Aller au contenu

L’Expérience italienne/01

La bibliothèque libre.
L’Expérience italienne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 41-78).
02  ►
L’EXPÉRIENCE ITALIENNE

I
L’ÉVOLUTION SOCIALE DU PEUPLE ITALIEN

De la formidable épreuve que fut la guerre mondiale, l’Italie était sortie victorieuse, mais, comme la France, affaiblie, et plus qu’elle, inquiète et désorientée. Quatre années durant, de la fin de 1918 à la fin de 1922, la nation italienne vit ses meilleures forces gaspillées, son progrès ralenti, son équilibre menacé par l’effet d’une crise intérieure profonde et violente. Agitation politique, désordres sociaux, troubles agraires, malaise économique et financier, tout conspirait à entretenir en Italie le désarroi et la confusion. Cependant les meilleurs éléments du pays étaient demeurés intacts : confiants dans l’avenir d’un peuple jeune, nombreux, résolu à vivre et désireux de grandir, ils préparaient avec méthode et sans relâche l’effort d’où devait sortir le salut. Ceux qui avaient assuré à l’Italie la victoire sur ses ennemis du dehors, s’étaient juré d’être un jour les artisans d’une autre victoire, plus héroïque et plus décisive : celle que l’Italie, pour remplir sa destinée, devait remporter sur elle-même.

L’expérience qui se poursuit actuellement en Italie mérite d’être étudiée. Les maux dont l’Italie a souffert et dont elle a vaillamment entrepris de se guérir, sont ceux auxquels toute démocratie moderne est exposée. On se propose d’examiner, dans les pages qui suivent, quelques-uns des problèmes que les Italiens virent se poser devant eux sous une forme particulièrement menaçante : du jour où ils ont eu le bon sens et le courage de les affronter résolument, ils n’ont plus douté de les pouvoir résoudre.


Les historiens et les sociologues de l’Italie nouvelle ont souvent constaté et déploré pour leur pays l’absence d’une structure sociale solide et nettement arrêtée ; quelques-uns expliquent par là les énormes difficultés qu’ont rencontrées les plus ardents patriotes, les réformateurs les plus avisés, chaque fois qu’ils entreprenaient d’appliquer à l’Italie telle organisation administrative, tel système électoral ou telle formule de gouvernement. Pour que les classes sociales, à l’intérieur d’une nation, se constituent sur des bases fortes et durables, il faut du temps, des circonstances favorables, des efforts constants et bien dirigés. Or le peuple italien est encore très jeune ; entre les divers éléments dont il est formé, l’unité politique n’a pas aboli d’un seul coup toutes les différences ; enfin les hommes qui ont fait et organisé l’Italie ont parfois supposé résolu le problème à résoudre, et peut-être ont-ils ainsi retardé le progrès qu’ils avaient si grande hâte d’accomplir.

On retrouve dans la crise de ces dernières années quelques effets de ce développement trop rapide et pour ainsi dire prématuré, qui a mis violemment aux prises des classes encore trop mal formées pour soutenir le choc sans en rester ébranlées. Cependant, pour quelques-unes, la dure épreuve a été salutaire : devant un danger moins pressant, elles n’auraient pas poussé si activement l’œuvre d’organisation et de résistance. Autant et peut-être plus que la guerre, la longue crise intérieure a contribué au progrès social de l’Italie.

Il n’y a sans doute pas en Europe un peuple qui soit aussi démocratique que le peuple italien, ni dans lequel l’individualisme soit aussi développé. Hiérarchie et solidarité sont pour lui deux notions abstraites, qui ne semblent correspondre à aucun sentiment naturel. Les différences d’individu à individu sont aussi marquées en bas qu’en haut de l’échelle sociale, et cette variété explique en partie l’attrait que, dès le premier contact, les gens de ce pays exercent sur l’étranger. Le plus pauvre paysan de Toscane exprimera sans effort dans une langue parfaite des nuances de sentiment très délicates. Une belle dame s’approche pour caresser l’enfant qu’une jeune fermière porte sur son bras ; l’enfant aussitôt détourne- la tête. « Ha paura ! dit la dame. — Paura ? réplique vivement la paysanne. No, signora, ha timore, » voulant marquer ainsi que son petit n’a pas peur, mais qu’il éprouve devant la dame un crainte respectueuse. Quel voyageur n’a admiré la courtoisie simple et digne d’un gondolier de Venise, ou la fantaisie, la verve et la finesse d’observation d’un cocher napolitain ? Je n’ai jamais oublié le petit discours que m’adressa, en m’offrant un citron qu’il venait de cueillir, le vieux gardien de la Latomie des Fleurs, à Syracuse : c’était la louange du fruit, de sa beauté, de ses vertus ; certes, l’ail aussi était une plante salutaire, mais comme son odeur brutale contrastait avec le parfum exquis du fruit d’or ! bref, une ode à la manière de Pindare, que le bonhomme avait improvisée pour me rendre son présent plus agréable, ou simplement pour s’amuser.

Cette richesse et cette variété de dons naturels font qu’en Italie un homme ne se sent pas inférieur à un autre, mais tout au plus différent de lui. Les mœurs sont empreintes de cette égalité, qui n’est pas affectée, mais instinctivement ressentie. L’exemple est donné de haut : en dépit d’une étiquette minutieuse, puisqu’elle fut importée d’Espagne, quelle cour a moins d’apparat que la cour italienne, quelle famille royale mène une vie plus simple, plus bourgeoise que la famille royale d’Italie ? La vieille aristocratie est demeurée fidèle à cette tradition de discrète simplicité. Il ne faut point la juger à Rome, ni dans quelques autres villes où elle se trouve mêlée à la société cosmopolite, mais à la campagne, sur ses terres, où elle est vraiment chez elle. Le chef de la famille, le « padrone, » comme tous l’appellent, adresse la parole à son métayer du même ton courtois qu’il ferait à un homme de son monde, et le métayer n’en éprouve ni étonnement ni gêne : d’une part et de l’autre, l’aisance de manières est égale. Les domestiques, presque toujours nés sur le domaine, sont traités sans hauteur, avec affabilité et confiance. Dans un château de Romagne, un poète en renom, qui se trouvait parmi les invités, fut prié de dire des vers ; plutôt que d’exhiber les siens, il commença à réciter un chant de la Divine Comédie. Je vis alors la maîtresse de maison sortir du salon et y ramener sa femme de chambre, qu’elle voulait associer au plaisir que nous goûtions. Je fus probablement seul à admirer ce geste, que les hôtes italiens semblaient trouver très naturel.

Une aristocratie souvent riche, parfois cultivée, généralement attachée à la terre qu’elle possède et aux traditions qu’elle représente ; un peuple que son intelligence naturelle et sa finesse instinctive rapprochent de l’aristocratie, mais que ses conditions de vie en éloignent infiniment, et rien entre les deux : voilà ce que fut longtemps la société italienne et ce que, dans certaines régions, elle est encore aujourd’hui. La classe intermédiaire, la bourgeoisie, s’est constituée lentement, difficilement ; formée d’éléments très divers et de valeur très inégale, elle manque d’unité autant que de traditions. La culture qu’elle a acquise n’a réagi que faiblement sur ses goûts et sur sa manière de vivre. L’exercice des professions libérales qui, en d’autres pays, confère une certaine dignité, un certain rang social, n’a pas produit en Italie une différenciation bien accusée. Sauf quelques exceptions, dues à la fortune ou au talent, les avocats, les médecins, les professeurs, en un mot ceux qu’on appelle les « 'professionisti, » tout en jouissant d’une haute considération morale, sont loin de tenir dans la société une place équivalente à celle qu’y occupent leurs collègues français, anglais ou allemands. Le développement de l’industrie et du commerce a créé une autre bourgeoisie, active, riche, souvent fastueuse, qui joue un rôle important dans la vie économique du pays, mais ne remplit pas exactement la fonction sociale et morale dévolue aux classes bourgeoises dans une nation moderne. L’Italie a souffert de cette lacune qui, à l’heure actuelle, n’est pas encore entièrement comblée.


LES FONCTIONNAIRES. — LES OFFICIERS

L’aristocratie italienne avait pris à l’œuvre du risorgimento une part considérable ; sans se tenir tout à fait à l’écart des affaires publiques, elle s’en occupa moins activement, le jour où l’Italie eut réalisé son unité. On vit se former alors une sorte d’aristocratie politique, peu nombreuse, très jalouse de son autorité et de son influence, qui assuma toutes les fonctions, prit sur elle toutes les responsabilités du gouvernement. De cette caste politique, composée des meilleurs hommes du pays et des plus dévoués au bien public, sont issues les traditions d’honnêteté et de désintéressement qui sont encore en honneur dans l’Italie d’aujourd’hui. Ministres et hauts fonctionnaires vivaient et vivent encore avec une simplicité qui nous semble presque excessive. Un député qui entre au Gouvernement ne change rien à son existence ; il est très rare qu’il abandonne son appartement privé pour venir habiter l’hôtel du Ministère ; sa famille ne participe en aucune façon à sa dignité nouvelle ; la femme d’un ministre, en Italie, reste une personne privée et, le plus souvent, une personne inconnue. On retrouve là ce sens démocratique de l’égalité, qui se traduit dans les mœurs politiques comme dans la vie sociale.

Autour du Gouvernement gravitait le monde des fonctionnaires, intelligent, laborieux et assez mal payé. L’Italie doit beaucoup à cette classe des « impiegati, » d’où sont sortis quelques-uns de ses meilleurs hommes d’État. À la préparation souvent insuffisante des écoles, suppléait une éducation pratique, au cours de laquelle le fonctionnaire apprenait l’administration, le droit, les finances et le maniement des affaires. En Italie, comme en France, les fonctions publiques ont toujours exercé un attrait singulier sur les classes moyennes, et probablement pour les mêmes raisons : prestige, absence de risque, garantie de l’avenir. MM. Pantaleoni et Scialoja ont observé tous deux qu’après 1870, on vit en même temps diminuer le nombre des prêtres et des religieux, et croître celui des candidats au fonctionnarisme : les petites gens destinaient désormais à l’État les fils qu’ils donnaient autrefois à l’Église.

Depuis lors, l’armée des fonctionnaires ne cessa d’augmenter. Le recensement du 10 juin 1921 indique le chiffre de 1 417 345, soit un peu plus d’un fonctionnaire pour vingt-huit habitants-Cette proportion doit être aujourd’hui sensiblement dépassée[1]. Plusieurs ministères nouveaux ont été créés, la guerre a fait surgir toute une série d’offices et de services spéciaux, qui ne sont pas encore entièrement liquidés. Un grand nombre de femmes, admises dans les cadres de l’administration durant les hostilités, y sont restées, une fois la paix rétablie. À cet énorme développement du fonctionnarisme ne correspond pas toujours une extension ou une amélioration des services publics ; en Italie, comme autrefois chez nous, chaque ministre, chaque député influent « case » sa nombreuse clientèle dans l’administration de l’État et n’attend pas toujours, pour faire entrer ses protégés, qu’il y ait des postes vacants. Au Parlement, dans la presse, on réclame depuis plusieurs années avec une insistance croissante la réduction du nombre des fonctionnaires. Plusieurs raisons, d’ordre électoral et d’ordre social, y avaient jusqu’à présent fait obstacle. M. Mussolini a eu le courage d’inscrire en tète de son programme une réforme complète de la bureaucratie.

