L’Héritage de Charlotte/Livre 05/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 245-255).

CHAPITRE III

CONTRE VENT ET MARÉE

Le sentiment qui existait alors entre Sheldon et son frère, était assez semblable à celui qui existe entre un pays conquis et ses conquérants.

Le vaincu était obligé d’accepter ce qu’il plaisait au vainqueur de lui donner, quels que fussent le mécontentement et la rage qui lui rongeaient les entrailles.

George avait été le vaincu dans cette partie dont l’héritage Haygarth était l’enjeu ; il avait eu de belles cartes et les avait jouées avec une réelle habileté ; maie rien n’avait pu résister à l’as d’atout que son adversaire avait dans son jeu.

L’as d’atout était Charlotte et dans sa façon de jouer Sheldon était pour le présent profondément mystérieux.

« J’ai connu bien des cartes difficiles à deviner dans mon temps, disait le solicitor de Gray’s Inn à son frère aîné dans une conversation fraternelle ; mais je crois que vous avez mis la main sur la plus indéchiffrable de toutes. Qu’espérez-vous tirer de cette succession Haygarth ? Allons, Philippe, dites votre chiffre franchement.

— Je dois avoir un cinquième ; c’est signé et paraphé.

— Mais de combien sera votre part ? Quel arrangement avez-vous fait avec Mlle Halliday ?

— Aucun.

— Aucun ?

— Que penserait-on si j’extorquais de l’argent ou une promesse d’argent à la fille de ma femme ? Croyez-vous que je pourrais arriver à faire un acte valable entre elle et moi ?

— À ce que je vois, vous voulez entrer dans les voies honorables, et vous voulez laisser le soin de régler vos droits à la générosité de votre belle-fille. Vous allez lui laisser épouser Haukehurst avec ses cent mille livres, et alors vous leur direz à tous deux : Monsieur et madame Haukehurst, soyez assez bons pour me compter ma part du butin. Cela ne ressemble pas du tout à votre manière de faire, Philippe.

— Peut-être serez-vous assez bon pour vous épargner la peine de vous livrer à des théories sur les motifs qui me font agir. Suivez votre voie et laissez-moi suivre la mienne.

— Mais ceci est une affaire où j’ai un intérêt. Si Charlotte épouse Haukehurst, je ne vois pas quel profit pourrait vous revenir sur la succession Haygarth ; mais, d’un autre côté, si elle mourait sans s’être mariée et sans avoir testé, l’argent reviendrait à votre femme, Oh ! mon Dieu ! Philippe, est-ce à cet événement que vous songeriez ? »

La question fut si soudaine, le ton d’horreur avec lequel elle avait été faite fut si peu déguisé, que Sheldon fut pendant un moment décontenancé.

Sa respiration devint plus rapide, il essaya de parler, mais pas un mot ne sortit de ses lèvres desséchées.

Mais cela ne dura qu’un moment.

Il se retourna brusquement vers son frère et lui demanda avec colère ce qu’il voulait dire.

« Vous avez la promesse de votre récompense. Laissez-moi le soin de veiller sur la mienne. Vous porterez ces actes chez Greenwood et Greenwood, ils désirent vous parler à leur sujet. »

Greenwood et Greenwood étaient les solicitors de Sheldon, une maison de quelque distinction et dans le savoir et l’expérience de laquelle le spéculateur avait une confiance absolue.

C’étaient des hommes d’une honorabilité intacte et c’est à eux que Sheldon avait confié les intérêts de sa belle-fille, en s’en réservant toujours la direction en chef.

Ces messieurs avaient la meilleure opinion des droits de la jeune fille et ils menaient l’affaire avec la sage lenteur qu’apportent en pareil cas les maisons de premier ordre.

Sheldon souhaita le bonjour à son frère et il allait partir quand George se plaça résolument devant la porte.

