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L’Histoire de Louis XV selon M. Michelet

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L’Histoire de Louis XV selon M. Michelet
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 655-682).
L'HISTOIRE DE LOUIS XV
SELON M. MICHELET[1]

Les événemens ramènent aujourd’hui à M. Michelet le public qu’un instant ils avaient distrait. Comme pour réparer leurs torts passagers envers l’illustre écrivain, ils le lui rendent aiguillonné d’un vif désir de s’informer et de savoir. Ce volume, qui a peut-être attendu ses lecteurs, les voit tous revenir à lui, et par une singulière fortune il les retrouve plus attentifs que jamais et en même temps plus sévères. Pendant que le livre paraissait, certains aspects du sujet se sont tout à coup éclairés d’une lumière nouvelle ; ce qui était de l’histoire est redevenu, ou peu s’en faut, de l’actualité ; les molles curiosités ordinaires aux temps calmes ont fait place à l’inquiétude vigilante des intérêts mis en question. Rencontrer cette opportunité, tomber dans l’ardeur des préoccupations générales, c’est assurément une chance de plus pour le succès ; mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est également un péril.

Quand les esprits comme les affaires flottent dans une indolente sécurité, on se permet aisément en littérature aussi les fantaisies du luxe et les sensualités du loisir. On prête l’oreille aux raffinés, on accueille sans trop de scrupules les excentriques. On s’amuse, on s’oublie, on consent à se gâter un peu, l’indifférence ennuyée est indulgente à qui la sauve d’elle-même ; mais dès que nous sommes sous le coup de la nécessité, dès que nous nous sentons en face ou à la veille de l’action, nous nous adressons à nous-mêmes et nous faisons entendre aux autres un énergique rappel à l’ordre. Nous avons besoin de prudence et de force, nous courons nous retremper dans le simple, l’utile et le vrai. Devant les soudaines rigueurs de ce réveil et sous les clartés du grand jour, toutes les délicatesses corruptrices que favorisent l’ombre et l’oisiveté disparaissent. Nous demandons brusquement et vivement à l’histoire de nous donner ce qu’elle nous promet, des conseils, et d’être ce qu’elle doit être, l’école d’aujourd’hui ouverte par l’expérience d’hier. Selon nous, c’est dans cette humeur sérieuse que le public de 1866 aborde et consulte l’histoire du règne de Louis XV, de ce règne si fatal à la grandeur politique de la France, et dont les fautes sont un perpétuel enseignement. Or ces dispositions exigeantes et ces tendances pratiques sont-elles ou non favorables au genre historique créé par M. Michelet ?

Nul historien ne s’est plus manifestement écarté de l’idéal sévère et de la ligne droite. Nul n’a plus fièrement nargué la règle et ne s’est porté d’un élan plus spontané et plus résolu vers l’exception. M. Michelet, c’est le caprice incarné dans la science. Plus il avance, plus il va se singularisant. L’âge d’ordinaire apaise les talens et les discipline ; ici, le progrès se fait en sens contraire : l’écrivain, ferme dans ses voies séparées, enthousiaste dans l’aventure, s’y enfonce avec une foi sûre d’elle-même, avec une sorte de constance exaltée. C’est un hérétique que gagne de jour en jour l’illuminisme. Plus que jamais il va du général au particulier, du sens commun au sentiment individuel, ramenant tout à soi, avec un effort de plus en plus visible pour plier l’histoire à sa volonté, l’ajuster à sa mesure, et réduire le genre aux proportions de la personne. Il en fait une science étroitement subjective où l’humaine nature de l’historien se met et se verse tout entière, où elle habite, où elle pense, où elle aime, où elle prend son divertissement, installe ses habitudes, déploie son humeur : le récit est devenu chez lui une effusion lyrique en prose, où coule à pleins bords une opulente et bizarre individualité. L’évolution de son talent est un phénomène complexe ; deux effets très divers d’apparence s’y produisent. A mesure que les années s’accumulent et que la maturité, si vaillante qu’elle soit, accuse d’inévitables rides, il y a en lui quelque chose qui croît et reverdit. Il y a une sève qui monte, un je ne sais quoi d’envahissant qui se donne licence et carrière : c’est la fantaisie personnelle, le caprice et comme l’égoïsme pétulant qui est au fond de ce merveilleux esprit ; c’est le genius loci, le démon familier, la monade humoriste et artiste qui s’émancipe progressivement et se dilate, qui se dégage de tout accessoire, de tout ce qui est loi, usage, style, convenances, qui s’écoute de plus en plus et se rit à elle-même, qui s’égaie et s’épanouit sur ce penchant de l’âge et le couvre de ses luxuriantes efflorescences. Mais s’exalter ainsi dans l’orgueilleuse solitude de l’individualisme, adorer son propre sens et absorber tout en soi, comme le dieu des panthéistes, est-ce là une bonne condition pour atteindre au vrai, qui de sa nature est impersonnel ?

En même temps que cette tyrannie du moi, à la façon de toutes les tyrannies, s’aggrave par la durée, la sensibilité, qui surabonde dans cette complexion intempérante, s’irrite et s’aigrit, comme un vin qui fermente en vieillissant. Il y a des intelligences qu’un progrès continu épure et transfigure ; elles se dépouillent des élémens passionnés ; elles rejettent l’alliage de l’étroit et du faux ; elles s’élèvent aux degrés supérieurs de l’immatérialité et planent sans effort dans la sérénité lumineuse du désintéressement et de la justice. Des influences contraires agissent sur M. Michelet et se révèlent par des symptômes de trouble et d’inquiétude. Ce n’est pas que l’impartialité ait jamais été la vertu capitale de cet historien. Né excessif, l’exagération chez lui est fatale. Il a porté dans les controverses de l’histoire un cœur tragique ; mais à défaut de l’inflexible équité qui se règle et se fonde sur la raison, il a eu longtemps cette justice expansive et de premier mouvement qu’inspire la générosité des années florissantes. Cette impartialité précaire, mobile comme l’humeur, s’est assombrie avec elle. Elle souffre de l’état dolent, de la délicatesse blessée, de l’irritation subaiguë et chronique dont chaque volume nouveau nous montre, les accès ou les crises ; elle reçoit le contre-coup des infirmités croissantes du sentiment.

À cette nature fiévreuse, le climat trop excitant d’une époque si voisine de la nôtre est bien moins favorable que la tranquillité rassise des périodes reculées. Ce qu’il ajoute à l’émotion, il le retire à la liberté de l’imagination. La passion est plus maîtresse et le génie plus contraint. C’est une double chaîne. Il faut à M. Michelet les lointains de l’histoire, les vagues légendes, les documens rares et incomplets, les espaces mornes, les souvenirs éteints : il y est plus indépendant, plus vrai, plus lui-même. Sa richesse fertilise le désert. Sa puissance divinatrice s’exerce et se joué dans le clair-obscur. Un voyant a besoin des ténèbres. Là où presque tout est à refaire, le don de créer s’affirme, la faculté de reconstruire triomphe. Les résurrections victorieuses sont celles qui ramènent les morts de plus loin. Plus la science au contraire devient abondante et précise, plus s’amoindrit le domaine personnel de M. Michelet. Possesseur magnifique d’un fonds original, l’opulence commune l’appauvrit. Comme les poètes, comme les croyans, comme tous ceux qui se sentent doués à l’intérieur et munis puissamment, il semble voir d’un œil jaloux cet envahissement de l’exactitude facile, cette mer montante d’une érudition dont le niveau égalitaire atteint et humilie tout. Un instinct l’avertit de la présence d’une force rivale et le met en garde. Il cherche à conserver en plein règne de la banalité savante la fleur intacte de son originalité ; dans les trésors ouverts à tous, il prend ce qui lui plaît, il se fait un lot à part, une science qui ne peut être qu’à lui ; il bâtit son monument avec des matériaux de son choix ; il se ménage le luxe d’un palais, la fantaisie d’un Alhambra parmi les solides et géométriques constructions de l’histoire moderne. Voilà dans quelles conditions et avec quelles habitudes d’esprit M. Michelet, s’avançant d’un pas intrépide vers le couronnement de son œuvre et le faîte du grand siècle, entame aujourd’hui l’époque de Louis XV.

Même à ne considérer que la politique étrangère, cette époque est critique et décisive. C’est l’un de ces momens où l’irréparable s’accomplit, où les destinées se fixent pour un temps indéterminé, où s’attachent au cœur des peuples imprévoyans les longs repentirs. Tout grandit en Europe excepté nous, et cette élévation, que nous n’avons pas su ou voulu empêcher, nous abaisse. L’Angleterre nous ferme l’Amérique et les Indes, les mondes de l’avenir. Sur le champ clos de l’ancien continent, la Russie, géant inconnu à Louis XIV, s’agite, informe encore, dans son chaos, et à ses premiers ébranlemens on peut juger de quel bras elle secouera un jour le vieil équilibre. La Prusse, clairvoyante et décidée dans l’irrésolution universelle, jette par la main du génie les fondemens de la puissance dont nous contemplons aujourd’hui d’un œil philosophique les accroissemens calculés. L’Espagne, notre alliée, roule sur la pente où ses superstitions et son oisiveté l’ont placée. L’Autriche, amoindrie et déchue, combat désormais non pour la domination, mais pour l’existence, et elle le fait avec une ténacité pleine de ressources qui n’a d’égale que la rapide défaillance où elle s’est naguère évanouie sous nos yeux. Dans ces remaniemens de la carte, ceux qui étaient les maîtres hier sont aujourd’hui des égaux à peine. Pour nous, nous offrons ce douloureux spectacle d’une nation intelligente et énergique qui comprend tout et ne peut rien, qui en est réduite à attendre l’initiative incertaine, intempestive de ceux qui la gouvernent et à rougir des hontes dont ils l’abreuvent, qui se tourmente dans sa force captive et son bon sens inutile, qui se porte en masse vers des conseils d’opposition et de révolte à l’instigation d’un patriotisme ulcéré. Nous subissons dans son ironie la plus amère ce jeu dû hasard qui place la pensée dirigeante d’un grand peuple tantôt dans le cerveau d’un homme médiocre, tantôt dans une tête de génie, et qui annule un royaume par la nullité d’un roi. Tout ce qui part de l’ardeur inventive de la nation dans le peu de liberté disputée qu’on lui laisse est impétueux, hardi, fécond, marqué du signe de la propagande et de la conquête ; l’idée ressaisit l’empire échappé à la politique. Une suprématie nous reste pour nous consoler de nos armes humiliées, suprématie d’influence morale et de génie, plus noble que l’autre, je le veux bien, mais qui, malgré sa noblesse, ne suffit pas à remplir l’âme et l’orgueil légitime de la France. Du pouvoir il ne sort qu’impéritie, insouciance, déshonneur et trahison. L’histoire du règne est dans ce double contraste : une Europe si ambitieuse et une politique française si modeste, un peuple si vaillant et un gouvernement si caduc. Voilà le caractère du siècle ; comment M. Michelet l’a-t-il exprimé ?