Les fonctionnaires italiens sont organisés : sections et chambres confédérales sont reliées depuis peu à un organe central qui porte le nom de « Fronte Unico. » La défense des intérêts de classe revêt parfois la forme la plus menaçante, et Je Gouvernement avait pris l’habitude de donner satisfaction, dans une certaine mesure, aux demandes impératives. D’autre part, les interventions toujours plus nombreuses de l’Etat entraînaient la création incessante de nouveaux emplois. La véritable réforme, la seule efficace, eût consisté à « diminuer le nombre des affaires de l’Etat et à faire que la nature de ces affaires fût simple. » Mais l’entreprise ainsi définie semblait dépasser les forces et le courage de n’importe quel ministère, et les députés continuaient à demander la « décongestion » des services publics, sans se soucier beaucoup de l’obtenir.

Les augmentations de traitement, les indemnités de résidence et de vie chère ont favorisé les petits employés dans une plus large mesure que les hauts fonctionnaires. Relativement aux autres pays, tous sont rétribués d’une manière insuffisante ; mais, si on les compare entre eux, les grands semblent encore plus mal payés que les petits. Le résultat, au point de vue social, est que la carrière administrative développe à l’excès une classe improductive de tout petits bourgeois, sans préparer en assez grand nombre les éléments d’une haute bourgeoisie, à qui l’aisance matérielle permette de contribuer largement au progrès intellectuel et moral de la nation.

Les officiers, bien que leur solde ait été légèrement relevée après la guerre, ne sont guère mieux partagés que les fonctionnaires civils. La médiocrité de leur condition économique ne se trouve compensée, ni par des privilèges honorifiques, comme dans l’ancienne armée allemande, ni, comme dans la nôtre, par ce prestige traditionnel qui fait que la plus riche et la plus noble des héritières peut épouser sans déchoir un lieutenant sans nom et sans fortune. L’officier italien, sorti le plus souvent d’un milieu modeste, s’élève rarement par son mariage à un degré social supérieur. Loyal, consciencieux, dévoué jusqu’à l’abnégation, courageux jusqu’à l’héroïsme, il a la plus haute idée de son métier et des devoirs qu’il impose. Le rôle social de l’officier apparait ici bien moins dans des théories et des conférences, que dans la vie de chaque jour. La familiarité qui rapproche les soldats et les chefs crée entre eux des liens de confiance et d’affection mutuelles. Un lieutenant connaît tous les hommes de son peloton : c’est à lui qu’ont recours ceux qui ne savent pas écrire pour donner des nouvelles à leur famille, c’est à lui que l’on confie les embarras et les peines. Voilà donc un élément excellent, admirablement préparé, dont la société italienne pourrait tirer un profit bien plus grand qu’elle ne fait aujourd’hui.


LA BOURGEOISIE. — INDUSTRIELS ET AGRARIENS

Ce qu’on a appelé la nouvelle bourgeoisie du Nord apparaît entre 1880 et 1890, avec le grand développement des industries et du commerce. Cette classe se distingue par son intelligence vive et pratique, son économie et son esprit d’entreprise ; mais elle ne pensa d’abord qu’à s’enrichir. Dans son Histoire de Dix Ans, M. Labriola observe qu’à cette époque « la bourgeoisie considérait le gouvernement comme son ennemi et, ayant à choisir entre le gouvernement et les socialistes, préférait témoigner sa sympathie à ces derniers. » Je n’oserais prendre ce jugement à mon compte. Mes souvenirs les plus anciens me représentent une bourgeoisie italienne, non pas hostile au gouvernement, mais indifférente aux affaires publiques, et même un peu méprisante à l’égard de ceux qui les dirigent. Je me rappelle la colère d’un grand industriel de Milan, dont le fils avait exprimé l’intention d’entrer dans la carrière politique : elle n’eût pas été plus vive, si ce jeune homme avait manifesté le désir de se faire comédien.

Cet état d’esprit dura peu. D’une part, industriels et commerçants sont bientôt amenés par leur propre intérêt à intervenir dans les plus importantes questions politiques : traités de commerce, tarifs douaniers, législation ouvrière, tandis que le rachat des chemins de fer et la conversion de la rente rapprochent les hommes d’affaires des hommes de gouvernement. D’autre part, M. Giolitti, qui le premier a compris la grande valeur sociale et politique de cette nouvelle classe, s’efforce de lui réserver un rôle actif, et parfois prépondérant, dans la vie publique et dans la direction de l’État. Vue profonde d’un homme qui sut toujours apprécier à leur exacte valeur les forces actuelles ou latentes, de son pays, mais que les exigences mesquines du jeu politique et de la manœuvre parlementaire devaient conduire à renverser arbitrairement l’échelle de valeurs qu’il avait lui-même établie.

Associée plus ou moins directement aux affaires publiques, la bourgeoisie du Nord y apporta sans doute un certain égoïsme ; elle sacrifia trop ouvertement les intérêts de l’agriculture à ceux de l’industrie et abusa parfois du crédit que le Gouvernement lui avait si largement ouvert. Il s’en faut pourtant de beaucoup qu’elle méritât les reproches dont les radicaux et les socialistes l’ont accablée. Cette classe fut par excellence une classe productive, organisatrice et novatrice. L’Italie lui doit la rapide expansion de son industrie et de son commerce, la mise en valeur de ses richesses naturelles et jusqu’au progrès de son agriculture. L’histoire fera justice des légendes puériles que répandirent alors les adversaires politiques de M. Giolitti pour discréditer sa méthode et ses nouveaux collaborateurs. Quelques abus furent commis, bien moindres et bien moins dommageables que ceux qu’entraîna plus tard le système des concessions d’État aux coopératives, et dont les socialistes furent tout au moins les complices. Mais surtout il faut reconnaître que sans ces « spéculateurs, » sans ces « affaristi, » comme on les appelait avec mépris, jamais l’Italie n’eût réalisé en trente ans le progrès économique qui lui a assuré dans le monde son rang de grande puissance.

Entre 1880 et 1900, la bourgeoisie commerçante et industrielle s’enrichit, enrichit le pays, mais ne songea guère à s’organiser en tant que classe sociale. Il lui manquait la tradition et plus encore l’esprit de solidarité. Chacun défendait ses intérêts, nul ne se préoccupait de garantir l’intérêt collectif de la classe bourgeoise contre un danger qui devenait chaque jour plus menaçant : l’organisation des classes ouvrières. Lorsque la fréquence des grèves et des troubles commença d’ouvrir les yeux aux plus aveugles, la bourgeoisie accusa le Gouvernement de mal garantir ses droits, de la trahir, de la sacrifier au prolétariat. Elle ne comprit pas tout de suite que ce prolétariat lui avait donné l’exemple et que cette organisation dont il tirait sa merveilleuse force, il ne tenait qu’à elle de la réaliser pour son compte et de s’en prévaloir, soit en face des revendications ouvrières, soit contre la faiblesse du Gouvernement.

Les premiers à s’organiser en vue d’une résistance efficace furent les propriétaires fonciers du Nord-Est. Quelques-uns d’entre eux s’étaient unis dès 1904 pour s’opposer ensemble aux exigences de leurs ouvriers agricoles (braccianti) : ils sortirent de cette première bataille vaincus et découragés. La grève prolongée qui sévit en 1908 dans toute la province de Parme les contraignit à un nouvel essai de résistance commune. Un homme énergique, le marquis Carega, prit la direction du mouvement. Une association (Agraria) groupa dans chaque province les propriétaires fonciers : chacun paya une cotisation proportionnée à l’étendue de son domaine, s’engagea à suivre les directions données par le Conseil de l’Association et remit aux mains du trésorier une lettre de change en blanc (cambiale in bianco), qui pouvait être tirée sur lui au cas où il violerait son engagement. Toutes les Agrarie furent reliées entre elles par une Fédération Inter provinciale, chargée d’assurer l’unité d’action économique et politique et d’entretenir les rapports avec le Gouvernement. L’institution d’une Société mutuelle d’Assurances contre les grèves (Mutua Scioperi), siégeant à Bologne, compléta cette organisation (1908).

Il y eut des actes d’indiscipline : ils furent sévèrement punis. Les ligues ouvrières refusèrent, au premier abord, de traiter avec les Agrarie, soutenant que le droit d’association était le monopole du prolétariat. A leur tour, les propriétaires refusèrent de passer individuellement des contrats de location ou de travail avec les ligues, et ils eurent le dernier mot. L’organisation des propriétaires fonciers s’étendit en peu d’années à la plus grande partie du royaume ; elle résista avec succès aux dures épreuves de 1910 ; elle groupa utilement autour des possesseurs de grands domaines un certain nombre de petits propriétaires et de fermiers. Après la guerre, elle établit à Rome son siège central ; trois directeurs président à son action : un directeur technique, un directeur politique, un directeur chargé des services de presse et de propagande. Il en a coûté 150 000 lire, qu’on n’a pas recueillies sans peine. Mais l’union est faite. Le S. A. N. (Segretariato Agricolo Nazionale) coordonne les activités de plus de 200 associations, qui représentent ensemble environ 200 000 agriculteurs (mai 1919 — janvier 1920).

Les premières associations d’industriels remontent à l’époque où fut promulgué en Italie le tarif général (Associazione della Società Anontme, 1887). Toutefois, ces organisations, comme celles que formèrent les grands commerçants, ont gardé longtemps, à la différence des Agrarie un caractère professionnel et presque exclusivement technique. Lorsqu’en septembre 1920, M. Giolitti communiqua aux délégués des associations industrielles les modalités du projet relatif au contrôle des ouvriers sur les usines, les délégués eurent le scrupule de dégager leur responsabilité, mais leur solidarité ne se trouva pas assez forte pour leur permettre de refuser catégoriquement des conditions qu’ils jugeaient inacceptables pour eux-mêmes et désastreuses pour le pays.

Les politiciens d’extrême-gauche, et même quelques autres d’opinions moins avancées, exploitèrent fort habilement contre la bourgeoisie l’opposition d’intérêts qui divise industriels et agrariens et parfois les dresse dangereusement les uns contre les autres. En dehors de toute considération politique ou économique, il est arrivé que des Italiens du Sud missent leur autorité et leur influence au service d’intérêts purement régionaux et s’unissent aux éléments subversifs les plus violents, à seule fin de faire échec aux intérêts légitimes du Nord industriel. Le progrès social se trouve ici étroitement lié au progrès économique : le jour où, à défaut d’identité, une solidarité d’intérêts sera complètement établie entre le Nord et le Midi, l’unité sociale sera bien près de se réaliser entre deux bourgeoisies que séparent encore aujourd’hui d’incontestables différences de tempérament, de mœurs et de culture.

