L’Héritage de Darius/01

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L’Héritage de Darius
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 628-648).
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L’HÉRITAGE DE DARIUS

I.
LES CONQUÊTES LÉGITIMES ET LA GUERRE DE MONTAGNE DANS L’ANTIQUITÉ.


I.

J’appelle une conquête légitime celle qui a pour résultat de faire un sort meilleur au vaincu; c’est dans cet esprit que je me propose d’étudier les dernières campagnes d’Alexandre. Quand j’étais aspirant, j’avais pour compagnon sur la frégate l’Aurore un Egyptien nommé Mohammed, qui sortait, comme moi, de l’école navale de Brest; ce futur capitaine des vaisseaux du vice-roi n’était venu chez nous que pour s’y instruire des choses de la marine; en fait d’histoire, nous n’avions, selon son jugement, rien à lui apprendre : ses notions orientales lui suffisaient. Que de fois il nous a conté les exploits d’Alexandre Zoukarnès, de cet Alexandre devenu si cher aux vaincus, que les vaincus ont fini par s’enorgueillir plus encore que les Grecs eux-mêmes de ses victoires ! Consultez, comme l’a fait M. le baron Gobineau, ces récits orientaux épars dans toutes les légendes de la Perse et de l’Inde, vous apprécierez mieux à quel point fut profonde la trace laissée par le héros de la Macédoine dans la mémoire des populations iraniennes.

Si, au IVe siècle avant notre ère, la conquête de l’Asie eût été accomplie par un de ces capitaines d’aventure dont Cléarque fut le type et resta le modèle, la solution serait probablement demeurée des plus simples ; Eratosthène, le célèbre géographe d’Alexandrie, a pris soin de nous l’indiquer. On se fût souvenu que le genre humain se divisait en deux groupes, — les Grecs et les barbares. Les peuples grecs eussent été en conséquence traités en amis, les peuples barbares en ennemis ; l’ennemi, quand on le laissait vivre, ne pouvait être alors qu’un esclave. Alexandre eut la gloire de répudier le premier ces idées d’un autre âge; il ne se contenta pas « de rechercher partout sans acception de nationalité, les hommes de mérite; » il voulut conserver aux peuples conquis leurs institutions, leurs coutumes ; il respecta jusqu’à leurs préjugés. Les autres conquérans n’avaient su, suivant la parole du prophète, « qu’enlever les bornes des peuples, dépouiller les princes, arracher de leurs trônes les rois les plus élevés; » Alexandre devient le gardien vigilant des contrées que son épée a rendues sans maître; il les rassemble toutes avec une égale sollicitude sous son aile « comme les œufs encore chauds d’un nid abandonné. » L’élève d’Aristote se distingue ici de Mahomet et de Charlemagne : il se rapproche une fois de plus de Napoléon. Ce n’est ni un dogme nouveau ni une réforme politique ou morale qu’il apporte, c’est un équitable arbitrage entre le monde ancien qui ne pouvait renaître et le monde nouveau qui ne savait pas encore comment vivre. La modération d’Alexandre, sa sollicitude pour les vaincus choquèrent également les Macédoniens et les Grecs ; de là, tant de calomnies, tant de contes ridicules dont nous avons peine aujourd’hui à débrouiller le chaos.

Faisons avec Sainte-Croix, avec Charles Müller, guide au moins aussi sûr, un rapide examen des diverses appréciations dont le vainqueur d’Issus et d’Arbèles a été l’objet; demandons-nous surtout de quelles archives dignes d’être consultées ces appréciations sont sorties. De l’année 336 à l’année 331 avant notre ère, que rencontrons-nous? Une admiration exaltée, un panégyrique sans nuage. Tout est à la joie, au triomphe; Alexandre a pour historiographes ses précepteurs ou ses compagnons d’enfance : Anaximène de Lampsaque, ce philosophe obèse et d’un âge déjà mûr, qui promène dans le camp sa tenue négligée; Callisthène d’Olynthe, le cousin, — nous dirions aujourd’hui le neveu à la mode de Bretagne, — d’Aristote; Marsyas de Pella, frère utérin d’Antigone et son aîné de vingt ans, familier du fils de Philippe, dont il a, dès l’âge le plus tendre, partagé l’éducation et les jeux : voilà les trois écrivains qui se dévouent, dès cette heure, à célébrer les exploits du roi. Éphore l’Éolien, auteur d’une Histoire du Péloponèse en trente livres, sollicité de passer en Asie, s’est fait excuser. Callisthène est en ce moment le plus outré dans ses louanges, le plus emphatique dans ses narrations. Aristote, qui se méfie de son enthousiasme trop facile presque autant que de son naturel frondeur, lui a cependant recommandé de s’entretenir le moins souvent possible avec Alexandre. « Le plus sûr, lui dit-il, vis-à-vis des oreilles royales, est généralement le silence. Si vous parlez, que votre langage du moins n’ait jamais rien de blessant ; la vérité se fait mieux accepter quand elle se présente sous une forme agréable. » Callisthène suivit, le conseil du sage de Stagyre jusqu’au jour où sa jalousie se trouva excitée contre un autre philosophe, Anaxarque. Un flatteur plus adroit et mieux vu que lui, voilà ce que sa grande âme ne put supporter ! À l’instant, il tombe dans l’excès contraire et l’on n’entend plus sortir de sa bouche que des paroles de blâme ; historien sans valeur et déclamateur sans conscience, dont le sort funeste doit sans doute exciter la pitié, mais dont les dépositions passionnées ne méritent pas qu’on s’y arrête. Ainsi donc, jusqu’à la bataille d’Arbèles, pas un mot de censure, pas un doute exprimé sur les contes absurdes qu’une obséquiosité servile accrédite. Darius assassiné, les épreuves des campagnes laborieuses commencent ; l’armée souffre, les humeurs s’aigrissent. Méfiez-vous de votre entourage s’il est tourmenté par les moustiques de l’Arachosie et de la Drangiane ! La louange et l’insomnie font mauvais ménage. nul n’oserait cependant confier au papyrus ses secrets murmures ; le fiel se distille à voix basse et la tradition s’en imprègne dans des conciliabules ténébreux. Il n’y a plus d’autres historiographes officiels que les arpenteurs des marches, — Bœton, Diognète, Archélaüs, Amyntas, — et les grammates chargés de la rédaction des éphémérides, — Eumène de Cardie et Diodote d’Erythrée. — Au retour de l’Inde, les soldats qu’anime l’ambition de marcher sur les traces de Xénophon ou tout au moins d’Éphore ont repris haleine. Le pilote-major de la flotte, Onésicrite d’Égine, s’occupe de mettre en ordre ses souvenirs. Remplis de fables souvent extravagantes et tout empreints d’un suffisant orgueil, les récits d’Onésicrite sont déjà décriés du vivant d’Alexandre. Ce malencontreux pilote a perdu les marins de réputation ; c’est à lui qu’ils doivent le proverbe : « A beau mentir qui vient de loin. » Androsthène de Thasos ne paraît pas avoir eu un meilleur renom de véracité. Reste Néarque, longtemps contesté, Néarque, méconnu par Strabon, réhabilité par Arrien et dont je n’hésite pas à me rendre garant. Le journal de bord de Néarque est aussi authentique, aussi scrupuleux dans les moindres détails que le journal de Chancellor, de Stephen Burrough, de Cook, de Lapérouse ou de Dumont d’Urville. Son exactitude est chaque jour confirmée par quelque observation nouvelle, par quelque découverte moderne. Voilà un marin du moins qui ne ment pas ! Il est vrai que c’est un amiral. Onésicrite s’est donné dans sa relation le titre de navarque ; ce titre, il l’usurpe ; Néarque seul, en vertu de sa lettre de commandement, a le droit de le porter.

