L’Heptaméron des nouvelles/04

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QUATRIESME NOUVELLE


Un jeune Gentil homme, voyant une Dame de la meilleure Maison de Flandres, sœur de son Maistre, veuve de son premier & second mary & femme fort délibérée, voulut sonder si les propos d’une honneste amityé luy déplairoyent ; mais, ayant trouvé réponse contraire à sa contenance, essaya la prendre par force, à laquelle résista fort bien, &, sans jamais faire semblant des dessins & effors du Gentil homme, par le conseil de sa Dame d’honneur s’éloingna petit à petit de la bonne chère qu’elle avoit accoutumé luy faire. Ainsy, par sa fole outrecuidance, perdit l’honneste & commune fréquentation qu’il avoit plus que nul autre avec elle.


l y avoyt au païs de Flandres une Dame de si bonne Maison, qu’il n’en estoit poinct de meilleure, vefve de son premier & second mary, desquelz n’avoyt eu nulz enfans vivans. Durant sa viduité, se retira avecq ung sien frère dont elle estoit fort aymée, lequel estoit fort grand Seigneur & mary d’une fille de Roy. Ce jeune Prince estoit homme fort subgect à son plaisir, aymant chasse, passetemps & dames, comme la jeunesse le requéroyt, & avoyt une femme fort fascheuse, à laquelle les passetemps du mary ne plaisoient poinct ; par quoy le Seigneur menoit tousjours avecq sa femme sa seur, qui estoyt la plus joyeuse & meilleure compaignie qu’il estoit possible, toutesfois saige & femme de bien.

Il y avoyt en la Maison de ce Seigneur ung Gentil homme, dont la grandeur, beaulté & bonne grace passoit celle de tous ses compaignons. Ce Gentil homme, voyant la seur de son Maistre femme joyeuse & qui ryoit voluntiers, pensa qu’il essaieroyt pour veoir si les propos d’une honneste amityé luy desplairoient, ce qu’il feit ; mais il trouva en elle response contraire à sa contenance. Et, combien que sa response fust telle qu’il appartenoyt à une Princesse & vraye femme de bien, si est ce que, le voyant tant beau & honneste comme il estoit, elle luy pardonna aisément sa grande audace & monstroit bien qu’elle ne prenoit point desplaisir quand il parloit à elle, en luy disant souvent qu’il ne tinst plus de tels propos ; ce qu’il lui promist, pour ne perdre l’aise & honneur qu’il avoyt de l’entretenir.

Toutesfois à la longue augmenta si fort son affection qu’il oblia la promesse qu’il luy avoit faicte ; non qu’il entreprint de se hazarder par parolles, car il avoit, trop contre son gré, expérimenté les saiges responses qu’elle sçavoit faire. Mais il pensa que, s’il la povoit trouver en lieu à son advantaige, elle qui estoit vefve, jeune & en bon poinct & de fort bonne complexion, prandroyt peult estre pitié de luy & d’elle ensemble.

Pour venir à ses fins, dist à son Maistre qu’il avoyt auprès de sa maison fort belle chasse & que, sy luy plaisoit y aller prandre trois ou quatre cerfs au mois de may, il n’avoit poinct veu plus beau passetemps. Le Seigneur, tant pour l’amour qu’il portoit à ce Gentil homme que pour le plaisir de la chasse, luy octroya sa requeste & alla en sa maison, qui estoit belle & bien en ordre, comme du plus riche Gentil homme qui fust au pays. Et logea le Seigneur & la Dame en ung corps de maison, & en l’autre vis à vis celle qu’il aymoit plus que luy mesmes, la chambre de laquelle il avoit si bien accoustrée, tapissée par le hault & si bien nattée qu’il estoit impossible de s’appercevoir d’une trappe qui estoit en la ruelle de son lict, laquelle descendoit en celle où logeoit sa mère, qui estoit une vieille Dame ung peu caterreuse &, pource qu’elle avoit la toux, craignant faire bruict à la Princesse qui logeoit sur elle, changea de chambre à celle de son filz. Et les soirs ceste vieille Dame portoit des confitures à ceste Princesse pour sa collation, à quoy assistoyt le Gentil homme, qui, pour estre fort aymé & privé de son frère, n’estoit refusé d’estre à son habiller & deshabiller, où tousjours il voyoit occasion d’augmenter son affection.