Le mouvement fasciste peut être considéré comme la dernière forme, et la plus violente, de la résistance bourgeoise contre les excès du syndicalisme et la menace du communisme bolchéviste. Il est vrai que M. Mussolini se défend d’être un bourgeois, qu’il accuse la bourgeoisie d’être aussi corrompue que le prolétariat et qu’il lui a promis un traitement rigoureux, presque cruel, pour le jour où lui et ses amis auraient pris le pouvoir. Il n’en reste pas moins que le Fascio, qui est à l’origine une réaction contre l’hégémonie socialiste, trouve dans les classes bourgeoises son point d’appui naturel ; c’est parmi les étudiants, les intellectuels, les professionisti, que se sont recrutées d’abord les fameuses « escouades » de chemises noires ; les banquiers, les industriels et les commerçants ont vu dans le fascisme une garantie et une protection contre les exigences et les menaces des organisations ouvrières. La dépense considérable que représentent l’équipement et l’armement d’au moins cent cinquante mille hommes, leurs déplacements pour des expéditions fréquentes et parfois de grande envergure, demeurerait inexplicable, si la bourgeoisie qui possède et qui produit n’y avait pas largement contribué, reconnaissant ainsi les services rendus.

Le fascisme a très opportunément développé dans la jeunesse bourgeoise l’énergie, la discipline, l’esprit de solidarité et de sacrifice. Le règlement intérieur des « escouades » est d’une extrême rigueur, et les chefs veillent à ce qu’il soit strictement observé ; certains manquements entraînent même, dit-on, des punitions corporelles. Pour que les jeunes Italiens, naturellement indépendants et individualistes, aient accepté volontairement une sujétion aussi étroite, il faut qu’ils en aient senti le besoin et qu’ils soient soutenus dans leur effort par un patriotisme ardent et par une profonde conviction.


LES PAYSANS

L’Italie étant essentiellement un pays agricole, un rôle important est dévolu, dans sa structure sociale comme dans son économie, à ceux qui possèdent la terre et à ceux qui la cultivent. D’après le recensement du 10 juin 1911, sur vingt-six millions et demi d’Italiens au-dessus de dix ans, plus de neuf millions vivaient de l’agriculture, tandis que l’industrie en occupait moins de cinq millions et le commerce moins d’un million [2]. Depuis lors, par suite du développement de certaines industries pendant la guerre, cette proportion s’est légèrement modifiée : néanmoins, l’agriculture tient encore aujourd’hui le premier rang, parmi les branches de l’activité italienne. Dans la population agricole, on peut distinguer trois classes : les propriétaires, les fermiers et métayers, les ouvriers journaliers. Le nombre des petits propriétaires, qui était en 1911 de 1 715 000, s’est beaucoup accru pendant ces dix dernières années, le paysan, en Italie comme en France, ayant généralement employé à acheter de la terre les gros bénéfices réalisés au cours de cette période. Les grands domaines tendent à devenir plus rares dans les provinces du Nord et du Nord-Est ; ils sont encore très nombreux dans les régions méridionales.

Le fermage à bail d’argent est, en général, moins usité que le métayage ou la culture à part de fruits, la quotité réservée au propriétaire variant suivant la nature du produit et suivant les régions. Les statistiques de 1911 donnent 694 000 fermiers, contre 1 581 000 métayers ou cultivateurs à part de fruits. Enfin la classe des ouvriers journaliers est de beaucoup la plus nombreuse : elle comptait, à cette date, 4 215 000 travailleurs des deux sexes. On désigne communément les métayers par le nom de mezzadri et les journaliers par celui de braccianti.

Les mezzadri, fixés depuis des générations sur le domaine qu’ils cultivent, forment un élément stable, discipliné, naturellement conservateur ; l’intérêt qu’ils ont à exploiter au mieux, c’est-à-dire à tirer du sol le maximum de produit sans l’épuiser, fait des mezzadri les alliés des propriétaires. Les braccianti constituent un élément mobile, souvent violent, indifférent au résultat de l’exploitation ; l’effort de l’ouvrier journalier se limite à trouver du travail et à se faire payer le plus cher possible. La lutte devait nécessairement éclater entre mezzadri et braccianti. C’est en Romagne qu’elle a pris la forme la plus vive et la mieux caractérisée.

La Romagne est une des régions les plus riches et les mieux cultivées de toute l’Italie ; le paysan romagnol, intelligent, laborieux, très attaché à sa terre natale, n’émigre presque jamais. Il aime passionnément la politique, ses ligues, ses conspirations et ses batailles : ce goût traditionnel s’explique par l’histoire même du pays. En Romagne, le métayer est républicain, le journalier est socialiste ; l’un et l’autre sont anticléricaux, avec conviction, mais sans haine. L’étiquette républicaine pourrait prêter à équivoque : le mezzadro romagnol n’est pas en opposition déclarée avec les institutions monarchiques de son pays, mais il est démocrate, et même révolutionnaire, selon la formule de Mazzini ; or la théorie mazzinienne est anti-collectiviste. Etre républicain, cela consiste essentiellement à lutter contre le socialisme. Quant à l’anticléricalisme des paysans de Romagne, il remonte au temps où le pays, constitué en légation pontificale, était gouverné par les prêtres. Lorsque j’ai séjourné pour la première fois dans cette curieuse province, en 1901, je n’y avais guère observé que de l’indifférence religieuse : on n’en voulait pas aux curés, on s’en passait, voilà tout. J’y retournai neuf ans après, pour étudier les luttes agraires : le changement était frappant. Les Chambres de travail, républicaines ou socialistes, avaient étendu leur juridiction au domaine de la famille : elles s’étaient substituées, non seulement à l’Etat, mais encore à l’Eglise. La Chambre de Molinella célébrait des mariages, prononçait des divorces, réglait les conflits d’intérêts et les querelles de ménage. Les femmes, furieusement mêlées aux luttes politiques, ne partageaient pas toujours l’opinion du chef de famille, les enfants encore moins. On m’a cité alors à Ravenne le cas d’une jeune fille qui, née de parents socialistes, s’était inscrite aux ligues républicaines ; persécutée par sa famille, elle quitta la maison paternelle pour aller vivre avec son « fiancé, » un républicain, bien entendu.

Les braccianti furent les premiers à s’organiser ; ils vivaient en groupes compacts, dans les villages ou dans les faubourgs des villes, tandis que les mezzadri occupaient les maisons de ferme (case coloniche) éparses à travers la campagne. Les premières ligues socialistes apparaissent en Romagne entre 1885 et 1890 ; elles se préoccupent d’abord de régler la distribution du travail et de relever le tarif des salaires ; bientôt elles sont assez riches pour prendre à bail des terres appartenant à l’État, à la province ou à la commune ; c’est le point de départ de ces « locations collectives » (affittanze collettive) qui devaient prendre par la suite un développement considérable. Les politiciens socialistes comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer des organisations d’ouvriers agricoles : ils firent en Romagne une propagande acharnée. J’ai assisté, en 1901, à quelques-unes des conférences qu’ils tenaient, soit dans les Chambres de travail, soit en plein air. En théorie, les prédicateurs socialistes attaquaient le droit de propriété et préconisaient le partage des terres au bénéfice de ceux qui les cultivent ; en pratique, ils excitaient l’envie des braccianti nomades, mal payés, jamais sûrs du lendemain, contre les mezzadri, alliés naturels, soutiens intéressés des propriétaires.

Cette campagne porta ses fruits. Lorsqu’ils se sentirent menacés, les mezzadri qui n’avaient pas auparavant senti la besoin de s’unir, formèrent eux-mêmes des ligues at opposèrent aux Chambres de travail socialistes des Chambres républicaines. Ils commencèrent par se défendre contre les entreprises des braccianti bientôt ils en vinrent à formuler leurs propres revendications contre les droits des propriétaires. C’était exactement le résultat prévu et souhaité par les agitateurs de profession. L’un d’eux m’exposa un jour à peu près en ces termes la tactique qu’il employait : « Notre but, c’est l’abolition de la propriété privée. Faute de pouvoir atteindre directement la propriété, nous nous attaquons au métayer. Et cela pour deux raisons. D’abord les mezzadri sont tous des propriétaires en herbe. Puis nous estimons que le travail ne doit pas être rémunéré en produits : car dès lors l’amélioration du sort des travailleurs a pour condition une augmentation des prix, dont souffre le consommateur, c’est-à-dire la collectivité. Nous commencerons par substituer au métayage la location collective, et nous arriverons progressivement à la socialisation du sol. »

De 1908 à 1914, la lutte se poursuit en Romagne entre les trois éléments diversement groupés. Tantôt les mezzadri s’unissaient aux braccianti pour faire échec aux propriétaires, tantôt ils demandaient aux propriétaires leur appui pour mieux résister aux exigences croissantes des braccianti. En fin de compte, le bon sens et l’intérêt eurent raison de la démagogie. Les mezzadri profitèrent de leur forte organisation pour obtenir des conditions plus avantageuses et une plus grande initiative dans la conduite de l’exploitation ; mais ils restèrent, par tradition et par sentiment, des « propriétaires en herbe, » quand ils ne devinrent pas des propriétaires en fait. Enrichis par la guerre, beaucoup partagent aujourd’hui leur activité entre la parcelle qu’ils ont acquise et la métairie qu’ils n’ont pas abandonnée. D’autres se sont classés définitivement dans la catégorie des propriétaires fonciers.

Ainsi le métayage a préparé la formation d’une petite bourgeoisie agraire, dont le rôle social peut devenir très important. Dans les provinces dont il est question, cette classe d’anciens métayers devenus propriétaires n’abandonne point le métier qui l’a enrichie ; elle n’émigre pas vers les grandes villes. On voit au contraire des avocats, des fonctionnaires, de petits commerçants acheter de la terre sur leurs économies et revenir aux champs, non pour y prendre une retraite oisive, mais pour y faire fructifier le petit patrimoine qu’ils ont acquis. Pour le moment, cette nouvelle bourgeoisie agraire se ressent de la rapidité avec laquelle elle a fait fortune : elle dépense trop, et n’épargne pas assez. Un luxe extraordinaire a envahi les campagnes de certaines régions. Un de mes amis, grand propriétaire en Romagne, le comte P., me raconte qu’il a trouvé à Imola, — petite ville agricole, — une boutique de, parfumerie ouverte par un ancien épicier : cet homme a fait venir de Paris une vendeuse ad hoc qui, les jours de marché, fait des affaires d’or en offrant aux paysannes sa coûteuse marchandise. En pleine campagne, au cours d’un bal de moisson, le même témoin a vu des jeunes filles changer trois fois de robe, comme jadis les dandies changeaient trois fois de gants. Mais cette crise de luxe ne durera point ; ce qui restera, au contraire, c’est l’attachement au sol, à la propriété, à la vie campagnarde, rendue plus large et plus confortable par l’abondance des ressources que la terre elle-même a procurées et qu’elle peut encore accroître.