« Un instant, Philippe, dit-il avec une énergie qui ne lui était pas habituelle. J’ai quelques mots à vous dire et je les dirai. Il y a une circonstance… il y a dix ans de cela, où j’aurais dû parler et où je me suis tu. Je n’ai jamais cessé de me reprocher ma lâcheté. Oui, par Dieu ! je m’en suis toujours voulu d’avoir été si lâche. Il y a des moments où je sens que la part que j’ai eue dans cette affaire a été presque aussi coupable que la vôtre.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Naturellement. C’est votre thème et vous vous y tenez. Mais vous savez fort bien ce que je veux dire. En tous cas, vous allez le savoir. Je parlerai clairement pour vous l’apprendre. Vous et moi nous avions un ami, Philippe. C’était un bon ami pour moi, et je l’aimais autant qu’un homme peut en aimer un autre ici-bas. Si j’avais été dans la gêne et si je lui avais demandé cent livres pour me remettre à flots, je suis sûr qu’il m’aurait dit : George, voilà ! C’est ainsi que je comprends l’amitié. Et pourtant j’étais près de cet homme à son lit de mort, je le voyais décliner, je savais la cause de son mal, et je n’ai pas étendu la main pour le sauver.

— Ayez la bonté de vous écarter de cette porte, dit Sheldon les lèvres pâles de fureur, mais portant hardiment la tête haute. Je ne suis pas venu ici pour entendre des rodomontades de ce genre ou pour me quereller avec vous. Ôtez-vous.

— Non, pas avant d’avoir dit ce que j’ai à dire. Il ne s’agit pas de rodomontades cette fois. J’étais là et… écoutez ceci… J’ai vu mon meilleur ami assassiné par vous. Je me suis lâchement tu dans votre intérêt. Quand cette mort vous a eu enrichi, je vous ai demandé un peu d’argent. Vous savez combien vous m’avez donné et avec quelle grâce. Si vous m’aviez donné vingt fois la somme que vous avez gagnée à la mort de Tom, je la rendrais et je donnerais vingt fois cette somme pour lui rendre la vie et pouvoir me dire que je n’ai jamais été le complice d’un assassin. Oui, par Dieu, je le voudrais ! quoique je ne sois pas scrupuleux à l’excès. Malheureusement, c’est un fait accompli, et tout l’argent de la Banque d’Angleterre ne déferait ce que vous avez fait dans Fitzgeorge Street. Mais écoutez bien, si vous essayez quelque… chose de pareil contre la fille de Tom, si c’est là le plan que vous méditez pour vous emparer de cet argent, aussi vrai que nous existons tous les deux, Philippe, je vous dénoncerai et je sauverai la fille de celui que vous avez assassiné. Je le ferai, Philippe, quoi qu’il puisse arriver. Vous ne pourrez pas vous débarrassez de moi, mon cher, n’essayez même pas. Je vous connais, moi, et c’est le meilleur antidote contre vos poisons.

— Si vous étiez assez bon pour venir me dire ces choses à la Bourse, je pourrais vous intenter un procès en diffamation ou vous faire enfermer dans une maison de fous. Il est fort inutile de me dire tout cela ici. »

Philippe, dans cette crise, était moins agité que son frère, étant plus ferme et moins impressionnable par nature.

Il saisit son accusateur par le collet et l’écarta violemment du seuil de la porte.

Ainsi se termina sa visite à Gray’s Inn.

Malgré toute l’audace qu’il avait montrée dans cet entretien, il arriva à son cabinet profondément accablé.

« Ainsi, il me faudra donc m’attendre à l’avoir contre moi ? se dit-il. Il ne peut me faire aucun mal réel, mais il peut me gêner, m’ennuyer. S’il avertissait Haukehurst ? Mais il n’est guère possible qu’il fasse cela. Peut-être l’ai-je un peu trop rudement traité autrefois, et pourtant si je m’étais montré plus coulant, où ses demandes se seraient-elles arrêtées ? Non ; des concessions dans des cas pareils, c’est la ruine. »

Il s’enferma dans son cabinet et s’assit devant son bureau pour se rendre compte de sa situation.

Pendant longtemps la barque qui avait porté la fortune de Sheldon avait navigué en eau trouble. Il avait été un disciple inconscient de lord Bacon, en ce sens que la hardiesse recommandée par ce philosophe avait été le trait distinctif de sa conduite, dans toutes les circonstances de sa vie.

Comme spéculateur, cette hardiesse l’avait bien servi.

Les aventures devant lesquelles les esprits timides reculent épouvantés lui avaient apporté, à lui joueur audacieux de riches moissons.