Anaximène, Callisthène, Marsyas de Pella, Onésicrite et Néarque, est-ce tout ? n’avons-nous pas d’autres documens émanés de témoins oculaires ? Un chambellan, — c’est ainsi que je me permets de traduire le mot grec d’isanghéleus, — Charès de Mytilène nous léguera sur la vie privée du souverain quelques notes succinctes, plutôt que des mémoires ; Éphippe d’Olynthe se renfermera dans des limites plus étroites encore ; il se contentera de nous raconter la mort et les obsèques d’Éphestion, en attendant qu’il rende le même service aux mânes d’Alexandre. Ce n’est pas un historien ; c’est un employé des pompes funèbres. Cyrsile de Pharsale, Médius et Polyclète de Larisse paraissent aussi avoir cédé à la tentation « de mettre leur liard à la passe. » Leurs ouvrages n’ont jamais été connus que par d’insignifians fragmens. En somme, quand Alexandre meurt, il n’existe aucune relation fidèle, circonstanciée, des campagnes de la Perse et de l’Inde. Les drames intérieurs qui ont signalé ces expéditions sont des questions brûlantes, des affaires d’état, dont aucun écrivain n’aurait pu soulever le voile sans péril. La mort d’Alexandre disperse les témoins de ses hauts faits, les partage en camps opposés, et ce n’est certes pas pendant les années qui suivent les funérailles sanglantes que nous pouvons nous attendre à voir des mains pieuses s’employer à préserver les vestiges à demi effacés de l’expédition héroïque. D’autres années passent et repassent sans cesse sur le sol qu’ont foulé les soldats d’Alexandre, et l’Inde, la Sogdiane, la Bactriane, la Gédrosie, laissées en dehors des luttes dans lesquelles Antigone, Séleucus, Lysimaque, Cassandre, Ptolemée, se disputent l’empire, n’apparaissent plus que comme un fond de tableau qui recule d’heure en heure et dont la brume envahit peu à peu les contours. Durant près de vingt ans, il n’y a plus au monde d’ardeur que pour la guerre ; le burin de l’histoire a été brusquement jeté de côté ; au milieu du tumulte, qui prendrait souci de le ramasser ?

La cour de Ptolémée est la première à offrir un refuge aux amis de la paix et aux amis des lettres. C’est là que le fils de Dinon, Clitarque, emploie toute son habileté de rhéteur à condenser les souvenirs de son père, à donner un corps aux rumeurs courantes, aux légendes qui se déforment à vue d’œil. Ne prêtant qu’une oreille distraite aux protestations étonnées des survivans de la grande époque, il prétend, avant tout, ériger un monument à la gloire d’Alexandre ; il cède involontairement à l’attrait de nous parler de la gloire de Ptolémée. La part qu’il attribue à son protecteur dans toutes les affaires de quelque importance détruit, à son insu, l’équilibre de son œuvre et nous inspire les doutes les mieux fondés sur l’indépendance de ses jugemens. L’histoire, chez les anciens, ne se piquait pas d’une critique bien austère. Clitarque avait répandu à pleines mains les fleurs de son éloquence, le sable d’or de son esprit poétique sur les feuillets gardiens des glorieuses annales ; c’en fut assez pour qu’il servît de guide aux écrivains qui, quelques siècles plus tard, se chargèrent d’apprendre aux Romains comment on avait fait jadis la conquête de l’Orient.

On ne possédait cependant qu’un roman de plus; ce n’était pas encore la de l’histoire. Il est permis de supposer que les déclamations du rhéteur, si favorables qu’elles fussent à la renommée du roi d’Egypte, ne satisfirent pas complètement le lieutenant d’Alexandre. Solidement assis sur son trône après la bataille d’Ipsus, Ptolémée put tourner sa pensée vers les années où il apprenait à vaincre sous un capitaine incomparable. Personne n’avait encore raconté en militaire les sièges de Milet, d’Halicarnasse, de Tyr, de Gaza, les batailles du Granique, d’Issus et d’Arbèles, les opérations dont les montagnes des Uxiens et des Cosséens furent le théâtre, la poursuite de Bessus, la prise des forteresses de la Paropamisade ; Ptolémée résolut d’intervenir dans le débat demeuré ouvert. Il voulut y apporter le tribut de son expérience et de ses souvenirs, rappeler aux vétérans qui venaient de lui assurer la couronne, « les grandes choses que jadis ils avaient faites ensemble. » Ptolémée employa les dernières années de son règne à écrire et à publier ses Commentaires. Un roi auteur! cela ne s’était pas encore vu. Le récit du fils de Lagus fut bref, assure-t-on, dépouillé d’ornemens, froidement substantiel. Fut-il au moins de tout point sincère? Est-ce bien aux généraux de Napoléon qu’il faudrait s’adresser pour rectifier toutes les notions fausses dont tant de vains commérages nous ont imbus? Auront-ils la virile énergie de débarrasser une bonne fois de ces ronces la tunique tristement accrochée de la pauvre Clio? En dépit de sa compétence incontestable pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’art de la guerre, Marmont ne nous laissera qu’un plaidoyer, — fort habile plaidoyer, j’en conviens, — pro domo sua; Bernadotte lui-même, Bernadotte, le Ptolémée que couronna la Suède, s’il eût pris la plume à son tour, aurait-il abjuré les rancunes d’Auerstaedt? Quel soldat, ayant à juger ses rivaux et son maître, aura l’âme assez magnanime pour oublier les compétitions des jours de triomphe, les inévitables amertumes des heures de détresse? La jalousie mutuelle est la plaie des armées, et c’est presque toujours aux dépens de l’objet aimé qu’elle s’exerce. Je n’aurais voulu accepter, pour ma part, les récits de Ptolémée que sous bénéfice d’inventaire ; il n’en est pas moins vrai qu’aux yeux des hommes du métier, l’œuvre personnelle du souverain de l’Egypte dut avoir une tout autre valeur que les amplifications rédigées après coup par des personnages étrangers aux secrets de l’état-major.

Est-ce dans Alexandre le capitaine que vous désirez connaître? Consultez Ptolémée ! Est-ce l’homme? Fiez-vous-en plutôt au bon sens d’Aristobule. La justice du ciel devait susciter ce tardif vengeur à la mémoire calomniée d’Alexandre. C’est à l’âge de quatre-vingt-quatre ans qu’Aristobule, un des compagnons, mais non pas un des lieutenans du roi, rédige ses mémoires. Aristobule s’était retiré dans la ville que Cassandre fonda, en l’année 315, sur l’isthme de Pallène, non loin de l’emplacement de l’antique Potidée. Favori déclaré du fils d’Antipater, il vivait sous la protection de Cassandre et devait probablement les tranquilles loisirs de sa vieillesse à ce tout-puissant patronage. N’était-il pas à craindre qu’il n’épousât les préventions haineuses de l’impitoyable meurtrier d’Olympias, qu’il ne publiât, au lieu d’un travail impartial, un pamphlet? C’est Aristobule cependant que nous voyons accuser hautement Callisthène d’avoir fomenté le complot d’Hermolaüs: c’est lui qui n’hésite pas à laver Alexandre du honteux reproche d’ivrognerie. « Le roi, nous dira-t-il, ne prolongeait pas ses banquets par amour du vin, car il en buvait généralement très peu ; s’il s’attardait à table, ce n’était que par une condescendance indulgente pour ses amis. » Ceux-là, par exemple, — j’en croirai volontiers sur ce point Éphippe, — auraient pu tenir tête à l’auteur du traité bien connu de vénerie, au gentilhomme du pays de Gastine, au célèbre et sensuel Messire Jacques du Fouilloux. Les généraux macédoniens avaient, pour la plupart, les goûts et les manières de Clitus; ils quittaient rarement la salle du festin sans être ivres. Dépendait-il d’Alexandre de les rendre plus sobres? Le prince Edouard n’eût-il pas joué sa popularité à vouloir mesurer à ses highlanders l’usquebaugh?