La classe des braccianti a suivi une évolution assez différente. Des plus ignorants d’entre eux, la propagande socialiste fit en peu de temps des fanatiques : j’en ai rencontré à Ravenne, à Imola, à Forli, qui attendaient le partage des terres comme s’il devait avoir lieu du jour au lendemain. Principalement occupés à fomenter des grèves, des boycottages, et, comme ils disaient, des cyclones, ils se souciaient bien moins de produire que d’entraver la production. D’autres, plus intelligents et plus travailleurs, virent surtout dans les ligues un moyen de s’assurer contre le chômage une garantie et une protection ; tout en profitant des hauts salaires, des secours médicaux gratuits, des vivres à bon marché procurés par les coopératives, ils ne perdaient pas de vue leur but, qui était de posséder la terre ; dès qu’ils pouvaient, ils achetaient. « Il y a chez tous les salariés, observe un économiste italien, M. Gennari, même s’ils sont syndicalistes enragés, l’aspiration à finir une bonne fois leur vie vagabonde et désordonnée, et à acquérir définitivement le morceau de terre qui leur assure le pain et la tranquillité. » Un certain nombre de braccianti deviennent propriétaires et vont grossir les rangs de la petite bourgeoisie rurale.

Mais les organisations socialistes, fidèles à leur programme politique, tendaient moins à améliorer la condition individuelle des ouvriers agricoles, qu’à se fortifier et à s’enrichir elles-mêmes collectivement. L’Etat leur facilita singulièrement la tâche, soit en leur louant à bon compte les terrains domaniaux, soit en leur réservant les travaux d’utilité publique. Lors de mon dernier voyage en Romagne, j’ai été frappé du contraste qui existait presque partout entre le siège de l’Agraria, ou association des propriétaires, et celui de la Camera del Lavoro ; la première est abritée tant bien que mal dans un local de fortune, la seconde est confortablement installée dans une maison de bonne apparence, parfois même, comme à Ravenne, dans un palais. Les Chambres du Travail et les Coopératives octroient à certains de leurs employés des traitements qui varient entre 12 et 18 000 lire par an. Cette caste d’ouvriers-bourgeois, qui ne possède ni les qualités de la classe ouvrière ni les traditions de la bourgeoisie, m’a paru être la plus parasitaire et la plus nuisible qu’une société moderne puisse produire : un faux-semblant d’instruction, une extrême suffisance, une absence totale de moralité, voilà quelques-unes de ses caractéristiques.

Malgré tous ses défauts, l’organisation socialiste des ouvriers agricoles a produit de bons résultats : de grandes étendues de terres incultes ont été aménagées et exploitées régulièrement par les coopératives de braccianti ; d’importants travaux d’assèchement et d’endiguement ont été menés à bonne fin. On peut même soutenir que le travail en commun a développé chez le paysan du Nord et de l’Est certaines qualités que le travail isolé des fermes eût laissées improductives. L’intervention de l’Etat a fait tout le mal, en altérant les conditions normales de la concurrence. Soutenues, favorisées, subventionnées par le Gouvernement, les organisations de braccianti ont réduit l’entreprise privée à l’impuissance, arrêté net l’essor de certaines industries en les privant de main-d’œuvre, subordonné enfin les besoins de l’économie nationale aux intérêts, ou même aux passions d’une classe privilégiée. Maîtresses souveraines des administrations provinciales et communales, les ligues rouges pratiquèrent une tyrannie insupportable ; elles en vinrent à percevoir des impôts, à délivrer, contre espèces sonnantes, des passeports sans lesquels les citoyens non inscrits à l’organisation ne pouvaient ni sortir de la commune, ni y entrer. Quelques années se passent, et les fascistes arrivent, qui mettent le feu aux Chambres du Travail, pillent les magasins des coopératives, déposent les conseils provinciaux et municipaux, suppriment ou bannissent les tyrans de la veille, et recueillent dans leurs propres syndicats une population toujours prête à se rallier aux plus forts.


POPULATIONS AGRICOLES DE L’ITALIE MÉRIDIONALE

On descend vers le Midi de la Péninsule, on passe en Sicile, et la scène change. Ici, la petite propriété est exceptionnelle, le métayage rarement pratiqué. La vie agricole, — on pourrait dire toute la vie sociale, — est dominée par ce phénomène séculaire, persistant : le grand domaine, le latifondo'. En Sicile, bien que, depuis cent cinquante ans, une certaine étendue de territoire, appartenant au domaine royal ou aux domaines ecclésiastiques, ait été répartie entre les paysans, des terres immenses sont demeurées en possession d’un seul maître . ce sont les fiefs, les feudi. Le propriétaire du fief, qui le plus souvent ne réside pas sur sa terre, qui parfois ne l’a jamais vue, la donne en location à un fermier général, appelé feudatario ou gabellotto. Celui-ci la répartit entre les paysans, qu’il exploite sans vergogne et sans contrôle.

En Sicile, il n’y a pour ainsi dire pas de village, parce qu’il n’y a pas d’eau, pas de routes, pas de police. Il m’est arrivé de parcourir à cheval ou en charrette trente, cinquante kilomètres, sans rien rencontrer sur mon chemin que, de loin en loin, une ferme aux allures de forteresse : pas de fenêtres, des meurtrières ; une haute muraille entoure et protège les bâtiments d’exploitation. Les paysans habitent dans les villes et font chaque jour, en moyenne, une dizaine de kilomètres pour se rendre à leur travail, et autant pour regagner leur logis. Il faut avoir assisté le soir, vers le coucher du soleil, à la rentrée des paysans dans une ville sicilienne, pour imaginer ce que peut être ici la condition sociale et morale des populations qui vivent de l’agriculture. Un long défilé d’hommes et de jeunes garçons, — les femmes, dans ce pays qui fut musulman, ne travaillent pas aux champs, — quelques-uns montés sur des mulets ou sur des ânes, la plupart marchant à pied. Tous ont le fusil suspendu à une épaule, à l’autre la cruche contenant l’eau pour la journée ; ils portent en outre leurs outils, parfois, au retour, une charge de bois mort, un sac contenant des fruits ou des légumes. Ainsi on les voit remonter chaque soir vers la ville, lents, courbés et chantant leur éternelle chanson. Je suis entré, à Girgenti, dans quelques-uns des taudis qui les abritent, pêle-mêle avec leurs ânes, leurs chèvres et leurs poules ; et j’ai bien failli reculer de dégoût.

On vote des lois spéciales, on affecte des crédits exceptionnels, et rien ne change. Au printemps de 1920, comme j’allais par le chemin de fer de Palerme à Trapani, mon compagnon de voyage, un négociant que ses affaires appelaient à Marsala, me demanda : « Y a-t-il longtemps que vous n’êtes venu en Sicile ? — Douze ans, répondis-je. — Douze ans ? eh bien ! malheureusement vous ne trouverez rien de nouveau chez nous. Quelques promesses de plus, quelques illusions de moins, voilà notre bilan. Nous continuons à manquer de tout : d’eau, de routes, de voies ferrées, de police et d’hygiène. Nous n’avons pas fait un pas vers la civilisation. Et dire qu’il y a des gens à Rome pour revendiquer la possession ou la protection de nouveaux territoires, le droit d’administrer des régions moins italiennes peut-être et certainement moins riches que la nôtre, où tout est à faire et où l’on ne fait rien ! Ah ! si le Gouvernement italien avait accompli en Sicile le dixième de l’œuvre qu’a réalisée en Tunisie le gouvernement français !… »

Je détournai la conversation d’un argument aussi délicat, en posant à mon interlocuteur quelques questions de tout repos sur le port de Palerme et sur le commerce des vins. Mais, plus d’une fois, en parcourant l’ile merveilleuse et pitoyable, je me rappelai ses propos. À Alcamo, ville de 40 000 habitants, centre de production vinicole, il n’y a pas encore d’eau potable ; il n’y en a pas davantage à Caltanissetta, centre de l’industrie du soufre. À cinq cents mètres de Castrogiovanni, autre ville importante, j’ai vu une vieille femme recueillir dans sa carafe l’eau de pluie restée au creux d’un rocher. Des routes comme on n’en rencontre plus qu’en Turquie d’Asie : mauvaises, mal entretenues, interrompues par des fleuves torrentueux, sur lesquels il y a eu des ponts, que les eaux ont emportés et qu’on n’a point rétablis. Des montagnes qui furent boisées, et qui aujourd’hui sont nues comme des rochers. Presque partout, un service postal irrégulier, un service ferroviaire détestable et manifestement insuffisant. Les industries dérivées de l’agriculture, également privées de moyens financiers et de moyens techniques, languissent et ne font aucun progrès. Chez les épiciers de Palerme et de Syracuse, les conserves de fruits sont de marque anglaise. Dans toute la Sicile, on trouvait en 1920 une usine pour l’extraction et le traitement de l’acide citrique, alors qu’il y en a dix en Allemagne et que la Sicile est le pays du monde qui produit le plus de citrons.

Et la population ? eh bien ! voilà précisément ce qui rend la situation paradoxale et ce qui, en même temps, semble autoriser tous les espoirs. Laissons de côté la bourgeoisie : l’autre jour, un homme politique italien en distinguait deux ; il qualifiait l’une d’indifférente et l’autre d’analphabète ; je pense que la première épithète s’applique aux grands propriétaires, toujours absents, et la seconde à leurs fermiers-généraux, qui, s’ils ne savent pas lire, savent fort bien compter. Les deux catégories sont également dépourvues de vertus sociales et par conséquent d’intérêt. Au contraire, les paysans, — qu’il faut nommer ainsi, bien qu’ils habitent dans les villes, — possèdent des qualités rares et précieuses. Sobres, laborieux, courageux, intelligents, il leur manque ce que la nature toute seule ne donne pas : l’instruction, l’ordre, la méthode. La Sicile compte encore 40 p. 100 d’illettrés : elle en a eu jusqu’à 80 p. 100. Souvent une misère profonde. Mais ces ignorants et ces misérables vivent avec une honnêteté, une dignité qui commandent le respect. La plupart des familles sont très nombreuses ; il y a des villes où le nombre annuel des naissances est deux fois supérieur à celui des décès. Malgré des conditions matérielles déplorables, la pureté des mœurs, l’intégrité du foyer domestique, la discipline familiale sont exemplaires. « Appelé à confesser un pauvre homme gravement blessé par accident, me racontait le curé de X... je lui demandai : Tu n’as pas eu de relations avec d’autres femmes que la tienne ? Il me regarda d’un air scandalisé, presque indigné, et répondit : mai ! (jamais) »

Beaucoup sont réduits par la misère à émigrer en Amérique. New York et Brooklyn comptent d’énormes colonies siciliennes. Les missionnaires qui, de temps en temps, vont les visiter, les retrouvent vivant là-bas comme chez eux : aussi misérables et aussi honnêtes. Le paysan sicilien est profondément attaché à la croyance et à la pratique catholiques. « Si vous lui parliez de divorce, me disait quelqu’un, il prendrait son fusil. » Lors de l’invasion des terres, on vit ce spectacle étrange : le prêtre, revêtu du surplis et de l’étole, souvent à cheval, bénissant le domaine avant qu’il fût réparti entre les envahisseurs, qui assistaient à la cérémonie dans l’attitude du plus grand respect. Par instinct et par tradition, ils sont tous conservateurs et individualistes : aussi la propagande socialiste n’a-t-elle eu que fort peu de prise en Sicile. Et pourtant le paysan sicilien veut avoir la terre. Il le voulait déjà avant la guerre ; les propos de tranchées, les promesses des politiciens, parfois celles des officiers l’ont confirmé dans sa résolution de réclamer, comme son dû, une part de ce sol qu’il cultive de son mieux et qui le nourrit si mal. En 1919-1920, les paysans ont envahi les grands domaines, et s’y sont installés en maîtres. Comment s’explique ce mouvement ?