I

Toute histoire, et plus que toute autre celle du règne de Louis XV, embrasse trois principaux objets : les mœurs, les idées, les intérêts politiques. De ces trois parties, M. Michelet, comme on s’y attend, a largement traité la première, ce qui n’est pas un mal, et il a subordonné et sacrifié les deux autres, ce qui est un grave défaut. Avouons que cette occasion, que ce régal d’histoire naturelle et d’études physiologiques, offerts à l’auteur par son sujet, étaient bien faits pour le séduire. Peut-on s’étonner qu’il ait couru avidement à cette amorce ? Dans son tort, M. Michelet a un mérite ou une excuse : il est conséquent, il obéit à l’instinct de sa nature, à la loi de son esprit. Ne sait-on pas, n’avons-nous pas dit que ses livres sont avant tout les mémoires de son humeur et de sa pensée, et comme les impressions de son voyage érudit à travers les siècles ? Or avec ce penchant à individualiser l’universel, à voir tout en soi, somme Mallebranche voyait tout en Dieu, à se faire centre et foyer dans l’immensité agitée des choses humaines, on est invinciblement porté à rechercher de préférence parmi les élémens compliqués des grandes masses historiques le jeu des causes personnelles, l’action précise des individualités. Sous l’homme public on démasque l’homme privé, et dans l’homme privé, en suivant la même pente, on descend aux particularités intimes, on envahit le seuil réservé, le mystère défendu. Je ne dis pas que le calcul n’intervienne point à son heure pour diriger ou exagérer ce premier mouvement ; mais l’allure principale est aussi spontanée qu’elle est logique. En ce peu de mots, vous avez le secret de sa méthode, procédés, choix des sources et résultats.

Il s’établit donc en ces profondeurs de la nature humaine, sur les confins de la physiologie et de la psychologie, à ce point douteux où l’animalité et la spiritualité se touchent ; il y place son observatoire et sa cellule, il fait flamboyer dans ces ténèbres suspectes le regard de sa curiosité, l’imagination de sa voluptueuse sagacité. Les faits abondent, et ceux de bestialité pure où le rayon divin est totalement éclipsé, et ceux d’une espèce composée où l’ange lutte contre la bête, où l’honneur, le talent, le devoir, tous les mobiles généreux, refoulent l’attaque et la souillure d’un monde inférieur. Entouré de ces chers témoignages et de ces découvertes précieuses, comme un botaniste parmi les fleurs, comme un chimiste au milieu de ses substances, M. Michelet constate, étudie avec verve tous ces beaux cas d’insalubrité morale, il applique aux formes multiples de la lèpre sociale un diagnostic exercé, il caresse, en les décrivant, tous ces monstres doucereux ou féroces que renferme le repaire du cœur humain. Il est suffisamment récompensé des fatigues de l’étude par les sensualités de la contemplation. De ces analyses il extrait comme une quintessence son opinion sur le règne et sur le siècle, il tire de ce creuset la pierre philosophale de la vérité qu’il cherche. Il a pour tout voir une sorte de lucidité exaltée et de divination rêveuse, il a pour tout dire un art dans l’audace où l’impossible est atteint.

Engagés avec lui dans les sinuosités du royal labyrinthe de Versailles, où le fil politique s’enchevêtre d’accessoires si singuliers en traversant les petits appartemens, désormais nous n’en sortirons plus. Nous habitons les escaliers dérobés, attentifs au bruit des serrures, et philosophant entre deux portes. Nous sommes les Montesquieu de l’entre-sol. Nous possédons à fond la topographie du mystère, la carte de l’intrigue, la stratégie du couloir, la gazette de l’antichambre, l’omniscience des valets, la diplomatie des maîtresses, la chronique des rendez-vous, la clinique des alcôves. Rien ne nous échappe de ces équivoques secrets d’état travestis en cancans, parfumés d’adultère, qui agitent d’un bourdonnement léger un silence plein d’attente, qui glissent d’un vol étouffé sur des lèvres discrètes, qui mettent en émoi les cervelles éventées des courtisans, le peuple soucieux des ombres princières. Nous avons l’oreille de tous les nouvellistes ; pour nous, l’œil subtil des Argus sollicite l’infidélité des ombres, et au besoin les portraits, les statues, les jardins, les pierres elles-mêmes parleraient pour nous instruire.

Certes nous sommes loin de méconnaître la part de vérité sérieuse que renferme cet examen microscopique des causes subalternes, cette casuistique des mobiles honteux. Les grandes affaires de ce monde, traités, alliances, expéditions, réformes, institutions, sont souvent infectées par la collaboration sordide de mille passions entremetteuses ; plus d’un ressort essentiel joue dans l’impur, manœuvré en dessous par ces moteurs invisibles. Mais jusqu’à quel point l’abject donne-t-il le branle aux vastes conceptions et aux puissantes entreprises ? Parce que l’action des infiniment petits a été plus d’une fois le levier d’Archimède qui a soulevé et bouleversé la politique, est-ce une raison pour que, sceptiques à l’endroit de tout ce qui honore l’homme, nous soyons atteints par la superstition de la bassesse ? Nous admettons les petites causes, mais nous ne voulons pas quelles nous cachent les grandes. Nous résistons à cette manie usurpatrice qui livre au génie du mal la philosophie de l’histoire. Du point central de l’observation intime, familière, domestique, inquisitoriale et médicale, à laquelle on nous convie, notre œil, éternellement fixé sur l’envers et le dessous des choses humaines, considérant pour ainsi dire la société à fond de cale, aperçoit tout au loin, par une étroite ouverture offusquée de vapeurs, la scène retentissante et l’éclat de la vie publique : là est le chœur des personnages, l’apparat des rôles, le vulgaire des spectateurs qui siffle ou applaudit. Nous voyons très bien, du lieu bas où nous nous tenons blottis, le jeu des ressorts vils ; nous les voyons même si bien que nous ne voyons plus autre chose. Le spectacle est pour nous dans la coulisse ; nous n’apercevons toujours qu’un côté du réel, le côté triste, qu’une face du vrai, la face ténébreuse. Nous rapetissant dans cette étude et cet amour du mesquin, nous nous habituons à le trouver partout. Nous avons changé d’erreur ; nous avions les illusions de la crédulité, nous sommes en proie aux chimères du soupçon. Nous nous trompons par crainte d’être dupes. Nous avons le préjugé morose au lieu de l’avoir gai ; nous évitons le mensonge de la flatterie pour tomber dans le sophisme de la satire.

L’ancienne histoire, moins superficielle qu’on ne l’a dit, l’était cependant trop. Elle imitait les orateurs et les poètes, elle glissait ayant peur d’appuyer ; elle était de bonne compagnie, elle avait respiré l’air de la cour et des salons ; elle avait le respect de l’étiquette, elle donnait un peu trop souvent l’habit de gala ou le manteau tragique à ses personnages ; il ne lui serait jamais venu à l’idée de peindre en négligé les maîtres du monde et de les faire aller à la postérité, comme on disait à Marly, en polissons. Elle nous a trompés par bienséance. Est-ce donc une raison pour tout défigurer et tout avilir ? Faut-il prendre le crayon de Callot ou la baguette de Circé ? Notre réforme doit-elle consister à mettre simplement le bas en haut, le fond au sommet, et notre miroir historique doit-il ressembler à ces glaces qui renversent l’image en la réfléchissant ? Déshabillons, je le veux bien, les importances officielles ; prêtons l’oreille au valet, de chambre des grands hommes ; pour tout savoir, il faut tout écouter ; mais gardons-nous de ces portraits où le grand homme n’apparaît qu’à travers les médisances de son valet. N’appuyons pas sur la bonne foi des garçons bleus l’histoire de France. Que notre jugement ne soit pas un réquisitoire formé des dépositions d’un laquais. L’ancienne histoire, trop bien élevée, trop rompue aux formules obséquieuses, donnait du monseigneur aux puissans, si indignes qu’ils fussent. Nous avons changé cela, et aux lâches flatteries de ce langage de cour nous avons substitué un style de petit lieu, mais d’un bon cru. Dans nos livres, tel ministre est un « gnome, » tel autre un « farceur ; » celui-ci, eût-il vaincu à Denain, est un « fastueux bonhomme, » celui-là une « ganache amoureuse, » cet autre enfin un « arlequin. » Il y a pourtant un milieu décent entre se prosterner devant les gens et leur dire des gros mots.