Aristobule ne plaide pas en faveur d’Alexandre les circonstances atténuantes; il raconte simplement ce qu’il a observé. Ce n’est ni un isanghéleus, ni un stratège qui écrit, c’est un docteur ès-sciences ; il insiste peu sur les détails de la vie intime de son héros, ne touche qu’en passant aux opérations militaires ; il réserve son zèle pour la description minutieuse des pays que l’armée macédonienne a parcourus. Son livre s’adresse particulièrement aux géographes et aux naturalistes. Académicien, il eût fait partie de la section de géographie et de navigation, s’il n’eût préféré se faire admettre dans la section de botanique. Recueilli, en Thrace par le roi Lysimaque, Onésicrite s’évertue, en ce moment même, à nous dépeindre une Inde de plus en plus fabuleuse ; Aristobule, au contraire, n’a aucun goût pour les fables ; un discret bon sens le défend d’une croyance trop prompte au merveilleux. Pour Aristobule, Alexandre n’a pas tranché le nœud gordien; il l’a dénoué en faisant tomber une cheville ; jamais ce roi n’a été saisi de la fièvre après s’être baigné dans les eaux glacées du Cydnus, il a été malade d’un excès de fatigue, — hypo kamatou. Nous sortons enfin des nuages de l’épopée pour entrer dans les régions sereines de l’histoire.

Les relations de Ptolémée et d’Aristobule, le journal de marche de Bœton et de Diognète, les éphémérides d’Eumène et de Diodote, — non pas, disons-le bien haut, les éphémérides apocryphes qui font souper Alexandre chez Médius, — voilà les seuls textes à peu près authentiques où les écrivains romains avaient la ressource de puiser. Le moyen de ne pas recourir de temps en temps à Clitarque! Tous ces documens originaux ont, par une fatalité déplorable, subi le même sort; ils ont tous, au temps où nous vivons, presque complètement disparu; nous n’en possédons que des débris. Précis biographiques, relations de campagnes, ce que nous commenterons ne sera jamais qu’une œuvre de seconde main. Nous en sommes réduits à chercher la vérité dans des compilations qui sacrifient souvent beaucoup trop aux Grâces ou dans des résumés qui poussent le scrupule technique jusqu’à la sécheresse. Nous avons Justin, abréviateur lui-même de Trogue-Pompée, Diodore de Sicile et Quinte-Curce, — qui se borne presque toujours à suivre et à amplifier Diodore, le savant auteur de la Bibliothèque historique ; — nous avons le bon et crédule Plutarque, nous avons Cornélius Nepos dans sa Vie d’Eumène, nous avons enfin Arrien, l’homme d’état, qui, à la fois guerrier et administrateur, s’est efforcé de prendre l’auteur de l’Anabase pour modèle : il a poussé le désir de l’imitation jusqu’à emprunter à Xénophon le titre de son livre. Le sévère Arrien répudie tous autres guides qu’Aristobule et Ptolémée : « Aristobule, dit-il, ne quitta point le prince durant ses expéditions, Ptolémée fut son compagnon d’armes; de plus, ce fut un roi, et un roi ne s’avilit pas par le mensonge. » Trogue-Pompée, Justin, Diodore de Sicile, Quinte Curce, Cornélius Nepos et Plutarque ont préféré s’inspirer de l’élégant chroniqueur sur lequel Quintilien a prononcé ce jugement : « On est tenté de louer l’esprit de Clitarque, on éprouve le besoin de flétrir sa mauvaise foi. » Clitarque néanmoins ne leur a pas suffi; ils ont, en plus d’une occurrence, admis l’autorité de Callisthène et celle d’Onésicrite; ils ont invoqué, sous la forme de prétendues lettres d’Alexandre à Olympias ou à Antipater, les bulletins de la grande armée; ils ont consulté Polycrite, Antigène et Ister, Charès et Anticlide, Philon le Thébain, Philippe de Théangèle, Hécatée d’Érétrie, Philippe de Chalcis et Duris de Samos; ils ont accordé une foi absolue aux éphémérides, sans songer que le respectueux et fidèle Eumène n’eût jamais écrit ces lignes si outrageantes pour la gloire de son maître : « Alexandre, au lieu de se mettre au lit, alla faire la débauche chez Médius. »

Et les auteurs modernes, — Duverdier, Bossuet, Rollin, Linguet, de Bury, Bosdin, Naudé, Montaigne, Bayle, Fénelon, Vauvenargues, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Mably, Sainte-Croix, Chaussard, Grote l’Anglais, et Droysen l’Allemand, — qu’ont-ils fait? Ils ont fait comme moi : ils se sont laissé conduire à travers ce dédale de récits incomplets et d’assertions contradictoires, par certaines analogies de situations, par le sentiment plus ou moins exigeant de la vraisemblance, ils ont obéi à l’inclination de leur esprit, les uns portés à tout croire, les autres disposés à tout mettre en doute. Les temps où ils ont écrit n’ont pas été sans quelque influence sur leurs appréciations. Si le vent souffle à la paix, les conquérans courent le risque de ne trouver grâce ni devant Minos, ni devant Éaque, ni devant Rhadamanthe ; que les aigles victorieuses de Trajan ou de Napoléon, au contraire, prennent leur vol, les juges sont d’avance séduits; Alexandre n’aura plus à comparaître que devant une cour de parti-pris indulgente.. En tout état de cause, c’est toujours une chance favorable pour les rois de n’avoir pas affaire à des sots. Voltaire conseille au vainqueur de Darius d’en appeler de la sentence de Boileau, « qui le traite de fou et de voleur, » au tribunal du monde, que sa mort laissa orphelin; Montesquieu, plus profond et plus sagace encore, prononce sans hésiter ce mémorable arrêt : « Alexandre, dit-il, dans la rapidité de ses actions, dans le feu de ses passions même, avait (si j’ose me servir de ce terme), une saillie de raison qui le conduisait et que ceux qui ont voulu faire un roman de son histoire et qui avaient l’esprit plus gâté que lui n’ont pu nous dérober. » N’est-ce pas cette fois la sagesse qui s’exprime par la bouche la plus éloquente? Bossuet a trouvé son maître.

« L’empereur Napoléon, nous raconte M. de Las-Cases, lisait à Sainte-Hélène les expéditions d’Alexandre dans Rollin ; il lui prenait envie de refaire ce morceau. » Que l’empereur n’a-t-il donné suite à sa pensée ! La griffe du lion posée sur la page blanche eût suffi pour m’en tenir à l’écart; mais Napoléon n’a pas écrit l’histoire d’Alexandre; il a seulement failli la recommencer : au temps de Paul Ier, la France et la Russie ont été à la veille « d’unir leurs forces pour affranchir les Indes. » 35,000 Français et 35,000 Russes « de toutes armes » devaient se réunir à Astérabad, sur les bords de la mer Caspienne; on calculait qu’en passant par Hérat, par Ferrah et par Candahar, cette armée de 70,000 hommes pourrait atteindre, en quarante-cinq jours, les rives de l’Indus. Privé par une catastrophe politique du concours de son puissant allié, Napoléon n’abandonna jamais complètement le projet dont la réussite ne pouvait cependant être assurée que par un semblable concert. « Jusqu’en 1813, nous apprend M. de Jancigny, et pendant les conférences de Prague, l’empereur s’occupait de la possibilité d’attaquer les Anglais dans leur empire d’Asie; le duc de Bassano, alors son ministre des affaires étrangères, recueillait, pour les lui soumettre, les renseignemens les plus précis que les voyageurs pussent fournir sur cette grande question. » Il est certain que, pour peu que la Perse s’y prêtât, que l’Afghanistan n’opposât pas de résistance, la campagne, impraticable pour la France isolée, devenait facile pour la France et pour la Russie agissant d’accord.

