L’Histoire de l’humanité d’après M. Ballanche

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ESSAI
D’UNE FORMULE GÉNÉRALE
DE
L’HISTOIRE DE L’HUMANITÉ
D’APRÈS LES IDÉES DE M. BALLANCHE.

Il y a peu de mois que dans le journal d’un voyage, j’écrivais ce qui suit :

. . . . . . . . . . « Mais au milieu du magnifique spectacle que présentait l’escadre, je me plaisais surtout à suivre de l’œil les bateaux à vapeur, se portant de la tête à la queue, traversant nos rangs en tous sens, puisant dans leurs propres flancs leur force d’impulsion ; ils se balançaient gracieusement sur la vague écumeuse, ils se jouaient dédaigneusement des vents contraires ; et ainsi, me disais-je, quelques hommes d’élite, mus seulement par un sentiment généreux, par une conviction profonde qui fait leur destinée, marchent noblement dans la vie, peu soucieux du vent ou de la vague qui pousse ou soulève la multitude. »

J’éprouve quelque plaisir à relire ce passage, aujourd’hui que dans une disposition d’esprit toute différente, et me proposant d’essayer une courte analyse des idées de M. Ballanche, je vais me trouver quelques instans sur le sillage éclatant de l’un de ces hommes dont alors même le souvenir ne m’avait pas quitté.

La méthode la plus rationnelle de rendre compte d’un système quelconque, consiste sans doute à en exposer d’abord la pensée principale, dominante, à descendre de là dans les détails, à suivre cette pensée dans ses rayonnemens ; mais il faut pour cela que le système ait dit bien décidément son dernier mot, et cela ne peut être d’un auteur vivant, surtout lorsqu’il s’occupe d’études historiques. La muse de l’histoire est inépuisable en enseignemens. De nouvelles terres sociales se montrent à nous dans l’avenir, vers lesquelles ceux qui marchent à la tête des peuples ont mission de les conduire ; en même temps des mondes nouveaux semblent sortir çà et là de la nuit des âges, et apparaissent aux yeux des Schelling, des Muller et des Hegel. Serait-ce parce qu’en raison de l’enchaînement merveilleux que la Providence a établi dans les choses de ce monde, l’histoire contemporaine contient tout à la fois les siècles qui ne sont plus, et ceux qui ne sont pas encore ? que, dans nos labeurs de tous les jours, nous travaillons non-seulement pour le moment qui s’écoule, mais que nous fondons l’avenir, que nous refaisons en quelque sorte de nos propres mains le passé, l’irrévocable passé ? Et ainsi, au milieu de cette multitude d’événemens, qui, jadis, auraient rempli des siècles, et que nous avons vu venir se mettre à l’étroit dans l’espace de si peu d’années, quelque fait de cette histoire amoncelée, condensée, quelque fait inaperçu du vulgaire, insignifiant pour lui, a peut-être été pour le philosophe une immense et subite illumination. Une pomme a suffi pour révéler la gravitation universelle lorsqu’elle est tombée aux pieds d’un Newton.

Il est donc presque impossible, dans l’ordre d’idées dont nous allons nous occuper, d’isoler la pensée des circonstances au milieu desquelles elle est née, de la transporter hors de l’atmosphère où elle a grandi, où elle s’est développée ; d’ailleurs, le tenter serait vouloir renoncer à l’intérêt tout dramatique de la voir réelle, animée, vivante ; ce serait renoncer à s’identifier en quelque sorte avec celui qui la porte dans son sein, à écouter aux mêmes heures que lui la voix de cette mystérieuse Égérie.

Ainsi, au lieu d’appliquer à l’exposition des idées de M. Ballanche la méthode rationnelle dont je parlais il n’y a qu’un instant, je me bornerai à présenter l’analyse de ses différens ouvrages, à peu de chose près dans l’ordre où ils parurent, et en suivant le progrès de sa pensée des Essais sur les Institutions aux Essais de Palingénésie sociale, je m’efforcerai de montrer sous l’empire de quelles impressions cette pensée a pris naissance.

M. Ballanche publia dans les premiers mois de 1814 son poème d’Antigone. Alors revenait de l’exil, soutenant les pas d’un royal vieillard, une princesse que nous venons de voir s’y acheminer une troisième fois ; mais alors d’innombrables cris d’allégresse se faisaient entendre sur son passage, des milliers de voix s’élevaient pour la saluer du nom de moderne Antigone. Elles lui dédièrent ce poème, qui n’était point cependant un ouvrage de circonstance, mais une véritable œuvre d’artiste, une évocation de l’antiquité, pure et consciencieuse. Sous la draperie grecque, Antigone dédaignait la misérable langue des allusions, et ne parlait que le noble langage de Sophocle ; néanmoins, jugée sous l’empire de cette première impression, elle ne reçut pas, à beaucoup près, l’accueil qu’elle aurait mérité.

Ce poëme se recommandait pourtant par d’incontestables titres : le style toujours pur, harmonieux et facile, respire la noble simplicité de la poésie antique ; les personnages conservent une fidélité religieuse à leurs caractères convenus, aux mœurs et aux croyances de leur époque ; et cependant tout en ne paraissant parler que sous l’inspiration de la muse grecque, ils s’adressent aussi à des sentimens, à des idées développés en nous par une civilisation plus avancée, et par une religion spiritualiste.

Ce double caractère est surtout remarquable dans Antigone, la figure principale. Il la met en saillie dans le tableau, il la détache admirablement des figures secondaires qui se groupent autour d’elle. Toutefois, ce n’est pas là gracieux caprice d’artiste, anachronisme ingénieux, mais sentiment profond du sujet ; car Antigone, l’un des types du beau moral pour la poésie grecque, et je crois le plus élevé, fait déjà pressentir toute une autre poésie. Au milieu du sombre et poétique nuage où nous apparaît la vierge grecque, il y a, ce me semble, sur son beau visage, comme une lueur anticipée du christianisme ; on dirait quelquefois une fille chrétienne égarée dans les murs de Thèbes, et à défaut du cirque, confessant devant Créon la religion du sacrifice et du dévouement.

D’ailleurs, dans un certain ordre d’idées, Antigone est vraiment contemporaine de tous les temps ; fille de l’inceste, héroïne de toutes les piétés, elle est un symbole de l’humanité déchue, ayant le ciel pour but. Par là M. Ballanche se trouvait merveilleusement propre à traiter ce beau sujet, lui qui devait être le poète, le philosophe, l’historien de cette doctrine de la déchéance ; aussi ce poème est-il demeuré comme le prologue des ouvrages qui l’ont suivi ; son admirable poésie, de même que les sons d’une musique harmonieuse dans les anciennes initiations, dispose l’esprit du néophyte aux vérités du sanctuaire.

Ce fut en 1818 que M. Ballanche s’adressa pour la seconde fois au public ; il lui présentait un Essai sur les Institutions sociales. Ce livre, fruit de longues études et de solitaires méditations, contenait déjà toute une philosophie de l’histoire, une espèce d’éclectisme politique, où M. Ballanche, au moyen d’une hypothèse nouvelle sur le rôle réciproque de la parole et de la pensée dans le développement de l’humanité, espérait concilier des doctrines jusque-là opposées, voire contradictoires. Mais en même temps M. Ballanche s’occupait beaucoup des événemens contemporains ; c’était aux faits du moment, à ce qui se passait sous nos yeux, qu’il appliquait de préférence ses théories ; et par là il faisait aussi de son livre un livre de circonstance. C’est en me plaçant moi-même à ce double point de vue que j’essaierai de l’analyser.

Je dirai d’abord en quelques mots l’idée que M. Ballanche se fait de l’individualité d’un peuple, car cette idée est demeurée fondamentale dans son système.

M. Ballanche croit qu’un peuple est un être collectif.

Selon lui, un peuple sous l’influence d’une force organique, cachée dans le mystère profond de son existence, croît, grandit, se développe ;

Il passe ainsi par une série de formes sociales ;

Aucune ne le contient pour toujours ; toutes filles du progrès sont destinées à périr par le progrès ; en même temps que chacune d’elles résume le passé, elle enferme un avenir qu’elle ne saurait emprisonner : ainsi le gland a renfermé le chêne, mais il n’a pas été donné à la frêle écorce du gland d’emprisonner à jamais le chêne immense.

Nous ne pouvons, il est vrai, peser, saisir, voir face à face ce principe intellectuel, cette âme d’un peuple. Voulons-nous le prendre en quelque sorte sur le fait, le surprendre dans le monde réel, il nous échappe dans la multitude et l’apparente confusion de ses actes. Voulons-nous le saisir dans son essence, le contempler dans le monde de l’abstraction, il s’évanouit comme un fantôme.

Il se cache dans les abîmes de l’intelligence humaine à une profondeur où il n’a été donné à aucun œil de pénétrer ;

Mais il se révèle par ses modes d’activité ; il devient visible par les développemens qu’il revêt, par cette multitude de formes sociales dont nous parlions tout à l’heure, et sous lesquelles un peuple nous apparaît.

Aussi toute cette partie de l’histoire des peuples, dont il est ici question, celle de leur développement, n’est-elle que la forme, l’enveloppe d’une autre histoire intellectuelle, idéale.

Les grandes révolutions politiques et religieuses en témoignent d’une manière éclatante.

En effet, les grandes révolutions ne sont que la transition plus ou moins rapide pour un peuple d’une forme sociale ou religieuse à une autre forme plus ou moins éloignée de la première. Elles arrivent seulement lorsqu’une nouvelle idée, entrée dans l’intelligence de ce peuple, demande à se réaliser dans le monde extérieur.