Nos prédécesseurs en histoire étaient d’un spiritualisme exagéré. Chez eux, l’intelligence fait tout, l’âme paraît seule. C’est à peine si quelque dédaigneuse mention de la personne physique vient ça et là nous avertir que ce monde disparu où le récit nous transporte n’était point peuplé d’une race de purs esprits. Le corps, enveloppe usée, serviteur inutile, est abandonné à la misère de son néant. Devant nous passent d’innombrables personnages, distingués par quelque vague attribut, par l’étiquette d’un nom, entourés d’un cortège de souvenirs décolorés ; rien ne les fixe sous le regard ; aucun ne se dresse en face de nous avec les traits précis et les tons animés de la vie, tout est noyé dans une flottante uniformité ; l’essaim des abstractions sonores se mêle en fuyant à travers les ténèbres spacieuses des Champs-Elysées de l’histoire. Cette prédominance presque absolue de l’immatérialité, cette demi-résurrection qui ne sauve qu’une moitié de l’être, la principale, il est vrai, a d’abord l’inconvénient d’être une cause d’ennui et une cause d’oubli : comment saisir fortement l’impalpable ? Ces figures légères, pareilles aux fantômes décrits par les poètes, s’évanouissent sous l’étreinte aimante et trompent l’ardeur du souvenir. Ce n’est pas tout ; la vérité même en souffre, et dans la délicate appréciation des choses humaines une part trop grande est laissée à l’inexact et à l’incomplet. Le corps n’était pas seulement un soutien inerte, un auxiliaire passif du principe agissant ; son rôle subalterne, obscur, plus souvent facile à soupçonner qu’à constater, n’en a pas moins été en certaines occasions décisif. Supprimer un acteur, quelque humble qu’il soit, quand il a influé sur le dénoûment, c’est fausser le caractère de la pièce. Si, comme le dit Pascal, le nez de Cléopâtre a changé la face du monde, la description de ce nez ne saurait être un hors-d’œuvre. A force de s’exténuer et de pâlir, l’histoire se vaporise. On est tenté de lui adresser le conseil donné aux mystiques : épaississez-vous, prenez du relief.

L’excès ancien, excès d’abstinence et de discrétion, appelait un excès moderne tout opposé : celui-ci n’a pas fait défaut. Le corps aujourd’hui est pleinement réhabilité dans l’histoire, et, non content de recouvrer ses droits, il les dépasse. Longtemps effacé par l’esprit, à son tour il l’offusque. Un axiome nouveau tend à s’accréditer : le visage, c’est l’homme. On va donc le demander à la toile, au papier, au marbre, à l’airain, à la cire ; ce précieux dépositaire des secrets ensevelis dans la mort, ce survivant érudit de l’âme envolée est le témoin capital dans les enquêtes que dirige un historien intelligent et expéditif. On l’examine à la loupe, on le mesure, ou le palpe, on le dissèque du regard ; sous cette fixité d’un instant, sous cette expression qui est la vérité, fardée peut-être, d’un jour ou d’une saison, on cherche à pénétrer l’être réel, ondoyant et divers. Quand le contemplateur abîmé dans ce spectacle y a saisi l’esprit vivant qui s’en dégage, quand il est arrivé à ce point de chaleur qui donne la véritable intelligence et qui fait de l’étude une sorte d’initiation, tout s’explique pour lui et s’illumine, la certitude lui arrive dans un flot de conjectures enthousiastes. Une seule médaille bien observée vaut une bibliothèque.

M. Michelet n’est pas le moins ingénieux de nos historiens physionomistes. Il est remarquable que cet écrivain, en qui la spiritualité est si vive, si raffinée, si tendre, et comme tourmentée d’un mysticisme maladif, soit peut-être celui qui a donné au corps la plus belle place dans l’histoire et qui a le plus largement mêlé dans une fusion hardie la vitalité énergique et l’exubérance des deux natures. Presque toujours dans ses descriptions le trait physique ou physiognomonique vient accentuer, illustrer, et souvent aussi opprimer et déborder le trait moral ; l’âme ne va jamais sans son vêtement, elle traîne sa chaîne, elle fléchit et se dérobe sous son fardeau. On ne voit plus alors que le masque, et cette fois encore on ne tient que des apparences ; l’élément opaque, s’interposant entre l’esprit observé et l’esprit qui observe, produit une éclipse ; le récit et la mémoire sont encombrés, et vides ; c’est la matérialité creuse, l’inanité sous une forme saillante, l’illusion réaliste. Les descriptions physiques dans M. Michelet sont très courtes. D’ordinaire ce n’est qu’un trait fort grossi, et la plupart du temps un trait comique. Sa plume a quelque chose du crayon de Cham. Philosophe, M. Michelet aime les hommes ; écrivain pittoresque, il les déchire et s’en moque. Sa pensée est sympathique, son burin cruel. C’est un satirique philanthrope. Cette âme mobile et passionnée où concordent tant d’extrêmes, cette nature si féconde en incarnations diverses de sa propre substance, tantôt ressent les belles ardeurs du fraternel amour qui embrasse l’humanité souffrante, elle est alors avec les faibles, les humbles, les doux et les dévoués, avec les bienfaiteurs et les consolateurs de notre race, les Fénelon, les François de Sales, les Channing ; tantôt, par certaines crudités et furies d’expression, par de poignantes ironies, elle semble rivaliser avec les Rabelais, les Juvénal, les Swift, et leur envier les éclats de leur rire amer. Ce n’est pas lui qui fermera les yeux sur nos laideurs, qui couvrira de son manteau nos infirmités. Dans les scènes qu’il évoque figure presque toujours une farandole burlesque et comme une danse macabre, où chaque personnage paraît à son tour, chassé d’un coup de fouet impitoyable, déshonoré d’un ridicule, percé d’un sarcasme. Il en est sur qui il s’acharne avec une âpreté fébrile et une rancune, convulsive ; il enfonce la griffe, il fouille la plaie, il leur darde au cœur des mots aigus, tranchans, de ces coups de plume profonds et forlongés, comme dit Saint-Simon, son modèle. Sa justice s’exerce à la façon d’une vendetta.

Le XVIIIe siècle offre à l’irritable historien plus d’une proie légitime. Bien souvent, dans ces exécutions qui étincellent de l’éclair du glaive, le martyr justifie le bourreau. Il est cependant des cas où l’enlaidissement, procédé cher à cet artiste, blesse l’équité et la vérité non moins que les convenances. En voici deux exemples : il s’agit de deux femmes, de deux reines, Marie Leczinska et Marie-Thérèse. Il se peut que la reine Marie Leczinska ait été un esprit médiocre et borné, mais c’est un caractère respectable, singulièrement relevé par le contraste qu’elle offre avec ce qui l’entoure. A l’idée morale qu’éveille naturellement le souvenir de cette honnête femme et de la froide solitude où elle a noblement langui, M. Michelet a substitué une impression physique. Encore si cette impression tenait de l’esthétique et non de la médecine ! Marie Leczinska, dans ce volume, n’est plus la femme délaissée ni la reine humiliée, c’est simplement l’épouse malade. Le corps souffre, et dans cette triste infirmité disparaît la noble peine de l’âme, qui se nourrit courageusement de sa douleur. Des deux blessures, une seule nous est montrée, et celle-là donne au récit sa couleur, au portrait sa physionomie, au lecteur le souvenir. C’est une affliction en robe de chambre, qui va du prêtre au médecin, du lit au prie-Dieu (M. Michelet se sert d’un autre mot), poursuivant sans l’atteindre une double guérison, et tremblant devant les faciles dégoûts d’un mari qui est un maître. Remarquez ici et mesurez, je vous prie, la différence des méthodes, des styles, et jusqu’où peuvent s’éloigner et diverger en leurs écarts des fantaisies françaises. D’autres historiens, d’un goût très particulier aussi, ayant à traiter un semblable sujet, abonderont en enthousiasmes, en élans, en ferveurs pieuses et chevaleresques. Leur rhétorique fleurdelisée et séraphique couronnera d’immortelles une auguste tristesse ; l’ambre et l’encens parfumeront le sanctuaire où la vertu gémit, le ciel s’ouvrira, l’inspiration nous portera sur ses ailes au vestibule d’un empyrée royal et chrétien. Avec M. Michelet, nous descendons de l’empyrée à l’hôpital. Dans ses livres pleins de souffles contraires, où les climats se succèdent, où les courans se combattent, on est trop exposé à respirer sur sa route la fade atmosphère où fleurissent les maladies humaines. On se heurte inopinément à des tableaux lugubres qui rappellent la tragédie de Philoctète. Il y a çà et là des vestiges et comme des traînées d’invalides qui sillonnent languissamment le récit. Nous avons tellement épuisé notre science et notre esprit à décrire, analyser, juger et comparer nos personnages, nos héros, nos demi-dieux du passé que, pour innover, nous imaginons de leur tâter le pouls. Heureux le grand homme de bonne santé et de bonne mine ! Nous revenons aux primitives admirations contemporaines de l’Iliade : c’est le véritable esprit des siècles héroïques. Que je plaindrais Socrate, si M. Michelet s’avisait de refaire sa biographie et sa célébrité !

