L’Heure présente

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L’Heure présente
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 904-923).
L’HEURE PRÉSENTE

C’est le temps où les libraires préparent leurs livres d’étrennes, de beaux contes pour nos enfans. Je n’ai pas vu arriver, durant la dernière quinzaine, les volumes de littérature ou d’histoire qui servent habituellement di thème à ces entretiens. En revanche, un triste chapitre d’histoire vivante se faisait sous nos yeux. Je ne saurais trouver un meilleur texte, en clôturant cette année de travail, pour résumer et appliquer aux faits contemporains les réflexions où l’étude des phénomènes intellectuels nous a souvent ramenés. — Mais qu’est-il besoin de texte, d’entrée en matière et de rattachemens artificiels ! Des heures graves sonnent sur la patrie. Arrachée à ses études et à ses rêves, l’âme de l’écrivain est invinciblement obsédée par ce tintement de glas ; elle ne peut renvoyer d’autre écho. Je voudrais écarter aujourd’hui tout ce qu’il y a de conventionnel dans notre métier littéraire ; en prenant la plume, je me suis promis d’être simple et sincère, comme si je pensais tout haut dans une île déserte.


I.

Chacun voit où nous tombons, et de quelle chute rapide ; chacun sent, chacun dit franchement, dans le particulier, ce que n’essaie même plus de déguiser le mensonge écrit des journaux satisfaits. — Notre république avait triomphé de toutes les fatalités conjurées contre elle. Lentement affermie, après vingt ans de longues et pénibles luttes pour l’existence, puis mise à deux doigts de sa perte par le boulangisme, sauvée de ce péril par un incroyable manque de cœur chez l’homme qui la tenait à la gorge, elle avait enfin lassé la haine de ses adversaires, désarmé les défiances et les dédains de l’Europe monarchique ; elle faisait presque oublier les lourdes fautes de ses fondateurs, la faiblesse et l’esprit de parti de leurs continuateurs. Depuis trois ans, tous les bonheurs conspiraient à la grandir. Les souvenirs de l’Exposition universelle et de Cronstadt la paraient d’une double auréole de richesse et de force ; elle resserrait chaque jour ses liens d’amitié avec un puissant empire, tandis que les attaches factices de la triple alliance se détendaient visiblement ; le vicaire du Christ, dans ses veilles du Vatican, semblait ne penser et n’écrire que pour fortifier sa fille de prédilection, la France. La république fondait un immense domaine colonial ; après quelques déboires, tout lui réussissait sur ce continent africain où les autres nations essuient une série de revers ; pour la première fois depuis trop longtemps, le bel exploit du Dahomey faisait passer un frisson d’orgueil dans les tristes plis du drapeau ; un chef militaire se révélait là-bas, et nos cœurs légers de Gaulois, si prompts à l’espoir, tressaillaient aussitôt de la pensée unique : Si c’était lui, le réparateur de la défaite ?.. Au dedans, le gros des anciens partis se ralliait ; abandonnés par leurs électeurs, les derniers irréconciliables désertaient le combat. Ces affaires prospères paraissaient conduites par un cabinet où des hommes d’expérience et de valeur remplaçaient les bohèmes inquiétans des premiers essais républicains ; de l’aveu des adversaires eux-mêmes, ce cabinet, déparé seulement par un fâcheux qui brouillait les cartes, réunissait quelques-uns des plus réputés parmi nos vétérans politiques, et quelques nouveaux-venus désignés aux grandes charges par leurs talens incontestés. Le ministère avait survécu à de grosses difficultés, à une grève particulièrement maligne, à la panique suscitée par un horrible attentat. Voilà qu’à l’improviste, dans cette marche triomphale, il vient buter sur le cadavre d’un agioteur obscur ; et l’on se demande si toute la machine gouvernementale, si la république et l’ordre social ne s’effondrent pas du même coup, dans la même fosse.

Est-ce donc l’incident en lui-même qui est si formidable ? Dépouillé des circonstances dramatiques où l’imagination populaire s’exalte, il se réduit à ceci : on voit clairement aujourd’hui ce que l’on soupçonnait depuis longtemps ; une grande entreprise, dont le succès fut toujours douteux, a été livrée à la curée des rapaces ; elle a ruiné quantité de petites gens pour engraisser bon nombre d’intermédiaires ; et parmi ces derniers, il y a chance de rencontrer quelques mandataires de la nation. Ces faits sont déplorables, ils ne sont pas nouveaux. On en retrouve de pareils tout le long de l’histoire, depuis ces Manieurs d’argent dont le curieux livre de M. Antonin Deloume raconte la prépondérance dans l’empire romain. L’éternelle plaie des sociétés riches vient d’être mise à nu ; si elle apparaît plus large et plus profonde qu’à d’autres époques, c’est qu’il faut de nos jours majorer tous les chiffres pour établir des rapports exacts avec le passé. Les convoitises et les déprédations sont proportionnelles à l’accroissement et à la diffusion de la fortune publique, à l’essor des entreprises industrielles, aux facilités et à la rapidité des transactions. Panurge avait, comme l’on sait, soixante-trois manières d’attraper de l’argent ; mettons hardiment que ses petits neveux en ont vingt fois plus, qu’ils sont vingt fois plus nombreux et prélèvent des sommes vingt fois plus fortes, puisque le numéraire est vingt fois plus abondant qu’au temps de Panurge. Cette manifestation chronique d’un mal vieux comme le monde n’aurait dû émouvoir que les masses irréfléchies ; pourquoi l’anxiété des gens calmes, instruits par l’histoire, est-elle si poignante et si justifiée ?

Parce qu’un accident vulgaire découvre la faiblesse incurable de notre organisme politique et social, ce que les médecins appelleraient sa misère physiologique. L’anarchie et l’absence de gouvernement ont apparu à tous les yeux ; et les moins attentifs discernent enfin les causes premières de cet état languissant.

Si les plus élémentaires notions de gouvernement n’étaient pas abolies, l’affaire du jour eût été liquidée suivant les traditions des sociétés bien régies. Le chef de l’État, qui doit être instruit de tout le premier, eût mandé individuellement les législateurs compromis ; avec la haute autorité de son caractère et de sa situation, il leur eût tenu à peu près ce langage : « Mon cher monsieur, vous allez me faire le plaisir de déguerpir sans bruit et de retourner poursuivre vos opérations dans la vie privée ; si je n’ai pas votre démission dans les vingt-quatre heures, je vous livre à la clameur publique. » Je crois qu’il n’aurait pas eu besoin de le répéter deux fois, s’il l’avait dit la première d’une certaine façon ; le nettoyage se serait fait sans affolement. Un préfet de police qui sait son métier procède ainsi chaque jour, dans les espèces moins graves, mais similaires, qui ne tombent pas sous le coup d’une loi. Admettons pourtant que le parlement soit seul juge de ses propres prévarications ; en l’absence de toute sanction pénale, la chambre ne pouvait constituer qu’un jury d’honneur, chargé de disqualifier moralement ceux de ses membres qui auraient trafiqué de leur mandat.