Ainsi, lorsque le principe de l’autorité eut grandi dans le monde sans obstacle, et fut parvenu, pour dernier terme de son développement, à l’organisation politique et religieuse de l’Europe du xvie siècle de la chrétienté, comme disaient nos pères, alors surgit le principe de liberté.

Dans la sphère des croyances, il arriva rapidement jusqu’à ses dernières conséquences, il toucha à la démocratie religieuse ; dans la sphère politique, à diverses époques, en Angleterre et en France, il arriva de même à la république.

Mais dans le monde politique, ni dans le monde religieux, il ne pouvait s’établir pour long-temps dans la démocratie.

En effet, si les révolutions du monde réel ne sont que la reproduction des révolutions de l’intelligence, il ne leur faut pas moins des années, des siècles, pour les reproduire. La nature des choses le veut ainsi, car si la pensée est instantanée, l’acte qui la réalise ne l’est jamais. D’ailleurs c’est surtout dans le vaste mécanisme social qu’il faut tenir compte des frottemens ; les passions et les intérêts y sont des obstacles sans cesse renaissans.

Aussi, lorsqu’une nation, par suite du développement rapide d’un principe nouvellement éclos dans son sein, atteint tout à coup aux dernières limites, aux conséquences extrêmes de ce principe, elle a épuisé ses forces pour arriver là, il ne lui en reste plus pour s’y maintenir ; elle revient sur ses pas, et après quelques années d’oscillation, finit par s’arrêter dans une forme mixte, dans des institutions formant une sorte de compromis entre son point de départ et celui qu’elle a touché un moment. C’est ainsi que la liberté religieuse dans sa route vers une émancipation complète, vers des religions, ou pour mieux dire, des opinions qui s’appuieraient seulement sur l’assentiment de la conscience individuelle, s’est arrêtée aux confessions des sectes réformées ; ainsi, encore, la France, depuis quinze ans, fait une halte dans la monarchie représentative, comme à moitié chemin entre la monarchie pure et la république. Puisse-t-elle, d’ailleurs, y reprendre longuement haleine !

Mais, comme il est facile de le concevoir, cette pensée d’avenir n’éclate pas simultanément chez tous les individus, et tous n’en admettent pas immédiatement toutes les conséquences. Pendant qu’un petit nombre la comprend, y a foi, et se résout néanmoins à n’en cueillir que les fruits déjà mûris par le temps, d’autres la repoussent, et pour la fuir se réfugient en imagination dans un passé où ils ne croient jamais remonter assez haut pour le trouver purifié des modifications successives par lesquelles il s’est fait le présent. D’autres encore, par un sentiment opposé, se précipitent vers l’avenir le plus éloigné qu’ils puissent rêver, et il arrive alors qu’en même temps que les partis se jettent dans l’arène des intérêts positifs, pour s’y disputer la direction de la société, les doctrines, désertant cette société telle qu’elle s’est faite, se réfugient de plus en plus dans ce qu’elles ont d’exclusif, de sorte qu’il se fait entre elles comme un abîme qui, chaque jour, se creuse un désert, qui, chaque jour, s’agrandit.

Ces formules paraissaient à M. Ballanche tout-à-fait applicables à ce qui se passait au moment où il écrivait.

Louis xviii, dans sa Charte, avait fait une large part aux libertés publiques, on ne peut le nier ;

En même-temps il l’octroyait, et il datait son règne de la mort de l’enfant qui devait régner.

Il faut le dire, en agissant ainsi, Louis xviii pouvait se croire équitable médiateur entre le passé et l’avenir.

En l’octroyant, il pouvait penser avoir scellé une alliance définitive entre le vieux principe de la légitimité qu’il continuait, et le principe de liberté qui venait de surgir au monde ;

Et, dans un certain sens, dater son règne comme il le faisait, c’était dire que la chaîne des destinées sociales n’avait point été rompue : c’était accepter la révolution, y mettre la main, s’en déclarer complice.

Mais les partis ne consentirent point à en juger ainsi : loin de vouloir jeter sur le terrain les fondemens de la patrie nouvelle, ils en firent un champ de bataille.

L’un vit dans l’octroi de la Charte, dans la Charte tout entière, une faiblesse, une lâcheté, une inique consécration d’une odieuse révolution.

L’autre, dans la forme de cet octroi, dans la date du règne, une négation de toute légitimité de la révolution, une confiscation de la souveraineté nationale au profit de la royauté de droit divin.

Dans la sphère religieuse, même dissentiment : les uns s’efforçaient de ranimer des croyances qui s’éteignaient, de rendre quelques parcelles d’autorité, ou seulement d’influence politique, à ce catholicisme qui jadis avait créé et constitué l’Europe, dont l’autorité temporelle n’avait été long-temps que le ministre ;

Mais les croyances qui, grâce à la disposition des esprits, devenue sérieuse, recevaient partout un accueil plein de respect, trouvaient constamment de triples barrières au-devant de leurs pas, aussitôt qu’elles tentaient de pénétrer dans la vie politique ; et, du milieu des masses, des multitudes de voix leur criaient déjà ce que vient de leur répéter naguère l’éclatante voix d’un prêtre : « Votre royaume n’est plus de ce monde. »

Même dissentiment dans la littérature. Un petit nombre, exclusif dans son admiration pour les belles et pures formes littéraires du siècle de Louis xiv, lui avait voué un culte de fidèle imitation : mais d’autres, en s’égarant souvent, cherchaient des formes nouvelles, et en cela ils étaient les organes d’un besoin général ; car il faut que la pensée, qui, se réalisant dans le monde, fait l’histoire d’une époque, finisse par s’écrire, et elle en devient la littérature. C’est pour cela que la littérature d’une époque en demeure pour la postérité l’image, l’expression fidèle ; mais c’est aussi pour cela que les formes littéraires, le langage même d’une époque, ne réfléchissent, n’expriment fidèlement qu’elle seule. Ne voyons-nous pas Racine lui-même s’éloigner de plus en plus de nous, devenir le contemporain de Virgile ? Ne nous faut-il pas apprendre aussi en quelque sorte son harmonieux et admirable langage ? Bossuet s’adresse-t-il toujours à nos sympathies actuelles ? Et n’est-il pas arrivé à la toute gracieuse madame de Sévigné de nous révolter étrangement ?

Une autre opposition se manifestait dans les masses ; elle éclatait parfois d’une façon bizarre dans les individus : c’était un désaccord plus ou moins profond, mais toujours positif et réel, entre les mœurs et les opinions. Les mœurs, qui jusque-là avaient toujours reproduit les opinions, avaient cessé de le faire aussi fidèlement ; elles étaient en arrière, et cela devait être, car les opinions, se formant dans la sphère intellectuelle, ne peuvent, par une raison que j’ai déjà dite, se réaliser immédiatement par les mœurs. Le jury, le divorce, en étaient des exemples, mais surtout la liberté de la presse, dont ceux qui s’en proclamaient les plus ardens défenseurs ne laissaient pas de se montrer alarmés, par une sorte de pudeur qui s’effarouche de toute publicité, lors même qu’elle est innocente, inoffensive.

Les masses suivaient les hommes éminens qui marchaient vers l’avenir ; j’aurais dû dire qu’elles les y poussaient, car les supériorités qui les dominent, le génie lui-même qui paraît les entraîner, ne sont d’ordinaire que des manifestations plus ou moins éclatantes de leur instinct confus ; et les masses ont le sentiment profond de leur avenir.

Ici cependant, et il faut le dire, car justice est due à tous, des esprits distingués, de nobles caractères, se faisaient remarquer parmi ceux qui s’égaraient dans les voies du passé, et qui ne devaient plus marcher à la tête des peuples. Parmi eux brillait, entre tous, un homme éminent par de puissantes facultés, M. de Maistre, génie fier et hautain, prophète du passé, pour qui le livre de l’avenir était fermé d’un triple sceau. Il marchait dans son siècle, égaré dans son siècle, ne le voyant ni ne le comprenant. Il semblait que la Providence, après l’avoir ébloui de la vue éclatante de la société féodale, pendant qu’elle était jeune et forte, l’avait ensuite poussé parmi nous frappé d’aveuglement. Du sein de ces ténèbres prolongées, il continuait à voir toujours radieuse, toujours brillante, cette société qui alors expirait. Ce n’était déjà plus qu’un cadavre qu’il espérait encore la revoir bientôt sur le trône, que dans l’illusion de son orgueil il se croyait peut-être appelé à l’y replacer ; mais sa propre mission était une mission de deuil. Son éloquente voix n’était destinée qu’à prononcer une sorte d’oraison funèbre ; et c’est ainsi que, sans action sur ses contemporains, sans profit pour l’humanité, devait se consumer son beau génie, vain et magnifique ornement au milieu d’éternelles funérailles.

Autour de lui se pressaient ceux de son parti dont les convictions étaient profondes, religieuses : ceux-là dédaignaient les monarchies mixtes ; ils se souvenaient du précaire appui qu’elles avaient prêté au trône de Louis xvi. Ils méprisaient le despotisme paisible et corrompu où s’était endormi Louis xv. Ils étaient hostiles à la monarchie de Louis xiv, car ils ne pouvaient oublier qu’à Versailles s’était achevé l’ouvrage commencé par Richelieu ; que là, les antichambres avaient mieux fait que les échafauds ; que là, la noblesse décimée s’était avilie, mort éternelle d’où les castes ne renaissent plus au monde politique. Ils savaient que l’immense pouvoir central créé par Louis xiv brisa, par son action continue, les influences de la noblesse, du clergé, de la magistrature ; que par lui la noblesse, cessant d’être véritablement une institution, ne fut plus que la frivole décoration du trône, et qu’ainsi la société put être livrée sans contrepoids à la révolution, à l’esprit du progrès : aussi, dans leurs rêves, dans leurs désirs, c’était le moyen âge qu’ils ressuscitaient, sous des formes un peu différentes peut-être, mais avec quelques-unes de ses vigoureuses institutions, et surtout de ses fortes croyances.