Ici je passe la parole à l’un des hommes qui ont le mieux étudié cette curieuse question : don Nicola Licata, archiprêtre de Ribera. Les paysans de cette ville venaient d’envahir les terres du duc de Bivona, grand seigneur espagnol qui voyait pour la première fois son immense domaine le jour où il manqua s’y faire assassiner (février 1920). J’étais alors à Sciacca où l’incident causa grand émoi. Je poussai jusqu’à Ribera et ne manquai pas d’aller voir l’archiprêtre, pour qui don Sturzo avait bien voulu me donner une lettre d’introduction. Voici ce que me dit don Licata :

— Le paysan sicilien n’est pas révolutionnaire ; il n’est même pas socialiste, mais il est violent, et il veut la terre, D’abord, pour une raison sentimentale : il est très attaché au sol où il est né ; puis, pour une raison économique : il veut profiter des résultats de son travail ; or, le système actuel le condamne à changer de tenure chaque année ; les lots sont tirés au sort. Enfin, pour une raison politique : dans les tranchées, où il a pris contact avec les ouvriers, on a dit au paysan qu’il devait avoir la terre. Les agitateurs politiques ont renchéri, en lui criant sur tous les tons : tu l’auras pour rien. Il est rentré chez lui, persuadé que les grands domaines allaient être immédiatement expropriés, sans indemnité, et attribués aux cultivateurs.

« Le territoire de Ribera est divisé en dix feudi, dont l’étendue varie de 1 000 à 2 000 hectares. Sept de ces feudi appartiennent à-don Tristan Alvarez de Toledo, duc de Bivona, qui, avant ces derniers jours, n’avait jamais mis le pied en Sicile : son domaine est géré de Palerme par un administrateur général et ici même par un fermier ou gabellotto. Ce dernier prit prétexte de la hausse du prix des produits agricoles pour augmenter les fermages des paysans et en exiger le paiement, non pas, comme l’établit l’usage, en argent, mais en nature. Les paysans refusèrent. C’est alors qu’intervint notre association, dont je dois vous dire un mot.

« Vous connaissez le nom de don Cerrutti, l’admirable prêtre vénitien dont l’action sociale s’étendit à une grande partie du royaume. C’est lui qui, en 1892, au cours d’un voyage en Sicile, y apporta le modèle des Caisses rurales et des associations coopératives qui donnaient à Bergame de si bons résultats. Sur son conseil, quelques curés siciliens fondèrent des Caisses rurales : on y reçut les dépôts des paysans, on ouvrit de petits crédits agricoles, on facilita les achats d’engrais chimiques et de machines. Plus tard, nous essayâmes de substituer aux gabellotti nos propres associations, qui offraient au propriétaire d’un feudo un prix de location global, pour répartir ensuite les lots entre les paysans. Nous nous heurtâmes à une double résistance : celle des gabellotti, qui craignaient d’être éliminés comme entrepreneurs après l’avoir été comme usuriers ; celle des propriétaires, qui nous reprochaient de ne leur offrir aucune garantie. Dans certains cas, nous sommes venus à bout de ces deux obstacles ; mais jamais nous n’avons triomphé de l’individualisme des paysans, qui n’arrivent pas à concevoir les avantages de l’exploitation en commun.

« Lorsqu’éclata le conflit de Ribera, notre association entra en pourparlers avec le duc et lui fit une offre intéressante : le double de la gabelle capitalisée était proposé comme base du prix de vente. L’Espagnol refusa. Nous offrîmes de payer la somme en or : nouveau refus. Les paysans se révoltèrent ; les terres furent envahies, le duc fut séquestré dans son propre palais, d’où il eut quelque peine à s’échapper.

« L’incident n’est pas clos, ajouta d’une voix ferme don Licata. Nous voulons que la terre soit rendue au paysan ; c’est la solution la plus avantageuse au point de vue de la production, et c’est aussi la plus morale. Que le Gouvernement prenne garde ! Nos paysans sont bons, mais violents. Si on ne leur donne pas satisfaction, on reverra ici les fasci de 1893, la révolution. En poussant les paysans au désespoir, on les amènera à détruire une richesse qu’ils n’aspirent aujourd’hui qu’à mieux distribuer. »

Et pourtant ces gens de Ribera ne sont pas des factieux. Ceux avec qui j’ai parlé ne reprochaient à l’autorité que sa faiblesse ; ils protestaient de leur attachement au régime, mais voulaient un roi qui gouvernât. A l’auberge où je m’arrêtai avant de prendre le train pour Syracuse, un vieux, tout en maugréant, partageait avec son chien le morceau de pain gris qui devait faire son déjeuner : « Le grain que nous faisons pousser donne la farine blanche, et le Gouvernement nous la renvoie noire. Mange, toi ! disait-il à l’animal, tu n’es pas un chrétien. Ah ! il est temps que nous donnions à l’Italie un autre Crispi. » Sans ce vieux, je ne me serais pas souvenu qu’en effet l’homme d’État sicilien était né à Ribera.

Un mois plus tard (avril 1920), je trouvais dans les Pouilles une agitation moins violente qu’en Sicile, mais tout aussi grave. A Barletta, à Spinazzola, à Minervino, plusieurs domaines avaient été envahis. Ruvo, qui n’était encore célèbre que par les vases magnifiques trouvés dans ses tombes apuliennes, était devenu le centre d’un mouvement inquiétant, qu’entretenaient les sociétés d’anciens combattants et de mutilés de la guerre. Les revendications des paysans portaient tantôt sur les domaines de l’Etat ou de la province, dont on leur avait naguère promis la distribution, tantôt sur les propriétés privées. Dans la province de Bari, où la terre est plus divisée, petits propriétaires et fermiers forment ensemble une classe aisée, tranquille et laborieuse. La guerre a enrichi le paysan : il offre jusqu’à 15 000 lire pour un hectare de terre qui, tous frais payés, ne lui en rapportera pas 500, mais d’une part il veut posséder, de l’autre il se méfie du papier. La catégorie des ouvriers journaliers est un peu plus turbulente, mais elle est ici peu nombreuse : les contadini della porta, — ainsi nommés parce qu’aux temps anciens ceux qui louaient leurs services venaient chercher l’embauche aux portes de la ville, — habitent les faubourgs, gagnent des journées de 20 à 25 lire au moment des gros travaux et, entre temps, vivent d’autres métiers.

Qu’on aille au Nord vers Barletta, à l’Ouest vers Foggia, au Sud vers Lecce, c’est tout autre chose. La petite propriété est exceptionnelle, les latifondi se touchent, leur extension atteint jusqu’à 3 000 hectares. Les propriétaires, presque toujours absents, font exploiter leur domaine par un administrateur. Exploitation qui enrichit l’administrateur, procure au propriétaire un maigre revenu et condamne le paysan à mourir de faim. On ensemence en céréales, une année sur deux, d’immenses étendues de terrain ; on fait un large emploi des machines, un usage parcimonieux des engrais, et on récolte ce qu’on peut. Pas de fermier : toute la main d’œuvre est fournie par des braccianti qui, comme en Sicile, habitent dans les villes et gaspillent en longues marches la moitié de leur temps et de leurs forces. Pas de villages, pas d’agglomérations rurales, parce que le pays manque d’eau. La terre est naturellement si fertile qu’une exploitation très sommaire suffit à la faire produire. Mais qu’est cette production au regard de ce qu’elle pourrait être ? Aussi voit-on, non seulement les paysans abandonner l’agriculture, soit pour aller travailler aux usines, soit pour émigrer en Amérique, mais les propriétaires eux-mêmes renoncer à une entreprise trop ingrate et laisser en friche une grande partie de leurs domaines.

Propriétaires et paysans s’accordent à reconnaître que le problème des Pouilles serait plus qu’à moitié résolu le jour où l’eau ne manquerait plus, et les paysans raisonnables avouent que l’adduction de l’eau est une œuvre trop coûteuse pour que les propriétaires puissent l’entreprendre par leurs seuls moyens. Ici l’intervention de l’État est absolument nécessaire. Il y a longtemps que le Parlement italien a approuvé les plans du fameux acquedotto pugliese. Les travaux commencés furent interrompus par la guerre et viennent à peine d’être repris. Au prix où sont actuellement les matières premières et la main d’œuvre, il est douteux que l’on songe à les pousser très activement. Et les « Pouilles altérées » (le Puglie sitibonde) continuent de faire entendre leur plainte, tantôt résignée, tantôt, comme en ces derniers temps, pleine d’amertume et de colère.

Dans la province de Foggia, j’avais trouvé quelques ligues socialistes de paysans, une seule coopérative catholique. Dans celle de Naples, il n’y avait encore en 1920 aucune organisation paysanne : la résistance de l’individualisme était entière. Les habitants des campagnes, enrichis par la guerre, achetaient avec fureur. « Un de mes fermiers, me dit le marquis R..., grand propriétaire dans le Napolitain et en Campanie, m’a acheté pour 110 000 lire un bout de terre qui ne m’en rapportait pas mille. Les paysans ne calculent point : ils se disent que le papier ne vaut rien, tandis que la terre vaudra toujours quelque chose. Pour nous, propriétaires, nous commençons à vendre. Car le jour où le papier-monnaie ne vaudrait plus rien, ce serait la révolution et nos terres cesseraient aussi bien de nous appartenir. »

Contraste saisissant entre le Nord et le Sud. En Romagne, la ligne triomphe parmi les paysans, et l’esprit de collectivité, et même parfois l’esprit bolchéviste : on fait la guerre à la propriété et à la production. Dans le Midi et en Sicile, le paysan est avant tout individualiste et conservateur : s’il veut la terre, c’est pour l’avoir bien à lui, à lui tout seul. Les locations collectives ne sont telles que par la forme du contrat : les associés s’empressent de diviser la terre occupée et de tirer les lots au sort ; chacun cultive le sien comme il l’entend, en maître absolu. Les essais d’exploitation en commun ont aussi régulièrement échoué dans le Sud, que dans le Nord ils ont été couronnés de succès. Malgré ces différences de tempérament et d’organisation, paysans du Nord et du Sud, qu’ils soient petits propriétaires, métayers, fermiers, ou simples ouvriers agricoles, m’ont paru constituer un élément social également bon, actif et susceptible de progrès.


