L’Histoire de Merlin l’enchanteur/21

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Librairie Plon (1p. 78-82).


XXI


Il s’en fut en la forêt de Brocéliande, qui était la plus agréable du monde, haute, sonore, belle à chasser et pleine de biches, de cerfs et de daims.

Là vivait un vavasseur, nommé Dyonas, qui était filleul de Diane, la déesse des bois. Avant de mourir, elle lui avait accordé pour don, au nom du dieu de la lune et des étoiles, que sa première fille serait tant désirée par le plus sage des hommes, que celui-ci lui serait soumis dès qu’il l’aurait vue et lui apprendrait sa science par force de nigromancie. Dyonas engendra une fille qu’il appela Viviane en chaldéen, ce qui signifie en français : Rien n’en ferai. Et Viviane, qui avait alors douze ans d’âge, venait souvent jouer et se divertir dans la forêt.

Un jour qu’elle était assise au bord d’une fontaine claire dont les graviers luisaient comme de l’argent fin, Merlin vint à passer sous la semblance d’un très beau jouvenceau. Dès qu’il la vit, il l’admira si fort qu’il ne put que la saluer sans mot dire. « Je serais bien fol, pensait-il cependant (car il savait toutes choses), si je m’endormais dans le péché et si je perdais toute liberté pour avoir le déduit d’une pucelle et la honnir en offensant Dieu. » Mais elle lui dit comme une fille sage et bien apprise :

— Que Celui qui connaît toutes nos pensées vous envoie telle volonté et tel courage, que bien vous fasse !

Et, à l’instant qu’il entendit sa voix, Merlin s’assit au bord de la fontaine :

— Ha ! demoiselle, qui êtes-vous ?

— Je suis de ce pays et fille au vavasseur qui demeure en ce manoir. Et vous, beau sire ?

— Je suis un valet errant, qui vais quérant le maître qui m’apprenait son métier.

— Et quel métier ?

— Par exemple, à soulever un château, fut-il entouré de gens qui lui donnassent l’assaut et plein de gens qui le défendissent ; ou bien à marcher sur cet étang sans y mouiller mon pied ; à faire courir une rivière où jamais on n’en aurait vu ; et beaucoup d’autres choses, car on ne saurait proposer rien que je ne fisse.

— C’est un très beau métier, dit la pucelle, et je voudrais bien voir quelque chose de tout cela ; vous suffirait-il, pour la peine, que je fusse toujours votre amie, sans mal ni vilenie ?

— Ha ! demoiselle, vous me semblez si douce que je vous montrerai une partie de mes jeux, à condition que j’aie votre amour sans vous demander plus.

Et, quand elle le lui eut juré sur sa foi, il prit une baguette et en traça un cercle, puis se rassit auprès de la fontaine. Et, au bout d’un instant, Viviane vit sortir de la forêt une foule de dames et de chevaliers, de pucelles et d’écuyers, qui tous se tenaient par la main et chantaient si doucement et agréablement que c’était merveille de les entendre. Ils vinrent se placer autour du cercle que Merlin avait dessiné, puis des danseurs et des danseuses commencèrent à danser des caroles non pareilles, au son des tambours et instruments. Cependant un fort château se dressait tout auprès, avec un verger dont les fleurs et les fruits répandaient toutes les bonnes odeurs de l’univers. Viviane était émerveillée et si aise de regarder ces choses qu’elle ne trouvait pas un mot à dire ; ce qui seulement l’ennuyait un peu, c’était de ne comprendre que le refrain de la chanson, qui était :

 
Voirement sont amor
A joie commencées
Et finent à dolor.

La fête se prolongea de none jusqu’à vêpres ; et quand les caroles eurent assez duré, les dames et les demoiselles s’assirent dans leurs beaux habits sur l’herbe fraîche, tandis que les écuyers et les jeunes chevaliers allaient jouter à la quintaine dans le verger.

— Que vous en semble, demoiselle ? dit Merlin. Me tiendrez-vous votre serment ?

— Beau doux ami, de cœur je suis toute vôtre ; mais vous ne m’avez encore rien enseigné.

— Je vous dirai de mes jeux, répondit Merlin, et vous les mettrez en écrit, car vous savez de lettres.

— Mais qui vous a dit cela ?

— Mon maître m’a si bien appris !

Tandis qu’ils causaient ainsi, les dames et les pucelles s’en allaient en dansant vers la forêt avec leurs chevaliers et leurs écuyers, et à mesure que les couples arrivaient sous les arbres, ils s’évanouissaient ; à son tour, le château disparut ; mais le verger demeura à la prière de Viviane, et fut appelé Repaire de joie et liesse.

— Belle, dit Merlin, hélas ! je dois partir !

— Comment ? Ne m’apprendrez-vous aucun de vos jeux ?

— Il y faut loisir et séjour. Et je veux que vous promettiez en échange que vous vous donnerez vous-même à mon plaisir.

La pucelle réfléchit un peu et dit :

— Sire, je le ferai après que vous m’aurez enseigné tout ce que je voudrai savoir.

Il lui apprit sur-le-champ à faire couler une rivière où il lui plairait, et quelques autres jeux légers, dont elle écrivit les mots sur un parchemin, ce qu’elle savait très bien faire. Puis il prit congé en lui promettant de revenir la veille de la Saint-Jean. Et il retourna en Carmélide où les trois rois furent bien joyeux de le revoir.