Quand quelque riche galion naviguant sur l’Océan commercial, tirait le canon d’alarme et arborait les signaux de détresse, quand menacé par la tempête, il s’élevait à la pointe des vagues et plongeait dans l’abîme sans fond où s’ouvre la vallée de la mort, Philippe était au milieu de cette bande choisie de désespérés qui osaient affronter la tempête et chercher un profit, un bénéfice dans la tourmente et la terreur.

Pendant que d’autres surveillaient les événements et attendaient qu’un rayon de soleil reparût à l’horizon, Sheldon avait déjà rapporté une belle et riche part de butin.

Les obligations de chemins de fer qui ne semblaient pas sérieuses, les actions de la Banque Unitas, immédiatement après la découverte des malversations gigantesques de Swillinger, le secrétaire de la Banque, la ligne de chemin de fer de Mole et Barrow, quand les projets de Mole et Barrow étaient encore dans les nuages et que les gens prudents prévoyaient leur insuccès, les actions d’emprunts étrangers que les Rothschild achetaient en dessous-main, toutes ces affaires et d’autres du même genre avaient attiré le capital de Sheldon et par la savante manipulation de ce capital, ainsi employé, Sheldon avait triplé la fortune que lui avait apporté son mariage avec la veuve de Halliday.

Le spéculateur avait eu la chance de se lancer sur le marché à un moment où l’on faisait fortune avec une facilité tout à fait anormale.

Il avait tiré le meilleur parti de ses avantages et n’avait négligé aucune occasion.

Il avait saisi la fortune aux cheveux et il n’avait pas attendu qu’elle se changeât en une vieille femme chauve.

Il n’avait commis qu’une erreur, et cette erreur il l’avait commise en commun avec tous ceux engagés comme lui dans le grand jeu de la spéculation, il avait pris l’anormal pour le normal ; il s’était figuré que ces magnifiques occasions étaient l’évolution naturelle et continue des événements de chaque jour, et quand cette série se rompit brusquement, quand la dernière des sept vaches grasses eut disparu pour faire place à la triste succession des vaches maigres, il n’y eut pas de débutant, d’apprenti boursier qui fût plus déconcerté que Sheldon.

La panique arriva sournoisement comme un voleur au milieu de la nuit, et elle trouva Sheldon engagé parmi les spéculateurs à la hausse.

Les oracles de la Bourse étaient tombés d’accord pour déclarer qu’un homme qui avait acheté des consolidés à 90 devait augmenter son capital, et, ce qui était vrai pour cette valeur, devait logiquement être vrai pour les autres.

La panique arriva et de 90 les consolidés descendirent lentement, tristement, et avec une continuité désespérante, à 85 1/2. Les autres valeurs moins sûres déclinèrent avec une rapidité en proportion de leur faiblesse constitutionnelle.

Comme lors des ravages d’une épidémie, les plus faibles sont les premières victimes du fléau, de même dans les paniques de Bourse, les fausses entreprises, les opérations hasardeuses, tombent à des taux effrayants et finissent par sombrer totalement.

L’homme qui tient un lion par la queue n’est pas dans une situation pire que le spéculateur dans ces moments de crise.

Lâcher pied, c’est réaliser une ruine immédiate, tenir tête pendant un certain temps peut être le salut, mais qui peut savoir le moment précis où il est sage d’abandonner la partie.

Mais tenir bon jusqu’à ce que la bête soit devenue de plus en plus furieuse et lâcher alors, pour être mangé tout vivant, voilà ce qui arrive à beaucoup de gens dans ces conjonctures.

Si Sheldon avait accepté sa première perte et vu dans ce fait une indication que la chance avait tourné, il aurait subi une perte considérable ; mais il resta sourd à ce premier avertissement.

Il avait une confiance implicite en son habileté, et il S’imaginait que si’autres barques sombraient dans cette tempête, sa barque à lui continuerait sa marche triomphante jusqu’au port, protégée par sa science et son audace.

Ce ne fut pas avant d’avoir vu une petite fortune fondue dans le payement des reports, qu’il se soumit à l’inévitable.

Les erreurs d’une année avaient dévoré les fruits de neuf années de succès et le Sheldon d’alors n’était pas plus riche que l’homme qui se tenait près du lit de Halliday et attendait la venue de celle qui entre d’un même pas dans le palais des rois et dans la chaumière du pauvre.