LES OUVRIERS

Au même moment où les paysans envahissaient les terres, ou en détruisaient les produits, ou les rendaient volontairement improductives, les ouvriers, par des grèves continuelles et souvent injustifiées, immobilisaient les industries. D’un côté comme de l’autre, plus ou moins consciemment, on poursuivait le même dessein, qui pourrait se définir ainsi : l’échec à la production. Un secrétaire de syndicat agraire me faisait, au début de 1920, cette déclaration : « Nos efforts actuels tendent, non pas à frapper directement la classe des propriétaires, mais à l’atteindre indirectement, en donnant l’assaut à la production. Nous voulons que les propriétaires en soient réduits à exploiter à perte. — Mais, lui observai-je, pourquoi vous ingénier à diminuer la production, en un moment où, dans tous les pays d’Europe, on s’efforce au contraire à produire davantage ? Les conditions du change ne rendent-elles pas toute importation très onéreuse pour l’Italie ? Le prix des denrées de première nécessité est déjà énorme : voulez-vous qu’il s’élève encore davantage ? — Nous ne voulons pas cette conséquence, me répondit-il, mais nous l’acceptons. Nous pouvons d’ailleurs escompter, du trouble que provoquerait cette hausse des prix, quelques effets assez favorables à notre cause. Mais ce n’est là qu’un but accessoire. Le but principal, c’est de ruiner celui qui possède, de le mettre hors d’état d’exercer ses droits avec quelque profit. Si, devant les nouvelles conditions qui lui sont faites, il renonce à exploiter ou réduit au delà d’une certaine limite l’intensité de l’exploitation, la loi autorise l’expropriation et la mise en culture par les paysans et à leur profit. C’est un premier pas vers le nouvel état de choses que nous avons résolu de créer. »

En vertu d’un raisonnement analogue, les agitateurs ouvriers, non contents de réduire les industriels, par la fréquence des grèves et la hausse des salaires, à l’alternative de fermer les usines ou d’exploiter à perte, en venaient à saboter les machines, à occuper les chantiers et les ateliers, enfin à imposer un contrôle dont le seul effet devait être d’entraver la production, et qu’ils se savaient eux-mêmes techniquement incapables d’exercer dans un autre esprit que celui d’inhibition et de malveillance.

L’évolution de la classe ouvrière s’est accomplie en Italie avec une extrême rapidité, mais d’une manière très superficielle, la compétence de l’ouvrier ne s’étant point développée dans la mesure de ses exigences. Je me suis demandé bien souvent pourquoi la main d’œuvre italienne, si justement recherchée à l’étranger, est d’un rendement si médiocre en Italie. Les spécialistes me répondent que cela tient aux méthodes différentes adoptées dans la direction, l’organisation et la surveillance du travail. Aux États-Unis, le chef de chantier ou d’atelier bouscule fort rudement l’ouvrier négligent ou paresseux, et n’admet ni réplique ni réclamation. En Italie, il sait qu’une observation trop vive ou une amende va mettre en mouvement tout l’atelier d’abord, puis les commissions intérieures, enfin les inspecteurs gouvernementaux. Turin, Milan, Naples produisent des ouvriers qualifiés d’une habileté incomparable ; s’ils travaillent aux pièces, ou s’ils sont en quelque autre manière intéressés à la production, leur rendement est excellent ; les manœuvres, les ouvriers non qualifiés, payés à la journée ou même à la tâche, ne travaillent que s’ils sont soumis à une surveillance étroite et à une discipline rigoureuse. Or, la surveillance coûte très cher et la discipline, dans les conditions imposées par le syndicat, est devenue fort difficile à exercer.

Les insurrections ouvrières de 1898 avaient été réprimées avec une sévérité excessive ou maladroite. Dès 1903, le Gouvernement change de méthode et adopte, dans les conflits entre capital et travail, une neutralité qui semble parfois moins favorable aux employeurs qu’aux employés. Tantôt pour des raisons politiques, tantôt à seule fin de maintenir un ordre apparent et, comme on dit vulgairement, d’avoir la paix, les hommes au pouvoir renoncent à faire respecter la loi, quand c’est l’ouvrier qui l’a violée, et montrent moins d’empressement à accueillir les doléances des entrepreneurs qu’à satisfaire les exigences des syndicats. La législation sociale demeure longtemps fort imparfaite, soit dans les textes, soit dans l’application. La loi qui réglemente le travail des femmes et des enfants, ébauchée en 1886, ne reçoit une forme définitive qu’en 1902 ; la loi sur les accidents du travail est de 1904 ; l’Office du travail est créé théoriquement en 1902. Ces dernières années ont vu apparaître une série de lois compliquées touchant les différentes assurances ouvrières. Dans la pratique, tout cela fonctionne médiocrement. Les économistes italiens les plus objectifs reconnaissent que, si l’Etat avait consacré à l’étude et à la réalisation de réformes sociales simples et pratiques les sommes énormes qu’il a englouties en allocations, en subsides extraordinaires, en subventions attribuées sous forme directe ou indirecte à d’innombrables coopératives, on aurait pu éviter l’antagonisme aigu qui, dans l’Italie d’aujourd’hui, fait apparaître comme inconciliables ces deux termes complémentaires : développement de la production et amélioration du sort de l’ouvrier, progrès économique et progrès social.

Les organisations ouvrières se sont occupées beaucoup de politique théorique et peu de sociologie appliquée. J’ai fréquenté des secrétaires de syndicat en Allemagne et en Italie : l’Italien est plus intelligent, plus ouvert et s’exprime mieux sur des sujets qu’il connaît mal ; l’Allemand a des limites plus étroites et parle avec beaucoup moins d’aisance sur des questions qu’il a soigneusement apprises dans leurs moindres détails. Lorsqu’au mois d’août 1919, à Weimar, le docteur Sinzheimer, député social-démocrate, me déclarait que « les Betriebsraete feraient l’éducation économique et sociale des ouvriers allemands comme les syndicats avaient fait leur éducation politique, » je jugeais sa prédiction optimiste, mais nullement déraisonnable. Lorsqu’en septembre 1920, au Sénat de Rome, j’ai entendu M. Giolitti soutenir que l’exercice du contrôle sur les industries procurerait à l’ouvrier italien une précieuse expérience de la vie économique et lui rendrait manifeste l’exagération de quelques-unes de ses exigences, cette affirmation m’a paru très audacieuse, et j’ai vu qu’elle inspirait à de plus compétents que moi des doutes malheureusement justifiés.

L’éloquence joue un grand rôle dans les congrès socialistes italiens ; les chefs du parti ont à un degré éminent l’expérience des foules et l’art de dominer et d’émouvoir les grandes assemblées. Mais leur doctrine est généralement inférieure à leur talent. Je crois qu’ils ne se seraient pas dérobés si longtemps aux responsabilités du pouvoir, s’ils s’étaient sentis mieux préparés et techniquement plus capables de l’exercer. C’est un fait remarquable, étant donné l’importance du rôle joué par les socialistes dans la politique italienne, qu’il ne se soit pas encore rencontré parmi eux un homme de gouvernement. L’exemple de Bissolati n’est pas de nature à affaiblir la portée de cette remarque.

À l’insuffisante culture des chefs correspond l’ignorance profonde des masses qu’ils se sont donné mission d’entraîner. Et c’est précisément à ces masses ignorantes qu’un Gouvernement trop faible, ou trop hardi, allait brusquement confier un rôle important, peut-être décisif, dans l’organisation de la production, dans l’économie nationale. A la base de cette politique, observe M. Pantaleoni, il y avait « une surestimation énorme des fonctions de l’ouvrier, de ses capacités intellectuelles et morales, de sa contribution à la confection d’un produit capable de trouver un marché et de répondre à un besoin [3]. »

Une propagande intense avait été faite durant la guerre sur le double thème : « la terre aux paysans, les usines aux ouvriers. » Les ouvriers s’étaient d’abord contentés de réclamer périodiquement des augmentations de salaires, qui leur étaient aussitôt consenties. Les industriels acceptaient d’un cœur léger des charges qui, tous comptes faits, ne pesaient que sur l’État. L’État, seul client des grandes industries, fournissait les matières premières, avançait les capitaux et achetait la production à n’importe quel prix ; les industriels n’avaient donc pas un intérêt immédiat à discuter la mesure des salaires. La guerre finie, ce qui devait arriver arriva. Les syndicats continuèrent à exiger des augmentations, que les industriels, désormais contraints de produire à des conditions normales, ne pouvaient plus accorder. Les ouvriers insistèrent ; les industriels les menacèrent du lock-out. M. Giolitti prévint les chefs d’industrie que, s’ils fermaient les usines, le Gouvernement ne répondrait pas des conséquences. Là-dessus, comme les industriels ne cédaient point, cinq cent mille ouvriers occupèrent simultanément près de six cents usines.

Soucieux avant tout d’éviter la guerre civile, conscient, d’autre part, de la faiblesse des moyens dont il disposait pour faire respecter la loi, M. Giolitti ne tenta même point de faire évacuer par la force les usines occupées : mais il proposa aux industriels et aux ouvriers les bons offices du Gouvernement en vue d’une conciliation : cette offre fut acceptée. Le jour où le président du Conseil fit connaître aux délégués de l’industrie et à ceux de la classe ouvrière les conditions de l’accord par lequel il avait résolu de mettre fin à la crise, M. Crespi, qui représentait les industriels, prit la parole et dit : « Les industriels ne croient pas pouvoir accepter ces conditions. Si pourtant le Gouvernement nous déclare que son intervention a le caractère d’un acte d’autorité souveraine, nous nous y soumettrons. — A de certains moments, répliqua M. Giolitti, il faut bien qu’il se trouve quelqu’un pour assumer la responsabilité. » Puis il quitta le lieu de la conférence. Ainsi fut conclu l’accord du 19 septembre 1920.

La base de l’accord, c’était l’établissement, au profit des syndicats, d’un droit de contrôle, non seulement sur l’organisation du travail dans les usines, la police et l’hygiène des ateliers, l’embauche et le renvoi des ouvriers, — ce que les Allemands nomment la direction sociale de l’entreprise, — mais aussi sur sa direction technique : achat des matières premières, procédés de transformation, transports, débouchés, et même organisation financière.

En même temps, la Confédération générale du Travail déclarait qu’elle entendait faire exercer le contrôle dans chaque usine, non par une délégation des ouvriers de l’usine, mais par des représentants du Syndicat compétent : ainsi disparaissait la dernière garantie des industriels, qui avaient pu espérer que la direction de chaque entreprise serait contrôlée par des ouvriers intéressés à sa prospérité et à son développement. Les Commissions d’ouvriers s’empressèrent, pour commencer, de faire accorder le bénéfice du salaire intégral aux équipes qui avaient occupé violemment les usines, et de le faire refuser à celles qui, n’ayant pas voulu prendre part à la rébellion, s’étaient vues, bien malgré elles, privées de travail et de pain. Singulier moyen de rétablir une discipline ébranlée.

