L’Héritage de Charlotte/Livre 10/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 201-209).


LIVRE DIXIÈME

LE PORT



CHAPITRE I

HORS DE LA SOMBRE VALLÉE

Ni la pompe ni la splendeur, ni les fleurs d’été, jonchant le passage des nouveaux époux, n’avaient solennisé le mariage de Valentin et de Charlotte. La cérémonie avait été simple et secrète, attristée par les sombres nuages qui obscurcissaient encore le ciel au-dessus de leurs têtes et pourtant jamais plus heureux époux ne foula la terre, lorsque Valentin reprit à pied le chemin de son logement solitaire, sous un ciel étincelant d’étoiles, après avoir laissé sa jeune femme aux soins de sa mère, dans la nouvelle demeure qu’il leur avait choisie.

Il avait sujet de se réjouir, car il avait passé par la sombre vallée où plane l’ombre de la mort ; il avait vu de près cette redoutable visiteuse contre laquelle les anges de foi et d’amour ne peuvent rien.

Sans peur comme Alcide il avait pénétré dans le royaume des ténèbres, et heureux et triomphant comme le demi-dieu, il était revenu rapportant son précieux fardeau dans ses bras vigoureux.

La lutte avait été dure, l’angoisse de l’incertitude lui avait causé une horrible torture, mais de cet effroyable combat, il était sorti meilleur et plus sage : ce qui manquait de solidité à ses principes pour compléter l’œuvre de réformation accomplie par l’amour, Valentin l’avait gagné durant la maladie de Charlotte.

La femme qui lui était promise, l’ange rédempteur dont l’affection lui avait appris à rendre grâce à Dieu, avait semblé prête à s’envoler loin de lui.

Dans les heures heureuses où il lui faisait sa cour, il se savait indigne d’elle, n’ayant d’autres droits à une si belle conquête que ceux qui résultaient d’un amour pur et sans mélange d’égoïsme.

Quand l’heure de l’épreuve vint pour lui, il se dit : Voici l’ange vengeur ! et à cette heure il lui sembla qu’il avait toujours eu le pressentiment caché du malheur auquel son avenir était condamné, même au moment où son bonheur était le plus complet. Qu’avait-il fait, pour mériter l’impunité de toutes les erreurs et de toutes les folies de sa jeunesse ?

Il regardait en arrière et se demandait s’il avait été un aussi vil pécheur qu’il était porté à le penser dans ces heures de repentir. Sa vie pouvait-elle être autre ? N’avait-il pas été lancé sur une mauvaise pente, ses premiers pas ne s’étaient-ils pas trouvés engagés dans un chemin tortueux, avant qu’il ne connût assez la vie pour savoir que dans le voyage à accomplir sur cette terre la ligne droite est celle qu’il faut suivre ?

Hélas ! la réponse faite au tribunal de la conscience était contre lui : d’autres hommes étaient entrés en ce monde dans un milieu aussi mauvais si ce n’est pire que celui où s’était trouvé son berceau, et quelques-uns étaient sortis de cette fange native aussi purs et aussi blancs que la neige nouvellement tombée. La force de caractère qui avait sauvé ces hommes ne lui avait pas été donnée. Ses pieds s’étaient trouvés engagés dans les chemins tortueux et il avait continué sa route, sans souci, avec une sorte d’orgueil, conscient à demi que la route qu’il suivait était mauvaise et que ses vêtements y ramassaient plus de fange qu’il n’aurait convenu à d’autres voyageurs.

Ce ne fut que lorsque la toute-puissante influence de l’amour agit sur sa nature que Haukehurst se réveilla complètement à la conscience de ce qu’il y avait de dégradant dans sa position et qu’il se sentit animé du désir de sortir du marais fangeux de la mauvaise compagnie. Alors, et seulement alors, commença la transformation qui devait finir par amener un changement complet. Quelque influence en dehors de celle de l’amour heureux, était encore nécessaire pour donner de la force au caractère de cet homme, et cette influence il l’avait trouvée dans la grande terreur des derniers trois mois de son existence. La vie de Valentin avait été ébranlée jusque dans ses fondations et il ne pouvait plus jamais être ce qu’il avait été.

Il s’était vu presque au moment de perdre Charlotte. Cela disait tout.

Il s’était vu presque enlever celle qui pour cet homme était père, mère, épouse, famille, passé, présent, futur, gloire, ambition, bonheur, tout, excepté ce Dieu qui plane au-dessus de nous et qui tenait la vie de celle qu’il aimait et son bonheur à lui, dans le creux de sa main.

Il avait vu la mort en face, et jamais dans l’avenir, jamais aux plus belles heures de son bonheur, il ne pourrait oublier le péril auquel il avait été exposé et qui pouvait renaître encore.

