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L’Hôtel du Nord/02

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 16-21).


II


Tout en regagnant leur logis, les Lecouvreur commentent les événements de la journée.

— De vrais Auvergnats ces Goutay, remarque Louise. Ils n’ont rien à envier au désordre de leurs locataires. Elle, je te parierais qu’elle passe son temps à faire des manilles avec les clients. Son ménage, tu as vu ça ? La boîte à ordures en plein milieu de la cuisine. Et la couleur de l’essuie-verres sur le comptoir. Ça ne m’engagerait pas à boire, moi ! Les chambres aussi sont bien négligées, mais avec un coup de torchon et un peu de goût, on pourrait en tirer quelque chose de coquet. Tiens, veux-tu que je te dise, Mme Goutay picole ! Elle a une gueule de bois qui ne me revient pas !

Lecouvreur marche en silence. Le bavardage de sa femme confirme ses propres impressions. Cet accord lui semble, pour leur projet, un gage de réussite. Autrefois, lorsque après bien des palabres, son beau-frère, commerçant enrichi, lui a proposé d’avancer l’argent pour l’achat d’un petit hôtel, Louise, devant les risques d’un avenir incertain, n’a pas caché ses appréhensions. Une décision aussi aventureuse rebutait sa prudence et sa simplicité d’ouvrière. Pour elle, le bonheur, c’était de vivre avec les siens sans chômage ni maladie. On allait acheter un fonds. Et puis après ? Ni elle, ni Émile, ne connaissaient le métier d’hôtelier. N’était-ce pas tenter la destinée, demander plus que la vie ne peut offrir ? On n’a jamais été patrons, observait-elle.

Lecouvreur a tenu bon. Et voici qu’elle se rassure depuis que le projet prend corps. Elle se laisse aller à l’espoir, à la confiance. Ne se voit-elle pas, lavant, astiquant, mettant « une petite cretonne » dans les chambres ? Un monde vierge s’offre à elle, une chance, enfin, d’embellir ses jours, de fixer sa vie…

Lecouvreur, très résolu, ne s’exalte pas. Mais qu’il a plaisir à sentir l’animation de sa femme ! Il lui sourit et l’encourage d’un mot ou d’une simple pression de bras tandis que mentalement il suppute quels avantages il tirera des huit années de bail. De temps à autre, il se penche sur son fils et, d’une voix que le bonheur fait trembler :

— Je crois que ce sera une belle affaire, Maurice !…

Ils descendent le boulevard Barbès. Ils s’avancent de front sur cet asphalte qui est leur sol natal. De front, unis, et le monde s’ouvre devant leurs espérances. Leurs yeux luisent. Qu’il fait bon vivre un soir comme celui-ci, à l’heure où s’allument les réverbères, les rampes électriques et les enseignes et les devantures chatoyantes. Tout est oublié des anciennes rigueurs… Louise s’imagine déjà devant les soldes de « La Maison Dorée », les doigts pris dans les flots d’étoffe. Elle s’arrête, les battements de son cœur la bouleversent. Lecouvreur, lui, voudrait confier sa joie à tous. Il ne va pas se mettre à chanter, à courir sur le trottoir, à serrer sa femme dans ses bras.

Il s’écrie :

— On dîne au restaurant !

Cette décision imprévue les enchante. Mais où iront-ils ? Leur enthousiasme est troublé par une timidité dont ils ne peuvent se défendre. D’abord, peureusement, ils mesurent les prix à l’éclat des enseignes, puis ils sacrifient la prudence à l’ardeur qui les soulève.

Lecouvreur, décidé, pousse la porte d’un « bouillon ». Ils entrent dans une salle où trois lustres répandent une lumière aveuglante. Ils s’installent à une petite table. Sur la nappe d’un blanc glacé, les verres et l’argenterie-imitation resplendissent. Ce luxe les intimide. Un garçon leur présente le menu, attend leurs ordres.

Louise lit à voix haute la liste des mets, dans ses yeux passe une lueur de convoitise.

— Allons, ma petite, décide-toi, dit Lecouvreur.

— Eh, je ne sais pas… On prend de la soupe ? des entrées ? Ah ! tiens, choisis !…

Chez elle, Louise cuisine parce qu’il le faut bien ; c’est la dernière corvée après que le travail est fini. Mais ce restaurant ressemble à un conte de fées. On n’y calme pas seulement sa faim, on y apaise les gourmandises d’une année.

— Garçon, trois cervelles ! commande enfin Lecouvreur.

Il déplie sa serviette. D’une voix mâle que sa femme ne lui connaît pas :

— Qu’est-ce que vous boirez ? du blanc, du rouge ?

— Je veux du cidre, s’écrie Maurice.

— Moi, un peu de blanc, demande Louise.

Ils mangent en silence, avec une sorte de ferveur. L’abondance du repas comble leurs sens et surprend leur esprit…

Après le dessert, le café. Lecouvreur appelle Maurice « Toto » comme jadis. Il regarde affectueusement sa femme dont le visage toujours grave et un peu triste s’est adouci.

— Voilà une journée qu’on n’oubliera jamais, dit-il. C’est comme le jour de l’amnistie… Il baisse la voix : Va falloir mettre ton frère au courant, Louise…

Mais les clients se retirent, on peut converser à l’aise. Les Lecouvreur s’affermissent dans leur résolution. Le garçon de salle, en éteignant un lustre, leur rappelle la réalité.

— Si on finissait la soirée au théâtre ? propose Maurice.

Lecouvreur secoue la tête.

— Mieux vaut rentrer. Faut être dispos demain…

Ils marchent doucement, un peu engourdis par la chaleur du repas. Il tombe une pluie fine ; les rues sont désertes ; mais pour eux la nuit est triomphale et complice de leurs rêves. Ils traversent la place Jules-Joffrin. Voici l’église Notre-Dame de Clignancourt ; en face, la mairie où les Lecouvreur se sont mariés. Comme c’est loin, tout ça, et depuis quel chemin parcouru !

— Tu te rappelles ? murmure Louise qui s’appuie tendrement sur le bras de son mari.

Elle est transportée de confiance. Cette visite de l’Hôtel du Nord se prolonge mystérieusement en elle. Elle n’avait jamais imaginé un pareil milieu. Peut-être est-elle appelée à d’étranges rencontres ? Bah ! toute vie mérite qu’on s’y attache. Et l’inconnu n’est pas sans attraits ni profits. Ont-ils été assez méprisés parce qu’ils logeaient sous les toits ; on les croyait pauvres, sans relations. « Tout va changer », pense-t-elle.