytilène.

Depuis ce matin, dix heures, nos marins du corps de débarquement sont installés en ville dans les cantonnemens qui avaient été choisis la veille, et le drapeau français flotte sur Mytilène.

Nos lourds navires, mouillés en ligne devant l’antique citadelle, ont conservé leurs feux allumés, pour être prêts à marcher, et leurs canons chargés allongent vers la terre leurs gueules menaçantes. Tout un système de signaux optiques et pyrotechniques nous met en communication avec le capitaine de frégate du Pothuau, qui commande le corps de débarquement.

Les fonctionnaires turcs du télégraphe ont été remplacés provisoirement par nos marins télégraphistes, dirigés par un officier électricien.

À la douane, les agens et les plus humbles employés ont été conservés dans leurs fonctions, mais ils ont été placés sous l’autorité d’un commissaire français, assisté d’un personnel français. L’argent trouvé dans les caisses a été saisi contre un reçu remis au directeur ottoman, et un nouveau mode de comptabilité, très simple et très loyal, a remplacé l’ancien. Dans l’intérêt des finances turques, il serait même à souhaiter qu’il subsistât.

Tout cela s’est fait sans la moindre résistance, sans aucune difficulté, je dirai même sans aucun froissement, grâce à l’attitude énergique, aux sages dispositions, et à la résolution courtoise de notre contre-amiral.

Nous sommes arrivés ici avant-hier dans la matinée, et il lui a suffi de moins de deux journées pour préparer l’opinion publique, répondre aux protestations du gouverneur ému et lui dicter toutes les mesures à prendre pour que pussent aboutir, sans violences regrettables, les justes revendications du gouvernement français.

Fidèle aux traditions de la diplomatie orientale, le gouverneur demandait du temps, se répandait en promesses, disait qu’il n’était pas sûr de l’attitude de la garnison turque ; que, d’autre part, une information certaine, très précise, lui permettait d’affirmer que le Sultan avait donné toutes satisfactions. Il suppliait qu’on le laissât télégraphier à Constantinople.

Pleine latitude lui fut donnée à cet égard, et il ne quitta guère le télégraphe de toute la journée du 5 novembre, Le 6 novembre, il apportait triomphalement un télégramme dans lequel le Sultan affirmait son désir constant de plaire à la France et demandait par suite à l’amiral de renoncer à occuper Mytilène.

La réponse de l’amiral était facile : il n’avait qu’à répondre que, venu devant Mytilène par ordre du gouvernement de la République, il ne pouvait en partir que sur un ordre de son gouvernement. Et c’est évidemment ce qu’il dut faire.

En tout cas, il ne perdit de vue aucune des dispositions qu’il avait arrêtées, et il rappela au gouverneur toutes celles qu’il lui avait dictées pour assurer la tranquillité de l’île, dont il le rendait responsable. Il lui fit réunir toutes les autorités de la ville, expédier des télégrammes dans l’intérieur, et il décida que l’occupation aurait lieu le jeudi 7 novembre à huit heures du matin. Quand même il serait vrai que le Sultan eût cédé sur tous les points, cette occupation, si courte que pût être sa durée, était devenue nécessaire pour changer à notre égard l’attitude du monde musulman, qui commençait, dans tout l’Orient, à sourire de notre trop longue patience.

Et c’est un fait accompli : une garnison française est à Mytilène !

Il y a aujourd’hui quatre cent quarante années que les Turcs règnent dans cette île, au milieu d’une population aux trois quarts grecque qui se réjouit de notre arrivée. Quatre cent quarante années, quatre siècles et demi, c’est peu de chose en somme dans le recul des âges, sur cette vieille terre d’Orient. Il y a quatre cent cinquante ans, Jeanne d’Arc venait de chasser les Anglais de notre doux pays de France ; Jacques Cœur, le restaurateur de notre marine et de notre commerce, créait des comptoirs dans le Levant où notre situation était toujours demeurée privilégiée, malgré nos malheurs, malgré l’envahissement croissant du monde musulman. Il y a quatre cent cinquante ans, l’Occident était sorti depuis longtemps de la période de barbarie ; en Orient, après plus de mille ans de résistance contre tous les barbares qui menaçaient l’Europe, l’empire grec tombait et la civilisation reculait. Mahomet II s’emparait de Byzance, d’Athènes, de Corinthe, et, poursuivant ses conquêtes, ne laissait derrière lui que villes saccagées et ruines fumantes. Quand il pénétra à Mytilène, il détruisit tout ce qui rappelait encore l’ancienne splendeur de cette riche cité, déchue déjà. Puis il fit empaler le gouverneur, Génois d’origine, et tous les notables du pays ; trois cents défenseurs furent sciés en deux. Aujourd’hui le contre-amiral français aurait bien volontiers invité à dîner le gouverneur ottoman, si cette invitation n’avait semblé une ironie.

Il est enchanté, notre amiral. Tout a réussi admirablement : la brise de Nord-Est qui depuis longtemps agitait la mer et aurait pu rendre le débarquement dangereux avait subitement cessé pendant la nuit ; et ce matin, escortés par la Mouette et le Linois, l’Espingole et l’Epée nous ralliaient, sans que ces deux petits bâtimens eussent subi d’avaries. Mais ils avaient été obligés de relâcher deux fois.

À terre, nos troupes sont très bien installées ; fortes par elles-mêmes, elles sont en outre protégées par la population grecque qui leur fait le meilleur accueil. Aussi, notre commandant en chef, après une minutieuse inspection, a-t-il décidé de diminuer la garnison : ce soir la compagnie du Faidherbe reviendra à bord et notre croiseur partira demain matin pour se rendre à l’extrémité occidentale de Lesbos. Il y a là un port, Port-Sigri, où le Sultan pourrait envoyer des troupes qui, traversant toute l’île, prendraient les nôtres à revers. Cette éventualité est peu probable, mais un chef doit tout prévoir. Nous avons donc pour première mission d’empêcher, de gré ou de force, tout débarquement d’hommes ou de matériel de guerre à Sigri. Plus tard, si notre commandant en reçoit l’ordre, il devra saisir la douane et le télégraphe.