Il avait appris à comprendre qu’il ne la possédait pas à titre de don, mais à titre de prêt, qu’elle était un trésor qui, à tout moment, pouvait lui être réclamé par le Dieu qui le lui avait prêté.

La sombre vallée était traversée et Valentin était debout auprès de sa bien-aimée, sur le haut de la montagne éclairé par les rayons du soleil.

Les docteurs avaient déclaré leur malade sauvée ; l’heure du danger avait passé et le mal produit par l’empoisonneur avait été victorieusement combattu par la science médicale.

« Dans six semaines vous pourrez faire voyager votre femme pendant votre lune de miel, monsieur Haukehurst, elle sera complètement rétablie, dit le docteur Jedd.

— Que parlez-vous d’un voyage pendant leur lune de miel ! s’écria Gustave qui, sur la demande de Diana, s’était mis à la disposition de Valentin. Haukehurst et sa femme viendront passer leur lune de miel à Cotenoir, n’est-ce pas, Diana ? »

Diana répondit que cela serait et cela devait en être ainsi.

Il était impossible d’imaginer une réunion d’êtres plus heureux que ceux qui se trouvaient tous les jours ensemble dans l’agréable résidence où Georgy, Diana et Charlotte avaient été installées avec amour et dévouement par Valentin et Gustave.

Haukehurst avait choisi les appartements et Lenoble avait passé toute la journée qui avait précédé celle du mariage à aller du West End à Kilburn, y apportant des fleurs de serres, des comestibles, des boîtes de bonbons de chez Fortnum et Mason, les Chevet et les Boissier de Londres, de la parfumerie, des livres nouveaux, de la musique nouvelle, et à veiller à la mise en place d’un luxe de sièges moelleux et commodes loués chez un des marchands de meubles les plus en renom, ainsi que d’un grand piano et d’un harmonium.

« Nous ferons de la musique le soir, dit-il à Diana, qui manifestait son étonnement à la vue de tous ces arrangements, quand nous serons tous rassemblés ici. Pourquoi ouvrir ainsi de grands yeux à la vue de ces riens ? Penses-tu que je n’ai pas pris plaisir à témoigner mon affection à ceux qui ont été si bons pour toi, à tes amis, à ta sœur d’affection ? Je voulais que tout fût brillant autour d’elle, quand on l’amènerait ici, après qu’elle aurait échappé aux serres de la mort, et puis, ne devais-tu pas venir passer ici quelques jours avant notre mariage ? Ton père a été bien surpris d’apprendre de pareils événements. Ne viendras-tu pas le voir bientôt ?

— Oui, cher Gustave. J’irai demain. »

Elle vint en effet le lendemain et trouva le capitaine beaucoup plus affaibli que lors de sa dernière visite.

Il était évident que sa fin était proche : il était très-changé et très-abattu par sa longue maladie, mais l’esprit mondain n’avait pas été entièrement exorcisé, même dans cette triste période de concentration en lui-même.

« Qu’est-ce que tout cela signifie, Diana ? demanda-t-il. Je n’entends pas être ainsi laissé dans l’obscurité. Voilà que vous quittez subitement la maison de M. Sheldon pour aller vous installer dans celle de Mme Sheldon. Voilà qu’un mariage secret se célèbre, dans un moment où l’on m’avait donné à penser que l’une des parties contractantes était à la mort, et voilà Valentin présenté à M. Lenoble contrairement à la recommandation expresse que j’avais faite que mon futur beau-fils ne fût pas mis en rapport avec qui que ce soit appartenant à la famille Sheldon.

— Valentin n’est pas de la famille Sheldon, papa. Je ne pense même pas qu’il revoie jamais M. Sheldon.

— En vérité ! s’écria Paget, il se passe donc quelque chose de sérieux, alors ? »

Sur ce, il insista pour avoir une explication, et Diana lui raconta l’histoire des deux ou trois dernières semaines : la maladie toujours croissante de Charlotte, si mystérieuse et si incurable ; le retour subit de Barrow ; les craintes de Valentin ; l’opinion exprimée par le docteur Jedd, que la malade était la victime d’un crime ; l’exclusion systématique de Sheldon de la chambre de la malade, suivie immédiatement par des symptômes d’amélioration et amenant graduellement son rétablissement.

Le capitaine écouta tout cela avec effroi : la distance qui sépare l’attentat contre la vie humaine de tous les autres méfaits est si grand que celui qui n’a pas été jusque-là dans le crime, se regarde comme un saint, quand il songe au forfait de ce grand criminel.