Au lieu de cela, qu’est-il advenu ? Ces ministres, dont je me plaisais à constater plus haut la valeur individuelle, ces hommes qui pour la plupart, montrent dans leurs départemens respectifs d’éminentes qualités d’administrateurs, il semble qu’une paralysie foudroyante les frappe, quand ils se trouvent réunis autour de la table du conseil ou au pied de la tribune, devant une résolution collective à prendre. Aux premières rafales de cet orage inattendu, on les a vus louvoyer, bourlinguer, fuir sous le vent ; comme ils avaient fait dans la crise de Carmaux, comme ils avaient fait dans toutes les crises antérieures, eux et tous leurs devanciers. Cette fois, le grain enforçant, ils ont sombré. Alors, notre convention au petit pied, seul pouvoir effectif resté debout, a continué la série de ses empiétemens ; elle a institué sa commission d’enquête, quelque chose comme le comité de salut public dans une loge de portière. Elle a réclamé pour cette commission des pouvoirs extraordinaires, qu’elle n’a pas osé lui conférer, grâce à la résistance opportune de l’ordre judiciaire. Heureusement, les histoires extraordinaires ont suffi à l’amuser. Les délations d’amateurs affluaient. Oubliant que les faits et gestes des députés étaient le seul objet légitime de ses recherches, la commission s’est mise à s’enquérir de tout, à requérir contre tous, financiers et particuliers, étrangers et nationaux, vivans et morts ; elle a mandé un cocher à sa barre ; elle y eût mandé des ballerines, comme le lui suggéraient certains journaux, si elle avait eu un président moins austère.

Le plus étrange, dans tout ceci, le trait caractéristique de la veulerie de nos mœurs, c’est que des citoyens bénévoles se soient rendus aux citations de ce tribunal improvisé ; c’est que d’autres aient livré leurs papiers et leur comptabilité à ces inquisiteurs sans mandat légal. Les Anglais, inventeurs du système parlementaire, mais intraitables sur l’inviolabilité de leur home les Anglais n’en croiront pas leurs yeux, quand ils liront combien le Français est docile à toutes les usurpations de pouvoir. — Explosion de vertu, dit-on. Pour une part, je le veux bien, et je l’espère ; mais on m’accordera qu’il y a sous toutes ces indignations, au moins au même degré, explosion de haines politiques, explosion de badauderie amusée. C’est toujours l’histoire de nos émeutes : deux douzaines de manifestans, qu’un sergent de ville disperserait ; une centaine de gamins les renforce, vingt mille curieux se précipitent pour voir ; l’affaire devient grave, la cavalerie doit charger. Nous réprouvons les combats de taureaux de nos voisins, les combats de gladiateurs des anciens ; et nous sommes en train d’instituer un plaisir national, les pugilats de politiciens dans la boue. Le public se passionne pour les scandales du Panama, comme pour un feuilleton bien charpenté, pour un bon mélodrame de l’Ambigu. Le public stimule les acteurs, je veux dire les députés, déjà aiguillonnés par la fièvre du soupçon contre leurs collègues, par la peur du soupçon pour eux-mêmes. Il faut que le journal apporte chaque matin une révélation, un déshonneur ; et quel délicieux frisson, s’il apportait un cadavre ! Il y en a eu, il y en aura encore ; s’il n’y en a pas, on en inventera. Le journal ne s’en fait pas faute. La presse, chagrinée par ce qu’on raconte de ses parts de prise dans le pillage, a hésité un instant : valait-il mieux faire l’oubli pour tous ou saisir cette rare occasion de doubler le tirage ? Son choix a été prompt ; elle a passé condamnation sur ses peccadilles d’antan ; le « devoir professionnel » parlait ; c’est à-dire qu’il fallait souffler sur toute la France lèvent de soupçon et de délation, afin d’enfler et de prolonger la magnifique aubaine. Ah ! que tout ce bruit tomberait vite, si la commission d’enquête appliquait ce petit article de la loi suprême : « Que celui qui est sans péché jette la première pierre ! » On préfère répondre à toutes les objections avec cette phrase enfantine : « Il faut faire la lumière à tout prix. » Alors qu’il est avéré, pour tout homme d’expérience, qu’en pareil cas et avec de pareils moyens, on ne fait jamais la lumière, on réussit seulement à épaissir les ténèbres où amis et ennemis vont se poignarder à tâtons.

Dieu sait qu’il me serait doux de voir châtier des députés concussionnaires, et même des sénateurs. Mais j’ai idée que cette volupté ne me sera pas donnée ; et c’est acheter trop cher un espoir incertain, que de lui sacrifier le bon renom de la France, la tranquillité publique, les derniers vestiges de l’autorité gouvernementale, et ces garanties du droit individuel qui seront peut être notre sauvegarde, quand le bon plaisir du parlement deviendra l’ultima ratio de ce pays. — Tout homme sensé fait ces réflexions. Cependant, chacun de nous regarde passer le torrent de fange et de folie avec indifférence ; beaucoup le suivent avec une complaisance secrète, où la curiosité maligne n’est pour rien. C’est que l’on a le sentiment qu’il faut qu’un torrent passe, pour achever de ruiner un édifice penchant, bâti en porte-à-faux. Ce sentiment s’affermit quand on jette un regard circulaire sur l’Europe, où les mêmes symptômes précurseurs éclatent partout : à Berlin, avec l’affaire Ahlwardt, un Panama militaire ; à Madrid, où un ministère tombe, lui aussi, à la suite de difficultés créées par des malversations municipales. L’angoisse des bouleversemens prochains devient si intolérable, que les esprits résolus ont hâte d’en sortir, comme le malade appelle la crise décisive qui doit le rétablir ou l’emporter. Ceci nous ramène à des considérations plus générales. Oublions les vilaines éruptions de l’heure présente ; recherchons le mal profond qu’elles décèlent, les causes premières auxquelles je faisais allusion en commençant.


II.