En sorte que ung soir, après qu’il eut faict veiller ceste Princesse si tard que le sommeil qu’elle avoyt le chassa de la chambre, s’en alla à la sienne. Et, quand il eut prins la plus gorgiase & mieulx parfumée de toutes ses chemises, & ung bonnet de nuict tant bien accoustré qu’il n’y falloit rien, luy sembla bien, en soy mirant, qu’il n’y avoit Dame en ce monde qui sçeut refuser sa beaulté & bonne grace. Par quoy, se promectant à luy mesmes heureuse yssue de son entreprinse, s’en alla mettre en son lict, où il n’espéroit faire long séjour pour le desir & seur espoir qu’il avoit d’en acquérir ung plus honorable & plaisant. Et, si tost qu’il eut envoyé tous ses gens dehors, se leva pour fermer la porte après eulx. Et longuement escouta si en la chambre de la Princesse, qui estoit dessus, y avoit aucun bruict &, quand il se peut asseurer que tout estoit en repos, il voulut commencer son doulx travail, & peu à peu abbatit la trappe, qui estoit si bien faicte & accoustrée de drap qu’il ne feit un seul bruict, & par la monta à la chambre & ruelle du lict de sa Dame, qui commençoit à dormyr.

À l’heure, sans avoir regard à l’obligation qu’il avoit à sa Maistresse, ny à la Maison d’où estoit la Dame, sans luy demander congié ne faire la révérence, se coucha auprès d’elle, qui le sentit plus tost entre ses bras qu’elle n’apperçeut sa venue. Mais elle, qui estoit forte, se desfit de ses mains, en luy demandant qui il estoit, se meit à le frapper, mordre & esgratigner, de sorte qu’il fut contrainct, pour la paour qu’il eut qu’elle appellast, luy fermer la bouche de la couverture ; ce que luy fut impossible de faire, car, quand elle veid qu’il n’espargnoit riens de toutes ses forces pour luy faire une honte, elle n’espargna rien des siennes pour l’en engarder & appella tant qu’elle peut sa Dame d’honneur, qui couchoit en sa chambre, ancienne & saige femme autant qu’il en estoit poinct, laquelle tout en chemise courut à sa Maistresse.

Et, quand le Gentil homme veid qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’estre cogneu de sa Dame que le plus tost qu’il peut descendit par sa trappe &, autant qu’il avoit eu de desir & d’assurance d’estre bien venu, autant estoit il desespéré de s’en retourner en si mauvais estat. Il trouva son mirouer & sa chandelle sur sa table, &, regardant son visaige tout sanglant d’esgratigneures & morsures qu’elle luy avoyt faictes, dont le sang sailloit sur sa belle chemise qui estoit plus sanglante que dorée, commença à dire : « Beaulté, tu as maintenant loyer de ton mérite, car, par ta vaine promesse, j’entreprins une chose impossible & qui peut estre, en lieu d’augmenter mon contentement, est redoublement de mon malheur, estant asseuré que, si elle sçait que, contre la promesse que je luy ay faicte, j’ay entreprins ceste follie, je perderay l’honneste & commune fréquentation que j’ay plus que nul autre avecq elle, ce que ma gloire a bien deservy, car, pour faire valoir ma beaulté & bonne grace, je ne la devois pas cacher en ténèbres pour gaingner l’amour de son cueur ; je ne devois pas essayer à prendre par force son chaste corps, mais debvois, par long service & humble patience, attendre que Amour en fût victorieux, pour ce que sans luy n’ont pouvoir toute la vertu & puissance de l’homme. » Ainsy passa la nuict en tels pleurs, regretz & douleurs qui ne se peuvent racompter, & au matin, voiant son visaige si déchiré, feit semblant d’estre fort mallade & de ne pouvoir veoir la lumière jusques ad ce que la compaignie feust hors de sa maison.

La Dame, qui estoit demorée victorieuse, sachant qu’il n’y avoit homme en la Court de son frère qui eut osé faire une si estrange entreprinse que celluy qui avoit eu la hardiesse de luy déclairer son amour, se asseura que c’estoit son hoste &, quand elle eut cherché avecq sa Dame d’honneur les endroictz de la chambre pour trouver qui ce povoit estre, ce qui ne fut possible, elle luy dist par grande collère : « Asseurez vous que ce ne peult estre nul aultre que le Seigneur de céans & que le matin je feray en sorte vers mon frère que sa teste sera tesmoing de ma chasteté. »

La Dame d’honneur, la voiant ainsy courroucée, luy dist : « Ma Dame, je suis très aise de l’amour que vous avez de vostre honneur, pour lequel augmenter ne voulez espargner la vie d’un qui l’a trop hazardée pour la force de l’amour qu’il vous porte, mais bien souvent tel la cuyde croistre qui la diminue, par quoy je vous supplye, ma Dame, me vouloir dire la vérité du faict. »

Et, quand la Dame luy eut compté tout au long, la Dame d’honneur luy dist : « Vous m’asseurez qu’il n’a eu aultre chose de vous que les esgratignures & coups de poing ?