« Grand Dieu ! est-ce possible ? s’écria le capitaine en frissonnant. Et j’ai touché la main de cet homme ! »

Assez tard dans la soirée, lorsque Diana l’eut quitté et qu’il eut repassé sérieusement sa carrière et les divers incidents de sa vie tant soit peu ténébreuse, il trouva quelque consolation dans cette pensée :

« Je n’ai jamais fait de mal à un ver de terre, murmura-t-il avec complaisance, non, la main sur mon cœur, je puis dire que je n’ai jamais fait de mal à un ver de terre. »

Le capitaine ne s’arrêta pas à réfléchir, que presque tout le mérite de cet aimable trait de caractère, pouvait être imputé à ce qu’il ne s’était jamais trouvé dans une position où il aurait eu une fortune à gagner à écraser un ver de terre ; il ne songeait qu’à l’histoire qui venait de lui être contée sur Sheldon, et il se dit que dans les moments les plus durs de sa vie, jamais son cerveau n’avait seulement conçu la pensée d’un forfait semblable à celui dont cet homme avait poursuivi l’accomplissement pendant près de trois mois.

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Pour Charlotte, l’été qui succéda à son mariage se passa très-paisiblement. On ne lui avait pas dit les motifs de ce mariage subit et secret qui l’avait unie à l’homme qu’elle aimait d’un amour si dévoué et si confiant : Valentin et Diana s’étaient entendus ensemble pour amener Mme Sheldon à agir selon leur volonté, et ce fut sur sa demande que Charlotte consentit à prendre l’étrange parti qu’on lui conseillait.

La fable imaginée pour justifier le singulier désir de Mme Sheldon était bien innocente. Les docteurs avaient ordonné un climat plus doux que l’Angleterre pour la chère convalescente, Madère, Alger, Malte, ou tout autre point aussi éloigné du globe ; il était impossible, pour M. et Mme Sheldon, d’entreprendre un aussi long voyage ; M. Sheldon étant retenu pieds et poings liés, dans la Cité, par ses affaires, et Mme Sheldon ne pouvant quitter son mari, Charlotte ne pouvait se rendre seule à Malte, avec sa fidèle Diana pour unique compagne ; en somme, il n’y avait rien de mieux et de plus prudent qu’un prompt mariage qui permettrait à la malade de se rendre dans un climat plus doux, accompagnée et gardée par un protecteur naturel, un mari.

« Consentez, chère Charlotte, je vous en supplie, » écrivait Valentin dans un petit billet dans lequel il appuyait la demande de Mme Sheldon, « quelque étrange que vous paraisse notre désir. Croyez que c’est le meilleur parti à prendre pour vous et pour ceux qui vous aiment. Ne faites pas de questions et contentez-vous de dire oui. »

À la prière contenue dans cette lettre, aux instances de sa mère et de Diana, Charlotte céda ; elle s’étonnait que Sheldon l’évitât, et plus d’une fois elle avait demandé avec anxiété pourquoi elle ne le voyait pas.

« Papa serait-il malade, demandait-elle, qu’il ne vient jamais voir comment je suis ?

— Les docteurs ont interdit qu’il vînt beaucoup de personnes dans votre chambre, chère enfant.

— Oui, quand j’étais si mal ; mais maintenant que je suis mieux, papa pourrait venir.

— Ma chérie, soyez certaine que le mariage est pour le mieux, » insista Diana.

Le mariage eut lieu.

C’est ainsi que fut épargnée à son âme innocente une révélation qui aurait jeté une ombre funèbre sur l’aurore brillante de sa vie d’épouse.

Georgy s’engagea par serment à cacher ce secret fatal à sa fille, et Diana la récompensa de sa discrétion, en écoutant, avec une complaisante attention, ses lamentations sur l’iniquité des humains en général, et sur celle de Sheldon en particulier.

Quant à l’horrible secret, récemment révélé par M. Burkham, il n’en avait été rien dit à Mme Sheldon. Rien de bon ne pouvait résulter d’une semblable révélation. La loi criminelle a des statuts limitant son action qui, pour ne pas être écrits, n’en existent pas moins. Un crime dont la preuve eût été difficile à faire à l’époque de sa perpétration, après un laps de douze années échappait à la justice. Trois personnes venant déclarer qu’à l’époque de la mort de Halliday elles avaient soupçonné Sheldon de l’avoir empoisonné ne prouveraient rien qui fût de nature à faire impression sur un jury, qui ne verrait dans ces témoins que des diffamateurs animés de méchantes intentions. Plus le crime est grand, plus grandes sont les chances de l’accusé, et un moindre coupable sera condamné pour avoir volé dans une poche sur des preuves plus légères que celles qui seraient jugées suffisantes pour déclarer un homme coupable d’avoir fait sauter le Parlement.