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L’Hôtel du Nord/25

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 161-168).


XXV


Delphine et Julie Pellevoisin vivaient à l’hôtel comme elles auraient vécu en province. Lentes, tâtillonnes, soucieuses de l’avenir et craintives devant les hasards, elles ne sortaient jamais. Leur chambre, fermée aux bruits du dehors, était à leur image : décor sans grâce, sans air, où naissaient et mouraient leurs songeries de vieilles filles.

Delphine avait trente-six ans, Julie trente et un. Elles se ressemblaient, disait Louise, « comme deux sœurs jumelles » ; mêmes traits, mêmes chairs fades, mêmes yeux troubles. Mais sur la joue gauche de Delphine, une verrue piquée d’une touffe de poils ; ses lèvres pincées lui donnaient une mine revêche alors que le visage de Julie exprimait la douceur. Elles portaient les mêmes robes, larges, tombantes, de nuances sombres, avec des « dessous » compliqués qui leur arrondissaient la taille, des corsages fermés et des gants de coton qui cachaient leurs mains sèches.

Elles s’étaient fait une existence où l’imprévu ne pouvait trouver place. Levées à six heures, elles prenaient leur petit déjeuner ; puis, une serviette sur les cheveux, elles nettoyaient la chambre avec un soin que Louise donnait en exemple à ses clients. Julie était corsetière ; elle partait pour son atelier. Delphine, qui faisait de « la confection », s’installait près de la fenêtre et cousait jusqu’au déjeuner qu’elle prenait seule car sa sœur emportait son manger.

Le soir, Julie rapportait des provisions et Delphine préparait leur modeste dîner. Elles se mettaient à table, bien à l’aise, toutes deux, dans leur peignoir à ramages. Julie bavardait en mangeant : elle avait toujours quelque histoire d’atelier à raconter. Delphine, souvent, d’une petite phrase sèche, la remettait à sa place.

Elles se partageaient le journal qu’elles lisaient de la première page aux annonces. Delphine commentait les faits divers et tranchait sur tout. Sa sœur approuvait d’un signe de tête, l’esprit ailleurs… Des portes claquaient, des jeunes gens criaient dans le couloir, interpellaient Fernande ou Raymonde.

« Quelle racaille ! » ricanait Delphine. Elle se levait et Julie l’entendait marmonner quelque chose sur « ces créatures ». Puis elle poussait le verrou de sûreté qu’elle avait exigé du patron, passait sa chemise de nuit et décidait : « Allons. Au lit ! »

Elles dormaient la fenêtre fermée. Julie, qui étouffait contre le mur, se tournait et se retournait sous les couvertures.

« Qu’est-ce que t’as ? » grognait Delphine. Étendue dans le lit comme dans un cercueil, sa poitrine maigre soulevée par une respiration régulière, elle se rendormait vite, tandis que Julie restait un long moment à lutter contre ses « lubies ».

… Les jours passaient, tous pareils. Au premier de l’an, les deux sœurs recevaient des nouvelles de la famille et écrivaient quelques lettres ; en juillet, elles s’accordaient une semaine de vacances au pays. Chaque samedi, elles allaient verser leurs économies à la Caisse d’Épargne et c’était leur seule sortie ensemble.

Aux premiers froids, Delphine attrapa la grippe et garda le lit. Julie descendit prendre son petit déjeuner, en bas, dans la boutique.

D’une voix mal assurée, elle demandait à Lecouvreur un café-crème qu’elle buvait sans lever la tête. À chaque instant, la porte s’ouvrait sur de nouveaux clients que le patron accueillait avec un mot jovial. Un courant de sympathie existait entre tous ces êtres et Julie, sans bien s’en rendre compte, souffrait davantage de sa solitude. Louise, qui estimait les deux sœurs, lui disait quelques mots aimables. Elle lui répondait par un sourire ; gauchement accoudée au comptoir, elle regardait son image dans la glace. Son verre vidé, pensive, elle quittait la boutique.

Un matin, Marcel s’installa à côté d’elle. C’était un des camionneurs de Latouche, un gars entreprenant, bavard, la poitrine bien moulée dans un jersey de sport.

« Un jus, patron… Vous avez toujours de jolies filles dans votre tôle, » souffla-t-il, en coulant un regard vers sa voisine. Julie devint écarlate. Elle avala de travers son morceau de brioche.

— Ça passe pas ? demanda Marcel.

— Si, répondit-elle, les paupières baissées. Elle gardait son mouchoir sur la bouche pour se donner une contenance.

— Patron ! Versez un petit verre à mademoiselle, commanda Marcel.