Non-seulement il était aussi pauvre qu’en cette terrible période de son existence, dont le souvenir était douloureux même pour lui, mais il était écrasé par un fardeau encore plus lourd : il s’était créé une situation plus élevée, et la chute était plus profonde, c’était l’anéantissement complet de toutes ses chances dans la vie.

Le sommeil inquiet du spéculateur fut d’abord troublé par une vision assez étrange.

Il vit un écriteau noir attaché à la muraille sur une place publique.

Son nom était inscrit sur cet écriteau.

Dans quelque lieu que ses rêves le transportassent, partout il voyait cette hideuse planche carrée peinte en noir.

Tantôt c’était sur les murs de la chambre, tantôt à la porte de l’église, comme les propositions de Luther, tantôt au coin de la rue, à la place de l’inscription de la rue, tantôt il tranchait en noir sur le marbre blanc.

Misérable rêve, misérable homme, pour qui amasser de l’or est le seul but de la vie, et qui s’imagine que perdre cet or !… c’est tout perdre !

La conscience de ses pertes et la prochaine ruine dont il était menacé étaient le renard que le spéculateur, comme le Spartiate, portait chaque jour sous son gilet pendant que sa vie triste et monotone suivait son cours, que son insignifiante femme lui souriait au coin de la cheminée, plus occupée de son crochet ou d’un nouvel ouvrage de tapisserie que de la vie intérieure de son mari, que Charlotte et son amoureux, contemplant l’existence à leur point de vue, s’abandonnaient à leurs rêves et à leurs espérances et étaient en toutes choses aussi loin du triste songeur, que si le hasard les avait fait naître aux Grandes-Indes.

La ruine qui menaçait le spéculateur malheureux n’était pas immédiate, mais elle n’était plus fort éloignée, l’ombre lui en apparaissait dans une obscurité crépusculaire.

Sa réputation d’homme habile et sûr n’existait plus, il était rangé parmi les hommes audacieux et les niais secouaient la tête quand on parlait de lui.

« L’un des premiers qui sautera sera Sheldon, » disait-on.

Mais dans ces temps de crise commerciale il n’y avait pas à dire qui sauterait le premier : c’était la fin du monde en petit. L’un était pris et l’autre était laissé.

La Gazette remplissait ses colonnes comme une rivière qui déborde, toute une page du Times était absorbée, les hommes dans les affaires regardaient les listes de noms dans les journaux du mercredi et du samedi, comme si la trompette des archanges sonnait pour la destruction de l’univers.

Depuis quelque temps, la barque dans laquelle Sheldon avait bravé la tourmente était faite en papier. Ce n’était rien : les barques en papier sont celles qui se soutiennent le mieux sur l’eau, mais la barque du capitaine Sheldon avait besoin d’être radoubée et le capitaine craignait la rareté du papier, ou pire encore, le terrible décret émané de quelque aréopage commercial déclarant qu’il n’y avait plus de papier.

Une fois déjà, Sheldon s’était trouvé face à face avec la ruine complète et inévitable : quand tous les expédients ordinaires eurent été épuisés et que ses embarras furent devenus désespérés, il avait trouvé un expédient désespéré et il était sorti de ses embarras.

Le moment était venu où il fallait trouver un nouveau moyen de se tirer d’affaires, et un moyen désespéré si la nécessité l’y contraignait.

Comme Sheldon avait alors envisagé sa position, il l’envisageait maintenant, sans fléchir, quoique avec une sombre colère contre sa destinée.

Il était dur pour lui qu’une pareille chose dût être répétée. S’il avait pitié de quelqu’un, c’était de lui, et ce genre de compassion est très-commun chez les gens de ce caractère.

Les lettres de Casket ne nous montrent-elles pas, si elles sont de nature à nous apprendre quelque chose, que Marie Stuart se trouva très à plaindre quand elle se vit forcée d’en finir avec Darnley ?

Dans la merveilleuse étude de Swinburne sur l’existence morbide, il n’y a peut-être pas de touches plus fines que celles qui révèlent l’égoïste compassion de la reine par les souffrances de son propre cœur.