Naguère encore, quand on rattachait la faiblesse et l’instabilité de nos organismes politiques au faux équilibre de la société, portant de tout son poids sur un seul pilier, le pilier d’argent ; quand on recherchait l’étroite corrélation entre cette infirmité sociale et le positivisme scientifique, le nihilisme intellectuel, le matérialisme pratique, — on était traité de philosophe nébuleux et d’esprit chagrin. Voici que les yeux s’ouvrent à la lumière des événemens ; chacun pense, dit, imprime ce que nous avions crié dans le désert. Naguère encore, on était accusé d’emboîter le pas aux pires démagogues, quand on signalait la reconstitution d’une féodalité industrielle et financière. Voici que des observateurs calmes et graves constatent la chose et acceptent le mot. En passant par leur bouche, ce mot perd son acception odieuse et déclamatoire ; ceux qui le repousseraient comme une injure, parce que leurs préjugés flétrissent à la légère toute une période de notre ancienne histoire, ceux-là ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, si en condamnant cette période ils se condamnent du même coup.

Des causes présentes à l’esprit de chacun ont prodigieusement accru depuis cent ans la richesse réelle et enflé plus encore la richesse fictive. Il n’est pas exact de dire que cette richesse s’est concentrée sur quelques têtes, car presque toutes les conditions en ont plus ou moins bénéficié ; mais, dans les mains des habiles ou des heureux qui prélèvent les grosses parts, elle acquiert un relief d’autant plus blessant qu’il est unique, et un pouvoir qu’on ne lui connaissait pas autrefois. L’ancien ordre de choses opposait à la puissance factice de l’argent la puissance idéale de la religion et la puissance naturelle de la force physique ; ces deux dernières avaient créé des contrepoids nombreux : privilèges et prééminence du sacerdoce, de l’état militaire, de la naissance, des charges de cour et de magistrature. Après la disparition de ces contrepoids, après le grand effort de la Révolution pour établir l’égalité théorique, l’argent est monté irrésistiblement au sommet du corps social, comme monte au-dessus du taillis un arbre en pleine sève, quand on abat les voisins qui lui disputaient l’air et la lumière. Toute réunion d’hommes, qu’elle le veuille ou non, est toujours en travail d’une aristocratie, qui puise ses élémens dans la force prépondérante à l’heure où elle se constitue.

D’autre part, l’outillage mécanique du travail, agent le plus actif de l’accroissement de la richesse, augmentait le pouvoir réel de cette richesse en mettant à sa merci les masses ouvrières ; elles dépendaient de la machine, qui dépend du capital, seul capable de l’installer et de l’alimenter. Ces conditions étant données, un état social très semblable à la féodalité devait inévitablement se reformer. Entre la domination qui se justifiait par l’épée et celle qui se justifie aujourd’hui par l’argent, je ne crois pas qu’un esprit de bonne foi puisse hésiter à reconnaître l’identité du fonctionnement organique sous la diversité des manifestations accidentelles. Par le jeu du crédit, le capital industriel a reconstitué entre tous ses possesseurs une échelle de suzeraineté analogue à l’échelle féodale ; de la petite usine à la grande, de celle-ci à la haute banque, les liens de subordination et de protection mutuelle sont évidens. Il y a parfois des conflits, des abandons ; il y en avait aussi dans le corps féodal. La condition des subordonnés du capital est sans doute infiniment préférable à celle des serfs du temps jadis ; mais c’est par suite de l’adoucissement des mœurs, bien plus que par une restriction essentielle de la puissance maîtresse. Si celle-ci voulait abuser de ses avantages, je verrais mal la différence entre la faculté de tuer impunément un homme d’un coup d’épieu et la faculté de l’affamer en lui refusant du travail. — Il en trouverait ailleurs, dira-t-on ; le serf pouvait aussi passer sur les terres d’un autre maître, pour y courir les mêmes risques. Je raisonne ici sur l’étendue du pouvoir latent, et non sur le pouvoir exercé ; le premier était illimité, avant la loi qui autorisa les grèves. Le filet jeté sur les hommes par la féodalité nouvelle est à la fois plus léger et plus souple, plus solide et plus inévitable que l’ancien. Celui-ci était à mailles de fer, dures et inégales ; il déchirait jusqu’au sang ceux qu’il prenait, il en laissait échapper beaucoup d’autres ; le nouveau blesse rarement, on sent moins sa pression, mais il ne laisse échapper personne. C’est la différence entre le mouvement saccadé du bras humain et le mouvement méthodique de la machine, si doux, si implacable. La féodalité de l’argent agit comme cette machine, son outil ; tant il est vrai qu’à chaque moment de l’histoire, on observe une concordance merveilleuse entre l’homme, ses institutions, son travail, les instrumens de son travail.

Mais, objectera-t-on, les privilèges de l’unique puissance contemporaine s’arrêtent à cette barrière insurmontable, l’égalité devant la loi. — Supposons par impossible que la loi ne se plie pas aux mœurs, qu’elle n’ait jamais d’accommodemens, de tempéramens, tout au moins, pour la fortune ; la protection qu’offre la loi contre ce pouvoir supérieur n’a que la valeur d’un sursis, puisque tous les faits sociaux sont subordonnés à ce fait primordial, la nécessité de vivre, qui ramène toujours l’employé sous la dépendance de l’employeur. Faut-il prouver que la plus haute consécration de la force, l’autorité politique, est à la disposition des gros capitaux, directement ou indirectement, à leur choix ? Certes, malgré les scandales de l’heure présente, je suis persuadé que l’achat, au sens grossier et coupable du mot, est une très rare exception. Mais ce qu’on appelle une grosse influence donne l’autorité politique ; et qu’est-ce qu’une grosse influence fondée sur l’argent, sinon le dernier terme d’une longue série d’achats, d’ailleurs parfaitement licites ? De même, il y a huit cents ans, c’était le dernier terme d’une longue série de vaillans coups d’estoc. — Je m’arrête ; poussez l’analyse dans toutes les directions d’idées ; si vous n’y retrouvez pas la substitution du droit de l’argent au droit de l’épée, c’est que la douceur apparente et l’extrême complication des moyens actuels vous auront dérobé la similitude des résultats obtenus dans les deux cas.

Aurais-je donc fait ici un plaidoyer contre le capital ? Pas le moins du monde. Ce serait plutôt un plaidoyer en sa faveur, si l’on accorde que la féodalité eut sa raison d’être, son utilité, sa grandeur. Elle constitua les nations européennes avec les élémens incohérens du monde barbare, elle prépara notre civilisation. La féodalité industrielle et financière achève cette civilisation ; elle aura été un merveilleux instrument de progrès matériel ; par elle se sont réalisés les rêves magiques de la science ; nous lui devons pour une bonne part les transformations dont nous sommes témoins. Quand une grande force domine toutes les autres, c’est qu’elle était nécessaire aux intentions de l’histoire, justifiée par conséquent. Des esprits simples et violens peuvent seuls désirer l’extinction brutale de cette force. Il s’agit aujourd’hui de la protéger contre ses propres excès, contre les réactions inexorables qui la menacent ; et pour cela il faut limiter son domaine, lui opposer des forces antagonistes qui rétablissent l’équilibre social, émanciper graduellement les faibles trop foulés par quelques-uns des engrenages qu’elle actionne. Ceux qui nieraient l’urgence d’une réforme dans ce sens, je les renverrais à l’énergique et sobre tableau du monde moderne, tracé en quelques lignes dans l’encyclique pontificale : « D’une part, la toute-puissance dans l’opulence, une fraction qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources ; fraction qui, d’ailleurs, tient en sa main plus d’un ressort de l’administration publique. De l’autre, la faiblesse dans l’indigence : une multitude, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre. » — Entendez-vous comme cette voix prophétique résume et commente la leçon des faits de ce matin ?