— Je vous asseure, » dist la Dame, « que non & que, s’il ne trouve ung bon Cirurgien, je pense que demain les marques y paroistront.

— Or, puis que ainsy est, ma Dame, » dist la Dame d’honneur, « il me semble que vous avez plus d’occasion de louer Dieu que de penser à vous venger de luy ; car vous pouvez croire, que puis qu’il a eu le cueur si grand que d’entreprendre une telle chose, & le despit qu’il a de y avoir failly, que vous ne luy sçauriez donner mort qui ne luy fust plus aisée à porter. Si vous desirez estre vengée de luy, laissez faire à l’amour & à la honte, qui le sçauront mieulx tormenter que vous. Si vous le faictes pour vostre honneur, gardez vous, ma Dame, de tumber en pareil inconvénient que le sien ; car, en lieu d’acquérir le plus grand plaisir qu’il ait sçeu avoir, il a reçeu le plus extrême ennuy que Gentil homme sçauroit porter. Aussy vous, ma Dame, cuydant augmenter vostre honneur, le pourriez bien diminuer &, si vous en faictes la plaincte, vous ferez sçavoir ce que nul ne sçait, car de son costé vous estes asseurée que jamais il n’en sera rien révélé. Et, quand Monseigneur vostre frère en feroit la justice que en demandez & que le pauvre Gentil homme en vint à mourir, si courra le bruict partout qu’il aura faict de vous à sa volunté, & la pluspart diront qu’il a esté bien difficile que ung Gentil homme ait faict une telle entreprinse si la Dame ne luy en donne grande occasion. Vous estes belle & jeune, vivant en toute compaignye bien joieusement ; il n’y a nul en ceste Court qui ne voye la bonne chère que vous faictes au Gentil homme dont vous avez soupson, qui fera juger chascun que, s’il a fait ceste entreprinse, ce n’a esté sans quelque faulte de vostre costé, & vostre honneur, qui jusques ici vous a faict aller la teste levée, sera mis en dispute en tous les lieux là où ceste histoire sera racomptée. »

La Princesse, entendant les bonnes raisons de sa Dame d’honneur, congneut qu’elle luy disoit vérité & que à très juste cause elle seroit blasmée, veue la bonne & privée chère qu’elle avoit tousjours faicte au Gentil homme, & demanda à sa Dame d’honneur ce qu’elle avoit à faire, laquelle luy dist :

« Ma Dame, puis qu’il vous plaist recepvoir mon conseil, voiant l’affection dont il procedde, me semble que vous devez en vostre cueur avoir joye d’avoir veu que le plus beau & le plus honneste Gentil-homme que j’ay veu en ma vie n’a sçeu, par amour ne par force, vous mectre hors du chemin de vraye honnesteté. Et en cela, ma Dame, devez vous humillier devant Dieu, recongnoistre que ce n’a pas esté par vostre vertu, car mainctes femmes, ayans mené vie plus austère que vous, ont esté humiliées par hommes moins dignes d’estre aimez que luy, & devez plus que jamais craindre de recepvoir propos d’amityé, pource qu’il y en a assez qui sont tombez la seconde fois aux dangiers qu’elles ont évité la première. Ayez mémoire, ma Dame, que Amour est aveugle, lequel aveuglit de sorte que où l’on pense le chemyn plus seur, c’est à l’heure qu’il est le plus glissant. Et me semble, ma Dame, que vous ne debvez à luy ne à aultre faire semblant du cas qui vous est advenu, &, encores qu’il en voulust dire quelque chose, faindrez du tout de ne l’entendre, pour éviter deux dangiers, l’un de la vaine gloire de la victoire que vous en avez eue, l’aultre de prendre plaisir en ramentevant choses qui sont si plaisantes à la chair que les plus chastes ont bien affaire à se garder d’en sentir quelques estincelles, encores qu’elles la fuyent le plus qu’elles peuvent. Mais aussi, ma Dame, affin qu’il ne pense par tel hazard avoir faict chose qui vous ait esté agréable, je suis bien d’advis que peu à peu vous vous esloingniez de la bonne chère que vous avez accoustumé de luy faire, afin qu’il congnoisse de combien vous desprisez sa follie & combien vostre bonté est grande, qui s’est contentée de la victoire que Dieu vous a donnée, sans demander autre vengeance de luy. Et Dieu vous doint grace, ma Dame, de continuer l’honnesteté qu’il a mise en vostre cueur, &, congnoissant que tout bien vient de luy, vous l’aymiez & serviez mieulx que vous n’avez accoustumé. »

