L’Histoire monumentale de Rome et la première renaissance/02

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L’Histoire monumentale de Rome et la première renaissance
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 363-393).
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L’HISTOIRE MONUMENTALE
DE ROME
ET LA PREMIÈRE RENAISSANCE

II.
DU SOIN DES ÉDIFICES À ROME PENDANT LE XVe SIÈCLE.

I. Eug. Müntz, les Arts à la cour des papes pendant le XVe et le XVIe siècle, première et deuxième parties, fascicules 4e et 9e de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1879. — II. J.-B. de Rossi, Piante iconografiche e prospettiche di Roma… (Plans figurés de la ville de Rome, antérieurs au XVIe siècle), Rome, Spithöver, 1 vol, in-4o de texte et un atlas in-folio.


I.

La décadence monumentale de Rome[1] pendant le moyen âge n’avait pu s’accomplir qu’au mépris de quelques-unes des plus anciennes et des plus profondes traditions romaines. Nous avons dit de quel respect religieux le droit italien primitif entourait la propriété publique ou privée, humaine ou divine. Dès l’origine, le mur et le fossé de la ville augurée, le terme entre deux champs, le pont si nécessaire en temps de paix et si dangereux en temps de guerre, le temple enfin, demeure des dieux, étaient presque également sacrés. C’est un penchant naturel aux hommes, c’est une pensée légitime si elle reste intelligente et élevée, de confondre avec leur foi religieuse la préoccupation de leurs plus graves intérêts ; et dans les sociétés qu’ils forment, beaucoup de ces intérêts, matériels ou moraux, se rattachent aux édifices construits par leurs mains. Il n’en a pas été sous le christianisme autrement que dans l’antiquité : Saint Bénezet, aux premiers temps du moyen âge, consacre sa vie à l’établissement et à l’entretien de ponts aux passages les plus périlleux des Alpes, et le temple chrétien reçoit de la consécration du prêtre un divin caractère. A Rome, le gouvernement civil a continué, pour la protection des édifices publics, l’œuvre du droit religieux. Il serait facile de montrer, par une série de textes législatifs, que les empereurs ont apporté un grand zèle à la surveillance et à la conservation des monumens. Ces traditions ont pu s’affaiblir; mais le sentiment de l’antique majesté romaine, qui ne s’est jamais entièrement éteint, les a entretenues, et l’idée d’une Rome destinée à une gloire nouvelle les a ranimées. Le temps et le malheur même n’ont fait qu’affirmer toujours davantage cette puissance permanente et qui semblait indestructible. Les peuples barbares y rendaient hommage à leur manière, soit quand ils s’irritaient contre Rome et pensaient follement la détruire, soit lorsque, séduits eux-mêmes, ils enviaient le mérite de s’associer à sa grandeur, ou de la gouverner et de relever ses premières ruines.

Théodoric, roi des Goths, eut cette ambition. Les lettres de son ministre Cassiodore nous instruisent des soins intelligens qu’il prit et des sommes importantes qu’il destina pour l’entretien et la protection des monumens de Rome. Un magistrat spécial, comme jadis, fut chargé d’y veiller ; l’architecte urbain dut exiger l’observation des règles techniques dans les constructions nouvelles; on reprit la fabrication officielle des briques, si abondante sous l’empire et il n’est pas rare de retrouver aujourd’hui les mattoni de Théodoric portant cette inscription : Félix Roma. Cassiodore exprime, avec une emphase qui est de son temps, une ardeur très respectable et très sincère; quand il rédige pour le préfet Symmaque l’ordre de quelques réparations au théâtre de Pompée, au palais des Césars, au cirque Maxime, au Colisée, il prend le langage de l’administrateur, mais aussi celui de l’archéologue et du moraliste. On dirait qu’il prend même celui du poète lorsque, dans son admiration peut-être superstitieuse et dans sa sollicitude pour les magnifiques statues de bronze, impuissant à les protéger comme il le voudrait, il exprime l’espoir que, si quelque téméraire y veut porter atteinte, elles retentiront sous les coups, et appelleront d’elles-mêmes contre les profanateurs un rapide châtiment.