On ne découvre pas, dans les élémens officiels de notre vie publique, les freins que nous cherchons pour enrayer le positivisme souverain de l’argent. La science ? Ses conclusions les plus générales et les plus récentes appuient la pure loi de nature, l’écrasement du faible par le fort. L’éducation populaire ? D’impérieuses nécessités la font et la feront de plus en plus utilitaire. Reste ce qui fut la religion des Français du XIXe siècle, le rêve séduisant de 1789, les généreux principes promulgués par la Révolution. Je me garderai bien de rentrer dans les discussions stériles sur le fondement métaphysique de ces principes. Ils ont subi, chacun en conviendra, une évolution qui a singulièrement diminué leur valeur idéale. La belle et vague idole qu’adoraient nos pères, la Liberté, a été reléguée au-magasin des accessoires romantiques ; des avocats pressés de parvenir l’ont monnayée en petits dieux fétiches ; ils en ont fait ce que le plus fameux d’entre eux appelait « les libertés nécessaires ; » il oubliait de compléter la phrase : « nécessaires pour renverser tous les gouvernemens. » Notre conception des libertés publiques tient tout entière dans un aveu naïf de Prévost-Paradol : « L’essence du gouvernement parlementaire, écrivait-il, est d’ouvrir à l’ambition aidée du talent et aspirant au pouvoir un chemin si large et si droit, qu’on peut le suivre jusqu’au bout sans rien perdre de ce qui assure aux hommes publics l’estime générale. » Les champions des libertés ainsi comprises m’apparaissent comme de fanatiques joueurs d’échecs, qui soutiendraient qu’une seule chose est nécessaire au bonheur du peuple ; un bel échiquier, avec ses pièces au grand complet et une bonne règle du jeu. Le peuple ne se soucie guère de la partie où vous faites briller vos talens ; il n’y gagnera jamais les véritables objets de son désir, l’indépendance nationale, du pain assuré, et le contentement de l’âme. Bien plus, ces libertés de luxe sont devenues avec le temps des instrumens d’oppression, et, à certains égards, des rouages du nouveau mécanisme féodal.

Il y a quelque ingénuité et beaucoup d’injustice dans les accusations portées aujourd’hui contre le parlementarisme. La chose que ce nom recouvre chez nous ressemble au système parlementaire des classiques autant que le gouvernement du Grand-Seigneur. Où est la division sacramentelle des trois pouvoirs, ô Royer Collard ? Le législatif s’est substitué en tout à l’exécutif, réduit à la plus basse servitude ; il avait déjà empiété sur le judiciaire par les épurations ; comment il essaie maintenant d’absorber ce troisième pouvoir, c’est la question du jour. Et ce législatif vorace, concentré pratiquement dans une seule assemblée, ne laisse plus à la chambre haute qu’une humble fonction de satellite. Au surplus, la scolastique de canapé sur les limites des trois pouvoirs est absolument indifférente au peuple français de 1892.

La liberté de la presse était aussi l’un des articles du credo libéral. Maintenant, pour qui se fait une juste idée de cette puissance suprême et despotique, c’est la clémence de la presse qu’il faudrait implorer. Sur les transformations et le rôle actuel de l’esclave souveraine, qui commande toute notre vie politique et sociale sous la tutelle de la féodalité financière, on aurait trop à dire ; le sujet réclamé une étude spéciale, on y viendra quelque jour. Résumons en peu de mots l’essentiel. Il y a une colossale équivoque dans les rapports du lecteur et du journal ; par le fait d’habitudes très lentes à se modifier, le public continue de demander des directions de pensée à une grande usine industrielle. À ses débuts, le journal était une idée pure, l’arme coûteuse d’une cause politique ou littéraire. Par une évolution inévitable, il est devenu une branche florissante d’industrie. Chaque fois qu’une force neuve apparaît dans le monde, l’intérêt, ce premier mobile de l’homme, n’a pas de cesse qu’il n’ait capté cette force pour la faire servir à ses fins. Consciente de sa puissance, entraînée par l’utilitarisme universel, la presse s’est taillé une large place dans le nouveau monde féodal ; il n’est si petit sentier, si petit ruisseau, où elle n’ait multiplié les péages ; elle perçoit tribut sur tout ce qui vit, comme les barons entreprenans aux époques des grandes rapines. Je constate, je ne critique pas ; il entre dans la nature des choses qu’un être parvenu à l’apogée de sa croissance emploie sa force au mieux de ses intérêts. Toutes les souverainetés ont fait de même. Le dol commence quand le souverain frappe de la fausse monnaie, extorque plus que la dîme, empoisonne ses sujets avec des denrées vénéneuses. Beaucoup de gens rêvent aujourd’hui de ce mythe, un journal désintéressé, qui dirait toute la vérité, rien que la vérité. Rêve irréalisable peut-être. Imagine-t-on un potentat qui abolirait toutes les taxes, qui romprait avec toutes les familles princières, pour faire à part lui des expériences révolutionnaires ? Par cela même qu’il est un grand pouvoir, encadré dans une hiérarchie, enveloppé dans un réseau d’intérêts, chaque journal influent se sent condamné à un langage de convention, comme tous les personnages publics qui ont la responsabilité d’affaires importantes ; il est tenu de faire sa partie dans les mensonges conventionnels de notre civilisation, ainsi que les appelle M. Nordau.

Tout ce qui précède eût exigé naguère de longs développemens. Je crois sentir qu’aujourd’hui les développemens ne sont plus très nécessaires. Le spectacle quotidien est si instructif, les idées ont fait si rapidement tant de chemin, qu’il suffit à l’écrivain de jeter un sommaire sur une marge : le lecteur écrit lui-même la page, avec la pensée de tout le monde. Si bref que l’on soit, on risque de paraître banal en exprimant ce qui fait le fond de tous les libres entretiens ; et c’est une bonne fortune ; en ce cas, banalité est synonyme d’unanimité dans le sentiment public. De même pour la suite de ces indications.