Le principal obstacle à franchir dans une expédition qui prend l’Inde anglaise pour objectif, c’est le massif montagneux de l’Afghanistan. Une Suisse orientale, Suisse non moins accidentée, non moins impénétrable que l’autre, mais bien plus étendue, puisqu’elle a presque la superficie de la France, sépare, en effet, l’Inde de la Perse. Subjuguer les Afghans ou les gagner, tout le secret d’une invasion dans les possessions britanniques est là. Paul Ier comptait beaucoup, pour séduire ces farouches montagnards, «sur la grâce et sur l’amabilité qui sont si naturelles aux Français. » On devait offrir « à tous les khans et autres petits despotes » des pays que l’armée allait traverser, « des fusils, des carabines, des pistolets, des sabres de la manufacture de Versailles, des vases de la manufacture de Sèvres, des montres et des pendules des plus habiles artistes de Paris, de belles glaces, de superbes draps de France de diverses couleurs : écarlate, cramoisi, vert et bleu, ce sont les couleurs favorites des Asiatiques, — des velours, des draps d’or et d’argent, des galons et des soieries de Lyon, des tapisseries des Gobelins. » Il n’était pas plus téméraire, à coup sûr, de vouloir aller dans l’Inde, appuyé sur la Russie, qu’il ne l’avait été de débarquer, après avoir trompé la surveillance de la flotte anglaise, sur les plages de l’Egypte. La distance toutefois de la Caspienne à l’Indus, — 300 lieues à parcourir dans une contrée qu’il était permis de se figurer sans ressources, — ne laissait pas d’inspirer quelque hésitation au premier consul. « Ces pays, répliquait Paul Ier, ne sont point sauvages et arides ; la route est ouverte et depuis longtemps pratiquée. Les caravanes se rendent ordinairement, en trente-cinq ou quarante jours, d’Astérabad aux bords de l’Indus. Ce qu’on demande à une armée composée de Français et de Russes n’est, après tout, que la répétition de ce qui a été accompli, de l’année 1739 à l’année l740, par une misérable armée asiatique. Nadir-Shah est allé, dans l’espace de moins d’une année, d’Ispahan à Delhi. »

Quarante mille hommes au plus. — deux tiers de Russes et un tiers de Persans, — suffiraient, au dire de notre compatriote, M. L’adjudant-général Ferrier, pour renouveler cette expédition. L’essentiel est donc pour qui prétend pousser sa pointe vers l’Orient et le Gange, d’être maître de la Perse ou de la compter au nombre de ses alliés. Tel fut l’enchaînement pour ainsi dire fatal des campagnes d’Alexandre.

Après la prise de Tyr et l’occupation de l’Egypte, Alexandre se trouvait à peu de chose près le maître du vaste empire qui constituait, il y a quelques années à peine, l’apanage des sultans; les états actuels du shah de Perse, pour peu qu’on les prolonge par une fiction qui n’offre rien en soi d’invraisemblable jusqu’aux rives de l’Indus, appartenaient encore au puissant héritier des Achéménides. Un pareil partage ne résolvait rien ; Alexandre n’était pas homme à s’en contenter. Ce que Soliman, dans sa gloire, n’a jamais conçu la pensée d’accomplir, ce que les Anglais, dans leur opulente splendeur, se garderaient bien de rêver, le vainqueur d’Issus, sans hésiter un instant, voulut l’entreprendre. Pour confondre de nouveau sous le même sceptre ces deux dominations que sépare, comme une frontière naturelle, le cours de l’Euphrate, il se prépara, — qu’on me permette de faire abstraction d’une géographie aujourd’hui disparue, — à passer de la côte de Syrie à Mossoul, de Mossoul à Bagdad, de Bagdad à Chiraz, de Chiraz à Téhéran, à Merv, à Hérat, à Ferrah, à Kandahar, à Ghizni, à Caboul, à Balkh, à Samarkand, à Khojend, à Peshaver, à Lahore. Nous le verrons toucher enfin aux bords de l’Océan-Indien et venir aboutir, par l’affreux désert du Mekran, aux vallées fécondes qui recueilleront, après tant de fatigues, les débris de ses troupes. Sa flotte, pendant ce temps, suivra la côte orientale du Golfe-Persique et devancera les Portugais à Ormuz, les Arabes à Bouchir, les Anglais à Bassorah. La Bactriane, l’Arie, la Drangiane, l’Arachosie, la Gédrosie, la Caramanie, la Sogdiane, ne me disaient rien ; transporté par d’autres appellations dans le monde moderne, je me reconnais ; je frôle à chaque pas des questions vivantes, et je suis tenté de m’écrier avec les députés de Darius : « On vieillirait à parcourir, fût-ce même sans combat, pareille étendue de pays ! Senescendum fore tantum terrarum vel sine prœlio obeunti. »

Mettons un peu d’ordre dans nos souvenirs. Nous venons d’atteindre les champs d’Arbèles, en contournant le désert de Palmyre et en allant chercher les gués de l’Euphrate et du Tigre[1]. Darius de nouveau vaincu, nous allons refaire en sens opposé la route des Dix-Mille pour venir prendre possession de Babylone. De Babylone, nous passerons jusqu’à Suse, et de Suse, nous gagnerons à travers les montagnes la grande enceinte fortifiée de Persépolis. Cette seconde campagne nous aura conduits au centre du Farsistan, nous pourrions presque dire à Chiraz ; les bords du Golfe-Persique ne sont déjà plus très éloignés. Remontons maintenant vers le nord, poursuivons Darius en Médie, dépassons Ecbatane, atteignons le roi fugitif à Rhagès, non loin des lieux où s’élèvera un jour Téhéran ; nous sommes enfin sur la route de l’Inde. Que nous suivions Alexandre, Nadir-Shah ou notre compatriote l’adjudant-général Ferrier, l’itinéraire restera toujours à peu près le même; le plus sûr chemin pour arriver du bassin de la mer Caspienne au bassin supérieur de l’Indus est encore le chemin qui traverse les états du shah de Perse. « On a vu, nous apprend sir John Mac-Neil, le comte Simonitch se faire conduire en voiture de Téhéran à Hérat. » Ce voyage, journellement pratiqué par les caravanes, moins facile à coup sûr pour un corps d’armée, constitue ce qu’on peut appeler à bon droit la quatrième campagne de l’armée de Macédoine. La conquête de l’Afghanistan, celle du Turkestan, du Pendjab et du Sind exigèrent également autant de campagnes distinctes; nous en compterons donc huit depuis le départ de Tyr et avant le retour de l’armée à Suse par la Gédrosie, neuf avec ce retour, dix en y comprenant le voyage de Néarque. Ce fut l’œuvre de six ans, — six années d’un labeur ingrat, fait pour lasser les courages les plus intrépides.

L’empereur Napoléon « avait fait à ses lieutenans un lit de roses, mais il leur défendait de s’y coucher; » Alexandre eût voulu que les siens ne quittassent jamais leurs bottes de 93. « Comment ! leur disait-il, pourrez-vous soigner vous-même votre cheval, fourbir le fer de votre lance, votre casque, si vous laissez s’amollir ce corps qui vous est si cher? » Ces demi-dieux se font, en vérité, de la vie une idée étrange! Le repos leur semble un affront, et l’élève d’Aristote ne se jugerait plus digne d’occuper le rang suprême s’il perdait l’habitude de la fatigue et du danger; dans ses marches mêmes, on le voit « s’exercer chemin faisant à tirer de l’arc, à monter sur un char lancé à toute vitesse et à en descendre. » Æstuat infelix ! Sachons gré après tout à ces natures d’élite de nous montrer sous un pareil aspect la famille à laquelle nous appartenons ; la vie revêt en eux je ne sais quoi d’idéal et d’immatériel qui nous apporte comme un parfum d’immortalité. Les Napoléons et les Alexandres m’ont toujours mieux tranquillisé sur nos destinées futures que tous les raisonnemens de l’école; ce sont les nègres de la Nouvelle-Guinée et peut-être aussi quelques blancs qui m’inquiètent.