Marie Leczinska, c’est la résignation ; Marie-Thérèse, c’est l’action. L’une pleure ou prie ; l’autre règne, gouverne et se bat, non sans vigueur. Voilà, direz-vous, qui va séduire M. Michelet ! La femme forte, c’est l’idéal ! Point : Marie-Thérèse est Autrichienne et M. Michelet est Prussien. Cela n’empêche pas l’intrépide reine de Hongrie d’avoir eu sa journée historique, l’un de ces momens où l’âme humaine aiguillonnée par le péril touche à la grandeur. Qu’en pense M. Michelet, et qu’en dit-il ? Rien, si ce n’est que Marie-Thérèse était « une grosse femme. » Voilà son mot et sa sentence. « La grosse Marie-Thérèse, » va-t-il répétant à chaque ligne, « la grosse reine des brigands du Danube. » Il n’y voit pas autre chose. La femme forte n’est plus qu’une forte femme. A l’heure difficile et héroïque, il la coiffe d’une épithète à la Paul de Kock. Cette prétendue vérité descriptive, cette matérialité indiscrète qui vient si mal à propos se placer entre nous et le rayonnement d’énergie qui se dégage d’une âme, forme tout simplement un contresens. La laideur visible, qui ne me fait rien, me cache ou me travestit la beauté morale, qui m’importe. Il y a mieux, et voici le piquant de l’affaire : cette vérité physique est une erreur, même physiquement. Marie-Thérèse, née en 1747, est morte en 1780. A l’époque où nous sommes, au commencement de la guerre suscitée par la Pragmatique en 1741, année de l’épithète, elle a vingt-quatre, ans. Sans recourir au cabinet des médailles ou aux galeries des souverains, on peut être sûr que la femme alerte et vaillante, dans sa fleur d’héroïsme et son printemps guerrier, ne justifie pas le portrait bourgeois qu’on nous en fait. L’épithète est prématurée et antidatée. Ce qui sera vrai en 1779 l’est beaucoup moins sans doute en 1741. Une erreur de quarante ans dans le portrait d’une femme ! De là une méprise d’un genre nouveau, produit d’une nouvelle mode historique : l’anachronisme pittoresque.

En quittant ce musée des infirmités et des difformités humaines, où l’imagination de M. Michelet nous ensorcele par une magie qui nous irrite, et fait jouer avec puissance le talisman de la laideur, on est porté à se demander si de ces exhibitions prolongées, de cet assemblage incohérent de couleurs voyantes, l’esprit peut tirer quelque instruction solide et quelque profit réel. Où placer la limite qui sépare la vérité de la fiction ? Ces personnages étaient-ils bien tels qu’ils sont décrits ? N’étaient-ils que cela ? Où finit en chacun d’eux l’empire de l’être inférieur ? Où commence l’ascendant des facultés maîtresses ? Dans cet embrouillement du moral et du physique, je ne distingue plus ce qui est fatal de ce qui est libre ; je ne sais si j’ai sous les yeux de monstrueux caprices de la nature ou les dépravations d’une volonté corrompue. Ces malades, ces fous, ces vicieux, qui m’étourdissent de l’étalage bruyant de leurs misères privées, ne me laissent apercevoir ni le mérite ni la responsabilité de l’homme public, ministre, roi, diplomate ou capitaine. La tyrannie de la chair est l’excuse de l’esprit. Assiégé de perplexités, craignant d’être la dupe d’une hallucination, je perds à la fois l’intelligence de ce qui se passe et les moyens de le juger. Devant les excès de la description, toute évidence disparaît et la moralité s’éloigne.

Quelle peut être en effet l’autorité d’un témoignage où la fantaisie joue un si grand rôle ? Sur quels fondemens solides reposent ces compositions originales dont le charme est étrange, mais irrésistible ? La vérité historique, pour s’établir, met en œuvre deux sortes de documens : ceux qui donnent la certitude et ceux qui s’arrêtent à la probabilité. Le génie lucide de M. Thiers, si pénétrant dans l’analyse et d’une ampleur si aisée dans la synthèse, nous a montré quel parti on peut tirer des papiers d’état, des correspondances officielles, et ce que deviennent de tels matériaux sous une main puissante ou habile. De laborieux disciples continuent sa tradition avec intelligence. La seconde classe, celle qui comprend les mémoires, les chroniques, les journaux privés, les légendes de l’enthousiasme et celles de la médisance, toutes les formes de l’observation grave, spirituelle ou frivole, est aussi variée qu’étendue ; rien de plus incertain que son crédit ; dans certaines pièces il monte très haut, il touche à la solidité de l’officiel ; dans d’autres, et malheureusement dans la plupart, il descend très bas : il parcourt tous les degrés de l’échelle des probabilités. De ces deux sources générales d’information, quelle est celle où puise de préférence M. Michelet ? Tous les goûts de son esprit, toutes les tendances ou les nécessités de sa méthode le portent du côté le plus attrayant, le plus riche et le moins sûr. Je ne dis pas qu’il y ait chez lui parti-pris de négliger l’officiel ; mais il s’en sert avec froideur, avec parcimonie. Il semble éviter ce qui s’impose à lui et force son assentiment ; l’autorité le gêne, il aime bien mieux ce qui se présente sans garantie publique, avec un tour libre et aventureux. Plus humble est le renseignement, plus chaud est l’accueil. Il prend alors ce document isolé et inconnu sous sa protection, il le produit, il lui fait un sort. Ce qui ne plaît à personne, ce qui n’attire personne, est précisément ce qui le gagne ; il a la passion du détail obscur, du fait inaperçu, de la cause sans conséquence, du texte dédaigné. L’imperceptible, sous son regard et sous sa plume, grossit outre mesure ; d’un rien il fait sortir un monde. Dans le choix de ses témoignages, il y a, pour ainsi dire, acception de personnes ; il semble mettre en pratique à leur égard ses sentimens de philanthropie et s’inspirer des prédilections d’une âme populaire ; il est avec eux aussi l’ami des petits et des délaissés. Les rôles sont intervertis ; ce n’est pas sur les élus de sa faveur qu’il s’appuie, il met sa gloire à les soutenir. M. Michelet ne cherche pas à se recommander lui-même par la valeur des preuves qu’il emploie, c’est M. Michelet qui recommande ses preuves. On dirait qu’il est en révolte contre les lois ordinaires du travail historique, tant ses matériaux, étrangers aux conditions naturelles de l’histoire, ont un air de caprice et d’opposition. Là, nul souci de l’importance et du rang, un complet renversement de l’ordre habituel et de la subordination légitime. M. Michelet place ses documens un peu comme les ministres placent leurs créatures. Quand ce menu peuple d’incidens sans portée a été élevé au rang d’influens témoignages, quand ces parvenus de la grâce du maître, marqués de son empreinte, enflés et embellis de ses commentaires, ont reçu les largesses de sa sensibilité éloquente, il applaudit à son œuvre, et s’imagine sans peine que plus il y a mis de lui-même, plus il s’y trouve de vérité. Aussi dans ses établissemens et ses constructions historiques vous ne rencontrez point de ces fortes chaussées, inébranlables dans leur simplicité, où le pied se pose partout en assurance sur l’exact et l’authentique, point de ces voies romaines qui défient les siècles, mais de merveilleuses mosaïques d’une infinie délicatesse.

Tout le monde sait combien, au temps de Louis XV, ont coulé d’une veine fertile ces écrits de qualité mêlée où se versent pour la postérité les confidences du bon sens avisé et bien informé, les plaintes de la vanité et de l’intérêt, les préventions des coteries, le dépit des désœuvrés contre l’activité heureuse, les imaginations de la sottise privée ou publique, dupe d’elle-même et d’autrui, qui tend à la crédulité future le piège éternel d’une mystification involontaire. L’histoire du XVIIIe siècle en est submergée ; sa face grandiose en est souillée et amoindrie. Quand il s’agit de peindre en traits généraux ce qu’il y a de plus changeant, de plus extérieur, de plus insaisissable dans la vie animée d’une société, ses mœurs avec leurs nuances mobiles, ses modes, ses engouemens, ses plaisirs, le côté frivole de ses passions et de ses idées, l’atmosphère inflammatoire où fermentent les têtes légères, tous ces riens déliés, fugitifs, éphémères, qui en se condensant forment la flottante rumeur des cours et des capitales, de pareils témoignages sont alors précieux ; le vague y devient un mérite, la confusion bavarde dont ils sont pleins est déjà par elle-même une vivante et fidèle image de la réalité. Le tort de M. Michelet, c’est de transporter avec trop peu de scrupules dans l’histoire politique, qui ne doit s’ouvrir qu’au juste et au vrai, ce qui de sa nature est si sujet à l’inexactitude et à l’injustice. Figurez-vous quelqu’un qui, de nos jours, voudrait juger les gouvernemens et décider des réputations sur les gais propos de la petite presse. Or la petite presse, qui s’étale aujourd’hui, existait, il y a un siècle, en se cachant ; elle s’écrivait à huis clos, avec d’autant plus de hardiesse ; elle faisait ses malices posément, avec calcul, et pour une échéance indéterminée, non pas au jour le jour et sous le contrôle de tous ; elle existait par les mêmes raisons qui la font en ce moment prospérer, car la vie privée n’est jamais si turbulente, si débordée en paroles et en gestes que lorsque la vie publique est frappée de paralysie.

L’érudition puisée a de telles sources a un attrait qui est aussi un écueil : la facilité. Tout s’y trouve et elle rend tout possible. Avec cette matière molle et complaisante, un esprit inventif compose à son gré des poèmes de conjectures très divers et tous également vraisemblables. Elle a un autre inconvénient : elle abaisse la dignité de l’histoire, elle en brise l’unité. Elle en fait une sorte de mémoire collecteur, surchargé des petitesses accumulées de tous les temps, bigarré de ces privautés du style que se permet envers lui-même celui qui n’écrit que pour lui seul. Elle étouffe le principal sous les incidens, elle morcele le récit en digressions. Cette histoire de Louis XV n’est, à vrai dire, qu’un agencement d’agréables biographies, d’anecdotes vivement contées, dont quelques femmes sont les poétiques héroïnes. On passe de la touchante Aïssé à la noble Lecouvreur et de celle-ci à la belle Cadière. Surviennent avec fracas les royales maîtresses, puis discrètement s’insinue l’enfantine importance des filles du roi. Sur la tête de ces espiègles impérieuses, M. Michelet, trop fidèle à ses habitudes de crédulité déplacée, fait planer l’ombre des flottantes calomnies, des rumeurs sournoises, des fuyantes et anonymes délations qui caressent sa chatouilleuse oreille, et sont pour lui, en toute enquête historique, comme les épices du juge. Beaucoup de jolis groupes et nul ensemble ; des médaillons artistement nuancés, et pas de tableau. Le jour mystérieux des boudoirs, les délicates confidences des amours illégitimes remplacent les clartés du grand jour et la discussion des affaires de l’état.