Quant aux hommes de l’avenir, partant de l’hypothèse d’un contrat primitif, et ne se rendant peut-être pas très-exactement compte des formes de la nouvelle société qu’ils cherchaient avec ardeur, ils marchaient vers une sorte de république systématiquement nivelée, dont les États-Unis d’Amérique ne nous offrent guère qu’une grossière ébauche, et dont Bentham nous enseigne l’utopie.

Or, les dissidences qui se manifestaient entre ces doctrines n’étaient point accidentelles, passagères ; loin de là, profondes, permanentes, elles tenaient à leur esprit, à leur principe même.

Si les hommes du passé voyaient la décadence où les autres croyaient au progrès, s’ils pensaient que la société allait s’ébranlant de plus en plus sous la main de l’homme, et qu’il fallait se hâter d’arrêter ce mouvement, au bout duquel elle devait se briser ; et pour cela, l’emprisonner au plus vite dans des formes déjà sanctionnées par les siècles, et l’y frapper d’immobilité ;

Si les hommes de l’avenir croyaient ne pouvoir repousser trop dédaigneusement tous débris du passé du nouvel édifice social qu’ils se flattaient d’élever ;

Si les premiers pensaient que l’autorité dans la société, que sa direction morale, devaient appartenir à la tradition, et les autres à la raison individuelle, à l’assentiment personnel ;

C’est que, différant d’opinion sur l’origine même de la société, les uns y voyaient une institution divine, les autres l’œuvre des mains de l’homme, le prix de ses propres sueurs.

Et comme cette question de l’origine des sociétés est, au fond, la même que celle de l’origine du langage,

Les uns croyaient aussi à l’origine divine du langage, à une langue primitive révélée à l’homme, qu’il aurait parlée en s’éveillant au monde ;

Tandis que les autres ne voyaient autre chose, dans les langues, que le résultat des efforts de l’homme, qu’ils croyaient avoir été suffisans à les tirer savantes et harmonieuses de la simple interjection.

Ils devaient donc différer, et ils différaient effectivement sur le rôle du langage, dans le développement de l’intelligence humaine.

Les uns croyaient que le langage avait dû précéder la pensée, parce qu’il lui était nécessaire ; les autres qu’il était né de cette pensée.

Et, en définitive, c’est à cette question de la nécessité du langage pour la pensée que venaient se rattacher les deux séries d’opinions opposées que nous venons de parcourir.

Mais les deux solutions opposées qu’elles en donnaient ne pourraient-elles donc pas se trouver toutes deux également vraies ?

C’est-à-dire, serait-il impossible que les hommes se divisassent en deux classes : l’une qui penserait par la parole, l’autre chez qui la pensée ayant précédé la parole, aurait fait cette parole pour se manifester.?

En effet, si l’une de ces opinions est décidément fausse, absurde, comment se fait-il que toutes deux paraissent s’appuyer sur des raisonnemens et des autorités qui se balancent ?

Mais d’un autre côté, si toutes deux sont également vraies, si les hommes se divisent bien réellement dans les deux classes que je viens de dire, ce n’est plus seulement par quelques modifications purement extérieures qu’ils diffèrent : un abyme est entre eux. L’intelligence humaine n’existe pas aux mêmes conditions, n’obéit pas aux mêmes lois chez tous ; et alors, si nous nous reportons à l’époque où écrivait M. Ballanche, nous ne nous étonnerons plus de l’irritation des partis, des conspirations qui éclataient çà et là, de l’impatience de tous d’en appeler à l’épée, même de l’empressement d’une faction à se jeter sur le couteau sanglant de Louvel pour en frapper les libertés publiques ; nous verrions là comme deux races d’hommes vivant sur le même sol et se le disputant, deux races se repoussant par tous les points, et devant se combattre par toutes leurs facultés.

Ce fut cependant en proposant cette hypothèse, qui semblait devoir rendre toute conciliation impossible, que M. Ballanche essaya de rapprocher les doctrines ennemies.

Il supposait également vrais les deux faits qui servent de fondement à chacune d’elles, et il établissait entre ces deux faits un rapport de succession nécessaire, considérant le second comme un résultat inévitable du premier ; tous deux comme également légitimes à deux époques de l’histoire de l’humanité.

Ainsi, il disait que la parole avait été originairement nécessaire à l’homme pour penser ;

Qu’une langue primitive lui avait été révélée, où se trouvaient déposées les idées sociales et religieuses propres à son développement moral ;

Que cette langue se trouvait en quelque sorte écrite dans l’ensemble des institutions sociales où il était né ;

Qu’alors, et tant que l’œuvre de l’homme avait dû être de conserver la société telle que Dieu l’avait faite, la tradition entre les mains de ceux qui avaient mission de marcher à la tête des peuples, avait dû régner avec une autorité souveraine.

Mais il disait aussi qu’un terme avait été assigné à cette mission de la parole ;

Que, primitivement, elle enfermait en quelque sorte la pensée, afin que la pensée sous cette enveloppe pût germer dans le cœur de l’homme ;

Qu’un moment avait dû arriver où celle-ci se produisit libre et spontanée dans le monde, se faisant elle-même un langage, parvenant par elle-même à des idées sociales ou religieuses ;

Que cette langue avait dû s’écrire aussi dans de nouvelles institutions, dans de nouvelles croyances ;

Que dans ces institutions et ces croyances c’était la raison individuelle qui devait régner à titre légitime, car elles étaient l’œuvre des propres mains de l’homme.

De la sorte, M. Ballanche se portait médiateur entre M. de Maistre et Jean-Jacques, entre le droit divin et la souveraineté du peuple ; il disait que dans l’histoire de l’humanité, les points de vue les plus opposés n’étaient pas toujours contradictoires ; qu’il fallait oser les accepter tous, et ne point porter la main sur l’homme, noble créature de Dieu ; ne point le mutiler pour le forcer à entrer dans le lit de Procuste de théories exclusives. Aux hommes du passé, il montrait dans l’avenir de nouvelles terres sociales, magnifiques conquêtes des siècles ; il les en dotait au nom même de leurs sympathies pour les temps écoulés. Puis, donnant six mille années de date aux droits que les hommes du progrès croyaient seulement nés de la veille, il apportait la sanction de tous les temps, le concours de l’humanité entière à l’œuvre qu’ils entreprenaient. Et, en effet, il enseignait aux uns et aux autres que les destinées sociales ont un développement harmonique et providentiel ; qu’elles forment une chaîne continue dont aucun anneau ne peut être brisé par la force brutale ou le hasard aveugle.

Mais ce n’est pas assez que cette chaîne enlace de ses anneaux la terre tout entière. Il faut en rattacher au-delà de ce monde les deux extrémités ; car, de même que le pilote sur l’Océan demande sa route aux étoiles du ciel, c’est au ciel aussi que le philosophe demande le mot de la mystérieuse énigme de notre monde.

Et il suffit bien en effet d’un seul coup-d’œil jeté sur l’homme pour se convaincre que cette terre ne peut le contenir tout entier !

Emprisonné dans le temps et dans l’espace, il s’y agite avec une impatience mal contenue. Il a des souvenirs et des espérances du ciel ; il se montre sur la terre comme un étranger, comme un voyageur égaré, comme un roi détrôné, qui, sous le manteau de l’exilé, laisse percer quelques débris de la pourpre. Il est fugitif, variable, périssable, mais il a des instincts exquis : l’amour, la religion, la poésie, par lesquels il touche à l’éternel et à l’infini. Demain en poussière, et le sachant, il n’en réclame pas moins l’éternité pour les sentimens qui font battre sa misérable poitrine, et elle lui paraît suffire à peine à leur immensité. Au milieu de mille tombeaux qui s’ouvrent à ses côtés, et par lesquels la terre entière paraît lui crier du fond de ses entrailles mort et néant, il croit à sa propre immortalité. Il honore la vertu ; il a foi en Brutus, en Charlotte Corday ; il se plaît à déployer des facultés noblement inutiles sur cette terre ; et si quelquefois, comme ébloui de son propre éclat, il tente de lui échapper en se réfugiant dans quelques systèmes avilissans, produits d’une pensée qui tend à se dégrader, toujours il leur échappe par quelques-uns de ses beaux côtés, toujours il ne tarde pas à leur donner d’éclatans démentis.

Mais qu’était-il avant de paraître sur cette terre ? Préexistait-il à son apparition dans l’humanité ? Sous quelle forme et de quelle façon ?

Cette vie passagère, qui peut-être n’est qu’un point dans la continuité de nos destinées, est-elle un châtiment ou bien une récompense ? une déchéance ou bien une conquête ?

Au bout de notre route terrestre, arrosée de nos sueurs et de notre sang, Dieu nous délivrera-t-il pour toujours de ces voiles pesans de l’espace et du temps, sous lesquels nous courbons maintenant nos têtes ? Verrons-nous alors face à face, et Dieu, et l’infini, et l’éternité ? Ou bien seulement, un peu moins accablés sous un tissu plus léger, sommes-nous destinés à camper encore sur quelqu’autre globe, dans les étroites limites du fini ?

Que sommes-nous enfin ? Sommes-nous bien réellement des individus ? Avons-nous une âme, une conscience ? ou ne sommes-nous que des parties d’un tout, et serait-ce seulement une étincelle d’une âme universelle qui brille en nous ?