II.

La période des batailles rangées pour longtemps était close ; la guerre de montagne, cette guerre qu’Alexandre avait déjà faite en Illyrie et qu’il allait poursuivre au sein des massifs accidentés de la Perside, ne demande pas uniquement un courage intrépide; elle a ses secrets, ses méthodes et ne se pratique bien que par ceux qui en ont fait une étude spéciale. Les Grecs sont encore demeurés sur ce point nos maîtres. Voyez les Dix-Mille quand ils sont obligés de se frayer un chemin à travers le pays des Carduques : ils décampent secrètement et calculent leur marche pour arriver au pied des hauteurs avant le lever du jour. Les premiers sommets sont enlevés par surprise, mais il a fallu sacrifier une partie des bagages et rendre la liberté aux prisonniers. On s’avance ainsi de vallon en vallon, fouillant tous les villages pour y trouver des vivres. A la nuit close, les Carduques se rassemblent et tombent sur les traînards: la nuit se passe dans de perpétuelles alertes. Le lendemain survient un violent orage; toujours en quête des provisions qui leur font défaut, les Grecs n’en continuent pas moins leur route. Serrés de près, harcelés par une grêle de pierres et de flèches, ils doivent à chaque instant se retourner pour repousser l’ennemi et pour le tenir à distance. Tout à coup un rocher à pic, une butte infranchissable se dresse en travers du sentier. N’est-il donc pas possible de tourner cet obstacle? Un guide se présente; il connaît un chemin, une route praticable même pour les bêtes de somme ; il n’oserait proposer d’y engager l’armée avant que le sommet du morne soit fortement occupé par un détachement. A la voix des stratèges, deux mille volontaires sortent des rangs ; le guide se place en tête et la colonne part. Pendant ce temps, l’arrière-garde fera mine de vouloir forcer de front le passage. Cette démonstration se prononce à peine que les barbares groupés sur les sommets font rouler de tous côtés avec un épouvantable fracas « des pierres grosses à remplir un chariot. « Il faut reculer et demeurer campé à l’entrée du ravin. Le mouvement des volontaires cependant s’effectue; une pluie battante l’a dissimulé à la surveillance des Carduques. Les postes ennemis sont égorgés avant que les soldats assis autour de leurs feux aient pu songer seulement à se mettre en défense. Le jour paraît. Le brouillard a succédé à la pluie ; le détachement pourra se glisser encore inaperçu. Fiers d’un premier succès, ne soupçonnant pas que leurs postes avancés ont été mas- sacrés pendant la nuit, les barbares à cette heure reposent sans défiance; la trompette soudain retentit et d’un bord à l’autre du ravin les cris de guerre des Grecs se répondent. Les Carduques, pris à dos, n’essaient pas même de résister à cette double attaque; dès les premiers coups ils se hâtent de céder le terrain, se dispersent et s’enfuient par tous les sentiers avec une agilité surprenante. Gênés par le poids de leurs armes, les soldats de Chirisophe ne sauraient songer à les poursuivre; ce n’est même pas sans peine que les hoplites réussissent à couronner la hauteur. Les plus lestes ont été obligés de se servir de leurs piques pour tirer à eux, sur la pente raide et glissante, les compagnons qui restaient en chemin.

J’ai tenu à montrer comment les anciens s’y prenaient pour tourner une position et pour franchir à l’aide d’une diversion habile un mauvais pas. On se ferait cependant une idée incomplète des difficultés qu’ont eues à surmonter les Dix-Mille, si l’on n’en jugeait que par cet épisode. L’ennemi est insaisissable; ses flèches longues de quatre-vingts centimètres au moins, sont décochées par un arc de plus d’un mètre d’envergure, arc épais qu’on ne peut bander qu’en appuyant le pied gauche sur la corde. Ce sont là des traits qui valent déjà ceux de nos futures arbalètes ; presque aussi pesans que des javelots, ils ont assez de force pour percer à la fois boucliers et cuirasses. Et ces quartiers de roche qui bondissent sur la croupe escarpée des collines en fracassant tout sur leur passage, ne les dirait-on pas lancés de quelque énorme fronde par le bras des géans? Tout émus de ce spectacle, les porte-boucliers en oublient leur devoir ; ils se jettent précipitamment de côté et laissent à découvert les poitrines qu’ils ont charge de défendre. Un soldat vient d’avoir la cuisse cassée par une de ces avalanches, quand un Arcadien se jette devant Xénophon abandonné par son écuyer. Le léger bouclier du peltaste ne protégerait pas longtemps le stratège ; Xénophon s’empresse de gagner un angle de la montagne qui le met à l’abri.

S’il n’y avait qu’un ravin à traverser, qu’une seule éminence à conquérir, pour dur que fût l’effort, on s’y résignerait; malheureusement on marche à travers un entassement continu de pics et de rochers; on ne peut se porter en avant sans garder en même temps ses derrières. Tant que le dernier attelage du convoi n’a pas dépassé la hauteur conquise, il serait dangereux d’évacuer une position où l’ennemi viendrait sur-le-champ s’établir. Le plus grand embarras que crée à la colonne cette occupation successive des crêtes, c’est la nécessité de recueillir, avant de sortir du défilé, tous les petits postes qui ont jalonné la route. Pour se précipiter sur les détachemens qu’ils surveillent, les Carduques attendent le moment où ces détachemens descendront dans la vallée; ils font alors irruption de toutes parts et contraignent l’arrière-garde inquiète à s’arrêter brusquement. Partout où la route se resserre, on peut être assuré que les barbares auront pris les devans : la tête de la colonne, trouvant ainsi le passage fermé, n’a d’autre ressource que de faire halte, jusqu’à ce que l’arrière-garde ait gravi la montagne et gagné, comme le faucon, le dessus de l’ennemi. La queue de l’armée, au contraire, devient-elle l’objet de quelque attaque sérieuse, l’avant-garde, à son tour, doit rendre à l’arrière-garde le service qu’elle en a reçu. D’un bout du jour à l’autre les soldats ne font que monter et descendre; la descente, nous l’avons déjà dit, est souvent l’opération la plus périlleuse.

Se figure-t-on bien de quelles incroyables fatigues vient s’aggraver le labeur ordinaire de l’étape pour une armée ainsi harcelée? Et la neige avec ses tourbillons, la neige effaçant les sentiers, la neige couvrant les hommes au bivouac et engourdissant les bêtes de somme, n’est-ce pas pour cette troupe errante la suprême épreuve, l’épreuve à laquelle pas un soldat n’aurait dû survivre? Ils étaient dix mille au départ, ces hommes de fer, ils revinrent six mille ; la retraite de Russie ne les aurait pas découragés. En quinze mois ils avaient parcouru plus de 6,000 kilomètres, dont près de 2,400 les conduisirent à travers des déserts, des montagnes et des fleuves. « Anabase et Katabase, marche en avant et marche en retraite, nous apprend Xénophon, formèrent un total que l’on peut évaluer à 1,155 parasanges. » La parasange des Perses n’a pas dû différer beaucoup de la farsang qui sert encore aux Persans à mesurer les distances ; nos érudits estiment que cette mesure répondait à notre lieue de quatre kilomètres; l’adjudant-général Ferrier ne l’a jamais trouvée inférieure à six kilomètres. Si l’adjudant-général Ferrier a raison et si les calculs de Xénophon sont exacts, 1,155 parasanges équivaudraient à 6,930 kilomètres, mais alors il faudrait supposer des étapes de 32 kilomètres et non plus, suivant la coutume généralement observée, de 21 ou 22, car ce fut en 215 étapes que les Dix-Mille se rendirent des bords de l’Hellespont à Cunaxa et de Cunaxa aux rives de l’Euxin.