Tous ces petits faits, choisis, assemblés, commentés dans leur singularité piquante, forment un contraste frappant avec le style haut en couleur et la légère enflure de l’écrivain. De là d’assez nombreuses dissonances, le mesquin se heurtant à l’emphatique, de beaux fragmens dignes de l’ode ou de l’épopée éclatant au milieu des crudités triviales, la verve de Tacite hors de saison, l’illuminisme teignant de ses lueurs empourprées les frivolités du commérage, d’admirables élans qui ne se soutiennent pas, des effusions soudaines et ravissantes, pareilles à des chants qui traversent l’air, et sur le tout quelque chose de brusque, d’âpre, d’irrégulier, d’ardent et de chatoyant qui court, qui surprend, qui saisit, qui éblouit.

À ce talent d’une étonnante richesse, deux choses ont manqué, sans lesquelles il est bien difficile d’être un historien accompli : la force et la grandeur. Résistez à l’enveloppement d’influence prestigieuse où nous maîtrise et nous caresse cette nature charmante et subtile, nature maladive, alanguie, demi-close, belle et peu sûre, dangereuse comme la nuit, diraient les Orientaux : au fond, que trouvez-vous ? Avec la toute-puissance féminine, la faiblesse de la femme. Cette faiblesse, le cœur véhément et plein d’orages la soulève, l’éclair de la passion la transfigure ; elle monte, elle s’exalte, l’énergie passagère qu’elle déploie a quelque chose de crispé ; on sent à la fièvre qui l’agite qu’elle n’attaque pas un sujet de haute lutte, mais par une série d’efforts saccadés. Comme l’énergie, l’élévation de l’esprit procède chez lui par accès et par soubresauts. Sa pensée, bien que magnanime, n’a pas cette simplicité d’attitude, marque essentielle de la grandeur, ni cette tranquille assurance du génie qui s’élève sans sortir de lui-même, et, libre en sa démarche, s’avance sur les hauteurs insouciant comme un dieu. Dans ses élans, les nerfs inquiets entrent en jeu. Il est rare que M. Michelet atteigne la vérité par le plus court chemin et l’aborde de plain-pied. Il l’exagère ou la rétrécit, il lui donne des visées orgueilleuses et un développement étriqué. Maigre ou enflée, elle n’a guère d’autre alternative, et connaît peu la ferme plénitude de la santé. La vérité, présentée par lui, ressemble à l’honnête femme parée des couleurs du demi-monde ; elle a toujours, plus ou moins, la figure de l’erreur.

À côté du volume sur la régence, celui-ci semble modéré. Les défauts y sont moins fougueux, les qualités moins téméraires. L’historien, comme la France elle-même vers 1730, se tempère et s’attiédit. Sous le gouvernement du cardinal qu’il déteste, il a malgré lui respiré la sagesse. Son imagination, perd l’habitude de tout oser. Il y a pourtant au milieu de ces menues descriptions et de ces sinuosités biographiques où le récit s’égare quelques traits qui se détachent avec relief sur le fond vague. Il y a de ces touches pénétrantes qui vont jusqu’au cœur de la réalité. La main du maître s’y reconnaît et s’y retrouve. Par exemple, M. Michelet nous donne un très vif sentiment de l’esprit général et de la vie publique de ce temps-là, vie étroite et de sombre isolement, enfermée dans un cercle immuable de passions et d’intérêts, étouffant sous une atmosphère que rien ne renouvelle, tournant dans une routine de discordes envenimées, condamnée à une perpétuité d’opinions fanatiques, et nourrissant dans les profondeurs séculaires et les in-pace de la rancune ces monstres de fureur aigrie, de jalousie concentrée, d’ambition pervertie, ces lions et ces tigres qui un beau jour, tout couverts de leur fange échauffée, ont bondi pour la vengeance. Il a aussi caractérisé, en termes d’une précision neuve et saisissante sous lesquels se sent l’âme de l’observateur non moins que son esprit, ce despotisme abâtardi du XVIIIe siècle, à la fois plat et écrasant, cruel et sot, ce mélange d’inquisition et de police, cette méticuleuse tyrannie, croisée d’esprit profane et d’esprit dévot, pleine de colères sans pardon, d’adoucissemens trompeurs, de retours inattendus, tyrannie brutale comme une bastille, hypocrite comme un couvent. C’est ce qu’il appelle « la terreur papale et royale, » sorte d’horreur sacrée, bien égayée, il est vrai, par les joyeusetés du temps, mais dont le fond noir reparaît toujours. À notre avis, ce sont là les belles pages du livre. Là surtout se marque la puissance propre de ce talent, qui ne se borne pas à dire les choses, mais qui les couve et les embrasse d’un chaud regard, qui trouve pour les exprimer des mots condensés et tranchans et qui en donne au lecteur la sensation immédiate et comme le frisson. Sortons maintenant de l’histoire des mœurs où l’auteur, cédant à un goût exclusif, s’est confiné. Abordons avec lui l’histoire des événemens et des personnages politiques qu’il a trop négligée. Comme lui, mais avec plus de droit que lui, nous y serons bref.

II

En 1743, Louis XV écrivait au maréchal de Noailles : « Ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes, et il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France. » Ce roi, qui voyait si bien le mal dont la France du XVIIIe siècle a souffert et qui ne se doutait pas qu’il en fût le principal auteur, exprime ici une crainte juste : à la guerre, comme en politique, notre indigence personnelle s’aggrave ordinairement de la richesse d’autrui. Au train rapide dont se fait et se défait aujourd’hui la puissance des états, une disette de talens trop prolongée dans les armées et dans le gouvernement serait mortelle ; la France y succomberait. Il n’est plus permis aux nations d’être stériles. Pendant les trente premières années de ce règne, les moins tristes et les moins viciés, et ce sont les seules qui en ce moment nous occupent (1724-1757), trois personnages paraissent sur le devant de la scène politique et militaire : Fleury, Noailles et le maréchal de Saxe. En toute grave affaire, ils sont les promoteurs ou les exécuteurs. Ils décident du bon et du mauvais succès ; l’histoire du siècle à cette date est leur ouvrage. Sur les trois, deux sont, comme Villars, les survivans de l’époque de Louis XIV ; le troisième est un étranger. De tous les hommes qui possèdent alors l’influence, il n’y a que le roi qui appartienne au règne. Comment M. Michelet les a-t-il jugés, eux et le prince ? D’une façon que j’appellerais arriérée, s’il ne me répugnait d’appliquer un tel mot à un tel homme. Son opinion expéditive et absolue a exclu tous les tempéramens que lui conseillaient avec autorité des documens nouveaux qu’il ne faut ni surfaire ni dédaigner. Retranchée dans la rigueur excessive et aujourd’hui réfutée de jugemens déjà anciens, de conclusions plusieurs fois formulées, elle n’a pas voulu se rajeunir pour n’avoir pas à se modifier. C’est l’ordinaire effet du parti-pris : il ferme les esprits les plus ouverts, il immobilise les plus avancés.

Certainement le cardinal de Fleury n’était pas un ministre de génie ; mais en dehors d’une exceptionnelle supériorité de l’intelligence il y a place pour de bonnes et solides qualités de gouvernement. il eut un premier mérite, très politique : il vint à propos. Esprit sans éclat, il était aussi sans vanité. Incapable d’atteindre au grand et ne se faisant aucune illusion ni sur lui-même ni sur les autres, il évita du moins ces bruyantes contrefaçons de la grandeur par lesquelles se masque et s’étourdit une impuissance ambitieuse. Sans sortir de sa nature, sans forcer ses moyens, il accomplit à petit bruit et comme en sournois le bien alors possible. Doux, sage, timide, ami des temporisations, esprit de juste milieu et d’une flexibilité rusée qui dans un cabinet constitutionnel aurait eu son prix, il cicatrisa, souvent en ne faisant rien, les imprudences de ceux qui avaient voulu trop faire. Il avait, dirions-nous aujourd’hui, fort peu d’idées ; mais comme en politique ce sont avant tout les circonstances qui caractérisent les systèmes, au lendemain de la régence ce défaut se tournait en qualité. Dans le cours varié des choses humaines, il est bon que la médiocrité réparatrice succède à la pétulante initiative des hommes d’imagination. Tous ces conquérans du progrès ressemblent aux autres : leur gloire à la longue coûte et fatigue. La France, rudement secouée par la brillante explosion d’une folle jeunesse, se remit volontiers en tutelle sous un pouvoir sénile dont l’âge lui garantissait l’inertie, et qui, par sa dissimulation, même et sa bénignité hypocrite, offrait aux peuples un semblant de cet autre avantage que parfois ils désirent : l’absence de gouvernement. Ainsi en jugèrent les esprits sérieux en France et à l’étranger ; ils surent gré au cardinal de ses qualités négatives et de ses défauts bienfaisans. Le témoignage de Frédéric II, qui n’est pas suspect, est tout en sa faveur. « Ce ministre, dit le roi dans ses mémoires, a relevé et guéri la France ; il a payé une partie des dettes de Louis XIV, il a remis l’ordre dans l’administration, troublée par le régent et ses amis ; il a rendu au royaume une prospérité intérieure qu’il n’avait point connue depuis 1672. » Pourquoi M. Michelet, admirateur de Frédéric, ne prend-il pas conseil de ce prince lorsque celui-ci est impartial et compétent ?

