L’Histoire de Merlin l’enchanteur/19

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 73-76).


XIX


Quand ils y arrivèrent, ils trouvèrent la ville en fête à cause de la déconfiture des ennemis. Et le roi Léodogan leur fit, à eux et à leurs compagnons, le plus bel accueil qu’il put.

Par son ordre, quand ils furent désarmés, sa fille Guenièvre vint elle-même, vêtue des plus riches habits qu’elle eut, présenter aux trois rois l’eau chaude dans un bassin d’argent. Elle leur lava de sa main le visage et le cou, et les essuya très doucement d’une serviette blanche et bien ouvrée ; puis elle leur mit à chacun un manteau au col ; et, quand elle vit ainsi le roi Artus, elle pensa que la dame qu’un si beau et si bon chevalier requerrait d’amour serait heureuse. Et lui, de son côté, il la regardait très tendrement, car elle était la plus belle femme qui fût alors en la Bretagne bleue : sous sa couronne d’or et de pierreries, son visage était frais et justement coloré de blanc et de vermeil ; quant à son corps, il n’était ni trop gras ni trop maigre, les épaules droites et polies, les flancs étroits, les hanches basses, les pieds blancs et voûtés, les bras longs et gros, les mains blanches et grassettes : c’était une joie. Mais, si en elle était la beauté, davantage encore s’y trouvaient bonté, largesse, courtoisie, sens, valeur, douceur et débonnaireté.

Quand le manger fut prêt, on mit les tables et les chevaliers prirent place. Le roi Bohor et le roi Ban firent asseoir le roi Artus entre eux, par honneur, et Léodagan remarqua cela. « Ce doit être leur seigneur, pensa-t-il. Plût à Dieu qu’il épousât ma fille ! Car tant de chevalerie ne saurait se trouver qu’en un haut homme. »

Cependant Guenièvre offrait le vin à Artus dans la coupe du roi, et tandis qu’elle la lui tendait, agenouillée devant lui, il regardait ses seins durs comme pommelettes et sa chair plus blanche que neige nouvelle, et il la convoitait si fort qu’il oubliait le boire et le manger. Il tourna légèrement son siège pour que ses voisins n’en vissent rien, mais Guenièvre s’en aperçut très bien.

— Sire damoisel, buvez, lui dit-elle, et ne m’en veuillez point si je ne vous appelle par votre nom, car je l’ignore. Ne soyez point distrait à table, car vous ne l’êtes point aux armes, comme il y parut assez aujourd’hui.

Alors il prit la coupe et but. Puis il la pria de s’asseoir en disant qu’elle avait été trop longtemps à genoux. Mais Léodagan ne le voulut souffrir.

Lorsque les nappes furent ôtées, le bon roi vint se placer à côté de Ban, qui lui dit :

— Sire, je m’étonne que vous n’ayez pas encore marié votre fille à quelque haut homme, car elle est très gente pucelle et sage, et vous n’avez d’autre enfant à qui votre terre puisse échoir après votre mort ; vous devriez déjà vous être pourvu.

— Voire, sire, répondit Léodagan ; mais la guerre m’a empêché ; il y a sept ans que le roi Claudas de la Déserte ne cesse de me guerroyer. Certes, si Dieu voulait que je trouvasse quelque prud’homme qui put me défendre, je lui donnerais ma fille et toute ma terre après moi, et je ne regarderais ni au lignage, ni au rang.

En l’entendant, Merlin sourit et fit un signe au roi Bohor. Mais il se mirent à parler d’autre chose, et Léodagan ne put retourner leurs paroles et ramener ce sujet de conversation.