La relation de cette mémorable campagne nous a été transmise avec des détails qui manquent complètement à l’histoire des expéditions d’Alexandre; elle nous aidera donc à comprendre ce que les récits de Ptolémée et d’Aristobule auront laissé obscur ; mais ce n’est pas seulement dans les ouvrages de Xénophon que nous trouverons le moyen d’éclaircir un texte incomplet. Je me rends mieux compte du passage de vive force des Pyles persiques quand j’ai lu dans Salluste comment Marius se rendit maître, sur la limite des royaumes de Jugurtha et de Bocchus, « d’un rocher d’une hauteur prodigieuse, uni et escarpé, comme si la main de l’homme se fût employée à le polir. » Salluste également me paraît plus croyable lorsque je me transporte en esprit au pied du piton de Fatahua. Ce vieux souvenir français parle-t-il encore au cœur de nos jeunes officiers? Quelqu’un a-t-il pris soin de graver dans leur vive et complaisante mémoire les noms jadis fameux du commandant Bonard, du capitaine Massé et du second maître Bernaud? Le fait d’armes que j’évoque a pourtant pendant longtemps défrayé les veillées du gaillard d’avant; je l’ai moi-même, il y a dix ans déjà, sommairement raconté, lorsque j’esquissais les vaillans combats que nous assurèrent, en 1846, la possession de l’île de Taïti[2] ; je reviens aujourd’hui à cette glorieuse histoire, parce que je n’en connais pas qui puisse, après l’expédition des Dix-Mille et les campagnes de Marins en Afrique, nous donner un sentiment plus juste de la façon dont s’y prit Alexandre pour subjuguer le pays des Uxiens et pour envahir la Perside.

Au centre de Taïti s’élève un pâté de montagnes. Ce massif volcanique sépare et isole les deux principales vallées de l’île; les Taïtiens, — ceux que nous appelions, avec la naïveté habituelle du conquérant, les insurgés, — en étaient restés maîtres; sur le sommet d’une des aiguilles de lave qui le composent ils avaient élevé un fort. De là ils pouvaient arriver jusqu’à Papeïti sans quitter les hauteurs qui dominent la ville. C’était pour nos établissemens un sujet continuel de crainte; nos alliés allâmes n’osaient plus pénétrer dans les vallées ainsi commandées pour y aller cueillir les fruits du mayoré et du feïhi, nourriture habituelle du Canaque; ils avaient même abandonné la plage. Le capitaine de vaisseau Bruat, gouverneur des îles de la Société et commissaire du roi auprès de la reine Pomaré, voulut à diverses reprises tenter de déloger les insulaires de la position qu’ils occupaient ; tous ses efforts demeurèrent stériles. Comment arriver jusqu’à ce nid d’aigle? Des trous pratiqués dans le roc vif avaient, il est vrai, permis aux indigènes de grimper d’échelon en échelon jusqu’à la cime, qu’ils s’étaient empressés d’entourer, à l’exemple des anciens Cyclopes, d’une enceinte de pierres brutes. Quelle troupe européenne eût pu s’aventurer sur cette route aérienne? A peine essayait-on d’y poser le pied qu’on voyait s’ouvrir sous ses pas un précipice de plus de 200 mètres de profondeur, se dresser au-dessus de sa tête une muraille toute droite, plus élevée encore. Telle était l’escarpe naturelle qu’un jour d’éruption avait fait surgir. Cette escarpe se défendait suffisamment par elle-même; les Indiens cependant s’étaient appliqués à la rendre plus inabordable encore : une redoute crénelée la prenait en flanc; d’énormes blocs, que le moindre effort pouvait lancer dans l’abîme, en couronnaient la crête. Penchés en surplomb sur toute la longueur du sentier, ces blocs eussent infailliblement écrasé les assaillans qui auraient échappé aux balles.

Le commandant Bruat ne se rebutait pas aisément; néanmoins, quand il eut bien rôdé autour de ce repaire, tourné pendant plusieurs mois d’une vallée à l’autre, il finit par s’avouer qu’il était aussi impossible de prendre les insurgés à revers que d’aller les attaquer de front dans leur fort. Que seraient devenues nos troupes, égarées au milieu de ce labyrinthe de roches éruptives, gigantesque chaudière en ébullition dont la surface s’était brusquement figée? Un guide! n’amènerait-on pas un guide au gouverneur? Nous avions des amis fidèles dans l’ile; nous avions Tariirii, un Achille indien, nous avions le vieux Tati, le Nestor du parti du protectorat, nous avions Péé de Moréa, blessé à nos côtés, Vaïtotia et bien d’autres; tous déclaraient qu’ils ne connaissaient de chemin pour arriver au fort de Fatahua que celui qu’on apercevait devant soi, faisant face à la vallée. Après mille démarches vaines, le gouverneur finit par découvrir un Indien de l’île de Pâques, ancien oiseleur du roi Pomaré, qui avait passé sa vie à gravir les cimes pour y aller surprendre sur son nid l’oiseau des tropiques; les plumes d’un rouge de pourpre que lui procurait cette chasse aventureuse servaient à composer le manteau royal. Séduit par un premier présent, déterminé par les libérales promesses qui lui furent faites, cet homme révéla au gouverneur l’existence d’un sentier que nul autre que lui ne connaissait dans l’île. Qu’on lui confiât un détachement de soldats agiles et résolus, il le conduirait par cette voie détournée sur un sommet que les insurgés ne pouvaient soupçonner accessible et d’où l’on n’aurait plus qu’à descendre sur le fort.

Le gouverneur avait trouvé un guide, — tranchons le mot, il avait trouvé un traître. — Était-il au moins assuré d’avoir mis la main sur un bon traître? Le fanatisme national a souvent suscité de ces fourbes héroïques, qui, pareils au mystérieux personnage du roman de Cooper, sont toujours prêts à faire bon marché de leur vie, pourvu qu’ils aient l’espoir d’attirer l’ennemi dans un piège :

in utrumque parati
Seu versare dolos, seu certæ occumbere morti.


Les Troyens, après avoir résisté dix ans aux attaques des Grecs, se laissèrent vaincre un jour par les artifices et par les larmes feintes de Sinon : — dolis lacrymisque coactis. — Ne vit-on pas, quelques siècles plus tard, au siège de Babylone, en l’année 519 avant Jésus-Christ, Zopyre, fils de Mégabyse, se raser la tête, se sillonner le corps de coups de fouet, se couper même le nez et les oreilles pour se faire admettre dans la place où les Chaldéens trop crédules s’empressèrent d’accueillir cette prétendue victime des cruautés de Darius? Quand on a lu et médité l’histoire, on n’ose plus se fier aveuglément à personne, pas même à ceux qui ont le nez coupé. Le commandant Bruat était doué par bonheur d’une perspicacité qu’il n’était pas facile de mettre en défaut. Il sonda longtemps l’homme qui venait inopinément prendre parti pour la cause étrangère, l’interrogea sur son passé, sur ses espérances, étudia son regard et son attitude; l’examen terminé, il se déclara satisfait. Pas de demi confiance! Les troupes suivraient docilement les instructions du guide qu’on allait leur donner. Le sort, pour le malheur des insurgés taïtiens, ne nous avait que trop bien servis. Maïroto, — tel était le nom de l’ancien oiseleur, — n’était pas un faux traître; il devait se montrer aussi fidèle qu’Éphialte. Est-il besoin de rappeler ici qu’Éphialte, fils d’Eurydème, fut ce citoyen de Malis, qui enseigna aux Perses le moyen de tourner le pas des Thermopyles? Réfugié en Thessalie après la bataille de Platée, Éphialte ne tarda pas à recevoir le digne prix de sa trahison ; un habitant de Trachis l’immola, dans Antycire, aux mânes des soldats de Léonidas. Les Perses avaient déjà failli l’immoler à leurs soupçons.