La période carlovingienne, en montrant la dignité impériale restaurée avec éclat par le souverain pontife, consacra la double majesté de Rome moderne ; cette période compte pour beaucoup dans l’histoire monumentale, soit par les travaux du pape Adrien Ier, qui répara les murs et les aqueducs, soit par le premier exemple connu du plus intelligent hommage qu’on pût rendre aux monumens antiques : le manuscrit d’Einsiedeln, qui date d’alors, contient le plus ancien recueil d’inscriptions, joint à une description de la ville où se montre un explorateur instruit en même temps qu’un pieux pèlerin.

Les rédacteurs des Mirabilia n’ont certes pas su concilier aussi bien la dignité des souvenirs avec la manifestation de leur foi religieuse. On ne peut nier cependant qu’au fond de leurs légendes, même les plus absurdes, il n’y eût un vif sentiment d’admiration pour un glorieux passé, qu’il leur manquait seulement de mieux connaître et de mieux comprendre. Lorsqu’ils imaginaient que les diverses provinces auxquelles Rome commandait se trouvaient représentées au Capitole par autant de statues dont chacune, portant une clochette au cou, tournait la tête si quelque révolte se produisait au loin, et avertissait du danger, il y avait dans cette conception, quelque puérile qu’elle puisse être, l’idée de l’ancienne domination s’étendant à beaucoup de peuples éloignés et divers. Quand ils essayaient de marquer dans quel temple avait eu lieu le meurtre de César, quand ils montraient Cybèle apparaissant à Agrippa pour lui ordonner de construire le Panthéon, quand ils refaisaient à leur manière l’histoire « d’Octavian empereur, de si grande beaulté et prospérité, vivant en paix et justice, et que le monde entier vouloit adorer,.. » quand ils rapportaient enfin la célèbre scène de la clémence de Trajan, — bien qu’ils s’appliquassent toujours à mettre chacune de ces légendes païennes en relation forcée avec quelque légende chrétienne, ce n’en étaient pas moins autant d’hommages sincères envers l’antiquité classique.

Pour trouver les premières traces d’une renaissance romaine offrant quelque originalité réelle, ce n’est pas encore le XIe siècle qu’il faut interroger ; en effet, lorsque le célèbre moine Didier, en 1066, fait construire l’église du Mont-Cassin, c’est à Constantinople qu’il demande des fondeurs en bronze, des mosaïstes, des orfèvres; il fait venir des artistes amalfitains, élèves des écoles byzantines, et des Lombards, habitués, comme le furent toujours ces Italiens du nord, à travailler la pierre. S’il vient à Rome, c’est seulement pour y faire acquisition de colonnes, de marbres sculptés, de chapiteaux, qu’il y rencontre tout faits et à bon compte, car toute la ville n’est qu’une vaste carrière où se débitent les débris des anciens monumens. Les Romains d’alors ne sont pas plus architectes que sculpteurs : ils habitent dans les ruines, qu’ils accommodent misérablement à leurs besoins.