Le Linois remplira une mission semblable à la nôtre, au sud de l’île, à Port-Olivier, superbe rade intérieure, admirablement abritée, dans laquelle évoluerait facilement une escadre entière. Par terre, une route de cinq kilomètres à peine relie ce port à Mytilène. C’est là que s’installerait certainement une nation moderne qui serait résolue à garder définitivement ce gage.

À Mytilène même, il n’y a pas de port, mais deux petits havres, propres seulement à abriter des barques. Ce sont les mêmes, — ou à peu près, — qu’a connus Sapho, 600 ans avant Jésus-Christ, lorsque sur l’Agora elle venait, avec son collège de jeunes courtisanes aux transparentes tuniques, « respirer, en été, l’air embaumé du soir. » Mais, alors, les quais étaient dallés en marbre ; dans les flots bleus, de longues jetées s’avançaient, rendant plus spacieux les ports, où les trirèmes aux voiles bariolées se pressaient si nombreuses.

Depuis longtemps l’Agora a disparu, et les colonnes, et les temples. Les dalles en marbre ont été arrachées. Rongées par la mer, ébranlées par les vagues, les jetées se sont peu à peu effondrées.

Et le fatalisme musulman, respectueux de l’œuvre du temps, s’incline et laisse faire.


Vendredi 8 novembre 1901. — Port-Sigri (île de Lesbos).

Ce matin, à six heures, sur la rade, nous avons laissé à Mytilène l’escadre plongée dans la froide nuit de l’hiver,

A sept heures, sur la mer unie comme un miroir, derrière nous l’aurore s’est levée, rosissant les côtes d’Anatolie et jetant des reflets d’or sur les hautes cimes de Lesbos.

Nous avons longé de très près les rives méridionales de l’île, où s’étalent quelques misérables villages, bâtis par les Turcs, mais où s’ouvrent, harmonieux, au milieu d’abruptes falaises, deux vastes bassins que la nature a bien voulu creuser : c’est Port-Hiéro, d’abord, ou Port-des-Oliviers, qu’un grand bois d’oliviers entoure ; puis le port de Kalloni, anciennement appelé Port-Longone. A l’Ouest, contreforts escarpés du mont Ordymnos, sur lequel un monastère grec jette une tache blanche au milieu de la brume violette ; les terres s’abaissent un peu et se terminent brusquement en falaises verticales où la mer creuse des cavernes. L’une de ces falaises est le cap Sigri, extrémité occidentale de Lesbos.

Dès qu’on l’a doublé, à droite, apparaît une baie qui s’ouvre entre la grande île et des îlots rocheux, digues naturelles allongées au large. Le plus grand de ces îlots, l’île Sigri, protège admirablement la rade, sur une longueur de trois kilomètres, contre les flots de la haute mer. En face le point central de l’île Sigri, et à 1 209 mètres de lui, s’élève, sur la terre de Lesbos, une haute et vieille citadelle vénitienne, imposante encore.

Au pied de cette citadelle, et abritée derrière elle, se groupe, en rues montantes et tortueuses, l’humble ville de Sigri, entourée de roches nues sur une terre rouge où ne croît aucune verdure.

Tandis que nous approchons, enseigne déployée, canons chargés prêts à répondre à toute injure, nous ne voyons que la citadelle avec ses embrasures, et ses pièces d’artillerie d’ancien modèle, derrière lesquelles s’alignent, immobiles, une trentaine d’artilleurs ottomans.

Le Faidherbe stoppe, et, avec sa vitesse acquise, dépasse bientôt la direction dans laquelle battraient les pièces. Le commandant le dirige alors sur le milieu de la ligne qui joindrait le centre de l’îlot Sigri à la citadelle, et, dès qu’il y est parvenu, il fait jeter l’ancre. Il est midi. Le soleil brille sur un ciel très pur, d’un bleu profond. Une légère brise du Nord s’est levée qui dessine des moires sur les eaux. Avec son grand drapeau des jours de cérémonie, le Faidherbe semble paré comme pour une fête. L’équipage est prévenu qu’il n’y aura pas d’exercice aujourd’hui, et un murmure joyeux circule à bord. A terre, c’est le silence profond. Sur notre gauche l’îlot Sigri, désert aride, sur lequel des moutons sans gardien semblent paître des cailloux, tant l’herbe y est rare et rase. A droite, plus près de nous, le bourg de Sigri avec ses rues vides, ses fenêtres closes, ses portes barricadées, s’adosse à la citadelle, morte aussi, d’où les artilleurs, comme des fantômes, ont disparu sans bruit.

Sur rade, aucun navire, aucune barque.

Sur la petite plage de sable, près du quai de débarquement, quatre embarcations échouées, penchées comme dans un sommeil. C’est aujourd’hui vendredi, le dimanche musulman.


Samedi 9 novembre 1901. — Port-Sigri (Lesbos).

Avant de nous autoriser à communiquer avec la terre, hier, à une heure, le commandant est allé à Sigri en se faisant accompagner par le commissaire, par un marin télégraphiste, et par moi. Il voulait se rendre compte de la situation de la ville, des ressources qu’elle offrait pour l’alimentation de notre équipage, et, s’il était possible, de l’esprit des habitans. Il voulait aussi expédier un télégramme à l’amiral.

Suivant les instructions qu’il avait reçues, il devait s’abstenir de toute visite officielle à la première autorité de la ville, le Kaïmacan (un sous-préfet), mais rendre celle que ce fonctionnaire pourrait lui faire.

En accostant le quai, il trouva un officier de la marine ottomane qui lui tendit la main pour l’aider à sauter à terre et, tout souriant, lui souhaita la bienvenue en le saluant à l’orientale. Il se nommait Toussoum-bey et paraissait désolé de ne savoir que quelques mots d’anglais pour exprimer, disait-il, toute la satisfaction qu’il avait éprouvée à la vue d’un navire de guerre français. Il demanda d’où nous venions. — De Mytilène. — Puis il s’informa si notre séjour à Sigri serait long.

Le commandant répondit à l’orientale, avec un mouvement de bouche et en levant les yeux au ciel. Et Toussoum-bey n’insista pas davantage.