Qu’il s’agisse du commandant Bruat, de Chirisophe, d’Alexandre ou de Xerxès, l’histoire croit avoir tout dit quand elle nous a jeté en passant ces quelques mots : « Il se procura un guide. » J’affirme qu’au fond il n’est rien de plus difficile, si ce n’est de trouver sur la côte ennemie un pilote. Il importe avant tout qu’un amiral ou un général en chef ait sa caisse bien garnie. Sait-on quelle fut la récompense du pâtre qui guida les Macédoniens aux Pyles persiques? Alexandre fit donner à ce berger, Lycien d’origine, la somme énorme de 165,000 fr. Le service rendu, à coup sûr, ne valait pas moins : ouvrez vos coffres et ménagez le sang de vos soldats; je crois vous donner là un bon conseil. Ce fut la politique de Xerxès : seulement un funeste hasard voulut qu’après avoir rencontré Éphialte, Xerxès allât tomber sur Thémistocle. Ce Thémistocle était un faux traître ; il ne donna que de pernicieux avis au puissant monarque qui croyait l’avoir acheté. Éphialte, au contraire, montra jusqu’au bout que le roi, l’eût-il payé son pesant d’or, aurait fait encore le meilleur des marchés. Une troupe choisie dans les rangs des immortels avait été placée par Xerxès sous les ordres d’Hydarne. Cette troupe traversa l’Asope près de son embouchure. Conduite par Éphialte, elle marcha toute la nuit, ayant l’OEta sur sa droite, les monts Trachiniens à sa gauche. Vers le point du jour, elle gravissait la pente en silence, sous le couvert d’un épais taillis de chênes, quand tout à coup, à la cime qu’on croyait déserte, retentit un bruit d’armes. Ce ne fut qu’un cri chez les Perses : « Le Grec nous a conduits dans une embuscade! » Éphialte, en cet instant critique, ne perdit pas heureusement son sang-froid; le calme dont il fit preuve pouvait seul lui sauver la vie. Le sommet du mont était en effet gardé, mais il l’était par des Phocidiens, troupe, — on le vit bientôt, — peu aguerrie et peu redoutable. Comment l’ennemi avait-il pu de si loin éventer l’approche d’un détachement qui se glissait sous bois sans proférer un mot, sans laisser les premières lueurs du matin briller sur ses armes? En fait de précautions, on oublie toujours quelque chose : le bruit des feuilles dont le sol est jonché, criant sous les pas des soldats qui s’avancent, a suffi pour éveiller l’attention des sentinelles. Quand nous traitons de la guerre de montagne et des mouvemens tournans, ce fait, mentionné par Hérodote, n’était-il pas à noter? L’alarme est donnée : les Phocidiens auraient dû charger la pique en avant et refouler les Perses jusqu’au bas de la montagne; ils songent d’abord à se mettre à l’abri et vont se réfugier en courant sur les pics les plus escarpés. De là ils l’ont pleuvoir sur les Perses une grêle de javelots et de flèches. « Ne craignez rien, s’écrie sur-le-champ Éphialte, vous n’avez pas devant vous un seul soldat lacédémonien! » Hydarne et les immortels, à ces mots, reprennent contenance; sans plus s’inquiéter d’une embuscade qui se tient sur la défensive, ils descendent rapidement le revers de la montagne. Xerxès, en ce moment, donne l’ordre à ses troupes d’attaquer de front. Rien ne sert aux Spartiates de reculer pour s’appuyer, ainsi qu’ils l’ont fait la veille, à leurs retranchemens; le pas des Thermopyles, cette fois, est tourné; il n’a fallu qu’une marche de nuit et quelques minutes de combat pour que l’accès de l’Attique fût ouvert.

Tous ces détails épars dans Hérodote, dans Arrien, dans Quinte Curce, dans Salluste, nous ramènent par une analogie incessante, à la brillante affaire qui décida la soumission des derniers insurgés de Taïti. Pas plus sur terre que sur mer, la stratégie n’a subi de modifications profondes; il n’est pas sans intérêt de le constater; l’intrépidité de la race humaine s’est aussi maintenue à travers les âges sans déchet sensible ; la seule chose qui, chez l’homme, me paraisse avoir baissé, c’est la force de résistance. Nous enlèverions encore les positions des Carduques, nous viendrions à bout des Pyles persiques et du roc de Mauritanie; nous ne recommencerions ni la retraite des Dix-Mille ni les campagnes d’Alexandre ; les plus vigoureux de nos bataillons disparaîtraient en route. Si les armées de l’Europe doivent se disputer un jour la possession de l’Asie, ne mettez pas en doute que ce grand héritage ne finisse par appartenir, non pas aux soldats les plus valeureux, mais aux soldats dont la trempe sera la plus dure.

Le 15 décembre 1846, le commandant Bruat donna ses derniers ordres. Deux colonnes prendraient part à l’expédition : une de ces colonnes, sous les ordres du capitaine Massé, comprendrait deux compagnies d’infanterie avec leurs clairons; l’autre, confiée au capitaine de frégate Bonard, que son grade supérieur appelait, en outre, à exercer le commandement en chef, se composerait de quarante-cinq artilleurs et de soixante matelots, lin chef taïtien dont nous avons déjà cité le nom, Tariirii, bien connu par son dévoûment et par son intrépidité héroïque, se mettrait à la tête des Indiens auxiliaires. Le 16, dès le point du jour, le capitaine Massé vint s’établir à l’entrée de la vallée de Fatahua, a près du gros mayoré jeté en travers de la rivière; » les Indiens prirent à gauche et se glissèrent, en rampant, au milieu des fourrés, où ils demeurèrent cachés toute la journée ; le commandant Bonard échelonna ses troupes de façon à pouvoir se porter rapidement au secours du détachement qui serait menacé. Ces dispositions prises, l’oiseleur se mit en route. Il voulait prudemment reconnaître le terrain à l’avance et s’assurer que les insurgés conservaient bien toute leur sécurité. Quelque avis indiscret aurait pu, en effet, arriver jusqu’à eux ; les Français sont bavards et les Taïtiennes sont adroites. Parti à huit heures du matin, Maïroto devait être de retour vers midi. À une heure et quart, le commandant Bonard écrivit : « Le guide que vous m’avez donné, s’il n’a pas été pris ou tué, doit être passé à l’ennemi. » À cinq heures du soir, ce guide si injustement soupçonné arriva au camp. Il était exténué de fatigue, mais il avait tout vérifié : le sentier était intact, aucun retranchement ne l’interceptait, l’ennemi demeurait sans défiance. Le commandant Bonard décida qu’on attaquerait le lendemain : 30 Indiens avec Tariirii, 4 artilleurs, 23 soldats d’infanterie et 10 marins, sous les ordres du second-maître Bernaud, s’offrirent volontairement à courir l’aventure. On en courut rarement de plus périlleuse. Le piton qu’il fallait gravir se dressait sur le flanc gauche du piton de Fatahua ; il se dressait jusqu’à une hauteur de plus de 600 mètres. Quelques arbres rabougris, penchés sur l’abîme, sortaient presque horizontalement des fissures de la roche ; quelques touffes de jonc apparaissaient de distance en distance sur la paroi polie ; le cône d’éruption ne présentait pas sur toute sa surface d’autre prise. Soixante-huit hommes formaient le détachement : ils laissent au pied de la montagne sacs et habits ; ils graviront le pic entièrement nus, n’emportant que leurs fusils et quelques paquets de cartouches. — Capite atque pedibus nudis, dit Salluste… super terga gladii et scuta. Ils se mettent en marche à cinq heures du matin ; le commandant Bonard les suit avec les gabiers de l’Uranie. Le détachement, nous l’avons déjà dit, a plus de 600 mètres à gravir ; sur ces 600 mètres, il en est 150 qui ne peuvent se gravir qu’à force de bras. Qu’en auraient pensé Chirisophe et Xénophon ? Des cordes à nœuds et des échelles de cordes sont attachées aux arbustes par le guide et par les Indiens. En Mauritanie, ce fut un Ligurien, simple soldat des cohortes auxiliaires, qui se chargea de rendre ce service aux soldats de Marius. — Progrediens Ligus saxa et si quæ vetustate radices eminebant, laqueis vinciebat. Ne me reprochez pas trop durement ces rapprochemens ; Richelieu marchait à l’ennemi, son Quinte-Curce à la main. Pendant ce temps, le capitaine Massé, dirigé par l’Indien Vaïtotia, s’avançait avec précaution vers le pied du fort. Son but était d’attirer et de retenir de ce côté l’attention des insurgés. Quand il eut soigneusement exploré la vallée, placé des sentinelles à tous les débouchés, il jugea le moment venu d’ouvrir le feu. Les Taïtiens, étonnés de cette attaque soudaine, y répondent d’en haut par une vive fusillade et par un déluge de pierres. À midi, le capitaine Massé écrit au gouverneur : « Je n’aperçois encore ni les Indiens de Tariirii, ni nos hommes; il serait imprudent de passer la nuit dans la position que j’occupe. » Maïroto, on le voit, n’inspirait une confiance absolue qu’au gouverneur.