Ce n’est qu’au début du XIIe siècle qu’on voit poindre un mouvement nouveau, soit que les souvenirs de l’antiquité classique aient seulement sommeillé jusque-là, soit que Rome ait été ranimée par les influences qui s’exerçaient non loin d’elle, en Toscane ou bien dans le sud de l’Italie, d’où l’école du Mont-Cassin était restée en rapport avec l’empire d’Orient et les rois de Sicile. Peut-être l’art de la mosaïque ne s’était-il jamais, dans Rome, tout à fait interrompu : il reparait vers 1130 à Sainte-Françoise Romaine et à Sainte-Marie du Transtévère. C’est aussi l’époque, de 1110 à 1120, où l’art du bronze, après avoir émigré longtemps à Constantinople, semble être de retour. Alors même se montrent d’élégantes œuvres du style gothique, ces campaniles à cinq ou six étages de colonnettes et d’arceaux, ces cloîtres aux légères colonnes incrustées de marbre, et dont quelques-uns ont échappé heureusement aux destructions du XVIe siècle. Bien plus, toute une école d’artistes romains va inaugurer un art à peu près inconnu jusqu’alors et remplir de ses œuvres le centre de l’Italie. Au milieu de cette immense abondance de marbres précieux, dont les fragmens jonchaient la terre, des familles d’artisans, en possession peut-être de certains droits d’exploitation, s’étaient facilement exercées à la sculpture avec mosaïques. La famille des Cosmati s’est fait en ce genre une brillante réputation, qui a duré jusqu’au commencement du XIVe siècle. On peut établir leur généalogie authentique, grâce aux signatures gravées sur leurs ouvrages à Subiaco, Anagni, Cività Castellana et Rome[2]. Dans Rome même, on doit à Laurent les deux ambons de l’église d’Ara Cœli, à Cosme le léger édifice de la chapelle Sancta Sanctorum, du XIIIe siècle, reste unique de l’ancien palais des papes à Saint-Jean de Lateran ; à Jean son fils, contemporain de Boniface VIII, le tombeau de Guillaume Durand, évêque de Mende, dans l’église de la Minerve, et peut-être le cloître de la basilique de Saint-Paul hors les Murs. Rome a conservé de ces intelligens artistes beaucoup d’autres œuvres encore : les belles sépultures des Savelli à l’Ara Cœli, l’élégant ciborium de Sainte-Marie in Cosmedin, des pavages d’églises, des candélabres, des tabernacles. Tout visiteur se rappelle quel agréable contraste ces restes délicats de l’art du moyen âge présentent entre les majestueuses ruines antiques et les fastueux édifices de la seconde renaissance. Toutefois, à la vue de la prodigieuse quantité de fragmens précieux employés pour ces différens ouvrages, on est obsédé de la pensée du pillage impitoyable et permanent qui s’est fait des édifices classiques : c’est en parcelles qu’ont été réduits les riches matériaux de l’ancienne Rome, quand on ne les a pas entièrement détruits dans les fours à chaux. Et ce moyen âge romain sera lui-même impitoyablement poursuivi et ravagé par les grands artistes du XVIe siècle, puis par leurs fastueux disciples des époques suivantes.

Pendant que les Cosmati donnaient naissance à une première école moderne d’artistes romains, que devenait le soin des monumens antiques? On ne saurait méconnaître l’importance du décret émis par le sénat, le 27 mars 1162, en faveur de la conservation de la colonne Trajane. Il est vrai que, par ce même acte, on confirmait aux religieuses de Saint-Cyriaque la possession de cette colonne, et l’on peut bien croire que le sénat avait pour principal but de sauvegarder une simple propriété de couvent. Cela n’empêche pas qu’il n’y eût dans le décret quelques expressions générales de véritable respect : l’honneur de l’église et de tout le peuple romain était intéressé, disait-on, à ce que la colonne Trajane demeurât intacte jusqu’à la fin du monde: est ad honorem ipsius Ecclesiœ et totius populi romani integra et incorrupta permanent dum mundus durat; et l’on menaçait de la confiscation ou même du dernier supplice quiconque y porterait atteinte. La colonne de Marc-Aurèle était de même la propriété des religieux de San Silvestro in capite, et l’on menaçait aussi de l’anathème tout violateur de leur droit.

