L’Histoire de Merlin l’enchanteur/31

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Librairie Plon (1p. 108-112).


XXXI


« Il passa le déluge sans dommage, ainsi que tous les arbres blancs et verts qui étaient nés de lui ; ils étaient encore tous en grande beauté au temps où Salomon régna après le roi David son père. Dieu avait donné à ce Salomon tous sens et discrétion : il connaissait les vertus des pierres précieuses, les forces des herbes, le cours du firmament et des étoiles, et tout ce qu’un homme mortel peut savoir ; néanmoins il fut séduit par la beauté d’une femme au point de faire une foule de choses contre Dieu. Pourtant cette femme le trompait et le honnissait de son mieux, et jamais il ne put s’en garder : dont il ne faut pas s’émerveiller, car, lorsqu’une femme veut employer son cœur et sa tête à ruser, nul homme ne saurait lui résister. Et c’est pourquoi Salomon a écrit en son livre qu’on appelle Paraboles : « J’ai fait le tour du monde et j’ai cherché de mon mieux : je n’ai pas trouvé une bonne femme. »

« Le soir même qu’il eut écrit cela, il entendit une voix qui lui disait :

« — Salomon, n’aie pas ainsi les femmes en mépris. C’est notre première mère qui apporta le chagrin à l’homme ; mais c’est une autre mère qui lui procurera une joie plus grande que n’a été son chagrin : ainsi une femme amendera ce qu’une femme a fait. Et c’est de ton lignage qu’elle sortira. »

« Salomon se mit à réfléchir et à scruter les divins secrets et les Écritures, de façon qu’il devina la venue de la glorieuse Vierge qui enfanta le Fils de Dieu. Mais, une nuit, la Voix se remit ai parler et elle lui dit :

« — Cette débonnaire et bienheureuse Vierge ne sera pas la fin de ton lignage. Le dernier qui en naîtra sera un chevalier qui passera en bonté et valeur tous ceux qui l’auront précédé et qui le suivront, autant que le soleil passe la lune et que la prouesse du chevalier Josué passe à cette heure celle de tous les gens d’armes. »

« Salomon fut très joyeux de cette nouvelle ; néanmoins il regretta fort qu’il ne pût lui être donné de voir ce chevalier si preux qui devait sortir de sa lignée. Au moins, il eût aimé de lui faire connaître qu’il avait deviné sa venue, mais il eut beau chercher, il ne trouva aucun moyen pour cela. Alors il songea que la femme qu’il aimait était beaucoup plus subtile et rusée qu’aucun homme et il se dit que, si quelqu’un pouvait le conseiller, c’était elle : si bien qu’il lui découvrit toute sa pensée. Elle réfléchit quelque temps, puis elle dit :

« — Sire, j’ai trouvé comment le dernier chevalier de votre lignage pourra apprendre que vous avez prévu sa venue. Mandez tous les charpentiers de votre royaume et ordonnez leur de construire une nef d’un bois qui ne puisse pourrir avant quatre mille ans. Puis vous prendrez dans le temple que vous avez fait élever en l’honneur de Jésus Christ l’épée de votre père, le roi David. Vous en séparerez la lame, qui est la plus tranchante et la mieux forgée qui ait jamais été, et, grâce à votre science de la force des herbes et de la vertu des gemmes, vous munirez cette lame d’un fourreau sans pair, d’une poignée non pareille et d’un pommeau fait de pierreries diverses, mais si subtilement composé qu’il paraisse d’une seule gemme. Je mettrai à cette épée des renges de chanvre, si faibles qu’elles ne pourront que rompre sous son poids. Mais, s’il plaît à Dieu, une demoiselle les remplacera par d’autres qui seront belles et riches au point que ce sera merveille de les voir. De la sorte, cette pucelle réparera ce que j’aurai mal atourné en cette épée, comme la Vierge qui est à venir amendera le méfait de notre première mère. »

« Ainsi fut fait, et, six mois plus tard, le navire était construit. L’épée y fut posée sur un lit magnifique ; mais la dame déclara qu’il manquait encore quelque chose. Elle commanda aux charpentiers d’aller couper dans l’arbre de vie et dans ceux qui en étaient issus un fuseau rouge, un fuseau blanc et un fuseau vert. Et aux premiers coups de coignée qu’ils donnèrent, ils virent les arbres saigner, dont ils furent très épouvantés ; mais la dame exigea qu’ils achevassent leur besogne. Et les fuseaux furent plantés sur les côtés du lit ; puis Salomon grava sur la lame et le fourreau les lettres qui interdisaient de dégainer l’épée à tout chevalier qui ne serait pas le meilleur des meilleurs ; enfin il glissa sous le chevet un bref où il expliquait la signifiance de la nef et de tout, et qui commençait ainsi :


« Ô chevalier, qui seras le dernier de mon lignage, si tu veux être en paix, garde-toi des femmes sur toute chose. Si tu les crois, ni sens, ni prouesse, ni chevalerie ne te garantiront d’être honni.


Quand tout fut achevé de la sorte, on mit la nef à l’eau. Et bientôt la brise en frappa les voiles, et en peu d’heures l’éloigna de la rive et l’emporta vers la haute mer. Et personne ne la vit plus avant Nascien.