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L’Hôtel du Nord/13

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 84-89).


XIII


Renée était au terme de sa grossesse. Les vêtements en désordre, les pieds nus dans de mauvaises pantoufles, elle se traînait dans les couloirs de l’hôtel. Son état faisait rire : « Renée, vous bouchez le passage ! »

Les fortes chaleurs l’accablaient. Il ne lui restait rien de sa santé resplendissante. Le moindre effort faisait apparaître la sueur sur son visage. Le temps était loin où, sans débrider, elle lavait les trois étages de l’hôtel ; à peine si elle pouvait finir ses chambres aujourd’hui.

Souvent, vaincue par la fatigue, elle s’étendait sur le lit d’un client et s’endormait. Sommeil troublé de cauchemars et qui ne la reposait guère. Lecouvreur l’a chassée, elle longe les bords du canal avec son enfant dans les bras…

Le cri des cochers la réveillait brusquement. « Faut que je me dépêche, » balbutiait-elle. Mais, les jambes pendantes, elle demeurait sur le bord du lit et bâillait ; un goût de colle lui empoissait la bouche. Elle passait la main sur son visage pour écarter ses mauvais rêves. Son regard tombait sur le mur tapissé de cartes postales : des femmes nues, des photos comme celles qu’elle trouvait autrefois dans les poches de son amant.

Elle pensait à Trimault. Jamais il n’avait donné de ses nouvelles. Sans doute qu’il vivait maintenant avec une autre ! C’était un faible. Elle se souvenait de lui sans jalousie, sans haine. Même, elle lui savait gré d’avoir été l’occasion de sa venue à Paris.

Un bruit de pas se faisait entendre. Elle ébauchait un mouvement pour se lever, mais elle retombait, sans volonté.

« Renée, où êtes-vous, nom de Dieu, avec les clés ! »

Un ouvrier qui rentrait du travail. Déjà ? Et les chambres pas balayées ! S’il allait se plaindre au bureau ?…

Elle retapait en hâte le lit, ramassait ses chiffons, son balai, puis soutenant son ventre, courait finir son ouvrage.

À six heures, ses chambres étaient faites ; des clients grincheux pouvaient bien lui reprocher quelques négligences ; l’essentiel était de contenter la patronne. Elle redescendait dans la boutique et quittait son tablier.

— Vous ne dînez pas ? demandait Louise.

— Non, madame, je n’ai pas faim.

Elle se passait la main sur les yeux :

— J’ai surtout sommeil…

Aussi vite que son état le lui permettait, elle gagnait sa chambre. La splendeur des soirs d’été, les bruits joyeux qui montaient du canal la laissaient indifférente. Elle se jetait toute habillée sur son lit, enfonçait sa tête dans l’oreiller et fermait les yeux.

À minuit, des jeunes gens qui rentraient du cinéma frappaient contre sa porte.

« Renée ! On couche ensemble ? »

Elle se réveillait en sursaut, étonnée d’être vêtue, le corps endolori. Elle reconnaissait les voix. Il y avait le 24, le 16, le 17, des brutes auxquelles elle s’était donnée après l’abandon de Trimault. Elle avait honte et peur qu’on les entendît ; elle se levait à tâtons, dans le noir.

Elle pensait à ces derniers mois. Saquet… puis les autres. Elle s’était laissée prendre à toutes les promesses, on avait profité de sa nonchalance. Elle se rappelait certains réveils où on la renvoyait comme une putain.

Une seule vraie sympathie dans la maison : celle de sa patronne. Louise la protégeait, la consolait, lui pardonnait ses fautes et Renée l’aimait dévotement.

Avant de s’endormir, Lecouvreur jette un regard sur le tableau électrique. Une bonne invention ces « lampes-témoins », on voit quels clients usent trop de lumière. Allons, tout le monde dort, on est tranquille jusqu’au petit jour.

Il ferme la « minuterie » et tire à lui les couvertures. Tiens, Renée qui allume. À une heure… Elle est folle !

« Si elle n’a pas éteint dans cinq minutes, pense Lecouvreur, je lui coupe le courant. »

Il a sommeil, mais il reste éveillé. Soudain, il se dresse, rageur. Non seulement Renée n’a pas encore éteint, mais voilà son voisin qui allume. Qu’est-ce qu’ils fabriquent, ces deux-là ? Il va couper le courant puis rallumer à plusieurs reprises, « faire des appels », comme il dit.

Il n’a pas le temps. Une galopade ébranle l’escalier, on frappe à sa porte.

« Patron, grimpez vite ! Renée accouche ! »

Lecouvreur saute du lit. Tout de même, Renée aurait pu mieux choisir son heure. Là-haut c’est un remue-ménage, tout l’hôtel est déjà debout. « Ces imbéciles croient qu’il y a le feu, » grogne Lecouvreur en enfilant son pantalon.

Les locataires ont envahi la chambre de Renée. Ils font le cercle, et sans un mot, sans un geste, ils regardent la femme en travail. Lecouvreur s’approche. Lui aussi il hésite.

« Vous êtes sûre que c’est bien ça ?… »

Sans répondre, Renée lève vers lui un visage contracté ; elle est ivre d’effroi, de souffrance. Lecouvreur, perplexe, tourne la tête vers la porte. Pourquoi Louise ne vient-elle pas ?

Elle arrive. « Faut la conduire à Saint-Louis, décide-t-elle. Aidez-moi… Bernard, vous allez donner un coup de main à mon mari. »

On sort Renée de son lit. On l’habille. Mais le moindre mouvement aggrave les douleurs. « Un peu de courage, » dit Louise. Elle lui met son propre manteau sur les épaules.

« Maintenant, emmenez-la. » Et, se tournant vers son mari : « Tu me rapporteras le manteau. »

Renée jette un regard désespéré autour d’elle, ses yeux s’emplissent de larmes. Puis elle se laisse entraîner. On la tient sous les bras, on l’aide à descendre l’escalier marche à marche. Enfin, le grand air…

Sur le quai, pas un taxi en vue. Le groupe hésite.

« Allons à pied, » commande Lecouvreur.

Ils suivent le canal désert. L’eau est noire ; la plupart des réverbères sont éteints. Renée trébuche et gémit à chaque pas. Péniblement ils parcourent cinquante mètres. Dans un souffle, elle demande qu’on s’arrête.

Lecouvreur voudrait l’encourager. « Encore un petit effort, » finit-il par dire.

Renée s’accroche à lui. Ils repartent. Une voiture les croise à toute vitesse ; Bernard appelle mais la voiture ne s’arrête pas. Enfin, l’avenue Richerand : l’hôpital est au bout.

Renée ferme les yeux. Qu’ils sont loin les soirs où elle suivait le canal avec Trimault. Mais une douleur plus vive l’arrête, la plie en deux. Il lui semble qu’elle va mourir.