Encore à la fin du XIIIe siècle, Dante nous est témoin que les grands esprits eux-mêmes ne savaient ni comprendre ni remarquer les grands monumens de l’antiquité classique. Il en avait pourtant vu beaucoup dans ses voyages au-delà des Alpes, et en particulier dans le midi de la France ; à peine mentionne-t-il les sépultures d’Arles et de Pola. Pas un mot sur le célèbre amphithéâtre de cette ville de Vérone où il avait vécu exilé. Pour ce qui est de Rome, il a bien décrit en quelques vers de quelle stupeur les Barbares, au premier aspect de sa grandeur imposante, avaient dû être saisis; mais c’est tout au plus si la vue de ses merveilles lui inspire une allusion à ce bas-relief auquel se rattache la célèbre légende de la clémence de Trajan. Il a fait quelques mentions, de la pigna du Vatican, du pont Saint-Pierre, du Monte Malo (aujourd’hui le Monte Maria), du Lateran, du Vatican; mais comment comprendre que la majesté des grandes ruines ait été comme inaperçue pour lui? — Quant à Pétrarque, cartes il a déployé un zèle méritoire à la recherche des manuscrits de l’antiquité, envoyant partout des émissaires, en Italie, en Allemagne, en France, en Espagne, en Grèce, retrouvant les Institutions oratoires de Quintilien, une partie de la correspondance et plusieurs discours de Cicéron; il a recueilli avec un soin très louable cette collection de médailles des empereurs qu’il offrit en présent à Charles IV ; il a écrit en l’honneur de Rome et de ses souvenirs plusieurs de ses lettres, et notamment celle à Jean Colonna de San Vito, bien souvent citée. On peut dire cependant, — M. de Rossi l’a démontré dans un ingénieux mémoire, — que sa science de l’histoire romaine est apprise, non sur les monumens, mais dans les livres, et que sa science archéologique et topographique est presque entièrement puisée dans les Mirabilia. C’est là que Dante a pris son souvenir de Trajan ; c’est de là que Pétrarque emprunte des confusions et des erreurs traditionnelles peu dignes de lui. Il croit, avec le vulgaire, que la colonne dédiée à Trajan est le tombeau de cet empereur, et la pyramide de Cestius celui de Rémus, quand les inscriptions de l’un et l’autre monument l’auraient si facilement instruit. Il appelle les thermes de Caracalla Palatium Antonini, le monument de l’eau Julia Cimbrum Marii ; le Panthéon d’Agrippa temple de Cybèle : on reconnaît les désignations arbitraires que les Mirabilia ont mises en usage, et que banniront les premières lumières d’une critique nouvelle. Dante et surtout Pétrarque avaient aidé au progrès littéraire et critique, mais sans en recueillir pour eux-mêmes les premiers résultats[3].

Ce fut un très célèbre contemporain et ami de Pétrarque, ce fut le tribun Rienzi, qui, exalté au souvenir de l’ancienne république, et méditant dans son âme inquiète de la faire revivre, sut distinguer de quel secours les témoignages des monumens appuieraient ses évocations populaires. Sincèrement épris de cette étude pour elle-même, il s’appliquait tout le jour, dit son biographe, à interpréter le marbre et la pierre ; il était seul, paraît-il, à savoir comprendre les inscriptions : non era altri che sapesse legere li antichi pataffi. On sait quel usage il fit de sa science incomplète, et comment il se servit pour ses desseins d’une des plus célèbres inscriptions, la Loi royale, retrouvée par lui sur une plaque de bronze que Boniface VIII avait encastrée dans l’autel de Saint-Jean de Lateran. M. de Rossi a démontré qu’il fut l’auteur de ce recueil épigraphique qu’on avait cru devoir attribuer à Nicolas Signorili, secrétaire du sénat de Rome au commencement du XVe siècle. Par un si intéressant travail, Rienzi s’est rendu maître d’une nomenclature toute nouvelle, bien plus authentique et plus voisine de la réalité que celle des Mirabilia ; il a enseigné à ses contemporains que les débris de l’antiquité parlaient d’eux-mêmes et qu’il fallait en étudier le langage ; il s’est placé en un mot à la tête d’un mouvement de saine érudition qui allait occuper une grande place dans la rénovation intellectuelle, et transformer ou plutôt créer l’étude attentive et respectueuse des anciens monumens.