Après un silence, il nous offrit de nous conduire partout où nous le désirerions ; il vanta le pays, dont le climat était très doux et les environs très giboyeux : ou pourrait y organiser des chasses superbes, et lui, Toussoum, se chargerait volontiers de tous les préparatifs.

Le commandant le remercia et lui demanda simplement de nous indiquer le bureau télégraphique. Toussoum, dont le vocabulaire anglais était très réduit, s’empressa de prendre les devans et de prier, par un geste respectueusement expressif, qu’on voulût bien le suivre dans un sentier montant vers la citadelle et qui formait la principale rue de la petite ville. Cette principale rue était aussi déserte que les autres. Seul un café était ouvert où des Turcs assis sur des divans aux couleurs fanées, leurs jambes guêtrées, repliées, se tenaient graves, immobiles, les yeux indifférens, leurs lèvres appuyées sur le bout d’ambré du long chibouck dont le fourneau reposait sur le sol.

Tels, plus propres, mais non plus majestueux, devaient se tenir les consuls sur leurs chaises curules quand les Barbares pénétrèrent dans Rome.

En passant devant ce café, nous rencontrâmes deux petites filles qui se poursuivaient, toutes rieuses dans leurs jeux. Pieds nus, des pantalons de soie bouffans serrés à la cheville et par-dessus une chemise sans manches, elles étaient gentilles avec leurs petites têtes rondes où luisaient des yeux de chat et leurs cheveux tressés en nattes emmêlées de sequins. A notre vue, elles s’arrêtèrent, immobilisées contre le mur par une curiosité craintive. Le commandant s’approcha d’elles en souriant, caressa de ses doigts leurs joues brunies, puis leur tendit quelques menues pièces de monnaie du pays. Elles les saisirent rapidement de leurs petites mains aux ongles teints de henné et s’enfuirent en riant. Un peu plus loin, elles se retournèrent et, les bras en croix sur la poitrine, elles s’inclinèrent dans un gracieux remerciement. Puis dans une ruelle elles disparurent...

Dans le café, les hommes aux chiboucks me parurent moins graves, derrière les fenêtres closes, des regards de femmes luisaient sur nous. En haut, le ciel était tout bleu ; en bas, dans la rue misérable, un peu de grâce et de bonté avait passé...

Mais Toussoum-bey s’était arrêté et nous montrait du doigt une petite porte grise sur laquelle étaient écrits ces mots en turc et en français : bureau télégraphique. C’était tout près de la Citadelle, devant laquelle un factionnaire, l’arme au pied, veillait. Dès qu’il nous aperçut, il présenta les armes et poussa quelques cris : à ces accens gutturaux qui manquaient d’harmonie, le poste sortit et, sous le commandement d’un capitaine, s’aligna.

Alors le commandant s’approcha, salua à son tour et félicita le capitaine sur la bonne tenue de ses hommes.

Puis il demanda s’il était permis de visiter la citadelle.

En assez bon français, le capitaine répondit :

— A vous. Excellence, tout est permis.

Le commandant répliqua qu’il n’userait pas de la permission pour lui-même, mais qu’il me désignait pour faire en son nom une visite personnelle au commandant du fort et lui présenter ses complimens. Et, me laissant, il salua, tourna le dos et pénétra dans le bureau télégraphique.

Le capitaine mit son sabre au fourreau et, plus à l’aise avec moi, me serra la main, et me conduisit dans la citadelle auprès du chef d’escadron, commandant la place.

Très aimable et très digne, le chef d’escadron me souhaita la bienvenue, m’interrogea sur notre traversée et sur l’impression que m’avait causée le pays. Puis il me demanda si j’étais chasseur et s’offrit, comme Toussoum-bey, pour organiser une partie de chasse. — Décidément, c’est la spécialité du pays. — Je remerciai et je m’enquis ensuite des ressources que nous pourrions trouver pour l’alimentation de notre équipage. Ces ressources étaient faibles pour le fort appoint que nous apportions à la population. Sigri est une ville turque de 1 200 habitans, très peu commerçante, les Grecs, ces marchands de l’Archipel, en étant à peu près entièrement exclus. On s’y procure du pain, de la viande de mouton, un peu de poisson et du gibier... quand on va le tuer soi-même. Mais si l’on veut des poulets, du bœuf, des légumes, des fruits secs ou frais, suivant la saison, il faut les faire venir d’Eryssos, grande et antique ville grecque située à cinq ou six heures de marche dans la montagne. Le Kaïmakan, si on l’en priait, donnerait des ordres pour que le marché fût approvisionné. J’abrégeai la visite et, après avoir fumé la cigarette turque et avalé l’inévitable tasse de café brûlant que l’on ne saurait refuser sans insulter aux lois de l’hospitalité, je me retirai et, conduit par le capitaine, je visitai la citadelle

Près d’une pièce d’artillerie, un sous-officier semblait donner des explications à un groupe d’artilleurs. Il s’approcha, salua militairement et ajouta, en français : « Salut, mon capitaine. » Je remarquai :

— Vous parlez très bien le français.

— J’ai habité Tunis, expliqua-t-il.

— Vous faites la théorie en ce moment ?

— Non, mon capitaine, c’est aujourd’hui vendredi ; nous causons en regardant votre beau navire.

— Mais, quand le Faidherbe est entré en rade, vous étiez déjà à vos pièces, alignés comme pour un exercice.

Il répondit :

— Nous ne faisions pas l’exercice ; nous étions là pour saluer si vous aviez salué...

Et, plus bas, il ajouta :

— ... Et pour mourir, si vous aviez tiré.

Je le regardai d’un air faussement naïf, comme si je ne comprenais pas ; puis, avec un sourire, je lui tendis la main. Il l’effleura de ses doigts et, à la façon orientale, la baisa.

Pauvres et braves soldats, si disciplinés !

Superbes ruines de la vieille citadelle, plus dignes d’attirer l’admiration d’un touriste que la froide colère d’une nation civilisée ! Que de regrets j’aurais, s’il nous eût fallu employer la force contre tant de courage abrité derrière autant de faiblesse !

Je remerciai le capitaine et je quittai la forteresse.