La cauteleuse sagesse du cardinal, allant des affaires de l’intérieur à celles du dehors, devenait une diplomatie qui eut, elle aussi, ses beaux jours et une réputation européenne. « Plus d’une fois, dit encore Frédéric, il joua sous jambe les plus fins politiques et les têtes couronnées. Il préférait les négociations à la guerre, aimant mieux être l’arbitre que le vainqueur des rois. » Voltaire avait ses raisons pour ne pas aimer Fleury, ce qui ne l’a pas empêché d’être juste envers le ministre qui l’exilait, mais qui agrandissait la France. Il écrit en 1738 à un prince d’Allemagne :

Ce vieux madré de cardinal
Qui vous escroqua la Lorraine…

Ne déprécions pas outre mesure les diplomates qui gagnent des provinces, pas plus que les financiers qui réduisent la dette publique. Ces deux mérites, il est vrai, ont un peu baissé aujourd’hui dans l’esprit des hommes ; mais convenons qu’il est encore moins facile de les imiter que d’en médire. Sachons quelque gré à ce ministre, continuateur affaibli de Mazarin, de n’avoir pas inventé trop tôt le principe des nationalités. Comme beaucoup d’hommes de gouvernement, Fleury eut le tort de vieillir. Il s’obstina à vivre et à gouverner. Entré à propos, il ne sut pas sortir à temps. Il vit se retourner contre lui ce qui avait fait sa force, l’opportunité. Un pouvoir de circonstance qui dure dix-sept ans ! Ces gouvernemens de convalescence sociale ont d’autant moins d’avenir que la nation est plus robuste. Il lui arriva l’inévitable : des intérêts et des talens nouveaux se produisirent tout à coup dans cette Europe où sa prudence, contente de son lot et n’aspirant plus qu’à goûter en paix une gloire très mitigée, soufflait sans relâche l’assoupissement universel. Cette brusque invasion de l’indocilité des choses humaines troubla et déconcerta insolemment sa vieillesse respectée. Il fit tout à contre-cœur et à contre-sens ; il fut trompé par les événemens et joué par les hommes, double malheur dont les plus habiles ne sont pas toujours garantis. Ses trois dernières années gâtèrent son œuvre au lieu de la couronner. Tandis qu’auparavant les avantages du système en cachaient les inconvéniens, dès que le mal prit le dessus, on ne vit plus autre chose.

M. Michelet, comme s’il écrivait au lendemain des faits, dans la première injustice du mécontentement public, oublie les services rendus par cette administration utile et modeste ; il ne veut la regarder, ce qui est toujours facile, que par ses petits côtés. Usant ici du procédé descriptif que nous avons expliqué, il met en relief le trait comique de la figure du cardinal. Tantôt il en fait un personnage patelin, une nullité doucereuse et intrigante, une façon de supérieur bigot qui dirige ténébreusement je ne sais quelle communauté pleine de cabales. Tout son art consiste à envelopper d’une obséquiosité dominatrice l’âme assouplie de son tout-puissant élève et à capter chaque jour une prolongation du pouvoir absolu. Tantôt ce n’est plus qu’un Géronte usé de corps et d’esprit, qui trébuche dans les pièges de cour, qui a peine à esquiver « les bons tours qu’on lui joue, » à contre-miner les desseins qui ont pour but « de le faire sauter. » Il s’affaisse dans une décrépitude honteuse jusqu’à ce que « la maladie évacue le peu qu’il avait d’âme. » Voltaire, que nous citions tout à l’heure, nous donne une idée très différente de l’énergie durable du cardinal et de son entêtement à mourir debout. Un jour Frédéric, qui n’aimait et n’estimait de la France que le bel esprit, s’était moqué dans une lettre des « sybarites de Paris, » comparant la faiblesse amollie des Français à la vigueur des hommes du nord. Voltaire lui répond en décembre 1742, quelques jours avant la mort du ministre : « Il n’y a rien de nouveau parmi nos sybarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d’être conté à votre majesté. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s’avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel, au milieu d’un jardin où il gelait. M. Amelot et M. de Breteuil arrivèrent et lui dirent qu’il se jouait à se tuer. « Bon, bon, messieurs, leur dit-il, vous êtes des douillets. » A quatre-vingt-dix ans ! quel homme ! Sire, vivez autant, dussiez-vous dire la messe à cet âge et moi la servir ! » Je ne demande pas à M. Michelet de servir la messe du cardinal, mais simplement d’être aussi juste envers lui que l’ont été ses deux ennemis, Voltaire et Frédéric.

Louis XV n’est pas moins maltraité que son ministre, bien qu’il soit difficile de maltraiter Louis XV. M. Michelet ne tient aucun compte, je ne dirai pas de la correspondance récemment publiée par M. Boutaric et qu’il n’a sans doute pas connue, mais de celle qui l’année dernière a eu pour éditeur zélé et convaincu M. Camille Rousset. On dirait qu’il ne l’a pas lue, tant elle lui fournit peu, et cependant elle se rapporte à l’époque même dont il écrit l’histoire. A quoi bon rechercher curieusement et exhumer avec ardeur des informations nouvelles, si les plus intéressantes découvertes sont lettres closes pour les historiens ? Il ne s’agit pas ici de réhabiliter un roi justement condamné, mais de mieux pénétrer un caractère en partie mal connu. La sentence définitive restera sévère, mais les motifs du jugement seront plus nettement exprimés, et quelques restrictions en adouciront la rigueur. Même à ne considérer que le mérite littéraire de l’œuvre, souci toujours grave pour un écrivain tel que M. Michelet, il y aurait intérêt, ce me semble, à raviver et rafraîchir ce sombre portrait.

Louis XV n’était pas fatalement voué au mal et déshérité du bien. Sa nature molle et dissolue, qui devait aller si loin dans l’abaissement continu, ne manquait à l’origine ni de dignité, ni de bon sens, ni de distinction. Ce sol léger contenait des semences de probité et d’esprit, d’où pouvait sortir, sous une influence plus saine, un caractère d’honnête homme et de roi. Chez lui, rien n’accuse l’ascendant irrésistible de ces principes vicieux dont le développement souille et flétrit une destinée. Ce n’est point une âme marquée d’un sceau de réprobation et de disgrâce morale. La fatalité corruptrice est venue du dehors. Tous nos grands rois, Louis XIV, Henri IV, Charles V, avaient eu pour début et pour école l’adversité. Louis XV est l’élève du despotisme florissant. Ce qui l’a perdu, ce fut d’être tout ensemble si faible comme homme et si peu contesté comme roi ; ce fut l’incapacité absolue de la volonté jointe à l’absolu de la souveraine puissance. Contre des séductions, qui pour le vaincre s’armaient de son pouvoir illimité, que pouvait-il, âme sans nerf, intelligence sans gouvernail, sinon flotter à la dérive au milieu des voluptés et s’y abîmer ? Louis XV et son successeur, ont cédé tour à tour à l’une des deux influences suprêmes du XVIIIe siècle : le plaisir et l’idée. En cédant, ils ont livré, l’un le prestige royal, l’autre la monarchie et l’ancienne société. Ce sont les deux vaincus de ce siècle triomphant qu’ils auraient dû gouverner.

En 1743, au moment où la mort du cardinal, mettant fin à une tutelle inamovible, permet au roi d’être le maître, il se produit dans le caractère de Louis XV une crise heureuse et pleine de promesses. La lutte s’engage entre sa générosité native et ce monde amollissant qui le circonvient, qui le gagne, sans l’envahir encore. Il sort du huis clos de sa minorité prolongée ; il écarte le nuage qui cachait aux regards des peuples la royauté nouvelle, il se montre avec les grâces de la jeunesse, avec le doux et joyeux éclat d’un avènement désiré. Tous les cœurs volent à lui ; ils attendent depuis si longtemps un pouvoir qu’ils puissent aimer. L’odieux qui s’attache aux tyrans de passage qui ont abusé de l’interrègne se tourne en faveur pour sa personne ; par une singulière fortune, l’héritier de Louis XIV cumule avec une autorité sans bornes la popularité qui le venge des ministres oppresseurs du peuple et du prince. « Nous avons donc un roi ! » Tel est, disent les mémoires du temps, le cri qui s’échappe de l’allégresse et de la confiance publiques. Louis XV semble le justifier. Il est assidu aux conseils, il étudie les hommes et les choses, il voit les abus, il veut les réformes ; il fait son royal métier, le travail a pour lui le piquant d’un plaisir inconnu. Il a des élans et des reparties dignes de sa race ; il regarde à la frontière, du côté de l’ennemi et du drapeau. « Laisserai-je ainsi manger mon pays ! » dit-il à ceux qui le retiennent. Quand le départ pour l’armée est fixé : « Quel temps superbe ! que je voudrais être plus vieux de quelques jours ! » On lui dit que sa maison n’est pas prête, qu’il faut l’attendre. « Je sais, répond-il, me passer d’équipages, et, s’il le faut, l’épaule de mouton des sous-lieutenans d’infanterie me suffira. » Cependant, même en ce premier feu, même en cette saison d’activité, de courage et d’espérance, où l’horizon étroit du règne s’élève et s’élargit, la faiblesse originelle reparaît et vient traverser cette impétuosité de bon augure. Déjà on voit agir sous la noble chaleur le dissolvant qui doit glacer et paralyser tout. Rien de ferme et de suivi ne soutient ces louables velléités ; ce sont les saillies d’un cœur bien né, mais la personnalité virile, maîtresse des autres et d’elle-même, ne s’affirme pas. Les plus graves résolutions sont ajournées par de subites défaillances, par des distractions faciles, par d’inexplicables oublis. Il est manifeste que Louis XV ne tient pas dans le sérieux, qu’il fuit la peine, et qu’il lui manque la vocation du grand. Il effleure le devoir et la gloire. Il dit comme Orosmane :

Je vais donner une heure aux soins de mon empire, et une fois quitte de sa tâche princière, de son royal pensum, il se hâte vers le repos. Il a obéi à ses mentors ; sa conscience d’écolier ne lui reproche rien. Le roi qui s’annonçait s’est éclipsé.