Le XIVe siècle a été dans le centre de l’Italie un temps de continuelle anarchie politique et civile. C’est pourtant dès le début de cette période que se montre dans Rome un sérieux progrès des arts auxiliaires de l’architecture. Giotto y est venu de 1298 à 1300. Sa célèbre mosaïque de la Navicella, après avoir orné l’atrium de l’ancienne basilique de Saint-Pierre, est tellement transformée aujourd’hui par les restaurations successives qu’on n’y peut apprécier de l’artiste que le dessin général; mais on peut admirer dans l’archive capitulaire ses belles miniatures du manuscrit de la Vie de saint George, et dans la sacristie, à côté de quelques œuvres de Melozzo da Forli, sept fragmens de peintures qu’il avait préparées pour le maître autel. Le même cardinal Jacopo Stefaneschi, vrai Mécène romain, qui lui avait commandé ces différens ouvrages, lui fit exécuter aussi, dans l’église de Saint-George au Vélabre, des fresques qui ont entièrement péri. De celles qu’il exécuta à Saint-Jean de Lateran, il ne reste dans cette basilique qu’un seul fragment sur un pilastre : le portrait du pape Boniface VIII. Il n’en est pas moins évident que Giotto a beaucoup travaillé dans Rome et qu’il y a exercé une remarquable influence, attestée par toute une école. De cette école on retrouvait il y a quelques mois d’intéressantes peintures dans l’abside de Saint-Sixte le Vieux, sur la voie Appienne, et on en retrouvera d’autres encore à mesure qu’on fera disparaître çà et là le badigeon moderne. Jean, l’un des Cosmati, en fut membre ; mais le plus célèbre disciple de Giotto à Rome fut Pietro Cavallini, le seul artiste que l’histoire de la peinture romaine puisse enregistrer pendant le XIVe siècle, alors que la gloire du maître florentin est continuée dans le reste de l’Italie par Taddeo Gaddi, Orcagna, Simon Memmi et tant d’autres. Vasari énumère beaucoup d’œuvres de Cavallini, à Rome, à Assise, à Orvieto ; il raconte qu’il avait conquis l’admiration générale, que ses crucifix et ses vierges opéraient des miracles; malheureusement il ne cite à ce propos aucun témoignage authentique, et nous ne savons sûrement de Cavallini que deux choses : il travaillait à Naples en décembre 1308, au service du roi Robert, et M. de Rossi a retrouvé son monogramme sur la mosaïque inférieure de l’abside de Sainte-Marie du Transtévère.

En vain le retour de Grégoire XI en 1377, grâce aux instances de Pétrarque, de Catherine de Sienne et de la population romaine, avait-il mis fin à la « captivité de Babylone » ; l’anarchie n’en continuait pas moins dans Rome et dans l’église. Les prétentions armées des antipapes, les agitations populaires créées par les hérésies, les oppositions des conciles font encore des dernières années du XIVe et des premières du XVe siècle une période profondément troublée. La double énergie de la renaissance, qui ranima alors le respect de l’antiquité et en même temps excita un art vraiment moderne, n’en est que plus remarquable. — C’est le commencement de ce XVe siècle, c’est le pontificat de Martin V, date des plus grands efforts de la cour de Rome pour mettre un terme définitif à tant de troubles, que M. Müntz a choisi comme point de départ dans ses études sur la première renaissance proprement dite. Nous avons dit comment son livre est disposé, avec quelle sage méthode les informations inédites viennent s’y ranger à chaque page. Recherchons avec lui ce que les papes de cette période, sous l’impulsion d’un esprit nouveau, ont prodigué d’efforts et d’ardeur pour la restauration des œuvres subsistantes de l’antiquité, pour la construction de nouveaux édifices d’après les principes d’une architecture indépendante et originale, et pour tout le développement des arts multiples que le soin et la décoration des grands monumens entraînent à leur suite.


II.

Qu’il y ait eu vraiment une renaissance romaine dès le moyen âge, cela n’est pas douteux pour qui observe le grand nombre d’ouvrages originaux d’architecture et de sculpture que Rome a conservés du XIIe et du XIIIe siècle, quoique mutilés et le plus souvent anonymes. Si aux deux siècles suivans la plupart de ses artistes lui viennent du dehors, de l’Ombrie, de la Toscane, de Naples, c’est pour qu’elle les fasse siens par sa puissante influence. Ils contemplent ses arcs de triomphe, ses colonnes, ses sarcophages ; ils se trouvent par elle face à face avec l’antiquité, et sortent de ce commerce agrandis et transformés. Raphaël n’étudiera pas seulement les peintures des thermes de Titus ; en mesurant une à une les principales ruines, il se pénétrera de l’incomparable grandeur de Rome, et il exécutera ces fresques souveraines du Vatican, où la force du génie esthétique égale la hauteur de la conception. Michel-Ange n’eût pas trouvé ailleurs l’inspiration du Moïse, celle du plafond de la Sixtine et de la coupole de Saint-Pierre. De telles œuvres ont été l’expression la plus intense et la plus élevée du mouvement général de la renaissance italienne. Toute une école romaine venue à la suite sera marquée au sceau du grand goût, de l’ampleur et de la dignité.