Après avoir fait maintes difficultés, soulevé maints incidents, les ouvriers finirent par sortir des usines occupées ; ils y rentrèrent en « coopérateurs de la production. » Les industriels, — et c’est ce qui fit leur faiblesse, — ne purent se mettre d’accord sur le parti à prendre. Quelques-uns, dont l’altitude au cours de la crise avait paru fort singulière, admirent sans réserve les prétentions des syndicats. D’autres arrêtèrent simplement leurs machines et invitèrent leurs ouvriers à chercher du travail ailleurs : ce fut le cas de quatre usines de Milan. Les directeurs du grand établissement Fiat, après avoir reconnu et déclaré l’impossibilité de concilier l’exercice régulier de leur entreprise avec les exigences de l’accord de Rome, offrirent aux syndicats de transformer leur industrie en coopérative : on vendait l’affaire aux ouvriers ; on désintéressait le capital actuel, et l’on remettait l’industrie aux ouvriers constitués en société coopérative de production et assistés, s’ils le jugeaient nécessaire, de techniciens et d’administrateurs salariés. L’Avanti insinua que celle offre pouvait bien cacher un piège, et les syndicats la repoussèrent.

Dans les usines Ansaldo-San-Giorgio, à la Spezia, les ouvriers, en réintégrant les ateliers, commirent de telles violences à l’égard de ceux qui ne s’étaient point associés à l’agitation, que les directeurs durent recourir au lock-out. Dans l’ile d’Elbe, les organisations s’emparèrent des mines de fer qui appartiennent à l’État et en déclarèrent la socialisation, à titre d’expérience : le travail demeura longtemps suspendu. Entre temps, la commission paritaire, réunie à Milan le 21 octobre, s’était séparée sans rien conclure : un nouveau projet de contrôle à deux degrés, présenté par les syndicats, avait paru si mal établi, si extravagant, que les délégués n’avaient même pas pu le discuter. Cependant le 6 novembre, à Turin, la direction du parti socialiste constatait, dans une note officielle, que « la question du contrôle ouvrier sur les industries avait été présentée et imposée aux classes ouvrières d’Italie dans une période de trouble économique particulièrement défavorable... Le contrôle, pour être efficace, devait dépasser l’usine et s’étendre à tous les facteurs de la production. Ce n’est que lorsque le pouvoir sera tout entier dans les mains du prolétariat, que celui-ci pourra exercer à son profit et pour ses desseins particuliers le contrôle des industries. Ces desseins se résument tous dans la socialisation des industries, en vue de laquelle le contrôle n’est qu’une première et indispensable étape.

Puis, lentement, tout s’arrangea. La production avait diminué dans des proportions effrayantes ; les ouvriers s’inquiétèrent. Leurs commissions se débrouillaient difficilement dans l’énorme paperasse que les industriels soumettaient à leur examen. Des compromis intervinrent. Ayant obtenu ce fameux droit de contrôle, qu’ils n’avaient même pas demandé, les ouvriers italiens se soucièrent fort peu de l’exercer, du moins dans la plénitude et dans l’extension qu’avaient établies les projets de leurs syndicats. Les industriels que j’ai consultés m’ont déclaré que le contrôle des commissions, tel qu’il est pratiqué chez eux, comporte moins d’inconvénients graves qu’ils ne l’avaient craint tout d’abord, mais procure néanmoins plus de désagréments à l’entreprise que d’avantages réels aux syndicats. Quant aux résultats moraux et sociaux qu’on avait paru attendre de cette réforme, -— initiation de la classe ouvrière aux divers problèmes de la production et de l’économie nationale, — rien, jusqu’à présent, n’autorise à croire qu’ils aient été atteints, ni même qu’on soit en voie de les obtenir.

Ainsi une initiative qui tendait apparemment à favoriser l’évolution et le progrès du prolétariat ouvrier en Italie, n’avait abouti qu’à ruiner ou à désorganiser la production. On se proposait de « hâter l’avènement des temps nouveaux, » d’ « instituer de généreuses expériences ; » encore fallait-il prendre son temps, choisir son terrain et limiter les frais d’une expérience qui devait être faite aux dépens de tout un pays. Lorsque je compare ce que j’ai vu et entendu en Italie, entre 1919 et 1921, à ce que j’avais vu et entendu, peu de temps auparavant, en Angleterre et en Allemagne, je suis bien obligé de conclure que les problèmes qu’à Rome on prétendait résoudre en un tournemain, non seulement ne sont pas mûrs, mais n’ont même pas été sérieusement étudiés. Dès l’année 1916, j’avais pu lire à Londres plusieurs projets très solidement établis, non par le Gouvernement, mais par des particuliers, en prévision de la nationalisation éventuelle de certaines industries. Le projet relatif à la socialisation des mines, des forêts, des forces électriques, a suscité en Allemagne toute une série d’études où les principales hypothèses sont envisagées, les résultats possibles envisagés et discutés. Quand j’ai voulu étudier à Berlin les projets relatifs aux Betriebsraete et au contrôle ouvrier, on m’a aussitôt fourni toute une littérature ; En Italie, je n’ai trouvé rien d’analogue ; on comptait sans doute sur quelque improvisation de génie, ou sur la patience résignée d’un peuple qui s’estimerait trop heureux de mourir de faim, pour la gloire de paraître à l’avant-garde d’une réforme économique et d’un progrès social également discutables.


A LA HAUSSE DES SALAIRES N’A PAS CORRESPONDU UN PROGRÈS SOCIAL

Il reste pourtant que, dans ces dernières années, la condition matérielle de l’ouvrier italien s’est améliorée très sensiblement. Les salaires ont atteint un niveau qui, avant la guerre, eût semblé fantastique. Même si l’on tient compte de la dépréciation de la monnaie, le taux moyen des salaires paraît encore très élevé. La réduction qui, aussitôt après la paix, s’imposa partout ailleurs avec la nécessité d’une loi naturelle, ne s’est produite en Italie que beaucoup plus tard, et dans une proportion insuffisante. On a pu dire avec raison que le bien-être dont jouit encore actuellement l’ouvrier italien est acquis par dos moyens artificiels et aux dépens de l’économie générale de la nation.

Parmi ces moyens, l’un des plus critiqués est l’adoption et le maintien des prix politiques. Les denrées de première nécessité, comme le pain ou les pâtes alimentaires, sont vendues selon un tarif (calmiere), établi aux dépens de celui qui produit et au bénéfice de celui qui consomme ; ou bien l’État réquisitionna la production, pour la livrer lui-même au consommateur, à des conditions inférieures à celles du marché libre. La prorogation indéfinie des baux antérieurs à la guerre procède de la même méthode et aboutit au même résultat : réduction artificielle du prix des logements. Si l’on songe, en outre, que l’impôt sur le revenu n’atteint pas le salaire du travailleur manuel, si élevé qu’il puisse être, on comprendra que plusieurs économistes qualifient de privilégiée la condition actuelle de l’ouvrier italien [4].

« Le recours aux prix politiques, observe le professeur Pantaleoni, est un moyen de faire gravir simultanément à toute une classe un échelon, et de faire descendre un échelon à toutes les autres classes. La hauteur de l’échelon gravi égale celle de l’échelon descendu : au passif, les frais de l’opération [5]. » Si encore l’avantage ainsi procuré à une classe aux dépens des autres était réel et durable ! Mais, d’une manière générale, l’ouvrier italien n’a pas profité des ressources plus grandes dont il disposait pour relever sa condition sociale et celle de sa famille : il mange mieux, il boit davantage, il est mieux vêtu ; mais il continue d’entasser sa femme et ses enfants dans deux chambres sordides et malsaines ; il est assidu au cabaret et au cinéma, mais rarement un livre entre dans son taudis. La femme en est venue à s’épargner les plus minces besognes. A Rome, dans le quartier populaire où j’habite, combien de fois ai-je vu, le matin, les femmes d’ouvriers rapporter de la crémerie une bouteille pleine de café au lait, ou attendre, en causant entre elles, que le cireur du coin eût nettoyé les trois ou quatre paires de chaussures de la famille, qu’elles ne se donnaient point la peine de cirer elles-mêmes !

Le Corriere della Sera a publié, dans son numéro du 6 mai 1921, le budget d’un ouvrier des tramways de Milan et de sa famille. Les chiffres en ont été fournis par l’ouvrier lui-même, à l’appui d’une réclamation qu’il adressait à la municipalité, celle-ci ayant voulu l’astreindre au paiement de la Taxe de famille (impôt communal). La famille, qui se compose de six personnes, dont cinq travaillent, a réalisé au cours de l’année 1920, un gain total de 32 225 lire ; elle en a dépensé 28 046, 20, et voici le détail de cette dépense, tel que la établi et certifié le chef de famille :


Loyer (3 chambres) lire 440
Pain, paies, riz 1 348, 80
Lard, beurre, huile, etc 1 300
Viande (en moyenne 3 kg par jour) 9 855
Sucre, café, lait 1 302, 40
Légumes 1 000
Vin 3 000
Bois de chauffage 600
Gaz 1 500
Vêtements 6 000
Tramways 450
Linge, blanchissage, etc 1 250
Total : lire 28 046, 20

L’excédent est destiné aux dépenses imprévues, maladie, chômage, etc. Ainsi une famille d’ouvriers, qui dispose d’un revenu de plus de 30 000 lire, vit dans trois pièces dont probablement une cuisine ; mais elle mange en moyenne trois kilogrammes de viande par jour et boit pour 3 000 lire de vin. Dans ces 28 000 lire de dépenses, on ne trouve pas un sou pour un livre ou pour un journal. D’économies, d’argent placé ou mis en réserve, il n’en est point question. L’ignorance, le goût do la jouissance grossière et immédiate, l’absence d’autres goûts plus relevés, autant de circonstances qui peuvent expliquer l’emploi que cet ouvrier et sa famille font du fruit de leur travail. Mais je crois qu’elles ne l’expliquent pas entièrement. Il faut encore tenir compte de la singulière propagande, par laquelle, en Italie, les agitateurs socialistes incitent l’ouvrier à dépenser tout ce qu’il gagne et lui font du gaspillage un devoir.

Dans cette même ville de Milan, en décembre 1921, j’ai entendu un secrétaire de syndicat tenir à une assemblée populaire le discours suivant : « La crise économique, disait-il à peu près, voulez-vous savoir en quoi elle consiste ? Je vais vous l’apprendre, La bourgeoisie garde ses richesses par précaution ou les dissimule par peur ; elle ne consomme plus. Consommation réduite, donc production diminuée, travail arrêté. Mais vous avez le moyen de déjouer le calcul de vos adversaires. A l’épargne bourgeoise vous opposerez la prodigalité ouvrière. Où les bourgeois sont cent, les ouvriers sont cent mille. Dépensez tout ce que vous gagnez ; transformez immédiatement vos salaires en bons vêtements, en beau linge, en meubles cossus ; buvez du vin, mangez de la viande. En un mot, faites rouler l’argent, faites marcher le commerce et l’industrie, et rappelez-vous que l’épargne est le principal obstacle à l’avènement de la société future. » L’orateur fut très applaudi. Voilà comment, en 1921, on enseignait l’économie politique aux ouvriers milanais.