La Princesse, délibérée de croire le conseil de sa Dame d’honneur, s’endormit aussy joieusement que le Gentil homme veilla de tristesse.

Le lendemain, le Seigneur s’en voulut aller & demanda son hoste, auquel on dit qu’il estoit si mallade qu’il ne povoit voir la clairté ne oyr parler personne, dont le Prince fut fort esbahy & le voulut aller veoir ; mais, sçachant qu’il dormoyt, ne le voulut esveiller & s’en alla ainsy de sa maison sans luy dire à Dieu, emmenant avecq luy sa femme & sa seur, laquelle, entendant les excuses du Gentil-homme, qui n’avoit voulu veoir le Prince ne la compaignie au partir, se tint asseurée que c’estoit celuy qui luy avoit fait tant de torment, lequel n’osoit monstrer les marques qu’elle luy avoit faictes au visaige. Et, combien que son Maistre l’envoyast souvent quérir, si ne retourna poinct à la Cour qu’il ne fust bien guéry de toutes ses playes, hors une, celle que l’amour & le despit luy avoient faict au cueur.

Quand il fut retourné devers luy & qu’il se retrouva devant sa victorieuse ennemye, ce ne fut sans rougir, & luy, qui estoit le plus audacieux de toute la compaignye, fut si estonné que souvent devant elle perdoit toute contenance. Par quoy fut toute asseurée que son soupson estoit vray, & peu à peu s’en estrangea, non pas si finement qu’il ne s’en apparçeust très bien ; mais il n’en osa faire semblant, de paour d’avoir encores pis, & garda cest amour en son cueur, avecq la patience de l’esloingnement qu’il avoyt mérité.

« Voylà, mes Dames, qui devroyt donner grande craincte à ceulx qui présument ce qui ne leur appartient. Et doibt bien augmenter le cueur aux Dames, voyans la vertu de ceste jeune Princesse & le bon sens de sa Dame d’honneur. Si à quelqu’une de vous advenoit pareil cas, le remède y est jà donné.

— Il me semble, » dist Hircan, « que le grand Gentil homme dont vous avez parlé estoit si despourveu de cueur qu’il n’estoit digne d’estre ramentu, car, ayant une telle occasion, ne debvoit, ne pour vielle ne pour jeune, laisser son entreprinse. Et fault bien dire que son cueur n’estoit pas tout plein d’amour, veu que la craincte de mort & de honte y trouva encores place. »

Nomerfide respondit à Hircan : « Et que eust faict le pauvre Gentil homme, veu qu’il avoyt deux femmes contre luy ?

— Il debvoit tuer la vielle, » dist Hircan, « &, quand la jeune se feut veue sans secours, eust esté demy vaincue.

— Tuer, » dist Nomerfide. « Vous voudriez doncques faire d’ung amoureux ung meurtrier ? Puis que vous avez ceste opinion, on doibt bien craindre de tumber en vos mains.

— Si j’en estois jusques là, » dist Hircan, « je me tiendrois pour deshonoré si je ne venois à fin de mon intention. »

À l’heure Geburon dist : « Trouvez vous estrange que une Princesse, nourrie en tout honneur, soit difficile à prendre d’un seul homme ? Vous devriez doncques beaucoup plus vous esmerveiller d’une pauvre femme qui eschappa de la main de deux.

— Geburon, » dist Ennasuitte, « je vous donne ma voix à dire la cinquiesme Nouvelle, car je pense que vous en sçavez quelqu’une de ceste pauvre femme, qui ne sera poinct fascheuse.

— Puis que vous m’avez esleu à partie, » dist Geburon, « je vous diray une histoire que je sçay pour en avoir faict inquisition véritable sur le lieu, & par là vous verrez que tout le sens & la vertu des femmes n’est pas au cueur & teste des Princesses, ny toute l’amour & finesse en ceulx où le plus souvent on estime qu’ilz soyent :