Le pape Martin V (1417-1431) était Romain et Colonna : double motif pour que, après les discordes à peine suspendues où sa famille et lui-même avaient été si cruellement mêlés, il résolût de ramener un peu d’ordre, quelque repos et quelque paisible activité dans Rome. Il rétablit tout d’abord, par une bulle restée célèbre, cette ancienne magistrature des magistri viarum, pontium, œdificiorum, etc., dont il serait si intéressant de pouvoir reconstruire le passé. Il décrivait lui-même avec énergie, pour motiver ce rétablissement, l’abandon et l’anarchie de Rome : les statues brisées jonchaient la terre, destinées à faire de la chaux, ou bien servant de bornes dans les rues et de marchepieds pour monter à cheval; les plus beaux des monumens antiques étaient envahis et dégradés par une populace qui y installait sans scrupule ses pauvres et sales demeures, ses boutiques, ses écuries, ses hangars, ses étables. Les grands n’étaient pas beaucoup plus retenus ; ils y construisaient leurs magasins et leurs celliers en même temps que leurs forteresses. Cependant beaucoup d’édifices chrétiens dans Rome étaient déjà en possession d’une antiquité relative qui avait ses droits; le pape y ordonna des réparations de détail, et saisit l’occasion pour prodiguer de sérieux encouragemens aux diverses branches des beaux-arts. Il aimait en particulier la basilique de Saint-Jean de Lateran, où subsiste un pavage en mosaïque qui date de lui; ce fut justice que dans cette même basilique fût placé son tombeau en bronze, œuvre de ce Simon désigné à tort par Vasari comme frère de Donatello. Il appela pour ces travaux, à défaut d’artistes romains, quelques-uns de ces habiles maîtres qui faisaient alors la gloire de Florence, de Sienne ou de l’Ombrie. Il employa ainsi Gentile da Fabriano et Vittore Pisanello; il acheta de Rogier van der Weyden le célèbre petit tableau d’autel qui se trouve aujourd’hui au musée de Berlin. Masaccio trouva en lui un zélé bienfaiteur, mais seulement sans doute après être devenu déjà célèbre par ses peintures de la chapelle des Brancacci au Carmine de Florence. Les documens d’archives paraissent en effet démontrer que ce grand artiste, contrairement au témoignage de Vasari, n’a quitté Florence que dans ses dernières années, et qu’arrivé à Rome, il y est mort en 1428 ou au plus tard en 1429. Aussi quelques-uns des meilleurs juges, M. Henri Delaborde par exemple, n’admettent-ils pas qu’il ait pu composer après de si belles œuvres les peintures de l’église Saint-Clément à Rome, représentant des scènes de la vie de sainte Catherine, peintures intéressantes à coup sûr par leur cachet florentin, si aimable à rencontrer parmi les œuvres romaines, mais inférieures, pense-t-on, à ce que le maître devait donner alors, et pour lesquelles il semble d’ailleurs que le temps aurait dû lui manquer[4].