Ces redoutables mystères, auxquels nous touchons par notre cercueil et par notre berceau, il n’est aucun de nous qui ne les agite souvent dans son sein, qui ne les ait sondés d’une téméraire pensée, tantôt avec espérance, tantôt avec angoisse.

En effet, là seulement est le mot de notre existence terrestre.

C’est pour cela que M. Ballanche, dans ses Essais de Palingénésie sociale, ouvrage dont je vais maintenant exposer l’idée fondamentale, voulant chercher les lois du développement de l’humanité, se demande d’abord à quel titre, à quelle condition, nous était imposée notre mission terrestre.

Il croit que nos facultés nous avaient été données pour remplir cette mission ;

Que le développement de l’humanité en était l’accomplissement ;

Et qu’ainsi ce seul fait devait suffire à dévoiler les mystères de la condition humaine, à révéler les grandes lois de l’histoire.

Or, M. Ballanche, s’en rapportant à l’autorité des antiques traditions, presque unanimes sur ce point, à des instincts confus qui témoignent en nous pour cette idée, admit que la présence de l’homme sur la terre était le résultat d’une déchéance.

Il pense que l’essence humaine a préexisté à l’humanité ;

Que, condamnée à une purification terrestre, elle a été brisée, dispersée dans nos apparentes individualités ;

Qu’ainsi déchus, nous sommes jetés sur cette terre pour y marcher à la réhabilitation dans le sentier pénible de l’expiation ;

Que sur notre route doivent se rencontrer mille épreuves, degrés divers d’une initiation progressive qui nous conduit à la réhabilitation ;

Que nous marchons au but enchaînés les uns aux autres par les liens indissolubles de la solidarité, ou plutôt de l’identité.

Semblables aux gouttes de rosée d’abord éparses, et bientôt réunies au fond du calice de la fleur, nos individualités apparentes se brisant successivement, et retombant dans le sein de Dieu, doivent-elles à la fin des temps reconstituer une essence humaine, une ? Je sais que telle n’est pas l’idée de M. Ballanche ; et sans doute dans la suite de son ouvrage, il s’expliquera plus nettement sur ce qu’il entend par le retour à l’unité ; quoi qu’il en soit, et c’est de cela seulement qu’il s’agit ici, il pense qu’à ce point de départ, à ce but de l’homme, se rattachent deux ordres distincts de sentimens, de penchans : les uns bas et terrestres, les autres nobles, élevés, divins.

À chaque pas qu’il fait dans le monde, la vie lui présente, sous des formes diverses, une épreuve où doit s’engager une lutte entre ces deux sortes de facultés, entre ces deux natures qui sont en lui.

Gagner les grades d’un perfectionnement successif, s’initier ainsi de jour en jour à une perfectibilité indéfinie, telle est sa tâche dans le monde, et c’est peut-être pour cela qu’au moment où la vie l’abandonne, au moment où cette lutte a cessé, comme symbole de la victoire de la partie divine sur la partie terrestre de sa nature, une expression presque céleste se répand aussitôt sur son visage.

Mais, condamné qu’il est par l’anathème antique, ce n’est pas seulement dans son propre sein que l’homme doit trouver l’épreuve, ce n’est pas seulement au fond du foyer domestique que doit se passer son expiation ;

Dans le monde social, il faudra de même qu’il traverse l’épreuve et subisse l’expiation.

Aussi M. Ballanche croit-il que les peuples, dans la carrière qu’ils fournissent, vont de même de la déchéance à la réhabilitation ;

Que de là naissent comme deux élémens opposés enfermés dans leur mystérieuse organisation, et représentés au-dehors par le patriciat et le plébéianisme, qui en sont comme les organes extérieurs.

Il pense que la lutte intime et cachée de ces deux élémens produit le mouvement de développement que je me suis efforcé de décrire il n’y a qu’un instant ; lutte qui se trouve extérieurement manifestée par celle des deux castes à laquelle aucun peuple n’aurait échappé.

Selon M. Ballanche, à la naissance même d’une nation, les patriciens se trouvent les dépositaires d’une certaine quantité d’idées sociales et religieuses ; ils redisent les dernières paroles d’une révélation primitive ; ils forment à eux seuls la société civile et politique.

Le plébéianisme n’a d’abord pas d’existence qui lui soit propre ; il est formé de cliens assimilés à leurs patrons, portant le nom du patron, vivant de la vie du patron, extension du patron.

Mais il est réservé au plébéianisme, pour prix d’épreuves multipliées et de conquêtes successives, d’être initié successivement à tous les mystères, de partager tous les trésors de la société civile et politique ; et ce progrès, sans doute continu, M. Ballanche le divise en trois époques, ou plutôt en trois événemens principaux, dont chacun résume tout le progrès d’une époque.

Les plébéiens, d’abord enveloppés, pour ainsi dire, dans le patron, s’en séparent peu à peu ; ils arrivent à une existence personnelle, à vivre pour eux-mêmes ; ils ont acquis la conscience.

Puis, après avoir ainsi vécu d’une misérable vie, mêlés les uns aux autres, mais sans propriétés, sans aïeux, sans descendans, sans droits d’aucune espèce, en dehors de toute société, ils doivent enfin obtenir le mariage légal, qui fonde la société, l’étend dans le passé et dans l’avenir : ils ont conquis pour toujours la société civile.

Puis enfin, à une troisième époque, ils pénètrent dans la société politique, ils entrent en partage des dignités sociales, et imposent aux patriciens superbes le joug pesant de l’égalité, et alors le patriciat s’annule, se dissout dans le sein du plébéianisme : sa mission est terminée.

Tant que dure cette mission des patriciens, c’est à eux à marcher en tête des sociétés humaines, aux plébéiens à les suivre, comme une troupe de néophites, subissant l’épreuve, attendant l’initiation. Mais, si les patriciens trahissent cette mission, s’ils font de l’ordre social une cité inaccessible, méconnaissant le droit d’asile, alors la guerre est substituée à l’épreuve, la conquête à l’initiation, et le plébéianisme entre dans la cité, tumultueusement rangé autour de quelque chef inconnu, surgi tout à coup du milieu de la foule, qui aura saisi d’une main hardie la hache des révolutions et l’étendard de l’émancipation ; car le plébéianisme ne peut reculer. Le plébéianisme est le symbole de l’humanité se faisant elle-même. Au spectacle de ces luttes sanglantes, retracées dans l’histoire, ne sentons-nous pas par tous nos instincts, par notre foi dans son triomphe, qu’il y a là l’accomplissement d’une grande loi providentielle ?

M. Ballanche ne nous dit pas encore, ce me semble, pourquoi les épreuves sont ainsi différentes pour deux classes d’hommes, à quel titre on naît patricien ou plébéien : toutefois on peut présumer dès à présent que, dans le système de l’auteur, le partage des classes et des castes est un moyen d’initiation, qu’il tient au brisement de l’unité primitive, qu’il est préparatoire, et n’altère point l’identité d’essence. C’est donc le même problème du retour à l’unité, que je posais tout à l’heure, et que la suite de la Palingénésie essaiera sans doute de résoudre.

Quoi qu’il en soit, c’est toujours par l’idée qu’il s’est faite de la mission terrestre de l’homme, que M. Ballanche s’explique les origines du langage, de la croyance et de la société.

Il croit que, si la terre devait contenir l’homme tout entier, il eût peut-être été appelé à créer lui-même l’ordre social, à inventer les langues, à s’élever jusqu’aux croyances, que c’eût été là une assez éclatante couronne pour prix de ses efforts ; qu’au contraire, si cette terre n’est qu’un lieu de passage où aussitôt entré il doive travailler sans relâche à son perfectionnement intellectuel et moral, il a fallu qu’il reçût d’une main inconnue ce qui fait de lui un être intellectuel et moral, c’est-à-dire la société, les langues et les croyances : il a fallu qu’il y fût né, qu’il les sût avant de les avoir apprises, qu’il naquît en quelque sorte avec un passé, tel enfin que nous le montre l’Écriture, homme et non pas enfant. Nous voyons en effet la société, qui est pour l’individu ce que Dieu fut pour l’homme primitif, ne déposer cet individu dans la vie active qu’après l’avoir muni d’un enseignement prématuré.

Mais a-t-il existé un premier peuple dont tous les autres peuples qui ont paru sur la scène du monde seraient descendus ? Eut-il une religion dont toutes les religions postérieures ne seraient que des altérations plus ou moins incomplètes ? A-t-il parlé une langue dont nous redisons encore les sons affaiblis et dénaturés par les échos qui nous les ont transmis de siècle en siècle ?

Plusieurs philosophes et plusieurs historiens ont admis cette hypothèse.

À mesure qu’on remonte vers les premiers temps de l’histoire, on voit tous les peuples se lier les uns aux autres, comme si tous se rattachaient en définitive à un tronc commun.

On voit de même la multitude des langues que parlent les hommes se pénétrer les unes les autres par quelques points, se rapprocher par leurs étymologies, et former, quant à leur structure grammaticale, comme deux langues à moitié universelles qui paraissent se confondre en s’enfonçant dans l’unité de l’intelligence humaine.

Les religions antiques viennent aussi se classer en trois vastes systèmes :

Dans l’une, l’homme préoccupé de l’union nécessaire qui doit exister entre Dieu et le monde, divinise le monde, ou absorbe Dieu dans le monde ; c’est le panthéisme.

Dans l’autre, remarquant l’opposition de deux principes qui paraissent en lutte dans l’univers, la sorte d’égalité de forces que cette lutte suppose, il explique le monde par ce combat ; c’est le dualisme.

