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L’Hôtel du Nord/29

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 191-199).


XXIX


Chaque matin, en balayant le trottoir devant l’hôtel, Louise guettait l’arrivée du facteur.

« Y a-t-il du courrier ! » criait-elle, du plus loin qu’elle l’apercevait.

Le facteur entrait dans la boutique où l’attendait un café. Un œil sur son verre, l’autre sur sa sacoche, il distribuait le courrier.

« M. Kenel, M. Bernard, Bénitaud, Hez… Herzkovitz (vous en avez de drôles de noms ici) ; Henry. »

— Henry a quitté l’hôtel.

— Bon.

Fourrant l’enveloppe dans sa sacoche il s’en allait.

Louise étalait les lettres sur une table et les classait par étage. Bénitaud, un nouveau venu, était celui qui recevait le plus de correspondance. On lui écrivait de partout, du fond de la France ou de l’étranger. « Vous ne vous plaindrez pas de manquer de nouvelles, » lui disait-elle.

Il répondait par un grognement, ramassait ses lettres, ses imprimés, et montait dans sa chambre.

« Quel ours ! » pensait Louise. Bénitaud piquait sa curiosité. Un drôle de personnage, sans profession définie. Il portait une cravate Lavallière, un costume de velours sombre, une paire de bottes comme un chasseur, un feutre à larges bords qui lui cachait le visage. Il s’absentait chaque semaine, un jour, deux jours, puis rentrait, soucieux, sans dire un mot de son absence. Il ne faisait jamais rien comme tout le monde !

Un matin, dans le courrier de Bénitaud, Louise vit une lettre dont l’enveloppe était aux trois quarts décollée. Elle la tourna entre ses doigts, essaya de lire par transparence. Après un instant d’hésitation, elle alla se réfugier dans sa cuisine, décacheta la lettre et lut : « Rendez-vous chez moi, samedi soir — Carlo. »

« Il faut bien savoir à qui on a à faire, » grommela-t-elle, en manière d’excuse. Elle recolla l’enveloppe tant bien que mal. Carlo, c’était ce grand flandrin d’étranger, un Italien ? qui demandait sans cesse à monter chez Bénitaud.

Avant de confier ses craintes à son mari, Louise décida une visite dans la chambre de son locataire. Il gardait toujours sa clef, ce qui n’était pas bon signe, mais elle avait un passe-partout.

Le cœur lui battit lorsqu’elle entra chez Bénitaud. Quai de Jemmapes, on ne parlait plus que de l’homme-coupé-en-morceaux, un inconnu dont on avait repêché les membres dans le canal.

Elle fut surprise de l’ordre qui régnait partout : le lit fait, les chaises à leur place ; la table était chargée de livres, des photographies étaient épinglées au mur. Elle lut des noms : Lénine, Jaurès. Elle se pencha sur la table, ouvrit un bouquin au hasard : Le Capital. Elle fit la moue et fouilla dans les papiers : des brochures socialistes, des numéros de l’Humanité, de l’Avant-Garde.

« J’y suis, c’est un meneur ! » Elle haussa les épaules. « J’aurais du deviner ça. »

Elle s’expliquait les déplacements de Bénitaud, ses fréquentations, les nombreuses lettres qu’il recevait. Un type qui faisait de la politique ! C’était son affaire, après tout. Elle n’avait pas à mettre le nez dans ces histoires-là !

Peu de jours après Bénitaud tomba malade ; une forte fièvre le cloua au lit. Louise le soigna et fit sa chambre.

— Ne touchez pas à ces papiers-là, lui cria-t-il un matin.

Elle n’attachait pas une grande importance à des brochures graisseuses ou à des coupures de journaux. Il se dressa sur son lit. « Vous verrez ce qu’il en sortira bientôt ! »

— Quand ça ?

— Le premier Mai.

— Vous n’allez tout de même pas mettre Paris à feu et à sang ?

— Laissez-nous faire…

Il s’embarqua dans un long discours auquel Louise n’entendit pas grand-chose. En tout cas, son client parlait bien. Il avait de l’instruction !

Elle ne put tenir sa langue et lorsque Bénitaud, guéri, revint prendre son courrier dans la boutique, tous le regardaient avec curiosité, sympathie et admiration. Pluche, qui était syndiqué, se crut autorisé à lier aussitôt connaissance.

— C’est pas vous qu’avez fait un discours, à la Grange-aux-Belles, en faveur des cuisiniers ?

— Non.