Nous avons fait le tour du donjon moderne : bâti sur le sable, chancelant faute d’étais solides, démantelé après moins d’un siècle, il est à demi abandonné par ses défenseurs hésitans. Comme le remarquait, il y a déjà dix ans, l’auteur de ce livre judicieux, le Problème de la France contemporaine, « la bourgeoisie est d’autant plus faible pour résister à la logique socialiste, qu’au fond elle n’est pas très certaine de sa propre légitimité, ni très sûre que le socialisme ne soit pas le vrai : entre ceux qui défendent l’ordre social en France et ceux qui l’attaquent, la différence, quant aux principes, est bien mince ; c’est à peu près le même droit, le même point de départ social, et très souvent les mêmes conclusions politiques. » — Aussi longtemps que le socialisme révolutionnaire, assaillant du donjon, l’attaqua avec ses seules forces et ses seules convoitises, l’assaut ne fut pas très redoutable. Mais un jour vint où beaucoup jugèrent la place compromise, sinon perdue : quand un gentilhomme prussien, peu suspect de tendresse pour le socialisme, le prince Carolath, put faire entendre à la chambre des seigneurs ces paroles mémorables : « Les socialistes ont séduit d’innombrables idéalistes. Ils déclarent qu’ils ont des tendances idéalistes : et, je suis bien forcé de le constater ici, nous sommes en train, en Allemagne, de perdre toute tendance idéaliste : nous sommes en proie aux faiseurs d’affaires et aux tripoteurs. » — Vrai pour l’Allemagne, ce langage l’est plus encore pour la France. À la même époque, un théoricien du socialisme, M. Benoit Malon, me disait avec beaucoup de sens : « Nous commençons à comprendre que nous avons fait fausse route avec nos revendications purement matérielles, et qu’il faut les vivifier par un principe moral, pour vaincre des adversaires dépourvus de principes. »

Je n’ai pas à m’étendre sur cette crue du socialisme, méthodique, irrésistible, qui tient l’Europe attentive depuis quelques années. Je veux seulement marquer le fait d’où découle tout entière sa nouvelle puissance : le socialisme a capté le courant d’idéalisme qui se reformait partout durant ces mêmes années. Une conspiration tacite, inconsciente, s’est nouée entre des gens que tout sépare, depuis le prolétaire qui se rue aveuglément contre la machine sociale jusqu’aux conducteurs patentés de cette machine ; la conspiration commence à la haine d’en bas et finit à la vague pitié d’en haut, elle réunit les efforts de l’homme d’action et les complaisances de l’homme de pensée, elle rapproche à leur insu tous ceux qui souffrent du vieil ordre de choses, tous ceux qui en jouissent et le méprisent ; par les chemins les plus divers, elle les pousse pêle-mêle au même but, but visé par les uns, redouté par les autres qui s’y acheminent quand même, inaperçu du plus grand nombre. Ainsi canalisé par le socialisme, et faute d’autre objet où se prendre, le courant de réaction idéaliste qui nous entraîne ressemble de tous points à celui de 1848 ; il est formé par les mêmes causes, les mêmes dégoûts, les mêmes protestations de l’âme vide. Mais, il y a quarante ans, la démocratie balbutiait, le monde issu de la Révolution avait encore confiance en lui-même ; la « folie rationnelle, » comme on l’a nommée, n’avait pas achevé sa démonstration d’impuissance. Le courant actuel trouve un lit mieux préparé, il vient battre des digues entièrement délabrées : plus général, plus impétueux, il rappelle à d’autres égards la débâcle du siècle dernier, quand toute une société se précipita dans l’inconnu, par lassitude ou par horreur de vivre sous les ruines d’un monde fini.

Le socialisme n’est pas seul à bénéficier des inquiétudes de nos esprits et de nos cœurs. Le troupeau errant des hommes s’est remis à tourner autour du vieux temple d’où il était sorti. Des lumières longtemps voilées se rallument dans ce temple. Avec défiance encore, mais avec une interrogation attentive, les passans se rapprochent, ils regardent ces clartés oubliées. Rentreront-ils en masse dans la maison de paix ? Y rentreront-ils avant que se produise un de ces grands effondremens qui ont toujours ramené l’humanité au souci de ses destinées surhumaines, alors que, suivant le beau mot de Ségur, « la terre lui manquant, elle s’appuyait du ciel ? » c’est le secret de Dieu. Mais lors même que l’action de l’Église retrouverait son ancienne efficace, elle ne s’exercerait plus pour protéger un ordre social qui n’a pas tenu compte de ses principes. L’Église se désintéresse visiblement de ce qu’elle sent condamné. D’un mouvement insensible et prudent, elle passe du côté des assaillans, elle se prépare à les recueillir après leur victoire, le jour où ils reconnaîtront leur impuissance à organiser le pays conquis. Déjà les plus hardis, parmi les ministres et les enfans de l’Église, essaient d’ébaucher l’alliance future, ils prennent en main les revendications populaires. Quelles que soient l’audace et la bonne foi des socialistes chrétiens, une fusion prochaine et complète des deux courans paraît peu probable ; mais c’est assez qu’ils confluent sur quelques points pour que le flot destructeur acquière une nouvelle force.

Tout concourt à le grossir ; jusqu’à ce retour d’atavisme que l’on a baptisé du nom d’antisémitisme. Il a fait d’abord sourire ceux qui partagent une erreur commune et croient que le fond essentiel des sentimens, des passions, a été modifié par le progrès chez l’homme de nos jours. Cependant, l’antisémitisme est vite devenu l’un des facteurs principaux de l’évolution sociale, à Vienne, à Berlin, à Paris, comme dans les steppes de la Russie et dans les plaines du Danube. Devant ce phénomène, il faut s’armer de tout ce qui nous reste d’humanité, de raison, de clairvoyance. D’humanité et de raison, pour résister à l’envie, aux violences, aux proscriptions de caste et de race. De clairvoyance, pour comprendre que tout n’est pas vain dans l’irritation populaire, et qu’il la faut toujours juger avec la règle de Pascal : « La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. » L’État, si vigilant contre les grandes associations spirituelles, en a favorisé une seule au détriment de toutes les autres ; s’il persiste dans sa partialité pour un seul élément des forces nationales, s’il s’agrège avec peu de tact des élémens étrangers ou mal assimilés, il se trouvera désarmé, dans un avenir prochain, pour défendre ses protégés contre un irrésistible mouvement ethnique.