Le soupçon, à mon sens, était bien permis : que signifiait cette longue exploration dont le vieil oiseleur n’était revenu qu’après toute une journée d’absence? Maïroto n’en avait-il pas profité pour se mettre en communication avec ses compatriotes? Ne leur conduisait-il pas, pour les leur livrer, les soldats qui avaient la simplicité de s’abandonner à sa direction? Tous ces doutes poignans n’empêchaient pourtant pas l’aventureuse expédition de suivre son cours. Le commandant Bonard restait au milieu des fourrés dans lesquels il s’était jeté, prêt à seconder le mouvement tournant, ou à recueillir les volontaires s’ils étaient repoussés; le capitaine Massé continuait ses feux de peloton; les volontaires cheminaient, à cette heure, sur les crêtes. Le plus difficile leur restait à faire : il fallait maintenant passer d’un piton à l’autre. Entre ces deux sommets il existait comme un pont naturel, étroit et périlleux passage dont l’aspect seul suffisait à donner le vertige. Une longue coulée de lave avait, en effet réuni, par une sorte de cloison montant perpendiculairement du fond de la vallée, les lèvres du gouffre demeuré béant. C’est sur ce faîte aigu qu’il s’agissait de passer. Le chamois, poursuivi, se serait rejeté en arrière; nos volontaires ne pouvaient reculer sans perdre en un instant tout le fruit de leurs peines : Maïroto, le premier, donne l’exemple. Il se place à cheval sur le haut du mur, l’embrasse de ses genoux et se dirige ainsi vers la rive opposée. La troupe entière l’imite et chevauche à la file, le fusil en bandoulière. Quand la brèche est franchie, on se compte : personne ne manque à l’appel; aucun volontaire n’a roulé sur la rampe abrupte, les vautours resteront à jeun.

A trois heures et quart, quelques Indiens auxiliaires qui s’étaient glissés en rampant jusqu’au fond du vallon, accourent tout émus vers le capitaine Masse : « Le pavillon des insurgés, planté sur le parapet du fort, a disparu. — Les balles, tirées à toute volée, ont pu atteindre le sommet du mont; elles auront coupé la drisse. — Non ! réplique l’Indien Vaïtotia, qui vient de rejoindre à son tour la colonne; ce ne sont pas vos balles qui ont abattu le drapeau de Fatahua; c’est Tariirii qui l’a enlevé; j’ai vu le jeune chef debout sur le retranchement. » Le capitaine Massé choisit à l’instant dans sa troupe 130 hommes; il les fait précéder par un détachement de 25 voltigeurs et ordonne à Vaïtotia de prendre les devans. Vaïtotia remonte le cours de la rivière et ne s’arrête qu’au pied de la cascade qui s’élance en nappe écumante du plateau supérieur; il se lève alors du milieu des herbes, et, de cette voix perçante qui tient lieu aux sauvages de télégraphe aérien et de trompette, il appelle Tariirii. Nulle voix ne répond. Le capitaine Massé fait sonner le rassemblement : « Écoutez! n’est-ce pas une autre sonnerie de clairon que l’écho lointain nous renvoie? Quelles sont ces notes aiguës qui se mêlent au tumulte assourdissant de la cascade? Plus de doute, il y a un clairon là-haut; les volontaires nous appellent.»

Au cri de : « Vive le roi ! » toute la colonne soudain se met en marche; elle n’aperçoit plus les obstacles que naguère les moins portés au doute jugeaient insurmontables; elle vole de roche en roche au secours des braves qui, après une ascension de sept heures, se trouvent peut-être, en ce moment, aux prises avec un ennemi trop nombreux. — Eo acrius Romani instare, avidi gloriœ, certantes murum petere.

Les volontaires heureusement n’avaient pas besoin de secours : ils étaient arrivés sans bruit sur les épaules des défenseurs du fort. C’est une grande occasion de panique que d’être pris à dos, que d’entendre soudain, comme le dit Salluste, battre ou sonner la charge sur ses derrières : A tergo signa canere. — Tout occupés de l’attaque qui, depuis le matin, se dessinait au bas de la montagne, les insurgés n’aperçurent nos soldats qu’à l’instant même où Tariirii pénétrait dans l’enceinte. « Rendez-vous! » leur cria le chef taïtien en se jetant sur la hampe du drapeau. Les armes tombèrent des mains des insurgés. Nos soldats s’étaient contentés de les coucher en joue ; ils laissèrent à tous la vie sauve ; quelques-uns mirent à profit cette longanimité pour prendre la fuite. Se jetant à travers les précipices, ils gagnèrent les pentes du massif central auquel un sommet, déchiqueté comme les fleurons d’une couronne, a fait donner le nom de Diadème. Le suprême boulevard de l’indépendance taïtienne venait de s’écrouler, la résistance avait dit son dernier mot.

N’est-ce pas une page de Quinte Curce, — moins le style, — qui se serait, par mégarde, glissée dans nos annales? En racontant la prise du fort de Fatahua, nous avons décrit, sans nous en douter, les péripéties de la lutte dont les défilés des Uxiens et les Pyles persiques furent, au mois de décembre de l’année 331 avant notre ère, le sanglant théâtre. Ces combats héroïques qu’Alexandre dut alors livrer à Madatès, soutenir contre Ariobarzane, j’aurais eu quelque peine à y ajouter foi si mes propres frères d’armes, avec la fidélité d’une mémoire toute fraîche, ne m’en avaient, il y a plus de trente-cinq ans, retracé d’aussi prodigieux. Insoucians coupables que nous sommes, nous sautons à pieds joints par-dessus nos gloires; l’antiquité en aurait fait des épopées.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez dans la Revue des 1er septembre, 15 octobre, 15 novembre 1880 et 1er février 1881; le Drame Macédonien.
  2. Voyez dans la Revue du 15 janvier 1872, les Missions extérieures de la marine le Protectorat français à Taïti.