C’est toujours un sujet d’admiration pour l’historien de voir à la fin du moyen âge les arts et les lettres prospérer dans les divers états de l’Italie, alors même que ces états se trouvaient en proie aux guerres civiles et étrangères, tant devenaient irrésistibles et féconds l’essor intellectuel, le sentiment esthétique, l’ardeur de civilisation qui, sous l’empire d’un merveilleux concours d’influences lointaines et profondes, allaient animer cette contrée privilégiée. Il en fut ainsi pour Rome pendant le XVe siècle. Eugène IV, qui eut après Martin V un pontificat de seize années politiquement très agitées, de 1431 à 1447, était un homme d’esprit et de goût, qui entretenait de fréquens rapports avec les principaux humanistes, le Pogge, Léonard d’Arezzo, Aurispa, Flavio Biondo, George de Trébizonde, Cyriaque d’Ancône. À son instigation et par ses conseils, tout au moins avec ses encouragemens et son approbation, plusieurs d’entre eux adoptèrent Rome elle-même, son passé, ses ruines, l’état présent de ses édifices, pour sujets de leurs études spéciales. Il y avait du reste un mouvement déclaré en ce sens. Nous avons nommé Rienzi ; peu d’années après lui, en 1375, un médecin padouan, Giovanni Dondi, visitait Rome, et ses notes, qui subsistent dans un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise[5], sont d’un voyageur intelligent et sérieux. Il n’est pas exempt des confusions et des erreurs familières à son époque ; mais il réagit par un soin habituel d’exactitude et de critique. Quand il décrit un monument, il en donne les dimensions, il en compte les colonnes, il en copie de son mieux les inscriptions. En 1507, Brunellesco et Donatello prennent de même les mesures des thermes, des cirques, des temples, des basiliques. Le Pogge, écrivain pontifical depuis 1402, et qui le resta pendant huit pontificats, compose, lui aussi, sous Martin V, une précieuse description de Rome. — Eugène IV protégera de même Flavio Biondo, qu’on peut appeler l’un des créateurs de la science archéologique, car il s’appliqua l’un des premiers à la comparaison des monumens et des textes. Son livre, intitulé Roma instaurata, qu’il dédia en 1447 au pontife, est d’un grand intérêt, parce qu’il offre pour la première fois une étude topographique et un essai de restitution critique. À peine retrouve-t-on chez lui, à propos des sanctuaires chrétiens, quelques traits empruntés aux Mirabilia, avec lesquels son ouvrage n’a d’ailleurs aucun rapport. Il devait publier quelques années plus tard une utile description de l’Italie, Italia illustrata, d’après l’ancienne division en régions, puis un dernier ouvrage, Roma triumphans, où il esquissait avec une variété de connaissances remarquable pour son temps ce que nous appellerions aujourd’hui un traité d’antiquités romaines. — Cyriaque d’Ancône s’appliquait aussi au dessin scientifique des édifices de Rome. C’était le même ardent et dévoué antiquaire qui voyageait par toute l’Europe, et jusqu’en Asie et en Afrique, à la recherche des monumens, des inscriptions, des pierres gravées et des sculptures antiques. — Bernardo Ruccellai, l’illustre Florentin, beau-frère de Laurent de Médicis, donnait dans son principal ouvrage. De urbe Roma, l’exemple d’une critique et d’une précision élégante qui peuvent sembler aujourd’hui toutes modernes. — Pomponius Lætus enfin, épris de Rome et de ses antiquités, célébrait avec les savans membres de son académie, dans sa petite maison du Janicule, la fête des Palilia, jour anniversaire de la fondation de la ville éternelle. — Il était évident que Rome, voilée et méconnue pendant tant de siècles, retrouvait peu à peu un prestige accru et transformé, inspirant le respect par ses ruines, et, par sa parure chrétienne du moyen âge, exerçant un nouvel attrait. Le bruit se répandit un jour, pendant la seconde moitié de ce XVe siècle, qu’on avait retrouvé sur la voie Appienne un sarcophage antique où était ensevelie Tullie, fille de Cicéron ; le corps, demeuré intact, répandait, assurait-on, une odeur embaumée, il brillait d’une douce lueur, il respirait en dépit du temps dans la mort, — ou dans le sommeil, — la fraîcheur de la jeunesse. La foule émerveillée se pressa vers ce spectacle, et l’esprit public ne manqua pas d’y voir un symbole de l’antiquité classique ou de Rome même, comme rafraîchie dans son apparent repos et annonçant son prochain réveil.

Eugène IV seconda ces tendances nouvelles ; il encouragea les recherches des humanistes et des antiquaires, et en même temps il appela autour de lui d’habiles artistes. M. Müntz a publié à ce sujet de très curieux documens d’archives, qui montrent Angelico da Fiesole préludant dès lors, par des travaux aujourd’hui disparus, à ceux de la célèbre chapelle du Vatican, conservée de nos jours, qu’il devait commencer dès l’avènement de Nicolas V. Eugène IV eût employé Donatello, l’illustre Florentin, si les troubles civils et religieux n’étaient venus le contraindre une fois encore à s’éloigner. Il accueillit notre grand artiste français du XVe siècle, Jean Fouquet, qui exécuta, pour la sacristie de la Minerve, où on ne le retrouve plus, le portrait de ce pontife assisté de deux de ses familiers.