Dans l’autre enfin, ce dont l’homme paraît frappé, c’est de l’incommensurable supériorité de la cause créatrice sur la matière créée ; il place entre elles un abîme qu’il creuse sans cesse, anéantissant le monde et ses lois devant l’idée sublime qu’il se fait de la puissance et de la nature divine.

Ces trois systèmes ne sont au fond que l’expression d’un même besoin d’en appeler de l’ordre visible à l’ordre invisible, du monde à Dieu. Ne serait-il pas possible qu’à l’origine des temps ils eurent été harmoniquement confondus en une seule ; mais vaste et magnifique croyance ?

M. Ballanche ne nous dit nulle part ce qu’il pense positivement de cette religion primitive, et du rôle de ce premier peuple dans l’histoire de l’humanité, quoiqu’il semble admettre implicitement l’existence de l’une et de l’autre. En revanche, il revient souvent sur la nécessité qu’une langue ait été donnée originairement à l’homme.

Les Essais de Palingénésie sociale sont destinés à retracer le cycle complet des destinées humaines, d’après les doctrines dont je viens de donner la courte analyse.

Dans Orphée, M. Ballanche a voulu tracer le mythe de la déchéance, faire l’épopée de l’homme déchu, frappé d’anathème, mais aux yeux duquel brille dans un lointain avenir le dogme consolant de la réhabilitation.

Dans la Formule générale, il a voulu peindre, si je puis m’exprimer ainsi, l’incarnation des deux principes, au sein de la réalité, dans les murs de Rome, et leurs luttes historiques sous les noms de patriciat et de plébéianisme.

Enfin dans la Ville des Expiations, noble cité encore inachevée, où il serait téméraire à moi de porter mes pas, M. Ballanche nous montrera, je pense, les dernières traces de la déchéance s’effaçant du front de l’homme et l’humanité réhabilitée. — Ainsi la Ville des Expiations sera un mythe comme Orphée, mais un mythe l’opposé de celui d’Orphée.

De ces trois grands ouvrages il n’a paru que des fragmens du second[1] ; Orphée seul est terminé : c’est donc d’Orphée seulement qu’il m’est permis de hasarder une analyse incomplète.

Dans le poème, pour réaliser l’idée générale que je viens d’énoncer, M. Ballanche nous fait assister au spectacle de la Grèce encore barbare, mais naissant à la vie sociale, obéissant à l’influence civilisatrice de l’Égypte, ou, comme il le dit lui-même, à l’enfantement merveilleux de l’occident par l’orient.

Il nous montre, à la première lueur des temps historiques, le peuple d’Égypte déjà vieux, racontant une histoire de plusieurs siècles, pendant que les autres peuples, encore à leurs premiers pas, bégayaient à peine leurs premiers mots.

La terre qu’il habitait était évidemment nouvelle, et, par un contraste bizarre, les monumens qui la couvraient attestaient la haute perfection de l’art qui les avait élevés ; il fallait donc que cet art eût grandi, se fût développé ailleurs, ou bien qu’il fût descendu du ciel sur les ailes dorées de la révélation.

Ce peuple ne savait rien de son origine. Dès le commencement des âges, il paraissait s’être trouvé sur ce coin de terre, voyageur égaré, perdu. Là, entre des mers, des montagnes inaccessibles, sur une boue fangeuse, sans cesse menacé par l’océan, il avait dû avoir long-temps une existence misérable et précaire. Mais alors même il n’avait pas été exclu des harmonies providentielles établies entre la terre et l’homme. Par un décret spécial, ses destinées avaient été confiées au fleuve merveilleux du Nil. Ce fleuve, qui sans doute avait coulé long-temps obscur, ignoré, se montrait tout à coup large, rapide, comme accourant dans toute sa puissance pour accomplir sa mission. On voyait que, se précipitant contre l’océan, il l’avait forcé à reculer, que du limon mêlé à ses eaux il avait créé tout à coup, sur l’espace qu’il venait de conquérir, un sol tout nouveau ; puis, faisant rentrer d’année en année dans son sein cette terre qui en était sortie, il l’imprégnait d’une nouvelle fécondité, et se plaisait à l’offrir encore à l’homme, récréée, pour ainsi dire, et prête à se couvrir de riches, d’innombrables moissons.

Que ce fleuve eût été tari dans sa source, et bientôt la population de la magnifique Égypte, après s’être un moment débattue dans les angoisses de la faim, disparaissait sous les flots de la mer ou les sables du désert.

L’Égyptien avait façonné de mille manières ce sol, miraculeusement préparé ; il l’avait coupé en tous sens de canaux, de chaussées, de routes, couvert de villes populeuses, embelli d’obélisques et de palais ; il y avait élevé une multitude de temples. Et au milieu de toutes ces pompes de la civilisation se montraient sombres et silencieuses les célèbres pyramides. On ignorait le monarque, imité depuis par deux autres, qui avait élevé la plus ancienne. Quel qu’il fût, il avait été sans doute grand et puissant ; sans doute aussi, de même que le reste des hommes, il avait passé bien promptement de l’enfance à la décrépitude : sa vie, à peine agitée par quelques joies incomplètes, par quelques désirs demeurés inaccomplis, vague fugitive dans l’océan des âges, s’était brisée sans laisser de traces. Mais il avait mis un orgueil bizarre à s’éterniser dans la mort ; il s’était construit un tombeau qui devait apparaître immuable, éternel, au milieu de vingt empires tour à tour élevés et renversés ; il avait épuisé toute sa puissance à porter un témoignage plus durable et plus éclatant de son propre néant.

Ce peuple de l’Égypte, qui avait le sceptre de la civilisation, ce peuple-roi pouvait donc lire sans cesse.

dans ces gigantesques hiéroglyphes, ce terrible arrêt qu’une main mystérieuse fit apparaître en face d’un despote : « Dieu a compté les jours de votre règne, et en a marqué l’accomplissement. — Vous avez été pesé dans la balance, et vous avez été trouvé léger. »

Aussi ce spectacle avait-il fait sur les Égyptiens une impression profonde ; la grande pensée de la mort s’élevait dans leur intelligence comme les Pyramides dans la vallée du Nil.

Passagère chez les autres hommes, cette pensée était pour eux le centre et le but de leurs autres pensées ; ils appelaient leurs maisons des hôtelleries, et leurs tombeaux des maisons ; ils employaient leur vie entière à acquérir un tombeau ; les morts avaient place à leurs festins ; les morts étaient les témoins et les garans de leurs plus saints engagemens. Enfin leur vie même, où ne pouvait se manifester aucun acte de volonté, n’était qu’un long brisement de l’individualité, qu’une sorte de mort prolongée.

Toutefois le spectacle de l’Égypte extérieure, tout éclatant qu’il était, n’était pour ainsi dire qu’un voile, qu’un rideau, cachant un autre spectacle plus sublime, les saintes initiations.

Dans ces mystérieuses cérémonies, les prêtres admettaient à connaître les traditions, les doctrines dont ils étaient dépositaires, ceux qui s’en étaient montrés dignes en subissant certaines épreuves.

Parmi ces traditions, les plus importantes devaient être les doctrines de la solidarité, de la déchéance et de la réhabilitation.

Puis, si nous en croyons M. Ballanche, qui s’est fait leur interprète parmi nous, les prêtres enseignaient aussi que l’humanité accomplit ses destinées en parcourant un orbite immense dont un seul point touche à la terre ; ils disaient que l’instant où elle franchit ce point, tout borné, tout limité qu’il est, contient peut-être deux éternités pouvant être ou l’expiation du passé ou la conquête de l’avenir.

D’autres fois, récitant d’antiques poèmes, où s’était exprimé la sagesse des premiers âges, ils racontaient l’histoire merveilleuse du phénix renaissant de ses cendres, symbole de l’immortalité de l’âme ; ou bien l’histoire de Job, où ce dogme consolateur apparaissait de nouveau, comme le mot de l’horrible énigme des malheurs du juste et de la prospérité du méchant dans ce monde ; ou bien encore le mythe de Prométhée, titan superbe, qui jadis avait dérobé au char du Soleil un feu créateur, et l’avait versé dans le sein de l’homme. Ils ajoutaient qu’une divinité jalouse ou irritée, ayant saisi Prométhée, l’avait cloué au sommet du Caucase ; mais Prométhée, les yeux fixés sur un mystérieux avenir, défiait les supplices, ne cessait de parler de triomphe, et les néophytes devaient reconnaître dans sa destinée celle de l’humanité, qui, à travers de douloureuses et passagères épreuves, marche aussi à la conquête d’une palme immortelle.

La poésie aurait donc conservé dans les temples les vérités premières, jadis révélées à l’homme ; grâce à elle, les grands hommes, les héros, les bienfaiteurs de l’humanité, recevant une vie immortelle en échange de leur vie périssable, auraient continué à marcher pendant les siècles à la tête de l’humanité, pour la diriger dans son évolution sociale.

Les épreuves subies, les initiés, dans les poétiques imaginations de M. Ballanche, se trouvaient revêtus à l’égard du genre humain d’une sorte de sacerdoce : missionnaires de la civilisation, ils devaient en aller porter la lumière et les bienfaits aux hommes encore barbares ; pétrissant comme une molle argile ces rudes élémens des sociétés humaines, ils devaient en faire un peuple, une nation ; puis les initier par degré à tous les mystères de la vie sociale.

Or, M. Ballanche a supposé que, parmi les noms de ces conquérans pacifiques, la postérité conservant le nom du seul Orphée, l’aurait imposé à tous : c’est pour cela qu’il en a fait le héros de son poème ; pour lui Orphée est la personnification de l’influence égyptienne sur la civilisation grecque, intermédiaire entre l’homme civilisé et l’homme barbare, l’homme déchu et l’homme réhabilité ; les représentant tous les deux, il est aussi l’homme tout entier, l’homme même.

