L’Histoire de Merlin l’enchanteur/39

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (1p. 133-136).


XXXIX


Le roi Artus était à la fenêtre de son palais en compagnie des rois Ban et Bohor.

— Sire, ne reconnaissez-vous pas ce chevalier, sur un destrier noir, qui porte une lance de frêne et un écu d’or et d’azur au lion rampant, sommé de couronnes d’argent ?

— De vrai, c’est mon neveu Gauvain !

C’était lui, en effet, qui amenait ses captifs, tous à pied, sauf le roi Lot, sans heaumes et les coiffes de leurs hauberts abattues sur les épaules.

— Sire, dit Gauvain en approchant, voici mon père qui, grâce à Dieu, vous vient comme à son seigneur crier merci. Acceptez son hommage, car il est prêt à vous le faire.

Le roi Artus descendit, et le roi Lot s’agenouilla devant lui et lui tendit son épée nue, en disant :

— Sire, je me rends à vous. Faites de moi et de ma terre à votre plaisir.

Mais Artus le prit par la main droite.

— Beau sire, levez-vous : vous avez été trop longtemps à genoux. Vous êtes si prud’homme qu’il vous faudrait pardonner de bien plus grands méfaits que celui que vous avez commis ; et si même, ce qu’à Dieu ne plaise, je vous haïssais à mort, vous avez des enfants qui m’ont rendu de tels services, que je ne pourrais avoir la volonté de vous nuire.

Ainsi fut faite la paix du roi Lot et du roi Artus. Le lendemain, les maréchaux convoquèrent tous les barons présents à Logres et, devant eux, en présence du peuple, dans l’église, Lot fit son serment, moyennant quoi Artus l’investit de son fief et jura de le secourir à son pouvoir contre quiconque lui voudrait faire tort. Puis, à la mi-août, il tint une grande cour plénière où il porta couronne. Et il y distribua à tous des armes, des palefrois, des joyaux, et or, et argent, et deniers, si bien que sa bonne renommée s’en accrut.

Quand huit jours se furent ainsi écoulés en fêtes et en caroles, le roi Lot partit avec ses quatre fils, sans s’embarrasser de sommiers ni de bagages, tous cinq montés sur de bons palefrois et faisant mener leurs destriers couverts de fer par des valets à pied. Ils passèrent par le château de la Sapine, les plaines de Roestoc, la forêt de l’Épinaie sous Carange, la rivière de Saverne, les prairies de Cambenic et, après plusieurs rencontres avec les Saines qui couraient le pays, ils parvinrent à Arestuel, en Écosse, qui est la terre la plus ombragée de bocages qui soit. Là, le jour de Notre Dame, en septembre, ils eurent un parlement avec les princes rebelles, auxquels s’étaient joints le roi des Cent Chevaliers, le sire de l’Étroite Marche et plusieurs autres barons ; et à tous le roi Lot demanda de faire trêve avec le roi Artus et de marcher avec lui contre les Saines.

— Comment ? fit le roi Nantre, lui avez-vous rendu hommage ? Ce ne serait point loyauté, car nous nous étions tous juré de ne pas nous désunir.

— Sire, répondit Lot, je lui fis hommage contre mon gré, et le jour même que je comptais lui nuire davantage.

Et il leur conta comment son fils Gauvain l’avait abattu et ne lui avait accordé merci qu’à ce prix.

— S’il en est ainsi, vous n’êtes point à blâmer, dirent-ils. Plût à Dieu qu’il nous en fût autant advenu !

Et ils promirent de se rendre avec toutes leurs forces aux plaines de Salibery pour marcher contre les païens. En même temps qu’eux y vinrent nombre de gens d’armes étrangers : ceux du roi Clamadieu, du roi Hélain, du duc des Roches, du roi Mark d’Irlande, qui eut pour femme Yseult la blonde, ceux de Galehaut le fils de la géante, seigneur des Lointaines Îles, et beaucoup d’autres. Ils y rencontrèrent les gens des rois Ban, Bohor, Léodagan et des princes de la Petite Bretagne. Et tous venaient défendre Sainte Église. Ils avaient pour enseigne la bannière blanche à croix rouge ; mais sur celle d’Artus, que portait Keu le sénéchal, on voyait, au-dessous de la croix, un dragon. C’est ainsi qu’une grande armée chrétienne se mit en marche vers la cité de Clarence qu’assiégeaient les Saines mécréants, plus nombreux que les flots de la mer. Hérissée de ses lances, elle était semblable à un bois où les frênes auraient eu pour fleurs des pointes d’acier.