Dans la rue, je rejoignis le commandant, qui, avec son cortège, augmenté d’une personne, sortait du bureau télégraphique. Il avait envoyé à l’amiral ce simple télégramme en clair :

« Bien arrivés Sigri. Tout bien. »

Et, en payant exactement le prix du télégramme, il avait, paraît-il, surpris et rassuré à la fois le buraliste, qui tout d’abord l’avait accueilli en tremblant.

Maintenant, il escortait aussi le commandant, ce buraliste. Un sourire obséquieux et béat régnait sur son visage doux et triste de victime où la petite vérole avait laissé des traces profondes. Il s’était aimablement chargé de conduire le commissaire auprès du Kaïmakan, que la fièvre tenait au lit, mais qui, malgré ses souffrances, serait d’autant plus heureux de s’occuper de l’alimentation de notre équipage qu’il était propriétaire d’un vaste troupeau de moutons, — celui, sans doute, que nous avions vu paître des cailloux sur l’île Sigri.

Avec le commandant et le marin télégraphiste, nous rentrâmes à bord, énergiquement salués par l’excellent Toussoum-bey.


Dimanche 10 novembre 1901. — Port-Sigri (île Lesbos).

Combien de jours resterons-nous devant cette sombre terre d’exil que n’illuminera pour nous aucun rayon de gloire ou même de joie ; sur cette étroite rade où le Faidherbe semble écrasé entre des roches inertes, nues comme des murailles de prison ; où aucun paquebot ne nous relie à la patrie absente ; près de ce village turc où nulle âme, nul regard n’est pénétrable à notre âme, à notre regard ?

Si l’ennui, plutôt que la tristesse, nous envahit à l’aspect du devoir qui nous retient ici, devoir aride où ne germera aucune fleur, nous ne nous laissons pas abattre par lui. Sur un navire de guerre, d’ailleurs, on n’est jamais complètement séparé de la patrie, puisque le navire lui-même en est un morceau. À bord, nous parlons tous la même langue, des lèvres et du cœur ; nous avons les mêmes fiertés, les mêmes espoirs ; nous y avons nos occupations, nos devoirs, et ce devoir, si humble soit-il en ce moment, est utile au rayonnement de notre chère France.

Nous réagissons aussi. Hier, plusieurs de mes camarades, entre autres l’ardent Noguay, sont descendus à terre pour explorer le pays et juger des distractions qu’il pourrait offrir. Ils sont revenus à bord un peu désenchantés, mais non découragés. Ils parlent d’installer un tennis dans les fossés de la citadelle ; le Kaïmakan, — qui n’a plus la fièvre, — leur a promis de leur procurer des chevaux, et aussi des fusils de chasse, et enfin des guides qui les conduiraient aux endroits les plus giboyeux. Ils ont encore découvert une jolie plage de sable où les marins pourront aller se livrer aux plaisirs de la pêche. Mais ils parlent surtout de se rendre à Eryssos, la ville grecque de la montagne, où nous sommes sûrs, paraît-il, de trouver un excellent accueil de la part de la population entièrement chrétienne. Avec nos exercices, nos études, nos causeries à bord, nos excursions à terre, et quelques lettres de nos familles, — car nous finirons bien par en recevoir, — le temps passera quand même.

Et puis, il ne me semble pas possible que nous demeurions bien longtemps ici. L’incident qui nous a amenés à Mytilène est de ceux qui doivent être promptement clos. Il était déjà juste que le Sultan cédât devant nos légitimes réclamations. Maintenant, devant notre attitude, il est nécessaire qu’il le fasse sans une minute d’hésitation, afin de libérer au plus tôt son territoire et de ne fournir aucun prétexte à une occupation définitive. Chaque jour de retard nous créerait de nouveaux droits. Car, si la force ne prime pas le droit, elle l’engendre, et, avec la justice, elle l’établit.


Lundi 11 et mardi 12 novembre 1901.

Par exemple, jamais je n’aurais cru que mes prévisions se fussent sitôt réalisées !

A quatre heures, dans la matinée du 11, nous recevions ce télégramme de l’amiral : « Ralliez-moi aujourd’hui. »

A huit heures, en plein jour, notre pavillon flottant haut, nous quittions la triste ville de Sigri. Cette fois, toute la population s’était portée sur les remparts de la citadelle, et, silencieuse toujours, étonnée peut-être, ravie sans doute, regardait curieusement nos souples évolutions au milieu de l’étroite rade. Lentement d’abord, avec la majesté qui convient, nous partîmes ; puis, quand le cap Sigri nous eut dérobé la citadelle, le commandant augmenta la vitesse, pressé de rallier l’amiral et de connaître les nouvelles. Avait-on besoin de nous à Mytilène ? Ou bien était-ce pour le départ définitif que nous étions rappelés ?

Au moment où nous passions devant le Port-Olivier, le contre-torpilleur Espingole en sortait, après avoir communiqué avec le Linois, et se dirigeait vers nous à toute vitesse. A l’un de ses mâts flottait un pavillon qui signifie : « Je suis porteur d’un ordre verbal pour vous. »

Nous stoppâmes immédiatement, et, se rapprochant aussitôt de nous sur la mer très calme, le commandant de l’Espingole nous fit signaler à bras :

« Ordre de l’amiral. Faidherbe, allez à Syra où vous rejoignent Linois, Épée. Complétez charbon pour vous et ces petits bâtimens. Je compte arriver moi-même à Syra après-demain matin. Ecrivez et répétez. »

Nous répétons, et, s’étant assuré que nous n’avons omis aucun mot, le commandant de l’Espingole demande l’autorisation de poursuivre sa route.

Il s’éloigne dans l’Est.

Il est midi. A toute vitesse, en dépensant beaucoup de charbon, nous arriverions à Syra vers onze heures ou minuit, et notre mission toute pacifique dans cette île grecque ne demande pas une telle hâte. D’ailleurs, si le port artificiel de Syra est parfaitement abrité, il n’est pas grand et il est encombré de navires, car il est le point central de la navigation dans l’Archipel. Pour que tous ces navires puissent trouver leurs places, il faut qu’ils se glissent les uns entre les autres et qu’ils se fixent d’une façon invariable avec leurs ancres jetées devant et leur arrière maintenu perpendiculairement au quai par de fortes amarres en fil d’acier. La manœuvre est délicate pour des cuirassés, surtout s’il y a du vent, et il est nécessaire d’y voir clair. En conséquence, le commandant règle la vitesse de façon à arriver à sa destination le lendemain au petit jour.