M. Ballanche a réussi avec un rare bonheur à donner une mystérieuse et poétique réalité à cette existence symbolique.

Nous voyons d’abord Orphée errant au hasard dans l’immensité du monde ; il ne peut nommer ni sa patrie, ni ceux qui lui ont donné le jour ; des oracles lui ont révélé qu’il ne lui sera pas accordé de se survivre dans une longue postérité.

Ayant dévoué sa vie à la noble mission de répandre parmi les hommes les enseignemens qu’il a puisés dans le sanctuaire de l’Égypte, long-temps il sème une parole stérile, et si l’harmonie de sa lyre attire pour quelques instans autour de lui les barbares au milieu desquels il va hardiment se placer, il ne tarde pas à s’en voir abandonné.

Les paroles qu’il prononce n’enchaînaient d’aucuns liens, ni à lui, ni entre eux, ceux qui l’écoutaient ; ils se dispersent bientôt, semblables aux feuilles balayées par le vent d’automne, un moment amoncelées, aussitôt disséminées.

C’est qu’Orphée ne s’adressait d’abord qu’à l’intelligence des hommes ; il ne lui avait pas été donné tout à coup de parler à leurs sympathies les plus vives : il fallait pour cela qu’un sentiment qu’il ignorait encore, l’amour, éveillât en lui-même ces facultés, jusqu’alors endormies dans son propre sein.

Eurydice, nom consacré par la tradition, devient pour lui la muse de cette nouvelle et puissante poésie.

Mais il est impossible de donner une idée des aimables et suaves couleurs dont M. Ballanche nous dépeint ce personnage.

Eurydice a eu, dès ses jeunes années, le pressentiment d’un avenir plein de grandeur et de mystère ; en voyant Orphée, elle a compris à qui appartenait cet avenir ; sa destinée s’échappe des affections calmes et virginales, au milieu desquelles elle s’est écoulée jusque là innocente et paisible, pour se mêler à la destinée orageuse et magnanime d’Orphée ! On voit quelquefois aussi dans une vaste prairie une eau limpide qui s’égare en gracieux contours ; du milieu de l’herbe touffue, elle élève un moment d’harmonieux murmures ; puis elle va se perdre au sein de quelque fleuve rapide et majestueux qui a parcouru de lointaines contrées, et roule vers la mer ses ondes bruyantes et troublées.

Les dangers, les travaux qu’elle partage avec Orphée ne sauraient l’effrayer : avec la grande pensée d’amour, la force du lion et le courage du guerrier n’entrent-ils pas dans le sein de la jeune fille ?

Orphée enseigne aux hommes les saintes lois de la justice, il institue les cités ; cédant à l’autorité de sa parole, sur le seuil de la vie sociale, l’homme fort et robuste tend une main amie à l’être débile qui naguère s’enfuyait à son aspect ; le manteau sacré du droit s’étend également sur l’un et sur l’autre. En même temps, à la vue, à la voix d’Eurydice, l’instinct de la pudeur, le sentiment de la beauté, l’amour enfin, mille autres qualités exquises naissent dans le cœur de l’homme.

Type de la femme, qui l’est elle-même des sentimens dévoués, Eurydice sait initier les hommes aux grandes pensées du dévoûment, aux joies douloureuses du sacrifice : joies ineffables et mystérieuses, où viennent se reposer de nobles âmes après de longues, de bien longues souffrances.

C’est ainsi qu’Orphée put accomplir la noble mission à laquelle il s’était consacré ; la poésie en a symbolisé les merveilles en redisant d’âge en âge comment les bêtes féroces le suivaient, domptées par les harmonies de sa lyre, et comment les pierres, s’arrachant des entrailles de la terre, venaient d’elles-mêmes former les fondemens des cités.

M. Ballanche conduit d’abord en Samothrace le poète et sa compagne ; il nous peint cette contrée comme ayant été bouleversée dès les premiers âges du monde par d’horribles convulsions de la nature, au milieu desquelles s’étaient englouties des nations entières. Au moment où Orphée y aborda, quelques hommes, débris d’une civilisation détruite, y erraient au hasard sur les ruines d’un sol profondément bouleversé. Sans lois, sans propriétés, sans tombeaux, à peine conservaient-ils encore quelques usages bizarres, quelques traditions obscures, restes du grand naufrage où s’était englouti l’ancien ordre social, et qui de jour en jour périssaient dans leurs mains. En dehors de la loi du progrès, universelle dans le nouvel ordre de choses qui s’établissait sur la terre, voyageurs jetés loin de la patrie sur une plage inconnue, ils allaient y mourir avant d’avoir fondé une autre patrie, lorsque Orphée, les saisissant d’une main puissante, entreprit de rattacher leurs destinées à moitié brisées aux destinées nouvelles de l’humanité.

Subjugués par l’harmonie de sa lyre, les farouches habitans de la Samothrace l’écoutèrent avec ravissement ; des facultés, des sympathies long-temps assoupies, s’éveillèrent dans leurs cœurs ; ils se trouvèrent enchaînés par un lien subitement formé, et entrèrent tous ensemble dans ce nouveau monde, que la voix d’Eurydice et d’Orphée faisait sortir du chaos.

Orphée institue parmi eux la propriété, origine de tous les droits sociaux : il leur enseigne le mariage et les funérailles ; il enchaîne de mille liens l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous, et créant l’autorité, base, lien, pivot de toute société, il la légitime en la fondant sur l’assentiment. Il ranime dans leurs cœurs l’idée d’un dieu juste et bienfaisant, qui s’était éteinte dans le souvenir effrayant des antiques catastrophes ; il leur apprend à reconnaître ses lois providentielles dans l’ordre et les harmonies du monde ; il leur apprend aussi à remplacer, par des paroles harmonieusement combinées, les sons rudes et grossiers qu’ils articulaient à peine, tristes restes d’une ancienne langue, qui attestaient que l’intelligence humaine elle-même avait eu ses bouleversemens.

Nous voyons Orphée porter ensuite les mêmes bienfaits chez d’autres peuples, chez les Thraces entre autres, ou, se montrant au moment où deux partis allaient s’exterminer dans une sanglante bataille, pour mieux dire une horrible mêlée, sans art et sans gloire, il calme leurs haines et suspend leurs fureurs.

Mais voulant déjà nous faire pressentir un des traits caractéristiques de la civilisation grecque, M. Ballanche nous montre Orphée s’adressant simultanément à toutes les intelligences, n’assujétissant pas les peuples à la lente initiation des castes, croyant pouvoir épargner à l’humanité la peine de se faire elle-même, et suppléer par l’élan spontané au lent travail du perfectionnement.

En Samothrace, aux hymnes d’espérance d’Orphée, célébrant l’ère nouvelle qui s’ouvre pour le monde, se mêlent les accens funèbres d’une sibylle des anciens âges. Les sibylles, suivant M. Ballanche, étaient l’expression individualisée d’un peuple ou même d’un cycle social ; elles avaient la vue du passé et de l’avenir ; mais seulement à demi-réalisées, sans existence personnelle, elles devaient vivre et mourir avec le peuple ou le cycle qu’elles exprimaient. Aussi, dès l’arrivée d’Orphée, celle-ci a-t-elle senti ses facultés s’affaiblir : son œil troublé ne peut plus percer les ténèbres de l’avenir qui s’avance ; elle interroge Orphée sur cet avenir avec anxiété, et dans de ravissantes paroles. Elle voudrait y accompagner encore d’un long regard la race infortunée des hommes ; car de nobles sympathies sont en elle, et, prêtresse des cultes primitifs, si elle a supplié par le sang, c’est qu’elle croyait les hommes sous le coup d’un antique anathème, et craignait qu’un dieu irrité, s’en prenant à l’espèce entière de la faible rançon qui lui était refusée, ne s’en fît de ses propres mains un immense holocauste. Mais elle interroge vainement : c’est Orphée, c’est le nouveau cycle social qui la tue.

Cependant Eurydice, pensée fécondatrice des grandes pensées d’Orphée, apparition merveilleuse qui a enchanté un moment son imagination, reste pour lui la vision de l’épouse ; elle meurt l’épouse-vierge.

Orphée voit aussi mourir Erigone, prêtresse de Bacchus, qui a senti pour lui tous les tourmens de l’amour, et qu’il a tenté d’élever jusqu’à lui, elle dont l’existence devait s’écouler dans une sphère inférieure : la vierge ne peut supporter les accords immortels, les puissantes révélations qu’il tire de sa lyre !

Soumis à la condition humaine, il fallait bien qu’Orphée le fût aussi à la douleur. La douleur seule pouvait lui apprendre le cœur de l’homme, lui donner le pressentiment de sa destinée. Nous élancerions-nous par la pensée au-delà de cette terre, si cette terre était toujours riante et belle ? et ne sont-ce pas les rudes atteintes de la destinée qui, nous refoulant douloureusement sur nous-mêmes, nous forcent à descendre dans l’intimité de notre nature ?

Lorsque sur le chemin de la vie nous avons trouvé quelques-uns des mécomptes qui y attendent l’homme, lorsque nous avons vu le terrible mystère de la mort s’accomplir sur un être chéri, que nous avons rencontré la trahison plus odieuse encore, des souffrances aiguës, déchirantes, glaçantes, pénètrent dans notre poitrine, notre cœur se remplit d’une immense amertume, qui ne cesse de déborder en flots intarissables d’émotions cruelles. Les hommes et la nature nous paraissent hostiles ; les perspectives de notre vie, dépeuplées d’espérances et d’illusions, deviennent sombres, désenchantées ; mais alors nous voyons quelquefois poindre à l’horizon les grandes pensées de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qui se montrent à nous avec une évidence de jour en jour plus consolante.