L’insuffisance de Louis XV se reconnaît encore à cet autre signe : l’absence de vues personnelles. Il n’a pas de système de gouvernement. Son unique principe, c’est l’imitation. Élevé dans le vide immense laissé par Louis XIV, son enfance silencieuse et solitaire avait reçu l’impression des lieux, des regrets, des souvenirs qui lui retraçaient la merveilleuse histoire du précédent règne. Il avait lentement recueilli ce visible et public testament de grandeur et respiré l’atmosphère récente de cette longue apothéose. Ce sentiment de vénération pour une puissante mémoire, le seul qui ait eu prise sur cette âme débile, lui tint lieu de règle et d’invariable maxime. Il y attacha sa volonté flottante ; ce fut le seul ressort qui parut faire mouvoir le fantôme. Imiter Louis XIV, prendre ce qu’il peut de ce royal esprit, grandir sous l’ombre majestueuse de ce nom protecteur et s’y abriter, son ambition ne va pas au-delà. Il a tellement besoin d’être soutenu, il existe si peu par lui-même, qu’il se cherche des appuis et dans le présent et dans le passé. Il n’est pas roi, il est d’après un roi. Du reste, cette imitation, son plus louable effort, lui réussit pour un temps. Entouré de vieillards qui ont connu Louis XIV, de Nestors fanfarons, mais expérimentés, qui vantent sans cesse les combats de géans où leur bras s’est montré, les prodiges de cet âge héroïque, il remet en honneur les anciennes coutumes, la vieille discipline et le vieil esprit ; il remonte peu à peu les ressorts de l’état, et avec cette vigueur d’emprunt il fait face à l’ennemi. Un semblant de grandeur se répand sur la cour efféminée et la nation engourdie. Nos armées trouvent à Fontenoy, à Raucoux, à Lawfeld, un regain de gloire. On signe en 1748 une paix infructueuse, mais honorable. L’éclat des fêtes de Versailles rejaillit de nouveau sur l’Europe étonnée ; le génie des arts et des lettres y paraît en courtisan sous les traits de Voltaire ; Jean-Jacques Rousseau y figure pour la musique d’un ballet ; la philosophie, à cette heure, est incertaine, désarmée ou soumise ; la révolution ne gronde pas encore dans le lointain, et le cours du siècle peut changer. Croirait-on que ni ces nuances si marquées du caractère de Louis XV, ni ce fugitif rayon qui éclaire le règne ne paraissent dans la tristesse uniforme des peintures tracées par la main trop sévère et l’excessive concision de M. Michelet ?

Plus tard, quand le royal personnage, s’amoindrissant de jour en jour, est devenu cet être ennuyé, avili, qui fait honte à la débauche même, toute pensée sérieuse n’a pas absolument disparu de cette âme éteinte. Il est moins bas qu’on ne le suppose. Il se désintéresse moins qu’il ne semble des fautes de son gouvernement et des revers de la nation. Il suit d’un œil morne l’échiquier de la politique étrangère. Ce reste de souci élevé, qui survit et surnage dans le misérable abîme où Louis XV se noie de plus en plus, produit dans ce reste de roi des effets singuliers. Il se sait mal servi, il est mécontent de l’allure générale des affaires, mais il n’a pas la force d’imposer une idée, une volonté qui soit à lui. Que fait-il ? Il cède en apparence, et il se venge en conspirant contre ses propres ministres. Caractère pusillanime, il se réfugie dans la duplicité, il se réserve comme une souveraine prérogative le département de l’espionnage, il a sa politique personnelle, ses moyens particuliers, ses affidés ; il se dérobe et s’embrouille dans un réseau de voies tortueuses et ténébreuses ; il a organisé tout un système de galeries souterraines qui aboutissent aux cabinets européens et qui éventent par des contre-temps la politique officielle. C’est là qu’il fait le roi. C’est par ces astuces et ces manèges que le successeur de Louis XIV intervient dans le règlement des plus graves intérêts de son temps ; c’est par ce canal qu’il y met la main. L’entretien de cette agence lui coûte dix mille livres par mois ; il y subvient avec les bénéfices de sa spéculation sur les grains, avec des lots gagnés et des dividendes réalisés. L’agio paie la délation. Il tremble d’être découvert ; il l’est à la fin, ce double jeu honteux est percé à jour. Châtié par la risée de l’Europe, le roi conspirateur n’a pas le courage de sauver ses complices de l’exil ou de la prison. Voilà où en est venu cet absolu pouvoir que Louis XV personnifie. Un despote qui peut briser les instrumens de son règne et qui aime mieux leur faire opposition dans l’ombre ! L’homme en qui l’état monarchique est incarné se dépouillant de ce caractère presque surhumain, et sortant de sa nature d’exception pour organiser comme un particulier factieux une société secrète de politique étrangère contre l’état[2] ! La conclusion de tout ceci, c’est qu’il faut bien distinguer les époques dans l’histoire de Louis XV et ne pas les envelopper dans la rigueur confuse d’un blâme général. Qu’on l’applique aux événemens ou qu’on l’applique aux personnes, la condamnation en masse ne saurait être un jugement.

Nous connaissons le duc de Noailles par ses lettres, et le comte de Saxe par le portrait qu’en a tracé ici même M. Saint-René Taillandier[3] avec cette précision vivante dans les détails et cette largeur d’exposition qu’on n’a certes pas oubliées. Vers le milieu du règne, entre les langueurs du commencement et les tristesses de la fin, ces deux hommes, d’un mérite si différent, secondèrent énergiquement l’effort patriotique où le roi s’unit à la France. Ils présidèrent à cette reprise de l’entrain guerrier, à ce réveil momentané de la fortune. En ce temps d’activité et de prospérité sitôt démenties, l’un fut le conseil, l’autre le bras. Le duc de Noailles, comme le prouve la correspondance publiée par M. Camille Rousset, était un esprit clairvoyant, avisé, d’une rare fertilité d’idées et d’expédiens, et d’une sagesse un peu verbeuse. L’âge avait tempéré cette fougue d’imagination que les mémoires contemporains ont décrite en termes si expressifs : en diminuant la vivacité de l’intelligence, il en avait accru la lucidité. Excellent dans la délibération, grâce à cette abondance de vues où puisait largement la stérilité d’autrui, il était indécis et partant médiocre dans l’exécution. Malheureux comme général, il nous rendit cependant un signalé service : il sut trouver dans les rangs secondaires de nos armées un gagneur de batailles. Il devina son génie méconnu, et, loin de le jalouser et de le traverser, il le défendit contre les petitesses ombrageuses de l’esprit de cour, il lui mit dans la main le bâton de maréchal et l’épée de la France. Citoyen sans cesser d’être courtisan, servant l’état avec zèle sans s’oublier lui-même, d’un dévouement qui s’arrêtait au sacrifice et restait compatible avec l’intérêt personnel, le duc de Noailles avait ce courage tempéré d’adresse, cette fermeté insinuante qui hasarde à propos des vérités ingrates et dont le triomphe consiste à être utile sans déplaire, à remplir son devoir en gardant son crédit. L’instinct et l’amour du grand, qu’il avait retenus du précédent règne, un certain tour bizarre dans l’imagination, qui lui était commun avec Maurice de Saxe, rapprochèrent ces deux hommes et les mirent d’intelligence pour le bien de l’état et le service du roi. Tandis que le duc de Noailles enseignait à Louis XV les maximes militaires du temps de Louis XIV, le comte de Saxe en ressuscitait les énergies éteintes. Noailles avait conservé la tradition héroïque ; Maurice possédait un secret plus précieux, car il avait l’inspiration même et le génie de l’héroïsme. Sous sa rude écorce de soldat, cet étranger, sauvage et subtil, violent et rêveur, calculateur et chimérique, nature agitée d’un perpétuel orage de desseins ambitieux et de passions sans frein, apportait à la France de 1743 les hautes qualités dont elle sentait le plus vivement l’absence. Magnanime, indomptable, neuf et plein de sève, se ruant au plaisir, aspirant à l’illimité, méditant l’impossible, il faisait explosion par le scandale de sa force au milieu des vaines élégances d’une race fine et usée.

Quand le moment vient pour M. Michelet de se prononcer sur Noailles et sur Maurice, il se renseigne auprès de qui ? Auprès de leurs ennemis politiques. C’est son unique moyen d’information. Content de ce témoignage suspect, il en exprime la fleur, et nous l’offre comme son opinion et son jugement. C’est la bile de Saint-Simon et la rancune de d’Argenson qui parlent seules dans le peu de mots qui lui échappent sur le duc de Noailles. Or qui ne sait ce qu’était le vindicatif auteur des mémoires en ces belles années de Louis XV, en face du tout-puissant favori et conseiller du roi ? Un adversaire aigri, isolé, discrédité, ayant sur le cœur et ruminant, dans cette ombre pleine de vengeances où il s’était blotti, l’opposition faite par le duc, du temps de la régence, à ses idées financières et notamment à son fameux projet de banqueroute. Par l’influence de ce même Noailles, d’Argenson en 1747 avait quitté le ministère ; qui donc a jamais pardonné l’enlèvement d’un portefeuille ? Dans la retraite, d’ailleurs honorable, où le ministre a abrité et noblement occupé sa disgrâce, il s’est souvenu et il s’est vengé. Quant à Maurice de Saxe, M. Michelet lui refuse et le courage et le génie. Quel est son garant ? Richelieu. Il demande des notes au héros de Closterseven sur la journée de Fontenoy. Tenons-le donc pour assuré : Maurice n’était qu’un intrigant voluptueux, enfant gâté de la mode, poussé à la gloire par une cabale ; le grave maréchal de Richelieu nous a donné sa parole. La force d’âme de ce soldat, qui s’arrache, comme nous le dit Barbier, aux mains de quatre médecins pour aller battre les Anglais, inspire à M. Michelet d’agréables réflexions. « Toute cette affaire, dit-il, était menée par un hydropique qui tenait enfin le commandement en chef tant poursuivi par lui, et qui, mourant, ne voulait pas le lâcher. » Voilà les renseignemens que M. Michelet a préférés à des pièces originales, à des travaux récens d’une incontestable solidité.