Au coucher du soleil, qui jette des semis de violettes sur les cimes nues de Mytilène et de Chio, nous glissons sur la Mer Egée dans le canal de Psara et nous nous dirigeons vers l’étroit passage qui s’ouvre entre Tinos et Mykonos, barrières qui cachent Syra, dans l’Est, aux regards de l’empire ottoman.

La nuit descend du ciel semé d’étoiles, paiement éclairée de tous les rayons ravis aux lointains soleils qu’elle a traversés. Des phares trouent l’horizon. Des terres grises, agrandies par la réfraction des ombres qu’elles projettent sur l’eau, dessinent dans l’atmosphère claire leurs contours indécis. Derrière nous, dans l’aube de plus en plus blanchissante, les fumées du Linois et de l’Épée nous apparaissent et, bientôt, devant nous, Syra dresse ses deux collines que de blanches maisons semblent couvrir de neige. A six heures et quart, nos trois navires pénètrent dans le port et vont prendre poste, à quelques mètres du quai, près d’une église qui élève au ciel sa coupole byzantine

Hermopolis, la nouvelle ville, commence à s’éveiller, les boutiques s’ouvrent, les rues se peuplent, une foule sympathique accourt sur le quai et nous salue. Des vendeurs de journaux courent et s’époumonent à crier les titres de leurs feuilles. L’un des journaux est écrit en français. Enfin, nous allons avoir des nouvelles, et sans doute des lettres, car tous les paquebots touchent à Syra !


Du mercredi 13 au lundi 18 novembre. — Syra.

Depuis bientôt huit jours nous voici dans le calme, dans une tranquillité d’esprit parfaite ; presque aucun point d’interrogation ne se dresse plus devant nous.

Ainsi qu’il l’avait dit, l’amiral nous a rejoints mercredi matin avec le reste de l’escadre. Le soir, un paquebot a passé, nous apportant des lettres et des journaux : nos premières lettres depuis notre départ mystérieux de Toulon ! Par ces lettres, par les journaux, par les renseignemens recueillis à bord du navire amiral, par les télégrammes, écrits en français, qui sont affichés chaque jour au cercle de Syra, nous sommes au courant de tout, et les lacunes qui existaient dans nos cerveaux sont peu à peu comblées.

A notre grande surprise, nous voyons que, dès le lendemain de notre départ, dont le but avait été si soigneusement caché, — même à nous, — un télégramme était arrivé à Athènes, à Syra, et par suite à Constantinople, dans les termes suivans : « Sous prétexte d’exercices, une division française appareille de Toulon à l’effet d’aller en Orient occuper un port ottoman. » Aucun sémaphore pourtant n’a signalé notre passage, et d’ailleurs ce télégramme venait de Paris. Cela démontre, une fois de plus, combien, avec la multiplicité des informations actuelles, il sera difficile, en temps de guerre, de cacher longtemps les mouvemens des armées.

Il est vrai d’ajouter qu’avec cette information exacte, d’autres, entièrement fausses, avaient également circulé. Quand on ne sait pas, on invente : avant tout, il faut avoir l’air renseigné.

Quoi qu’il en soit, dès le 1er novembre, le Sultan, ayant appris que l’escadre avait appareillé de Toulon le 30 octobre et était rentrée incomplète le soir même, devait ajouter foi au télégramme, et aussitôt, en effet, il donna les meilleures preuves de sa volonté d’aboutir à une entente que son gouvernement entravait.

Tout porte à croire que l’entente était à peu près complète le jour même où notre escadre apparaissait devant Mytilène, ainsi que l’avait affirmé le gouverneur de cette île. Tout, pourtant, — tout le vieux dossier dont parlait le commandant, — ne devait pas être vidé entièrement ; et puis, nous étions arrivés, il était indispensable que la manifestation se poursuivît, si courte qu’elle dût être. Le mercredi 6 novembre, nous débarquions. Le surlendemain, le jour même où le Faidherbe entrait à Sigri, le Sultan, bien que le 8 novembre fût un vendredi, jour de sélamlik, signait un iradé qui donnait à la France les plus complètes satisfactions sur tous les points. Le gouvernement de la République ne pouvait donc que câbler à l’amiral de remettre les douanes aux autorités locales, de cesser toute démonstration et de quitter les eaux turques. Le Faidherbe, le Linois et les contre-torpilleurs abandonnèrent Sigri et Port-Olivier le lundi 11 ; le même jour, la douane et le télégraphe de Mytilène étaient rendus ; les marins regagnaient les cuirassés, et ceux-ci, sous la conduite de l’amiral, appareillaient le 12 dans la soirée pour se replier à Syra et attendre de nouveaux ordres dans ce poste central de surveillance, admirablement choisi.

Dans l’entourage de l’amiral, on affirme aujourd’hui qu’au bout d’un temps moral, qui n’excédera pas dix jours, nous rentrerons tous en France.


Du lundi 18 au samedi 23 novembre. — Syra (Grèce).

Les courriers, mal dirigés, nous parviennent avec beaucoup d’irrégularité : la lettre que j’ai reçue le 14 était la troisième que m’avait écrite Madeleine. Le 18, j’ai reçu la cinquième. Ce matin, la première et la deuxième me sont parvenues ensemble après être allées me chercher à Mytilène et à Sigri. La quatrième court encore je ne sais où, à Constantinople, me dit-on. Ma femme a eu soin de numéroter chaque lettre, ce qui me permet ainsi de constater exactement les lacunes.

Je ne regrette pas d’avoir reçu le numéro 5 avant le numéro 1 :

Pauvre numéro 1 ! Il a été écrit trois jours après notre départ, le 2 novembre, jour des Morts.