Elle voulut refuser mais Lecouvreur avait déjà servi la consommation.

— Vous êtes trop aimable, monsieur. Elle vida son verre à petites gorgées ; l’alcool la rendait plus hardie, elle dévisagea Marcel.

— Faut que j’aille atteler, dit-il, lui donnant sans façon la main. Il fit claquer son fouet et Julie le regarda partir.

Elle ne souffla mot de cette rencontre à Delphine. Le lendemain, elle mit son plus joli corsage et, vite, descendit. Marcel était là ; il souleva sa casquette. Les coudes sur la table, frisottant sa moustache, il lui posa des questions. Il semblait à Julie que tout le monde avait les yeux fixés sur elle.

À l’atelier, elle ne cessa de penser à Marcel. Ses compliments lui bourdonnaient aux oreilles. Le soir venu, elle regagna lentement l’hôtel, plus que jamais décidée à taire son aventure…

Le jour suivant, Marcel n’était pas au comptoir. Elle sortit, inquiète. Il l’attendait, devant la porte, avec son camion.

Il dit : « Je vais aux Halles. Je peux vous conduire un bout de chemin dans ma bagnole. »

Elle jeta un coup d’œil vers la boutique. Personne ne la verrait. « Je veux bien. »

Il l’aida à grimper sur le siège, lui arrangea une place avec sa couverture, puis les rênes d’une main, le fouet de l’autre : « Hue, Blanchette ! »

Sur le siège étroit, Julie était serrée contre Marcel. La voiture cahotait. « Faut que je vous tienne, » dit Marcel. Il lui passa un bras autour de la taille et elle le laissa faire. Ils descendirent le boulevard Sébastopol. Le corps rejeté en arrière, les jambes écartées, Marcel pestait contre l’encombrement des rues, jurait, et hardiment engageait sa voiture entre les autos.

— N’ayez pas peur, mam’zelle Julie. Je vous tiens. Il la pressa plus étroitement contre lui. — Qu’est-ce qu’ils diraient à l’hôtel, s’ils nous voyaient ? »

Elle était rouge ; tout se brouillait devant ses yeux ; il lui semblait que les passants l’observaient. Par bonheur, ils prirent des rues désertes. Soudain la voiture s’arrêta.

— Vous êtes à deux pas de votre boîte, annonça Marcel.

Elle le regarda, déçue d’être si vite arrivée. Elle ouvrait la bouche pour remercier son compagnon lorsque brusquement il se pencha sur elle. « Mon pourboire ! »

Elle défaillait de bonheur en arrivant à l’atelier ; le baiser de Marcel lui brûlait les lèvres. « Il m’aime, il m’aime, » répétait-elle.

Quelques jours plus tard, Delphine, guérie, l’interpella : « T’as l’air tout drôle, toi, depuis un moment. Tu manges plus, tu dors plus. Qu’est-ce que ça veut dire ? » Elle fronça les sourcils. « Tu me caches quelque chose ? »

— Mais non, je t’assure, répondit Julie.

Ils avaient fait une nouvelle balade en voiture et Marcel, plus pressant, lui avait demandé un rendez-vous. Comment trouver un prétexte pour sortir seule ?

Le samedi, en rentrant, elle annonça : — Delphine, on veille à l’atelier.

Sa sœur, qui mettait la table, leva la tête.

— Tu veilles ? Voilà du nouveau.

— Oui. On a reçu une grosse commande… »

Delphine l’interrompit. « Une grosse commande. » Puis, sortant une photographie de son peignoir. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

C’était une photo de Marcel. « T’as fouillé dans mes affaires », cria Julie. Et elle se laissa tomber sur une chaise.

— Oh ! tu peux pleurer, ça me touche pas, glapit Delphine. Je ne te permettrai pas de faire la vie comme nos voisines. Jamais, jamais ! Elle reprit haleine, et, d’une voix sifflante : « Moi aussi dans le temps, moi aussi j’ai failli céder… C’était avec un employé, j’avais plus de goût que toi ! Un soir, nous avions pris rendez-vous. Je l’ai attendu deux heures… pour rien ! »

Elle marchait rageusement, les bras battant le vide, la bouche tordue. « Tromper ta sœur ; me quitter pour ce voyou ! Ingrate ! Tu ne sortiras plus d’ici, tu m’entends ? Fini l’atelier. Tu vas te mettre à la confection, comme moi… que je ne te prenne jamais dans la boutique. Et ta photo… Tiens ! »

Elle la déchira en petits morceaux.

Julie n’écoutait pas. Accablée de honte, de désespoir, mais résignée déjà à son destin, la tête dans les épaules, elle sanglotait.