Avare d’estime et de justice envers nos généraux et nos hommes d’état, il en est prodigue à l’égard de certains étrangers et particulièrement du roi de Prusse. Qu’on admire Frédéric, sa fermeté dans le péril, ses talens militaires, son active énergie, cette naturelle élévation d’esprit qui, tout jeune encore, du fond de l’Allemagne et du corps de garde paternel, le tourne vers notre lumière et fait de ce petit-fils des électeurs de Brandebourg un élève enthousiaste de notre génie, nulle admiration n’est mieux justifiée, et l’on ne peut qu’y souscrire ; mais si l’on est sensible au spectacle que donne à l’Europe cette calme et forte intelligence, ornée de grâce littéraire et relevée de philosophie, qui anime le corps informe de la Prusse, qui l’agrandit et l’illustre en l’animant, il faut voir aussi dans cet homme extraordinaire ce que partout ailleurs nous savons si bien découvrir, signaler, exagérer : non-seulement les travers de l’homme, mais les torts du roi, une politique allégée de scrupules, un patriotisme beaucoup plus étroit que celui de ses admirateurs, l’égoïsme qui se cache sous ce patronage de la pensée exercé non sans faste. Que Frédéric reste ce qu’il a été vraiment, c’est-à-dire le disciple et l’ami de notre civilisation ; mais il me répugne de le voir se transformer en un représentant dévoué, ardent, incomparable du génie de la France ce prince qui a humilié nos armes, et qui de plus, en accordant aux talens français une faveur pleine de restrictions, a parlé très légèrement de la nation elle-même. N’imposez point au libre essor des idées du XVIIIe siècle le protectorat d’un Louis XIV de Berlin ; laissons plutôt nos grands hommes en république. « C’est la pensée qui a vaincu à Rosbach, » nous dit M. Michelet. Résistons à ces assimilations de victoires fort étrangères entre elles, et que décident des armes si peu semblables. N’acceptons pas ces dédommagemens équivoques qui nous montrent nos principes en progrès là où notre influence et notre honneur déclinent. Un franc aveu de la défaite vaut mieux. Ce qui a vaincu à Rosbach, c’est l’organisation prussienne ; ce qui a succombé, c’est la désorganisation française, ou, si vous le voulez, la réputation militaire de l’ancien régime. Aujourd’hui, sans parler de ces déclamateurs devenus si communs, de ces agitateurs de chimères qui poursuivent l’ombre des idées qu’ils n’ont pas et prennent l’éblouissement pour de la profondeur, il n’est pas rare de rencontrer des esprits distingués, très sensés en tout le reste, qui sacrifient à cette manie jalouse d’opprimer nécessairement l’une par l’autre deux puissances au moins aussi souvent alliées qu’ennemies, et dont chacune ayant son rôle marqué forme l’un des deux pôles sur lesquels s’appuie toute société capable d’initiative et de direction, je veux dire la puissance des armes et celle de l’esprit. Il semble que la grandeur intellectuelle se rehausse à leurs yeux quand de l’autre côté elle est contre-balancée par un abaissement, comme si l’alternative était fatale, comme si la force ne consistait pas dans le choix entier, comme si la supériorité morale, qui reçoit de l’autre de vives inspirations et un soutien trop méconnu, n’avait pas de plus belle prérogative que de servir de consolation aux faibles et de couronne aux humiliés. Une chose nous adoucit le souvenir de Rosbach, ce n’est point le caractère du vainqueur, c’est plus simplement parce qu’un seul jour nous en a doublement vengés.

Après ces exemples nombreux, significatifs, que nous venons d’alléguer, il nous semble que les lacunes de la partie politique de cette histoire ne font doute pour personne. Les considérations philosophiques et littéraires ont-elles reçu un plus large développement ? Les idées, dont l’essor est l’événement capital du siècle, sont-elles mieux traitées que les faits ? Tout se borne à de rapides aperçus, à des notes jetées en courant sur les principaux écrivains du siècle ; nul ensemble, à peine un maigre chapitre. Vives et singulières, parfois d’une haute portée, surtout quand l’auteur, en son brusque langage, nous darde son impression personnelle, très contestables au contraire quand il touche à la biographie, ces notes, ces réflexions, ces échappées de vue ont ce grand désavantage de venir un peu tard et de lancer quelques gerbes fugitives, quelques lueurs inutiles dans les profondeurs d’un horizon depuis longtemps envahi par des clartés épanchées avec magnificence.

Il est facile maintenant de répondre à la question posée plus haut : ce volume est-il en état de satisfaire la curiosité sérieuse qui porte les esprits à l’étude militaire et diplomatique du XVIIIe siècle ? Manifestement, sur des points essentiels, il laisse en souffrance le désir public. Exprimons d’un mot notre pensée : il n’instruit pas assez des lecteurs qui veulent avant tout qu’on les instruise ; mais on va nous dire : Pourquoi juger l’œuvre de M. Michelet d’après un idéal historique qui n’est pas celui de l’auteur ? Pourquoi lui imposer des lois qu’il ne reconnaît pas ? C’est le fait d’une critique que sa rigueur même discrédite que d’appliquer à des productions si évidemment originales la ligne inflexible de l’histoire classique. M. Michelet n’ignore pas ce qui le distingue de la généralité des historiens, ni en quoi il s’écarte des conditions ordinaires de l’histoire. Qu’on n’exige pas de lui ce qu’il ne prétend pas donner.

Il est bien vrai : cette étude sur Louis XV est moins un récit historique (tel qu’en tout temps, en toute littérature, on s’en est formé l’idée) qu’un libre et varié commentaire, tour à tour élevé, passionné, moqueur et familier, qui admet tous les tons, tous les genres et tous les styles, qui passe de la gravité philosophique aux propos indiscrets des journaux privés et des mémoires ; c’est une causerie sur l’histoire du XVIIIe siècle, — causerie accidentée, pittoresque, pleine d’escarpemens et de précipices, où l’écrivain, d’une allure hardie et bondissant plutôt qu’il ne marche, se pose sur ce qui l’attire, supprime ce qu’il veut, s’étend ou se resserre à sa fantaisie, et comme dans un poème obéit à l’humeur et laisse souffler au hasard l’inspiration. Est-ce à dire que cette forme si particulière d’enseignement, qui suppose tant d’imagination, soit par cela même incapable de vérité ? N’est-elle que le roman de la science ? Non ; M. Michelet est pénétrant et vrai à sa manière. Il voit autrement que les autres, mais il n’en faut pas conclure qu’il voie toujours à côté : bien souvent ce qui est visible à tout le monde lui échappe, en revanche il lui arrive de voir mieux et plus loin que les plus habiles. Son regard a parfois de ces coups de lumière qui descendent où de plus réguliers n’atteignent pas. Ses livres ajoutent du nouveau, du piquant, de l’imprévu à la série des études substantielles dont l’histoire de France a été l’objet ; il apporte le superflu, laissant à de plus exacts le soin de fournir le nécessaire. Il est fait pour être lu surtout par deux sortes d’esprits : ou par ceux qui savent déjà, ou par ceux qui sont décidés à ne savoir jamais. Il n’instruit que les doctes ; quant aux autres, il leur verse un philtre délicieux, trouble éternel des faibles intelligences. On dirait l’un de ces mystérieux breuvages, composés de plantes aux vertus magiques, qui, dans les poètes anciens, ôtent aux simples mortels le goût des alimens sains et solides. A chaque génie son emploi. Dans ce siècle qui a tant fait pour l’histoire, M. Michelet entre tous a reçu le don de la faire aimer et de séduire aux fortes études l’humeur légère des foules. Nous avons des maîtres savans, ingénieux, éloquens : M. Michelet, en histoire, est le grand enchanteur.

Tenons donc compte à ce talent, non-seulement de ses qualités supérieures, incontestées, et de son légitime ascendant, mais même de la puissance dont il fait preuve en exerçant un prestige qui n’est pas sans péril. Il est pour la critique un autre devoir, et celui-là lui est particulièrement cher, c’est d’honorer hautement, jusque dans ses sévérités les mieux justifiées, ce qui est ici souverainement digne de sympathie et de respect, je veux dire cette fidélité passionnée, inaltérable, vouée par l’écrivain à son œuvre, ce choix austère qui, écartant des séductions dont on connaît l’empire, préfère à tout l’âpre douceur d’une solitude laborieuse, et ensevelit gaîment la force et la fleur d’un esprit si riche dans le plus désintéressé des amours, l’amour de la science. Cette leçon donnée à la faiblesse de nos mœurs littéraires, ce dévouement de l’homme à ce qui est le penchant vrai et la mission de son intelligence, cette unité de la vie, glorieusement maintenue et récompensée par le travail, voilà le plus noble de tous les enseignemens prodigués par M. Michelet aux générations nouvelles. Regrettons seulement que les excès d’une verve qui s’oublie, d’une imagination qui s’amuse, viennent de temps en temps à la traverse, et semblent apporter un démenti. Pourquoi M. Michelet est-il à lui-même son contradicteur et son ennemi le plus obstiné ?

Mais, si haut placés que soient un caractère et un nom, avec quelque assurance qu’un écrivain aimé du public marche dans ses voies solitaires, de quelque vol qu’il s’élève aux régions du caprice, il est quand on écrit l’histoire, et si librement qu’on l’écrive, il est certaines conditions dont il ne faut jamais s’affranchir, et dont le respect doit servir de lest aux plus hardis : nous avions le droit de les rappeler à propos d’un livre qui parfois les néglige, et dans un moment où le public nous paraît disposé à s’en souvenir et à les exiger.


CHARLES AUBERTIN.

  1. Histoire de France de M. Michelet, tome XVI. - 1866.
  2. Correspondance secrète inédite de Louis XV, par M. E. Boutaric.
  3. Voyez les numéros des 1er mai, 1er juin, 1er juillet, 1er août et 15 octobre 1864.