Ainsi, lorsqu’on gravit de hautes montagnes, le ciel semble perdre par degrés les éclatantes couleurs qu’on lui voyait de la plaine ; terne et sombre, il s’assombrit encore, laissant enfin briller d’innombrables étoiles ; et çà et là peut se rencontrer quelque lac solitaire que le souffle d’aucun vent ne peut troubler, et qui, dans ses ondes immobiles, réfléchit leur immuable lumière ; c’est le symbole d’une âme devenue calme après de longues agitations, et contemplant déjà l’éternelle vérité.

Bien peu d’hommes, il est vrai, sont appelés à goûter ce calme sublime.

M. Ballanche nous montre Orphée lui-même troublé de pensées funestes aux derniers pas de sa carrière, mêlant l’impatience du but à la résignation de l’épreuve.

Cependant une autre jeunesse se glisse dans le sein d’Orphée, à mesure que les rides couvrent son front ; un monde nouveau se montre à lui en même-temps que ses yeux se ferment à la lumière du soleil, et il en célèbre les merveilles par des hymnes inspirées, recueillies par Thamyris, poète aveugle, initié comme lui aux mystères de l’Égypte.

À la fin du poème, les grandes destinées de Rome apparaissent dans le lointain.

Tel est le cadre poétique où M. Ballanche a renfermé ses idées sur les origines de la société, celles du langage, les destinées de l’homme, etc. ; mais ce serait bien à tort qu’on chercherait des allégories dans les personnages ou les événemens de ce poème ; M. Ballanche ne traduit pas de pensée dans ce langage, et s’il emploie le mythe et le symbole, c’est que sa pensée, instinctivement pour ainsi dire, sans qu’il en ait conscience, naît et se développe sous cette forme.

Pour avoir épuisé la liste des ouvrages de M. Ballanche, il reste seulement à parler du Vieillard et du Jeune homme et de l’Homme sans nom.

Le premier de ces ouvrages est un dialogue : un vieillard et un jeune homme, examinant ensemble l’état de la grande société européenne, se rendent mutuellement compte de leurs impressions. Le jeune homme ne peut comprendre cette société, si différente de celles où par l’étude il a vécu d’une factice et précoce expérience ; il regrette les hiérarchies sociales brisées, il s’indigne de voir la religion bannie de l’ordre social, son nom même effacé du préambule des lois ; il s’éloigne de cette société de toutes les puissances de son âme, s’exile de son siècle pour se réfugier dans le passé ; comme Caton, il se déclare pour le vaincu. Mais le vieillard lui fait apercevoir comment l’état de choses qui le révolte se rattache par mille liens à celui qu’il poursuit de ses vains regrets ; il lui dévoile, de la marche irrésistible et providentielle des sociétés humaines, ce que sa longue expérience lui a permis d’en saisir. Il le ramène ainsi doucement vers le siècle qui l’effrayait ; car, par un gracieux renversement d’idées, c’est sous les cheveux blancs que se sont abritées l’intelligence du présent et les riches espérances d’avenir.

Dans l’homme sans nom, M. Ballanche, reproduisant quelques-unes de ses doctrines sur la légitimité historique de certaines institutions sociales, les fit servir au développement d’une situation traitée sous mille formes, mais au fond de laquelle réside un inépuisable intérêt : c’est celle d’un homme dont la vie doit s’écouler en désaccord avec ses opinions et ses sentimens, d’un homme condamné à son propre tribunal par la loi morale, qu’il lit éclatante de vérité dans sa propre conscience ; condamnation terrible, qu’aucun tribunal sur la terre, que Dieu lui-même ne saurait remettre.

L’homme sans nom est un régicide, mais un régicide qui croit à la royauté, pour mieux dire, à la légitimité, et redit en elle un dogme social. Cependant, mêlé aux premiers événemens de la révolution, membre de la Convention au moment du procès de Louis xvi, et montant à la tribune pour absoudre, trouble de cœur ou fascination d’esprit, il a prononcé les paroles fatales.

Une sorte de délire, provenant de la violence de ses remords, pousse le régicide sur le chemin du roi qu’on conduisait au supplice ; il avait je ne sais quelle vague espérance que l’horrible tragédie ne s’achèverait pas : mais elle s’acheva. Pour employer une expression de celui qui en fut le principal acteur, un petit débat[2] s’engagea au pied de l’échafaud entre Sanson et le descendant de Saint-Louis ; et Sanson en sortit au milieu d’impies applaudissemens, tenant à la main la tête de Louis. L’homme sans nom quitte aussitôt Paris, et va ensevelir ses remords au fond d’un village écarté. M. Ballanche nous le montre vivant là de longues années loin de toutes relations sociales, s’enfermant dans son crime, s’en faisant en quelque sorte une patrie ; le régicide veut y vivre seul, y souffrir seul, y mourir seul : s’il consent à entrer en rapport avec les hommes, c’est pour s’exposer volontairement à leurs haines, à leurs mépris, aux sentimens les plus amers qu’ils puissent témoigner. Mais s’il accueille ses odieuses tortures avec empressement, désespérant de les mesurer jamais à son crime, de les trouver suffisantes à son expiation, ce n’est pas parce qu’un peu de sang a coulé sous sa main, que ce sang a été celui d’un innocent condamné sans être jugé, d’un prisonnier égorgé après le combat, c’est qu’à raison de ses convictions intimes, de sa religion politique, il croit à la sainteté des races royales, voit en elles des personnifications de la société tout entière, et qu’il se sent au fond du cœur coupable d’un crime dont son crime extérieur n’est, pour ainsi dire, qu’un horrible symbole ; et s’il se mêle quelque adoucissement aux remords du régicide, c’est lorsque deux prêtres, approfondissant davantage avec lui les doctrines au nom desquelles il se voyait condamné, lui eurent montré, dans le terrible mystère de la solidarité, le décret providentiel qui prédestine les races royales à périr lorsque les sociétés qu’elles personnifient doivent mourir elles-mêmes pour revivre sous des formes nouvelles. Il n’aurait donc été qu’un instrument dans les mains de la Providence…

Et si l’homme sans nom, se trouvant au milieu de nous il y a peu de mois, eût vu le dogme de la légitimité se débattre sanglant au milieu des barricades, sa foi dans la sainteté de l’antique mission de ce dogme n’en aurait pas été ébranlée ; mais sachant trop dans quelles mains il se trouvait déposé, il aurait pensé qu’il était condamné de bien haut ; et ceux qui prétendaient se dévouer à lui, ne lui auraient que trop rappelé que Jupiter frappe d’aveuglement ceux qu’il veut perdre.

Si je puis me permettre maintenant de hasarder quelques courtes réflexions sur les idées de M. Ballanche, j’avouerai d’abord qu’il ne me paraît nullement prouvé que tous les peuples de la terre, nécessairement, et par le fait seul de leur existence, se soient toujours et partout divisés en ces deux castes, patriciat et plébéianisme.

Il me semble que nous ne retrouvons historiquement cette division en castes que chez les seules nations conquises ; les patriciens, tant qu’ils existent, y demeurent les représentans des premiers conquérans. Ainsi l’Inde, sous les voiles dont elle s’enveloppe encore, nous laisse apercevoir, ou plutôt pressentir dans ses quatre castes, deux, peut-être trois conquêtes superposées. Mais la Chine, qui ne fut conquise qu’après avoir été civilisée, dont la civilisation triompha de ses conquérans, et annula les conséquences de la conquête, la Chine ne nous montre aucune distinction de castes ; on n’aperçoit point que son mouvement social ait été le résultat d’une lutte intestine : le peuple sorti d’un seul germe paraît s’y être harmoniquement développé.

D’un autre côté, admettons que ce phénomène de la distinction des castes et de leurs luttes soit commun à tous les peuples : précisément parce qu’il leur serait commun, il ne pourrait expliquer que ce qu’ils ont eux-mêmes de commun, d’identique, leur constitution en quelque sorte physique, leur vie pour ainsi dire organique ; mais il ne pourrait expliquer leur caractère individuel, moral, le rôle que chacun d’eux doit jouer dans le monde, l’idée qu’il a mission de manifester.

Encore moins suffirait-il à nous expliquer le développement complet de l’humanité, le caractère distinctif de chacune des grandes époques que nous y remarquons, l’idée autour de laquelle à chacune de ces grandes époques les peuples ont en quelque sorte gravité, et que chacun d’eux réfléchissait par quelque face.

Enfin, on pourrait peut-être reprocher à M. Ballanche d’avoir traversé trop rapidement la réalité historique, ne s’arrêtant qu’un moment dans le monde romain, et de n’avoir visité l’Orient et nos temps modernes que sous la robe brillante du mythe.

Cependant au point de vue où il s’est placé, en partant comme lui de l’hypothèse d’une révélation primitive, il est peut-être possible de lire les grandes lois de l’histoire dans celle de l’intelligence humaine. On voit alors le monde social tout entier sortir de la pensée même de l’homme. Essayons de jeter un coup-d’œil sur ce magnifique spectacle, en nous gardant toutefois de sortir du cercle des doctrines chrétiennes et platoniciennes, où se tient constamment M. Ballanche.

Admettons, comme il le fait sans doute, que les idées, comme l’entend Platon, préexistaient en Dieu, unies à sa substance sans lien entre elles.

Dans son activité volontaire, Dieu ayant uni les idées par le lien ineffable et mystérieux du Verbe, le monde exista alors dans l’intelligence divine comme une pensée non manifestée.

