L’Histoire de Merlin l’enchanteur/17

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Librairie Plon (1p. 60-63).


XVII


Ainsi s’en vont les cinq damoiseaux avec leurs gens, menant le convoi pris aux Saines ; et leur humeur n’est plus à chanter et deviser. Comme ils chevauchaient silencieusement à travers un bois, ils aperçurent un écuyer qui paraissait fuir, monté sur un grand et fort cheval, et portant en travers de sa selle un berceau :

— Seigneurs, leur cria l’homme, en nom Dieu, sauvez cet enfant !

Et il leur expliqua qu’il était à leur père, le roi Lot. Inquiet de voir menacée par les Saines sa maîtresse cité dont les murs croulaient en maints endroits, celui-ci s’était résolu à mettre en sûreté sa femme et son dernier fils, le petit Mordret, dans sa forteresse de Glocedon. Il était sorti de la ville avec eux, dans la nuit, par une poterne, escorté de quelques chevaliers. Mais ils venaient de rencontrer un gros parti de Saines qui les avait déconfits.

— Demeure dans ce bois avec ces sommiers et nos garçons, dit Gauvain à l’écuyer, et n’en sors point avant que d’avoir de nos nouvelles.

En débouchant du bois, ils virent au loin le roi Lot qui s’enfuyait avec ce qui lui restait de gens, rudement poursuivi par les païens. Et, plus près, une belle dame, tout échevelée, que deux Saines tiraient par ses tresses derrière leurs chevaux, quand sa longue robe la faisait trébucher et l’empêchait de marcher au pas de leurs montures.

— Dame Sainte Marie, mère de Dieu, secourez-moi ! criait-elle.

Et chaque fois qu’elle disait : « Sainte Marie », l’un des païens la frappait si brutalement de son gant de fer sur la face, qu’il la jetait à terre. Parfois, elle demeurait comme pâmée sur le sol ; alors le mécréant la prenait et la plaçait en travers de sa selle ; mais aussitôt elle se laissait couler a bas du cheval, criant comme femme qu’on blesse :

— Que ne suis-je morte ! Jamais je ne vous céderai !

Ce que voyant, le Saine recommençait de la traîner par les cheveux. Et elle était tellement enrouée qu’à peine pouvait-elle encore appeler au secours.

Reconnaissant sa mère, Gauvain sentit son cœur se serrer au point que pour un peu plus il en eût perdu le sens.

— Mécréant ! cria-t-il en brochant des éperons tant rudement que le sang jaillit des flancs de son destrier, ah ! traître ! Saine ! laissez cette dame ! Jamais, en nul jour de votre vie, vous n’avez commis folie qui vous doive coûter si cher !

Déjà, suivi des siens, il était sur les païens, qui tous deux furent tués avant d’avoir pu se reconnaître. Et les quatre frères sautaient de leurs chevaux sur le cadavre du ravisseur de la reine, et l’un lui coupait la tête, l’autre lui tranchait les deux bras, l’autre lui fichait son épée dans le corps, l’autre le frappait à coups d’estoc. Puis ils coururent à leur mère, pleurant à chaudes larmes et tordant leurs poings, si bien qu’en ouvrant les yeux elle se vit entre les bras de Gauvain, entourée de ses enfants. Alors, ayant rendu grâce à Notre Seigneur :

— Beaux fils, Gauvain, dit-elle, ne pleurez pas, car je ne suis que blessée. Hélas ! si je n’avais perdu mon fils Mordret et votre père, mon seigneur, qui a combattu presque seul contre cinquante païens, durant plus de temps qu’il n’en faudrait pour faire une demi-lieue à pieds !

Longtemps je l’ai supplié de s’enfuir. Les couteaux et les javelots semblaient pleuvoir du ciel sur lui.

— Dame, dit Gauvain, du roi notre père nous n’avons nouvelles ; mais Mordret est sauvé.

À ces mots, la reine jeta un soupir et de nouveau pâma. Quand ses couleurs reparurent, Gauvain lui lava doucement le visage qu’elle avait tout souillé de sang. Puis on lui fit une litière entre deux palefrois, qu’on garnit d’herbe fraîche et où on l’étendit. Après quoi, en compagnie de leurs gens et de l’écuyer qui portait l’enfant Mordret, les cinq damoiseaux menèrent la reine et le butin pris aux Saines dans la ville de Logres, en Bretagne, qui était à quatre lieues de là. Et ils furent reçus à grande joie et ne tardèrent pas de s’y faire aimer pour leur grande prud’homie. Mais maintenant le conte laisse ce propos et devise du roi Artus et de ses quarante compagnons.