Ainsi, le courant monte et se précipite contre l’édifice où nous étions campés ; jailli des misères et des colères d’en bas, activé par le souffle d’idéal qui passe en haut sur les âmes, grossi par tous les affluens, il ne rencontre plus même chez nous la barrière telle quelle d’un gouvernement régulier… Tandis que j’écris ceci, la neige tombe d’un lugubre ciel de décembre ; et ma pensée court à ce cimetière de village, où, sous cette neige, à cette heure, les gens de science et de loi tirent de la boue glacée ce pauvre corps, jouet des folles fantaisies de la foule. Je vois la scène sinistre, les augures fouillant ces entrailles pour y chercher le secret de la mort, comme si l’on attendait d’y trouver aussi le secret de notre dissolution sociale. Ayez le courage de regarder ce tableau : c’est le meilleur symbole de l’heure présente. Ce qu’ils font là-bas, je le fais dans ce travail, nous le faisons tous, nous qui fouillons de notre plume les restes d’un monde décomposé. On a crié à ce spectre : Lazare, lève-toi pour dénoncer. — Qui dira à notre monde : Lazare, lève-toi pour revivre ? — Celui qui l’a dit une fois, que ne le redit-il encore !


III.

Décrire le mal n’est qu’un exercice de philosophie ; récriminer contre ce mal, une satisfaction d’opposant politique. Le remède, le mode d’action immédiate dans notre pays, voilà ce que doit chercher un cœur patriote. — Soin inutile, diront les pessimistes ; les dés de fer du destin sont jetés, on ne pourra reconstruire qu’après le passage de la trombe. Peut-être voient-ils trop bien, et je leur ai fait la part belle dans les considérations qui précèdent. Mais on perd le nom d’homme quand on ne lutte pas jusqu’à la dernière minute, tant qu’il reste une chance de soutenir la maison en la réparant.

Laissons de côté pour l’instant les espoirs à longue échéance, où les volontés particulières ne peuvent pas grand’chose : réforme des mœurs, restauration des idées saines, transformation des esprits par l’éducation ; admirables sujets à mettre en vers latins, comme dit l’autre, thèmes de harangues universitaires ; on ne fait ni vers ni harangues pendant que la maison croule. Écoutons avec sympathie, mais sans beaucoup d’illusion, les nobles voix qui préconisent le groupement et l’initiative des honnêtes gens. Une fâcheuse expérience nous enseigne qu’il y a incompatibilité entre ces deux mots, initiative et honnêtes gens. Les honnêtes gens appuient quelquefois les efforts que l’on tente pour leur salut, c’est grand bonheur quand ils ne les contrarient pas ; ils ne les provoquent jamais. Écoutons de même avec admiration les hommes de bonne volonté, quand ils opposent aux images trop noires de notre état social les œuvres d’assistance et de rapprochement fondées en si grand nombre par leurs soins ; on ne saurait trop les encourager ; mais je ne puis partager la confiance que mettent en leurs préservatifs ces quelques justes, qui ne sauveront pas Sodome ; je crains que les exemples individuels ne suffisent plus, à l’heure présente, s’ils ne sont pas secondés par une direction générale et méthodique. Écoutons enfin toutes les sages et belles paroles qu’on entend, on n’en entendit jamais davantage ; constatons seulement qu’elles éveillent peu d’échos, parce que ce pays attend des actes, parce qu’il est las de la parole, quand elle n’est pas mère d’un acte.

Écartons d’autre part toutes les offres de remèdes qui ne sont que des récriminations déguisées, des plaidoyers pour ou contre tel moment du passé. Nul ne peut ressusciter le passé, ni abolir les conséquences qu’il a engendrées. Écartons d’une main respectueuse, mais ferme, ceux qui imputent tous nos maux à notre étiquette de gouvernement, ceux qui feignent de croire que ces maux guériront miraculeusement par la vertu seule de cette étiquette. Les premiers regrettent l’ombre tutélaire d’un arbre mort. Il n’est au pouvoir de personne de redresser l’arbre sur ses racines séchées. Notre seul espoir réside dans les réserves d’énergie cachées au fond de notre peuple ; or, on obtiendra tout de ce peuple, sauf qu’il renonce au mot de république. N’oublions pas qu’il a mis dans ces syllabes mystiques le peu d’idéalisme qui lui reste, c’est-à-dire la seule force de foi que nous puissions utiliser pour son bien à l’intérieur, pour sa défense au dehors. Il a transporté sur ce dogme le dévoûment, le loyalisme, la tendresse naïve que ses pères prodiguaient à une race royale. Il dit, comme le Strozzi de Lorenzaccio : — « La république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air. » — Il semble en vérité qu’adversaires et défenseurs du mot s’entendent pour le rapetisser : les uns par leur entêtement à croire qu’on peut encore l’arracher de l’âme française, par leur obstination à le ravaler dans un parti ; les autres, par leur âpreté à le revendiquer comme l’enseigne exclusive de ce parti. Tels des enfans qui prétendraient supprimer ou accaparer pour quelques-uns d’entre eux la lumière du soleil, alors qu’il est au zénith. Si l’on dépensait au dehors l’ardeur gaspillée au dedans à ces luttes byzantines, le mot serait vite anobli, incontesté ; au-dessus des monarchies menacées qui nous entourent, le nom de la république française sonnerait comme sonnait jadis celui de la république romaine. — Écartons ces querelles nominales ; écartons aussi les médecins qui se flattent de nous rendre la santé avec des formules cabalistiques, de nouvelles combinaisons constitutionnelles, des révisions du pacte fondamental ; famille bâtarde de Sieyès, idéologues jugés d’avance par le mot de leur père après la grande crise : — « Qu’avez-vous fait ? — J’ai vécu. » — La meilleure constitution est celle que l’on a, pourvu qu’elle soit gardée par des mains fortes et habiles.

Dans notre Babel où chacun donne une consultation différente sur la chose publique, il n’est pas difficile de discerner sous cette cacophonie le besoin commun, l’aspiration universelle. On veut une direction ferme et suivie ; et on ne l’attend que d’un homme. La masse de notre peuple joint l’horreur des révolutions au désir d’une forte protection nationale et sociale ; par suite de traditions encore vivantes, d’un instinct de race que l’on peut proclamer très haut, parce qu’il est l’instinct du bon sens, elle ne croit à l’efficacité de cette protection qu’en la voyant incarnée dans un nom, dans une physionomie, et surtout dans un cœur. L’élite pense de même, parce que l’élite, qui se connaît bien, se sent plus faible encore que la masse et se défie davantage de sa propre capacité à se conduire. Tous ne l’avouent pas ; beaucoup sont retenus en public par je ne sais quel respect humain, par la crainte de paraître pactiser avec une récente et méchante aventure, par de vieilles habitudes de langage et de style contractées dans l’opposition, sous « le tyran. » Tous le pensent, ceux-là mêmes qui disent ou impriment officiellement le contraire. Qui de nous n’a vu quelque publiciste de ses amis, encore échauffé de l’article qu’il venait d’écrire sur les dangers du pouvoir personnel, poser la plume et s’écrier dans l’intimité : « Où est-il, l’homme ? » Durant les jours de crise grave comme ceux que nous traversons, les masques tombent, l’attente secrète devient un appel pressant au Messie inconnu. Notre société peut s’appliquer à cette heure la belle image de Plotin : elle aussi ressemble à ces voyageurs perdus dans la nuit, assis en silence au bord de la mer, attendant que le soleil se lève enfin au-dessus des flots.