Madeleine m’y parle longuement de la tempête qui a sévi à Toulon dans la soirée du 30 octobre et qui a duré jusqu’au 1er  novembre. Cette tempête lui a d’abord procuré une égoïste satisfaction, car, le 30 octobre, à 5 heures du soir, elle a clairement vu, passant sous les falaises du Cap Brun et pénétrant en petite rade, une longue file de navires brillamment éclairés à l’électricité ; l’escadre à n’en pas douter !

Alors, comme elle savait que je n’étais pas de service, elle était certaine que, malgré la pluie et le vent, je ne tarderais pas à paraître à la villa des Mimosas.

D’après ses calculs, les navires auraient tous pris leurs mouillages à six heures : à sept heures, par suite, j’arriverais pour dîner.

Sept heures avaient sonné, puis huit heures. À huit heures et quart, elle s’était décidée à se mettre à table, à cause d’Olga ; mais, à chaque rafale du vent, à chaque bruissement des feuilles, elle accourait à la porte, croyant me voir dans l’allée.

À dix heures, elle avait pensé : « Il a bien fait de ne pas venir par un temps pareil ! » Et, elle s’était mise à lire, pour ne pas songer. Mais à minuit, comme la tempête redoublait, l’âme envahie par la terreur de la solitude, elle s’était couchée, avec ce doute ridiculement venu : « Qui sait ? Peut-être le Faidherbe a-t-il eu des avaries ? Peut-être n’est-il pas rentré ? »

Il ventait à déraciner les arbres. Par momens, on eût dit que la maison allait s’effondrer.

Le lendemain, à huit heures, après une nuit sans sommeil, elle prenait une voiture et se faisait transporter au Mourillon, au pied de la « Grosse Tour : » de là on voyait toute la rade, et au moins elle pourrait apercevoir le Faidherbe… s’il était là. Sur la route, un gamin criait : « Achetez le Petit Marseillais. Voir ses dernières nouvelles : la tempête dans la Méditerranée ; plusieurs barques disparues ; les dégâts en ville, les accidens, la rentrée de l’escadre. »

Elle acheta le Petit Marseillais, et elle lut :

« Contrariée dans ses exercices par le mauvais temps, toute l’escadre est rentrée à Toulon hier au soir et a pris ses corps-morts à six heures. L’état de la mer en rade ne permet pas aux navires de communiquer avec la terre aujourd’hui. »

Toute l’escadre, disait ce journal, d’ordinaire si bien renseigné, toute l’escadre.

Et elle avait souri de ses puériles terreurs.

Mais, arrivée au Mourillon, au pied de la « Grosse Tour, » elle eut beau regarder et s’avancer sur la jetée où les lames déferlaient, elle ne vit pas le Faidherbe.

Alors, inquiète, prise de cet impérieux désir de savoir qui nous hante tous quand nous redoutons un malheur ou simplement une tristesse, elle s’était fait conduire à Toulon à la Préfecture maritime, et elle avait demandé à voir le préfet maritime lui-même.

L’amiral de Beaumont, préfet maritime, la reçut avec son amabilité et sa bonté habituelles, et, en la plaisantant sur ses craintes chimériques, il n’eut pas de peine à la rassurer promptement.

Il lui dit qu’un navire de la taille du Faidherbe, — elle devait bien s’en rendre compte, — n’avait absolument rien à redouter, et que, d’ailleurs, il n’était pas le seul à n’être pas rentré, la majeure partie de l’escadre légère et deux gros cuirassés manquaient également. Ce groupe, que les nécessités de l’exercice avaient conduit dans l’Est, avait été autorisé à mouiller où il voudrait, et il était tout naturel qu’il fût allé se réfugier dans le port près duquel il se trouvait, au Golfe Juan sans doute. Quant aux autres navires, ils formaient un deuxième groupe qui opérait à proximité de Toulon et qui, par suite, afin de ne pas dépenser inutilement du charbon, était entré en rade dès que l’exercice avait été interrompu. Ce groupe, depuis son arrivée, n’avait d’ailleurs pas encore communiqué avec la terre, mais l’absence de l’escadre légère était un fait si naturel que le vice-amiral commandant en chef l’escadre s’était contenté d’envoyer au préfet ce télégramme normal : « Je rentre avec le premier groupe après avoir autorisé le deuxième à mouiller où il voudrait. »

Et l’amiral de Beaumont avait montré le télégramme encore étalé sur sa table.

Rassurée, Madeleine avait regagné la villa des Mimosas. Le vent faisait toujours rage ; le parterre était saccagé ; les allées, effondrées ; des feuilles, — les dernières ! — et de grosses branches jonchaient le sol, brisées ; trois arbres même étaient déracinés : un vieux chêne noueux, massif, séculaire, et deux gros plus parasols ombreux sous lesquels nous avions installé un banc.

Dans le ciel, une éclaircie s’était faite : entre deux nuages le soleil riait ; lentement la tempête s’apaisait.

Le lendemain, 1er novembre, jour de la Toussaint, c’était fini : l’azur du ciel sans tache étincelait lumineux ; l’air était chaud ; la mer, calme, tranquille ; dans le jardin, des oiseaux chantaient comme si ce fût déjà l’avril ; les chrysanthèmes, redressant leurs tiges, sortaient de leur engourdissement. Toute la nature souriait, oublieuse.

Madeleine, tenant Olga par la main, était allée à la messe. Et, tout près de la petite chapelle rustique, elle avait aperçu un matelot qui sur son béret portait le ruban du Saint-Louis.

Elle s’était approchée de lui et poliment lui avait demandé :

— Monsieur, savez-vous ouest allé le Faidherbe ?

— Pour sûr, dit-il, on le sait depuis ce matin. Il est allé en Orient avec les autres. Ils ont de la chance !

— En Orient, en Orient ?... Ah ! oui, en Orient... Mais pourquoi ?

— Pour se battre avec les Turcs, qu’on dit.

C’est ainsi que Madeleine apprit qu’elle ne devait plus m’attendre en ce jour de la Toussaint…


Samedi 30 novembre 1901. — Syra (Grèce).

On prétendait qu’au bout de dix jours nous partirions pour Toulon. En voici vingt que nous sommes à Syra, et rien ne fait entrevoir le départ.