Voulant manifester cette pensée, il parla :

Par cette parole, le monde idéal devint le monde plastique ; et, pour constituer cette terre, atome dans l’infini, visible à nos faibles yeux, l’essence revêtit le temps, l’espace, la forme ; subit le mouvement, l’organisation, la vie.

Cette parole est dans le monde plastique ce que fut le Verbe dans le monde idéal, lien, support, condition des choses ; elle est pour l’univers entier ce que sont pour nous, sur ce grain de poussière et dans l’infirmité de notre intelligence, le temps, l’espace, la substance, la causalité ;

Qu’elle se taise, la substance rentre dans l’essence, et le monde plastique est réabsorbé dans le monde idéal.

Ainsi l’univers est une image rendue manifeste de la pensée divine ; chaque atome en réfléchit une partie, et par son rapport avec le tout l’exprime tout entière.

L’intelligence de l’homme fut un reflet affaibli de l’intelligence divine ; ses idées, des images dégradées, obscurcies des idées de Dieu ;

En lui tombèrent aussi quelques reflets du Verbe et de la parole éternelle ;

Par l’ensemble des facultés qui, dans son entendement borné, représentait le Verbe infini, il put agir sur les idées qui étaient en lui ; il put en faire une pensée, et manifester au dehors cette pensée par la parole.

Mais les idées nées avec lui, ce trésor qu’il portait dans son sein, lui demeurèrent d’abord cachées ; son organisation matérielle était comme un voile qui lui dérobait la vue de son être intellectuel.

Et ce fut seulement lorsque, pour ainsi dire, sous le toucher de la sensation, il laissa échapper des sons et des paroles, que dans ces sons et ces paroles il vit apparaître comme dans un miroir sa propre pensée ;

En venant au monde, il apportait donc la langue avec lui ; il parla, comme sous le souffle qui fait vibrer ses cordes, la harpe éolienne rend d’harmonieuses modulations.

Et si pour éviter une expression contestée, on ne veut pas dire que le langage fut révélé à l’homme, on peut dire au moins qu’il est inné en lui.

Y eut-il une ou plusieurs langues primitives ? Cette question n’est que secondaire, et rentre probablement dans celle-ci : Y eut-il sur la terre, à l’origine des âges, une seule ou plusieurs races d’hommes ?

Cependant la révélation que l’homme portait en lui-même lui apparaissant dans le langage,

Sa raison individuelle s’éveilla et se posa en quelque sorte en face de cette révélation ;

Elle agit sur les idées qui s’y trouvaient comprises, s’en empara, se les assimila.

Ainsi trois époques dans le développement intellectuel de l’homme : apparition dans l’intelligence d’un premier élément ; naissance d’un second élément se plaçant en opposition du premier ; domination définitive de ce dernier par l’absorption, l’assimilation du premier à sa propre nature.

Ces trois époques, pour avoir en quelque sorte coexisté dans l’homme primitif, n’en sont pas moins distinctes ; elles se retrouvent avec des limites plus ou moins indécises dans le développement de l’homme individuel.

L’individu naissant dans la société en reçoit le langage, c’est-à-dire toute une révélation ; par sa raison, par l’ensemble de ses facultés, il agit sur le fond commun : se rappropriant, il devient un être moral, intelligent, un homme.

Or l’humanité, considérée comme être collectif, est la manifestation de la nature humaine par toutes ses faces ; c’est-à-dire elle est tout entier, l’homme complet.

Elle obéit donc aux mêmes mobiles que l’homme ;

Et l’histoire étant le déploiement de l’humanité dans le temps,

Le développement historique de l’humanité doit reproduire sur une immense échelle, dans de colossales proportions, le développement moral de l’homme primitif et de l’homme individuel.

En effet, l’antiquité orientale, l’antiquité grecque et romaine, et nos temps modernes, semblent correspondre aux trois époques que nous avons remarquées ;

Par les vastes synthèses qui composent sa science et paraissent avoir précédé l’examen des faits, par ses cultes saisissant l’homme tout entier et suffisant à sa poésie, par ses institutions immuables où s’anéantit toute personnalité, qui demandent leur sanction à la croyance, non à la raison, à l’assentiment individuel, l’antiquité orientale exprime un principe immuable, substantiel, une révélation primitive restée frappée d’immobilité :

À Rome, le patriciat exprime encore le même principe ; mais en face de lui et pour lutter contre lui naît au sein du plébéianisme un principe actif, individuel.

En Grèce, les deux principes se retrouvent encore en présence ;

Seulement, au lieu d’exister au sein de deux castes superposées l’une sur l’autre, chacun s’est retranché dans une ville où il règne exclusivement : Sparte, représentant l’Orient, est l’asyle du principe stationnaire ; Athènes est le trône du principe actif, individuel, elle annonce nos temps modernes ; et autour de ces deux villes se groupent les autres villes de la Grèce, suivant le degré d’affinité que leur constitution politique leur donne avec l’une ou l’autre : on peut surtout le remarquer dans la guerre du Péloponèse.

Enfin notre Europe moderne, par des caractères en tout l’opposé de l’Orient ; des sciences qui renoncent à l’inspiration, à l’intuition ; une poésie, expression de sentimens individuels ; des religions qui ont laissé à la pensée la liberté dans tous les sens ; des institutions qui toujours se rapportent aux individus ; des institutions politiques qui s’adressent à l’assentiment, quelles que soient d’ailleurs leurs formes ; l’Europe moderne représente à un haut degré un principe actif, personnel, la raison individuelle.

À ce point de vue, l’humanité se montre à nous dans sa majestueuse individualité.

Mais, si quittant cette terre par la pensée, nous nous élevions dans l’espace, alors en même temps que nous verrions notre globe et les autres planètes de notre système disparaître dans la multitude des mondes créés, et le soleil d’abord immense, étincelant, n’être plus qu’un point à peine lumineux dans la poussière des soleils semée dans l’immensité, nous verrions aussi l’humanité se briser, se dissoudre, pour ainsi dire, dans l’océan des êtres…

Mais il est bien temps d’abandonner ces étroites formules, où je me suis efforcé d’emprisonner la pensée de M. Ballanche, voulant parcourir dans un petit nombre de pages le cercle entier de ses idées.

Et maintenant le moment serait arrivé sans doute où je devrais essayer d’apprécier le genre d’inspiration de M. Ballanche. Je devrais peut-être dire que sa philosophie, expression d’un amour ardent et naïf de l’humanité, est devenue pour lui une véritable religion. Je devrais parler de la fraîcheur, pour ainsi dire, virginale de ses croyances, dire comment on ne peut le lire sans se sentir doucement pénétré de sa foi dans l’avenir, de sa sympathie pour les temps écoulés. Il vous subjugue par la sincérité de sa conviction, avant qu’il soit possible d’examiner sur quelles idées elle se fonde. En le lisant, il semble que l’on se trouve dans une atmosphère où l’on respire plus librement, on se sent allégé des mauvaises idées qu’on nourrit souvent contre l’homme, on croit à ce qu’il a de noble et de divin, on se livre à de magnifiques espérances sur la destinée. On ne peut pénétrer dans la pensée de l’auteur, sans éprouver une émotion presque religieuse ; on y voit, non la vaine préoccupation d’un moment, mais une conviction intime et profonde : on sent qu’on approche d’une sorte de sanctuaire où il a noblement renfermé sa vie, loin des agitations et des intérêts de son temps. C’est ainsi, en effet, que M. Ballanche a compris la mission de l’écrivain : ce n’est pas lui que nous eussions jamais vu mettre son intelligence au service d’un intérêt, d’un parti ; ne trouver dans la littérature, dans ce monde de la pensée, qu’une antichambre conduisant au ministère, où il fallait se résigner à venir attendre, ou bien qu’une sorte de Sinamary où l’on arrivait déporté sous le coup de quelque disgrâce. — On ne l’a jamais vu non plus chercher avidement de frivoles succès, de passagers applaudissemens, en se faisant le servile écho de la foule : il a compris, au contraire, que c’était à lui de l’initier à ses propres idées ; si de flatteurs et de légitimes suffrages n’étaient venus, au bout de quelques années, récompenser ses longs travaux, s’enveloppant de son manteau, il se serait résigné à attendre la postérité. Le sort de Milton ni celui de Vico ne l’auraient effrayé. Il se serait aussi rappelé que madame de Staël, le génie qui brille parmi nous d’un si merveilleux éclat, devança trop son siècle pour en être comprise ; que pour nous élever jusqu’à bégayer sa pensée, nous, hommes de ce temps, il a fallu les révolutions qui ont brisé le sabre impérial, et le vaste mouvement intellectuel qui a fondé la liberté.

Après avoir tenté de développer la pensée principale de M. Ballanche, il resterait encore, pour compléter ce petit travail, à apprécier le mérite littéraire de ses ouvrages, surtout la valeur philosophique de son système, en le comparant à quelques systèmes contemporains de l’Allemagne. Mais mesurant ma tâche à mes forces, je laisse volontiers ce soin à de plus habiles. Je me croirai d’ailleurs presque certain d’avoir fait partager au lecteur ma vive et sympathique admiration pour l’auteur de la Palingénésie, si j’ai réussi à présenter un résumé quelque peu fidèle de ses doctrines.


Aug. Barchou.


  1. M. Ballanche vient de publier tout récemment un épisode détaché de la Ville des Expiations. (Voyez à la fin de ce numéro.)
  2. C’est le mot employé par Sanson dans une lettre insérée au Moniteur, et où il rend compte du courage et de la résignation du roi, en ce funeste moment.