Je n’y vois pas de honte, pour ma part. La honte, c’est d’estimer assez peu cette terre de France pour décréter a priori que désormais, dans les grands besoins nationaux, elle ne pourra plus enfanter qu’un dictateur funeste, soldat d’aventure ou politicien sans scrupules. Est-elle donc close, l’histoire de cette race fertile, l’histoire qui va de Charles Martel à Jeanne d’Arc, à Henri IV, à Bonaparte, à Gambetta ? Et si l’exaspération des mécontentemens a failli livrer une république à un Boulanger, n’a-t-on pas vu des républiques défendues et respectées par un Cavaignac, un Washington ? Vraiment, on oublie trop les bonnes chances pour ne se souvenir que des pires. Reconnaissons cependant que cette attente vague est un danger, une tentation offerte aux intrigans ambitieux. D’ailleurs elle risque de se prolonger indéfiniment ; il ne dépend pas de nous de faire surgir l’inconnu providentiel, persuasif comme Gambetta, organisateur comme Bonaparte, honnête comme Washington. Avant que se montre le phénix de nos rêves, nous pouvons sombrer dans l’anarchie ; et la sagesse commande de faire face au péril avec les instrumens que l’on a sous la main. C’est la conclusion où je voulais venir. Ici, je demande la permission de dire respectueusement et librement toute ma pensée.

M. le président de la république n’a qu’un tort, c’est d’ignorer sa force. Arrivé à cette haute charge sans brigues et sans fracas, avec une réputation modeste, mais intacte, il s’est lentement établi dans l’opinion, il y a grandi, servi par son attitude irréprochable et par les bonheurs inespérés qui marquaient sa magistrature. Pour tout notre peuple, il est l’homme de l’Exposition l’homme de Cronstadt ; et de plus l’honnête homme par excellence, en un temps où chacun est traité de voleur. Je crois n’être démenti par aucun de ceux qui ont parcouru depuis deux ans nos départemens reculés, si j’avance que dans ces milieux ruraux un seul nom est respecté, puissant, populaire : le nom de l’inaugurateur de l’Exposition, de « l’ami du tsar. » D’autres hommes d’État peuvent faire plus grande figure dans nos sphères politiques : le bruit de leur mérite arrive à peine aux masses sourdes, qui n’ont de place dans la maison que pour un portrait, dans la mémoire que pour un nom. Toutes les machines que ces habiles pourraient combiner ne prévaudraient pas dans les campagnes contre un mot direct du président. — Mais le président est prisonnier dans une constitution qui l’annihile ! — Lieu-commun que l’on répète de confiance, faute d’y aller voir. Relisez la constitution ; elle donne au chef de l’État des pouvoirs plus que suffisans pour gouverner. — Le président a l’initiative des lois, concurremment avec les membres des deux chambres. — Il dispose de la force armée, il nomme à tous les emplois civils et militaires. — Le président communique avec les chambres par des messages, qui sont lus par un ministre. — Le président peut, par un message motivé, demander aux deux chambres une nouvelle délibération, qui ne peut lui être refusée. — Le président peut ajourner les chambres, pour un mois, deux fois dans la même session ; il peut, sur l’avis conforme du sénat, dissoudre la chambre des députés. — Et ce sont là ses fonctions prévues, régulières. En outre, aucun texte ne limite sa liberté dans le choix de ses ministres ; rien ne lui interdit les messages directs au pays. Le président n’est pas prisonnier dans la constitution ; il est le prisonnier d’une tradition faussée. N’en est-on pas venu, sous l’obsession des souvenirs irritans d’autres époques, à considérer comme une sorte de coup d’État l’exercice normal du droit de dissolution, si fréquent dans la vie constitutionnelle des nations voisines ?

Supposons qu’à la prochaine crise, quand on sera descendu de quelques degrés encore dans l’anarchie, M. le président de la République veuille enfin rassurer et gouverner le pays ; qu’il compose un cabinet d’hommes d’affaires, pris dans le sénat ou au dehors, armés d’un décret de dissolution : si ces hommes sont encore obscurs, qu’importe, pourvu qu’ils soient compétens dans leurs administrations respectives ? — Je gagerais ce que j’ai de plus cher au monde qu’après un pareil acte, le pays, consulté au nom du président, lui enverrait une majorité compacte, docile sous la main du chef de l’État. — Mais ce seraient là des innovations effrayantes ! — En apparence ; moins effrayantes à coup sûr que le gâchis résultant des moindres incidens, avec la routine présente. Préfère-t-on mourir de mort lente ! Comme le dit Stuart Mill, « quand on a pour objet d’élever la condition permanente d’un peuple, les petits moyens ne produisent pas seulement de petits effets, ils ne produisent aucun effet. » Ah ! sans doute, quelques feuilles crieraient à tue-tête, le premier jour, à la trahison, au coup d’État, au pouvoir personnel. Fort de sa conscience, les textes en main, le président pourrait laisser passer l’orage avec tranquillité ; s’il savait seulement combien la France est indifférente à tout le personnel politique avec lequel on la confond, et combien, derrière notre rideau parisien, l’âme populaire se soucie peu de tout ce qui enflamme les spécialistes : traditions parlementaires, concentration républicaine, dosages de groupes et d’ambitions. On se trompe sur le pays, parce qu’on le juge d’après ses votes ; or, les aspirations nouvelles d’un peuple se traduisent rarement par des votes ; en temps ordinaire et en l’absence de toute indication supérieure, les votes n’expriment exactement que le rapport entre la force du gouvernement et la force des anciens partis d’opposition. Quand cette dernière décroît, le pouvoir existant semble gagner tout ce qu’elle perd, parce que les électeurs n’ont à choisir qu’entre deux termes ; la masse est trop esclave de l’habitude, trop paresseuse pour en inventer un troisième. Qu’on dissolve la chambre sans indication, et le pays renverra à peu près les mêmes députés. Mais vienne une direction claire, énergique, qui donne une formule aux aspirations confuses, et de ce même corps électoral sortira une représentation toute différente. Gouverner, c’est prévoir, a-t-on dit souvent : prévoir est beaucoup d’ambition pour l’homme ; on dirait mieux et plus modestement : gouverner, c’est revoir. Qu’on se rappelle l’histoire d’hier, et, entre tant d’autres leçons, la stupeur produite par la première élection du Nord : malgré l’administration, malgré la grande presse, malgré les comités organisés, tout un département s’évadait en quelques jours des cadres accoutumés, parce qu’il avait vu luire une espérance d’en sortir. — M. le président de la République peut provoquer surtout le territoire cette même évasion, en faisant briller de nouveau l’espérance d’un gouvernement ; sans périls pour nous, cette fois, et sans remords pour lui.

