L’Hôtel du Nord/22

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Robert Denoël (p. 144-147).


XXII


Marius Pluche entra en coup de vent dans la boutique. C’était un Méridional au visage réjoui et sanguin, au corps bedonnant monté sur de petites jambes tortues.

— Eh, Marius ! On prend l’apéritif ? proposa Bernard.

— Non, merci camarade, répondit Pluche en décrochant sa clef du « tableau ». Je vais préparer le dîner.

Il était chargé comme un « bourri ». Heureusement, il habitait le no 1 et l’escalier aboutissait à sa porte.

« Ouf ! » fit-il. Il déballa ses provisions : des olives, un lapin, du lard, une salade et deux litres de vin.

Il soupesa le lapin. « Un beau morceau, monsieur Pluche, dit-il, répétant la phrase du rôtisseur. Lapin sauté, lapin chasseur ? » Il réfléchit un instant, fit claquer ses doigts gonflés comme des saucisses : son geste favori qu’il accompagnait de « coquin de sort ». Lapin sauté ! cria-t-il. Et, pour se mettre en train, il se versa une bonne rasade.

Son attirail était installé sur une étagère : la cocotte de fonte, les casseroles, la poêle à frire, la vaisselle, des bouteilles vides, un litre d’huile, un panier à salade empli d’ail. Pluche avait transformé la chambre en cuisine.

Il « tomba la veste », alluma le poêle et fit « revenir » le lapin. Il tendait le cou, humait l’odeur qui montait de la cocotte. Il aurait fallu du thym dans la sauce.

« Té, l’ail remplace tout ! » s’écria Pluche. Il alla chercher le panier à salade. « Elle aura le sourire en rentrant la bourgeoise ! »

Il but encore un verre, croqua quelques olives. Le lapin mijotait et une bonne odeur parfumait la chambre. Pluche prit un livre qui traînait sur la table, un gros bouquin graisseux à moitié débroché. Il l’ouvrit, commença à lire, mais le relent du « roux » devenait incommodant et il se leva pour « faire un courant d’air ».

Kenel, qui passait sur le palier, s’arrêta.

— Ça sent bon le frichti ! Vous n’êtes pas fatigué de cuisiner tout le temps ?

— Que non pas ! C’est de la ragougnasse que je fais au restaurant. Entrez. Vous allez voir ce que c’est, de la cuisine.

Il leva le couvercle de la cocotte. Kenel renifla et fit claquer sa langue.

— Vous lisez des recettes ? demanda-t-il.

— Non. C’est l’Homme qui rit, du père Hugo. Un précurseur. Avez-vous lu l’Année Terrible ? »

Pluche parlait politique comme les jeunes gens de leurs amours : intarissablement.

— Moi, je suis syndicaliste-socialiste, commença-t-il. Je suis citoyen de la terre. Camarade Soleil brille pour tout le monde.

Kenel s’esquiva et Pluche se replongea dans sa lecture. D’une main, il tournait son fricot, de l’autre les pages du livre ; à côté de lui était posé un verre de vin. Il lisait tout haut, roulant les yeux, gonflant les joues et sa voix soufflait comme le mistral.

À huit heures, le lapin était cuit mais Berthe Pluche, serveuse dans un restaurant des boulevards, n’était pas de retour.

« Elle aura fait un extra, se dit-il. Et tout ce manger ?… Tiens, je pourrais faire goûter de ma cuisine aux patrons. »

Il descendit :

— Patron, je vous apporte mon lapin sauté.

— Oh ! Oh ! Ça sent bon l’ail, dit Lecouvreur. Vous nous gâtez…

— La bourgeoise n’est pas rentrée, et moi, je sais pas manger tout seul…

Tandis que Louise achevait de mettre le couvert, Pluche posa la main sur l’épaule du patron.

— Ma femme, c’est une camarade. Je lui dis : « Va de ton côté, je vais du mien ». Comme ça, on ne se dispute jamais.

Il était le seul, dans l’hôtel, à ignorer qu’il était cocu.

— Sacré Marius ! fit Lecouvreur. Venez vous mettre à table.