— Ça m’étonne… Je croyais bien vous avoir vu dans un métingue.

— Possible, camarade…

La boutique était pleine de clients. « Vous faites le premier Mai, les gars ? demanda-t-il.

Pluche répondit affirmativement pour tous.

Il venait de composer une recette, en vers, où ses idées de vieux militant s’unissaient à des conseils de cuisinier. Il cria : « Je réclame le silence, citoyens ! » Et il commença son morceau. « L’escalope liégeoise » qu’on appelait « viennoise » avant la guerre.

Pauvre escalope, tu en vois de cruelles.
Le Nationalisme nous en fait de belles…

Bénitaud n’en écouta pas davantage. Il s’esquiva.

Le premier Mai, Lecouvreur se leva à six heures, comme tous les jours. Louise, déjà habillée, tournait nerveusement dans sa cuisine.

— Émile, ça va chauffer, dit-elle ; on devrait laisser fermé. Si tu avais entendu le discours de Bénitaud, hier, à l’apéritif…

Son mari ricanait. « Peuh ! ce sera comme les autres années, un coup de commerce. J’ai bien fait de commander un tonneau de bière et des casse-croûte. »

Il alla ouvrir la boutique. « Oh ! Oh ! » dit-il, étonné. Des agents descendaient d’un autocar ; d’autres étaient déjà groupés autour du poste-vigie. Plus haut, un détachement de gardes à cheval formait le piquet.

Il fourra les mains dans ses poches et rentra chez lui. Il se heurta à Bénitaud qui sortait, un gourdin à la main.

— C’est le grand jour ! lui cria Lecouvreur.

— De quoi te mêles-tu, grogna Louise. Rince tes verres.

Un à un, les locataires descendirent. Plantés devant la porte, ils dénombraient ironiquement les « grosses légumes » et les « flics ».

Des agents cyclistes arrivaient par pelotons. Pluche brailla :

— Voilà les vaches à roulettes !

Louise le fit taire. Elle alla sur le quai où le travail avait cessé. Elle regarda défiler les chômeurs, des hommes débraillés et gueulards, coiffés de casquettes, une églantine à leur boutonnière, des maçons, des terrassiers, des chauffeurs de taxi. Les commerçants fermaient leur boutique. L’arrivée du Préfet de Police et de son état-major rassura Louise.

Elle rentra à l’hôtel. Lecouvreur faisait de bonnes affaires avec les grévistes et aussi avec la troupe qui envoyait des hommes au ravitaillement.

Soudain, vers midi, l’heure de la sortie du meeting, un coup de sifflet strident déchira l’air et les agents partirent au pas de course.

— Émile, ferme vite ! cria Louise.

Lecouvreur se campa sur le pas de la porte et attendit les événements. On chantait l’Internationale. La rumeur grandissait. Bientôt, comme des feuilles mortes chassées par le vent, des manifestants descendirent la rue de la Grange-aux-Belles. Ils trouvèrent le pont barré, tournèrent à droite et se heurtèrent aux agents.

Lecouvreur n’eut pas le temps de mettre les volets. La bagarre éclata. Louise courut se cacher au fond de sa cuisine. Un gros caillou frappa la devanture et des éclats de verre tombèrent dans la boutique. Lecouvreur, hors de lui, ouvrait déjà la porte, mais Pluche l’attrapa par le bras. « Vous allez vous faire casser la gueule, nom de… »

Un bruit de galopade couvrit sa voix. Il y eut des hurlements et le claquement sec de quelques coups de revolvers. Puis le silence… Les clients de l’hôtel se risquèrent dehors : les gardes à cheval restaient maîtres du terrain.

Louise sortit de sa cachette. « C’est du beau, leur premier Mai, » dit-elle, d’une voix tremblante d’effroi et de colère. « Faudrait coffrer tous les meneurs. » Et, tournée vers les clients : « Votre Bénitaud en tête ! »

Mais personne ne lui répondit. Elle alla prendre son balai, puis, tout en marmottant, ramassa les morceaux de verre.

… Des patrouilles parcouraient le quai.

À la terrasse, Pluche et ses amis discutaient devant leur apéritif. Vers la tombée de la nuit, Bénitaud, coiffé de travers, un œil poché, la mine hagarde, arriva en coup de vent.

— Vous êtes content de votre journée ! cria Louise.

On se pressait autour de lui pour avoir des nouvelles. Il écarta tout le monde d’un geste rude et impatient. « Patron, mon compte ! En vitesse. »