Évidemment, nous allons rester ici quelque temps encore, ne serait-ce que pour donner satisfaction à l’opinion publique, bien que notre mission soit terminée et que les relations diplomatiques entre la France et la Turquie aient été renouées depuis le 10 novembre.

D’après les journaux que nous lisons au « Cercle de l’Union, » nous constatons, en effet, que l’on a été très désappointé en France en apprenant que nous avions sitôt rendu le gage saisi. Pourtant, à moins que nous n’eussions voulu garder définitivement Mytilène, — projet d’un intérêt discutable d’ailleurs, — n’était-il pas plus loyal, plus économique et plus sage de partir dès que nous avions obtenu toutes les satisfactions désirables ?

Évidemment, avec un peu de mauvaise foi, facilement justifiable par notre longue patience antérieure, nous aurions pu temporiser. Mais toute temporisation, qui n’aurait pas eu pour but une possession définitive, eût été nuisible à notre rôle en Orient. Un plus long séjour de nos troupes n’aurait pas tardé, en effet, à diviser les esprits dans l’île ; il aurait créé en notre faveur un parti dominateur ; sans combats apparens, il y aurait eu des luttes journalières entre chrétiens et musulmans, des vainqueurs et des vaincus. Et les vainqueurs de la veille, nos protégés confians, auraient payé cher leur passagère victoire, dès que nous serions partis, ainsi qu’il est arrivé si souvent dans nos expéditions coloniales. Dans cette défaite morale, notre bon renom aurait péri ; tout le fruit de notre énergie aurait été perdu.

Quant à une possession définitive de cette île, isolée, située en dehors des grandes routes maritimes, loin de nos intérêts, comment la justifier, puisque nous n’avions rencontré aucune résistance matérielle ou morale, et que nous avions obtenu tout ce que nous désirions ?

Et je ne parle pas ici des dépenses inutilement occasionnées, ni surtout des conséquences possibles, probables, de cet accaparement mesquin qui aurait servi de justification à d’autres accaparemens plus importons, opérés par d’autres que nous.

A mon sens, cette petite et délicate affaire, de Mytilène, mal présentée peut-être au public — mais qu’importe ! — a été conduite avec une très grande habileté par notre diplomatie, et exécutée par l’amiral Gaillard avec toute la rapidité, le tact, la prudence et l’énergie désirables.

Le coup frappé, l’effet produit, le dénouement atteint, il fallait quitter la scène et rentrer dans les coulisses, ainsi que nous avons fait en venant à Syra. Mais il semble inutile d’y demeurer longtemps, la pièce étant bien finie et le théâtre vidé.

Il faut rentrer chez soi.

Ce qui serait encore préférable, ce serait de profiter de notre présence en Orient pour circuler dans tous les ports, en Asie Mineure, en Syrie, et montrer à tous nos « cliens » le drapeau français, dont les trois couleurs se sont un moment posées sur Mytilène la Turque, aux portes mêmes des Dardanelles.

Mais, à Syra, malgré l’accueil touchant et flatteur que nous y recevons, nous sommes assez restés.


3 décembre 1901. — Syra (Grèce).

Syra, toujours Syra !

Depuis notre arrivée ici, nous sommes comblés, vraiment comblés d’attentions délicates, de politesses, de prévenances.

Le préfet, le maire et les membres du Cercle de l’Union ont mis à notre disposition leurs loges à l’Opéra italien ; plusieurs de nos compatriotes ont organisé pour nous d’agréables excursions en voiture ; un grand bal a été donné au Cercle en notre honneur ; des dîners, des thés, de petites matinées dansantes nous réunissent souvent chez notre consul, chez le consul d’Angleterre ou chez d’autres notabilités.

M. Georges Bambacari, l’agent des Messageries maritimes, sujet ottoman-catholique, jeune, mondain, élégant, très français d’esprit et de cœur, — cet « excellent Bambaca, » comme nous l’appelons, — nous sert de guide, de cicérone, d’introducteur dans les salons, et ne sait qu’imaginer pour nous être agréable. Syra est l’île de l’Archipel où l’élément catholique est le plus nombreux et l’attachement à la France le plus sincère. Les femmes y sont fort belles en général, la race grecque sur les îles n’ayant pas été altérée par des croisemens aussi fréquens que sur le continent.

Sur chaque navire, nous rendons de notre mieux les politesses qui nous sont faites, en invitant à déjeuner et parfois, le dimanche, en organisant de petites et intimes sauteries.

Hier, l’amiral a donné un grand bal à bord du Pothuau, de quatre heures à neuf heures du soir. Beaucoup de jolies femmes, de délicieuses jeunes filles aux grands yeux troublans ; de ravissantes toilettes ; buffet copieux ; entrain très vif. Le navire était superbement décoré.

On a beaucoup remarqué que l’enseigne de vaisseau Noguay avait à peu près exclusivement dansé avec Mlle Julie Rocakokinos (diable de nom pour dire simplement de la Roche Rouge ! ), qu’il a souvent rencontrée dans les salons de Syra, où il est très répandu. De sa petite cousine de Bretagne il ne parle plus, et, ce matin, se méfiant de Perron dont il redoute l’ironie, il est venu en secret dans ma chambre pour me montrer ces vers sur lesquels il voulait avoir mon avis :


Est-il vrai, comme on nous l’assure,
Qu’en Espagne, les dames ont
Un court poignard... à leur ceinture,
Vengeur de toute trahison ?

Peut-être. En tout cas, je devine,
En voyant votre doux regard,
Qu’en Grèce aussi l’on assassine...
Mais c’est dans l’œil qu’est le poignard !


Sans lui demander à qui ces vers étaient destinés,-je lui ai fait prosaïquement observer que, d’après la légende, les Espagnoles ne portaient pas « leur poignard à leur ceinture. »

Il m’a répondu qu’il le savait, mais que « ceinture » était plus décent que « jarretière, » et se prêtait mieux à la rime.

Alors, me gardant bien de toute autre critique, j’ai admiré, et Noguay fut bien heureux.

Mais, sans aucune transition, et très vite, il ajouta :

— Dites donc, vous seriez bien, bien aimable, si vous vouliez vous charger de montrer cette poésie à Mlle Rocakokinos ?