L’instrument une fois acquis par ce premier acte d’énergie légale, — Et on ne peut l’acquérir qu’à ce prix, — nous verrions enfin un pouvoir organisé pour la vie gouvernementale, et non plus pour l’agonie de chaque jour dans les capitulations parlementaires. Pour peu qu’il fût délégué en des mains capables ce pouvoir ne s’userait plus sur les menus incidens qui énervent l’opinion ; il poursuivrait résolument, méthodiquement, les quatre grandes tâches que ce moment de l’histoire impose à notre pays. D’abord et avant tout, la tâche sacrée de relèvement, de préparation du rachat : elle est heureusement commencée, il ne s’agit que de la continuer, en rendant à nos amis une confiance peut-être ébranlée. — La tâche coloniale, l’organisation de ce nouvel empire qui est aujourd’hui une charge et le trop fidèle miroir de l’anarchie de la métropole ; tâche de première conséquence, parce que la question sociale et la question coloniale sont les deux données inséparables d’un même problème ; tous les esprits réfléchis en aperçoivent l’intime corrélation ; les colonies peuvent seules nous fournir la soupape de sûreté indispensable pour nos besoins économiques, pour l’élimination et l’emploi utile de nos élémens perturbateurs. — La tâche sociale ; non plus des lois de circonstance, loques de hasard cousues sur un vêtement hors d’usage ; mais la refonte raisonnée du code Napoléon, monument admirable pour l’époque dont il servit les besoins, insuffisant pour notre époque dont il ne pouvait prévoir les transformations radicales ; ce code ne répond plus aux exigences de notre vie sociale, organisée sur d’autres bases par l’avènement de la démocratie, le développement du crédit, la grande industrie, les grandes inventions ; institué pour protéger la propriété, il attend son complément indispensable, le code protecteur du travail ; hérissé de formalités qui rendent difficiles aux petits tous les actes qu’il faudrait leur faciliter, il s’oppose à la simplification et à l’accélération de la justice, aux réformes que demandait déjà Gambetta, il y a douze ans, dans son discours de Belleville. — La tâche pacificatrice enfin, la clôture des luttes religieuses ; l’heure presse, si l’on veut mettre à profit la modération et le bon vouloir d’un pape de génie, qui a l’intelligence du possible chez nous ; un pouvoir juste doit concilier l’exercice de la liberté vraiment nécessaire, la liberté de penser, et le respect dû à la foi du plus grand nombre, à la tradition nationale, à la tradition de tout le monde civilisé. Je dis le respect, je ne dis pas la tolérance : ce mot n’est pas français dans cette acception ; on ne tolère qu’un mal ; personne ne soutiendra que la religion soit un mal. Je ne prétends point que cette dernière tâche soit facile ; à la tenter, on peut être vaincu ; mais qui craindra de l’aborder n’aura ni le crédit ni l’estime nécessaires pour gouverner ; c’est le pas difficile, c’est donc le pas qu’il faut franchir d’abord pour faire juger toute la suite de la marche. C’est l’épreuve où amis et ennemis guettent l’homme de cœur, celui qui ne fuira plus devant les orages, qui inspirera confiance aux autres parce qu’il aura confiance en soi. — j’ai toujours admiré le mot profond que les Juifs adressaient au Christ, quand il faisait acte d’autorité dans le Temple : Quod signum ostendis nobis quia hœc facis ? — Quel signe nous montrez-vous pour intervenir dans nos affaires ? — Ils ne disaient pas : quel droit ? mais : quel miracle, quel signe de la mission ? comme l’on demande à un officier son brevet avant de lui obéir. C’est le dernier mot de la politique humaine. Les hommes n’exigent plus de miracles ; ils demandent toujours le signe de la mission : et ce signe, aujourd’hui, en France, c’est la volonté ; je crois bien voir la pierre de touche où nous la reconnaîtrons.

Si le premier magistrat de notre république décline cette haute mission, je crains fort que ses services antérieurs lui soient comptés de peu, aux jours des crises prochaines. Ce qu’un grand peuple réclame de son chef aux heures périlleuses, ce n’est point la correction, dont il se soucie médiocrement ; le peuple sent d’instinct que son élu a une obligation supérieure, protéger la patrie par tous les moyens légaux ; quand ce chef agit avec la conscience de sa responsabilité, le peuple l’absout, même incorrect, même malheureux ; il le condamne innocent, mais inactif. — Notre espoir doit-il être trompé ? Alors, on se reprendra à rêver de l’inconnu» Suivant le mot de M. Renan sur les périodes messianiques, mot qui dit tout dans son raccourci, « l’attente créera son objet.» Objet nécessaire et redoutable, dont nous pâtirons peut-être cruellement, si nous négligeons de bien vérifier le signe de la mission, le caractère.

Je relis ces pages sans illusion. Elles ne peuvent que froisser le rideau dont je parlais plus haut, ce rideau des classes dites dirigeantes, où beaucoup d’hommes du passé n’ont rien appris, où beaucoup d’hommes du présent sont aveuglés par les intérêts. Je suis fixé d’avance, ceux-là taxeront mes réflexions de paradoxes, d’enfantillages irréalisables. Qu’importe, si quelques-unes de ces réflexions traversent le rideau, si elles vont toucher, dans la masse où je soupçonne les mêmes pensées, quelques-uns de ces amis inconnus avec qui l’on se sent en communion. Je leur dédie cet écrit désintéressé, étranger à toute suggestion du dehors, et dont je n’attends que des ennuis. Il pourrait porter pour épigraphe ces mots de l’honnête et sage Mallet du Pan, dans sa Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français en 1796 : « Je vais faire une moisson de mécontens. J’ai écrit comme j’écrirais dans vingt ans. Il ne reste d’autre bien que l’indépendance, il faut s’en servir à se soulager. » — Voilà le faix déchargé, avec les sentimens du soldat occasionnel qui accomplit le devoir civique des vingt-huit jours. Et maintenant, quelle joie de revenir, avec l’an nouveau, à la littérature, à l’histoire apaisée ! Rentrons dans notre famille : Cosmopolis attend sur la table ; nous irons ce soir oublier à Rome, et y rapprendre aussi comment les mondes nouveaux renaissent des mondes anéantis.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.