Les observateurs les plus compétents et les plus objectifs constatent que « cette modestie dans la manière de vivre, qui distinguait naguère l’Italien, a disparu de la classe ouvrière comme de la classe paysanne, et que l’augmentation considérable des salaires n’a pas eu pour conséquence un progrès dans l’ordre do la civilisation [6]. »


LES TROIS SYNDICALISMES

Après trente ans de luttes, beaucoup plus politiques que sociales ou économiques, le mouvement ouvrier aboutissait en Italie à l’établissement d’un régime de monopole et de jalouse protection, à l’abolition de toute liberté et de toute concurrence sur le marché du travail. Aux champs ou à l’usine, les syndicats rouges exerçaient la même tyrannie ; non contents de régler à leur caprice l’emploi des machines agricoles, ils imposaient aux propriétaires et aux fermiers l’usage exclusif des machines syndicales ; aucun ouvrier ne pouvait être embauché que par leur entremise ; pour chaque hectare de terrain, pour chaque genre de travail, le nombre d’ouvriers requis était fixé par le syndicat, qui, dans les périodes de chômage, allait jusqu’à renouveler les équipes deux ou trois fois par jour, sous prétexte de distribuer équitablement le travail. Dans les industries, sur les chantiers de travaux publics, à bord des navires de commerce, il en allait de même : les Commissions intérieures dictaient leurs ordres et imposaient leurs exigences.

Don Sturzo, en constituant le parti populaire, comprit la nécessité de porter la lutte sur le terrain syndical. Aux ligues rouges, il opposa les organisations blanches d’ouvriers et de paysans. L’effet utile de cette concurrence fut à peu près annulé par la constante partialité que marquait le Gouvernement en faveur des syndicats socialistes. Malgré les réels services rendus pendant les grèves par les cheminots catholiques, ni les bureaux de placement, ni les autres organes de l’Office du Travail ne reconnurent l’égalité des droits entre les organisations blanches et les rouges. En septembre 1920, les délégués des syndicats catholiques furent exclus des tractations engagées sous la direction de M. Giolitti en vue de rétablir l’accord entre les industriels et les ouvriers métallurgistes. L’évolution rapide du parti populaire vers une politique de collaboration avec le parti socialiste acheva de compromettre l’originalité et l’autonomie des organisations blanches.

A leur tour, les fascistes, constitués en « parti de masse, » voulurent développer une action syndicale : ils fondèrent le syndicat national. Leur propagande s’est d’abord exercée parmi les gens de mer et les ouvriers agricoles, puis s’est rapidement étendue à tous les corps de métier. Au mois d’octobre 1922, les organisations fascistes comptaient environ 800 000 adhérents. La plupart étaient des transfuges des ligues rouges et blanches. Un grand nombre d’ouvriers ont passé, en moins de trois ans, du syndicat socialiste au syndicat catholique, puis au syndicat fasciste. On devine que les questions de programme et de doctrine entraient pour peu de chose dans ces conversions successives, qu’explique uniquement la méthode de surenchère employée par les divers organisateurs pour assurer à leurs partis l’avantage du nombre. Et c’est ainsi qu’à Genève, lors de la Conférence internationale du Travail (octobre 1922), la classe ouvrière italienne se présenta, sinon divisée, tout au moins répartie entre trois syndicalismes rivaux.


L’ÉMIGRATION

Au cours de mes enquêtes, j’ai posé bien souvent la question de savoir si le territoire italien, entièrement mis en valeur, d’après les procédés modernes de l’agriculture et de l’industrie, suffirait à faire vivre toute la population qu’il renferme. J’ai obtenu des réponses très discordantes. Dans le Nord, on m’a dit oui, dans le Midi, on m’a dit non. Le commandeur Bartoli. conseiller technique de l’Agraria à Rome, est, je crois, le seul Sicilien qui m’ait répondu par l’affirmative.

Presque tous mes interlocuteurs ont insisté, d’une part sur l’énorme développement de la population en Italie, de l’autre sur le fait qu’une partie du territoire italien est naturellement incultivable, presque inhabitable. Dans ses Prospettive Economiche » [7], M. G. Mortara évalue cette superficie inhospitalière à 104 000 kilomètres cadrés et arrive à la conclusion « qu’aucun autre pays d’Europe ne parvient à nourrir une population aussi dense, dans des conditions naturelles aussi désavantageuses. » En fait, et cela s’explique aisément, ce sont les régions les moins peuplées, — parce que la nature d’abord et les gouvernements ensuite leur ont été plus avares de faveurs et de secours, — qui fournissent à l’émigration ses plus forts contingents. Dans les conditions actuelles, l’émigration est et sera longtemps encore, pour de nombreux Italiens, une nécessité. Ce problème a été étudié bien souvent et dans le plus grand détail : on n’y touchera ici que dans la mesure où il est lié au problème général dont la crise sociale est actuellement l’exposant.

Durant la période qui précéda la guerre, le nombre des émigrants italiens n’avait cessé de croître : au cours de l’année 1913, il atteignit presque 900 000. La plus grande part était dirigée vers les deux Amériques, et surtout vers les Etats-Unis. Les émigrants, en général, demeuraient fort attachés à leur patrie d’origine ; ils envoyaient la totalité de leur épargne en Italie et souvent y revenaient eux-mêmes après avoir amassé la petite somme nécessaire à l’achat d’un bout de terrain et à la construction d’une maisonnette. Quiconque a voyagé dans les Abruzzes a remarqué, parmi des chaumières sordides, quelques bâtisses assez propres, couvertes en tuiles : ce sont les maisons des « Américains. » Parfois, elles sont inachevées : le propriétaire, après en avoir élevé les murs, est reparti outre-mer pour gagner de quoi la finir. Dans les villages, l’Américain jouit d’une certaine considération : il est mieux tenu, plus instruit, et offre à ses compatriotes l’exemple d’un genre de vie un peu plus relevé. L’Italie retirait ainsi de l’émigration un double avantage, économique et social.

Pendant les années de guerre, l’émigration fut considérablement réduite : les statistiques ne donnent plus que 142 000 émigrants pour 1916, 46 000 pour 1917 et 28 000 pour 1918. Deux cent mille Italiens vivant à l’étranger obéirent à l’ordre de mobilisation et vinrent accomplir leur devoir militaire. Il semble que presque tous, après la paix, sont restés dans le pays. L’Italie s’attendait à ce que la cessation des hostilités provoquât, de la part des États belligérants, une énorme demande de main d’œuvre, qu’elle eut trouvé avantage à satisfaire dans une large mesure, à certaines conditions. Dès 1917, nous voyons les économistes et les hommes de gouvernement se préoccuper de tirer le meilleur parti d’une situation qu’ils ont évaluée selon des calculs un peu théoriques. « La main d’œuvre est notre meilleure, notre plus grande richesse, écrit M. Victor Scialoja. Nous devons nous en servir, non seulement pour obtenir en faveur de nos ouvriers de bonnes conditions, mais aussi pour suppléer, par des échanges, à notre pénurie de matières premières. » Le principe ainsi énoncé reçut un commencement d’application, notamment dans le traité de Travail conclu avec la France en 1918 et dans les accords spéciaux relatifs à l’emploi de la main d’œuvre italienne dans certaines industries d’extraction, en Tunisie et au Maroc.

Mais la main d’œuvre italienne, très recherchée en France au lendemain d’une guerre qui avait cruellement éprouvé notre population, ne fut point accueillie dans les autres pays avec l’empressement qu’on avait escompté. Les grands États de l’Amérique, et en particulier les États-Unis, adoptèrent un régime de protection si étroite, en faveur de leurs propres ouvriers, que les émigrants italiens trouvèrent, sinon fermées, tout au moins mi-closes les portes qu’ils avaient espéré voir s’ouvrir largement devant eux.

Les prétentions des syndicats dressèrent un autre obstacle : à l’émigration individuelle on entendit substituer l’émigration collective et encadrée ; les ouvriers italiens transporteraient à l’étranger leur organisation, y imposeraient leurs règlements. On ne se contentait point de réclamer une complète égalité de droits entre les ouvriers importés et ceux du pays où ils s’employaient ; on alla, lors des pourparlers avec le Gouvernement français, jusqu’à vouloir soustraire l’émigrant italien à la juridiction ordinaire du pays, pour le rendre justiciable de son seul consul. Cette dernière prétention fut repoussée par la France ; la plupart des États ne se soucièrent même pas d’admettre les autres.

Enfin une bureaucratie de plus en plus compliquée découragea les émigrants, qui sont encore pour la plupart des illettrés. Dans ces derniers temps, les attaques se sont faites très nombreuses et très vives contre l’Office National d’Émigration, qui, érigé en ente autonomo, échappe au contrôle régulier du Parlement et passe pour n’avoir pas toujours usé de son indépendance au mieux des intérêts du pays. La réforme de cette organisation est une de celles que les fascistes ont réclamée avec le plus d’insistance et le plus de raison. Tant que l’Italie n’aura pas transformé radicalement, — et ce ne peut être l’œuvre d’un jour, — les conditions d’une importante fraction de son territoire, elle devra se préoccuper d’assurer à l’excès toujours croissant de sa population des débouchés réguliers, commodes et suffisamment avantageux. Une coordination étroite des services d’émigration avec les bureaux de placement à l’intérieur permettra d’éviter que des crises de chômage se produisent dans les centres trop peuplés et que des crises de main d’œuvre, comme celle de 1920 en Sicile, se vérifient dans les provinces où l’émigration est la plus nombreuse. La nécessité d’une intervention de l’État ne parait pas discutable ; la question est de savoir sous quelle forme et selon quelles méthodes l’Etat doit intervenir, pour subordonner les mouvements de la main d’œuvre aux besoins et aux intérêts de la collectivité, sans porter atteinte à la liberté de chacun et sans tarir cette source précieuse de richesse et de progrès qu’est l’initiative individuelle.


MAURICE PERNOT.

  1. Les chiffres cités au cours de cette étude sont empruntes, pour la plupart, au dernier Annuario Statisiico Italiano, qui porte la date de 1917-1918 et reproduit souvent les données statistiques relatives à l’année 1911.
  2. Annuario Statistico, 1917-1918, p. 32, Rome, Bertero, 1919.
  3. Pantaleoni, Bolcevismo italiano, p. 89-90 (Bari, Laterza, 1922).
  4. Depuis que ces lignes ont été écrites, le Gouvernement fasciste a rendu libre le marché des logements et annoncé l’intention d’appliquer aux salaires ouvriers l’impôt sur le revenu.
  5. Pantaleoni, op. cit., p. 36.
  6. Pantaleoni, op. cit., p. XIV.
  7. Citti di Castello, 1921.