Je me récriai :

— Moi ? Vous n’y pensez pas, mon ami ! Ce sont là des commissions que l’on fait soi-même.

— Je n’oserai jamais, fit-il avec un vrai désespoir que Perron eût trouvé comique... Et pourtant quel mal y a-t-il ?... Mais j’ai tellement peur de lui paraître ridicule !... Tandis qu’à vous, ce serait si facile !... Naturellement, vous diriez que ces vers sont de moi,... que je vous les ai communiqués sans vous dire à qui ils étaient destinés ;... et puis, vous verriez ce qu’elle répondrait, ce qu’elle ferait, et vous me diriez...

Bref, ce diable de Noguay a tellement insisté que j’ai fini sottement par céder. Il est sérieux cette fois, et cette Julie, qui est d’excellente famille, est tout à fait délicieuse et parfaitement élevée. Ses parens, très riches, affirme-t-on, habitent Alexandrie. Julie, chaperonnée par une vieille institutrice française, est venue à Syra pour voir sa marraine, une tante très aimée, sœur de son père, la tante Lucie Rocakokinos. Elle devait passer un mois ici, et voilà bientôt deux mois qu’elle y est, sans qu’il soit plus question de son départ que du nôtre... Tout me porte à croire que, de son côté... Que le diable les emporte tous deux !... Je regrette bien d’avoir accepté mon rôle de Mercure galant. La tante Lucie donne une soirée le 8 décembre. Si nous pouvions partir avant ce jour ! Car, enfin, que faisons-nous ici ?


7 décembre 1901. — Syra (Grèce).

L’amiral a reçu cette nuit un câblogramme qui lui ordonne de rentrer immédiatement en France... Mais tous les navires ne le suivront pas...

Le Faidherbe, le Chanzy et le Linois resteront à Syra, où ils constitueront une petite division navale sous les ordres de notre commandant.

Cette division recevra directement du ministre, plus tard, des instructions spéciales.

Quelles seront ces instructions ? Quand viendront-elles ?

Tantôt, à deux heures, sous le ciel clair, rieur, successivement le Pothuau, le Gaulois, le Charlemagne, l’Espingole et l’Épée ont franchi les jetées, sur lesquelles la population de Syra en foule s’était portée pour jeter un dernier adieu aux marins.

Rapidement, les navires se sont formés en ligne de file et, contournant l’île, ils ont bientôt disparu sur cette route de France qui était fermée pour nous, même à nos regards.


Du 7 décembre au mardi 24 décembre 1901. — Syra.

A-t-on voulu constituer une division navale dans le Levant à titre définitif, ou bien notre réunion dans l’Archipel n’est-elle que provisoire ?

Dans tous les cas, il n’est pas possible qu’on nous laisse indéfiniment ici sans nous utiliser. Pourtant, depuis que l’amiral est parti, des ordres précis auraient eu le temps de nous parvenir ? Nous semblons oubliés. Rien n’arrive, rien,,.

Demain, c’est la Noël, la touchante fête des petits enfans. Encore un des nombreux Noëls que je ne passerai pas en France !

Il vente, il pleut, il « fait triste. » Noguay est radieux. Il a osé se déclarer et demander la main de Mlle Julie à la tante Lucie. Il y a des difficultés à cause de l’éloignement des parens, mais l’excellente marraine, comme une bonne fée, a promis de tout arranger. Dès que nous quitterons Syra, elle partira avec sa nièce pour Alexandrie.


Dimanche 29 décembre 1901. — Syra.

Enfin !... un long télégramme officiel a été remis la nuit dernière au commandant. Nous allons partir dès demain.

Seulement, ainsi que nous le jugions tous utile, il nous est ordonné d’entreprendre une « tournée » en Syrie et en Égypte, avant de rentrer en France.

Nous devrons visiter Rhodes, Mersina, Alexandrette, Tripoli de Syrie, Latakié, Beyrouth, Saïda (ancienne Sidon), Caïffa, Port-Saïd, Alexandrie.

D’Alexandrie, nous rejoindrons directement l’escadre à Toulon !

A la bonne heure, nous voici fixés, et, dès à présent, nous pouvons à peu près prévoir la date de notre retour.

Et quel intéressant voyage, en attendant !

A Beyrouth et à Alexandrie, notre séjour devra être d’assez longue durée pour permettre au commandant de se rendre à Damas et au Caire.

Le but de notre mission, — dans ses grandes lignes, que je puis seules connaître, — est de renouer des relations définitives avec les autorités turques, de constater l’effet produit par l’occupation momentanée de Mytilène, d’encourager nos œuvres enseignantes et industrielles, de grouper autour de notre pavillon dans cette France du Levant, notre vieille et nombreuse clientèle que tant de nations rivales, et même amies, essaient d’attirer à elles.

À bord, tout le monde est enthousiasmé, surtout Noguay, qui ne pouvait pas s’attendre à ce grand bonheur d’aller sitôt à Alexandrie. Là-bas, il plaidera sa cause, et, aidé de Mlle Julie, à laquelle ses parens ne savent rien refuser, il réussira certainement. Ainsi pense tante Lucie.

Célibataire endurci. Perron est très surpris et presque mécontent de cet effet imprévu de l’expédition de Mytilène. Le Sultan, s’il l’apprend jamais, le sera beaucoup moins. Il dira simplement : C’était écrit !


Lundi 30 décembre 1901. — En mer.

Calme plat. Ciel d’Orient. Mer unie où le rouge globe du soleil se noie…

Derrière nous, Syra la Blanche émerge encore dans un adieu.

Douce mélancolie des fins de choses. Espoirs sans cesse renaissans.

Ivresse de la vitesse…

Au milieu de mauves îlots, nous passons joyeusement émus, admiratifs et silencieux.

Sur l’île de Rhodes, où flotte le souffle de tant d’âmes françaises exhalées ; sur cette terre, si longtemps chrétienne, où la puissance de Mahomet II vint se briser contre les cœurs de Pierre d’Aubusson et de ses chevaliers, nous entendrons sonner demain soir la première heure de la nouvelle année 1902.