On doit à Eugène IV, pour ce qui concerne les monumens antiques, un double travail très méritoire. Ce fut en premier lieu une intelligente restauration du Panthéon. L’admirable coupole, ébranlée par les tremblemens de terre, fut consolidée ; ses majestueuses colonnes furent délivrées des misérables habitations qui s’y appuyaient, et ses abords furent dégagés. On trouva dans le sol, à cette occasion, d’abord la grande urne de porphyre qui resta si longtemps en face de la principale entrée, et qui sert maintenant au tombeau de Clément XII à Saint-Jean de Lateran, puis un des deux lions que Sixte-Quint fit placer à sa fontaine de l’Acqua Felice, et enfin des débris en bronze, un morceau d’une tête d’Agrippa, une jambe de cheval et un fragment de roue, ce qui fit soupçonner, dit Flaminio Vacca dans ses intéressans souvenirs de fouilles, écrits à la fin du XVIe siècle, qu’au fronton de la Rotonda on voyait jadis Agrippa triomphant sur un char de bronze, avec des lions aux deux angles. — Eugène IV chercha en outre à soustraire le Colisée aux injures de la multitude, en l’enfermant dans une même enceinte avec le couvent de Sainte-Françoise Romaine ; mais après sa mort, les Romains jetèrent bas les murs, et le Colisée redevint un lieu public exposé à toutes les profanations.

Il est d’ailleurs très vraisemblable que ce pape s’est occupé plus volontiers encore des églises et des basiliques que des monumens anciens. Son principal effort fut pour Saint-Pierre. Cette basilique vénérable entre toutes comptait déjà une réelle antiquité ; elle avait déjà son histoire, que Maffeo Vegio et plus tard l’archiviste Grimaldi devaient écrire[6]. Fondée par Constantin sur l’un des côtés du cirque de Néron, elle avait envahi peu à peu plusieurs sanctuaires voisins, et était devenue l’objet des soins de plusieurs papes. La première renaissance, avec des artistes tels que Mino da Fiesole, allait y compter de belles œuvres. Une des plus intéressantes, sinon des plus remarquables au point de vue de l’art, fut la porte de bronze par laquelle Eugène IV voulut remplacer l’ancienne porte ornée d’argent que les anciens papes avaient consacrée, mais que le temps et les rapines avaient ruinée.

C’est après avoir vu la célèbre porte de Ghiberti à Florence que le pape commanda cet ouvrage à un autre artiste florentin, Antonio Filarete ; mise en place le 26 juin 1445, elle forme encore aujourd’hui l’entrée principale, au prix de quelques additions ordonnées par Paul V Borghèse en 1619 pour l’ajuster aux dimensions de l’église moderne. Vasari a beaucoup médit à ce sujet ; mais s’il connaît l’auteur de la porte de bronze, pour avoir souvent consulté ou copié ses livres sur l’architecture, il connaît bien mal cette œuvre-ci, car il fait d’étranges erreurs en la décrivant ; son nouvel éditeur, le savant M. Gaetano Milanesi, proteste avec raison contre son jugement tout au moins peu réfléchi. Comme œuvre d’art, la porte de bronze de Saint-Pierre reste assurément à une grande distance de son modèle, cela n’est pas douteux ; mais elle n’en offre pas moins un sérieux intérêt. D’abord elle témoigne d’une façon éclatante que les Italiens, après avoir perdu l’art du bronze, l’avaient entièrement retrouvé. L’antiquité leur avait laissé en ce genre de beaux modèles, tels que la majestueuse porte du Panthéon, avec ses deux grands pilastres et ses clous richement ornés, la porte de l’église des Saints-Cosme et Damien, celle de Saint-Jean de Lateran, jadis placée, dit-on, à l’église de Saint-Adrien du forum, et que quelques-uns croient avoir appartenu à la basilique Émilienne. Pendant la seconde moitié du XIe siècle, les églises d’Amalfi, du Mont-Cassin, du mont Saint-Ange au Gargano, obtiennent de la libéralité d’une riche et pieuse famille amalfitaine des portes de bronze, mais qui sont fabriquées à Constantinople. C’est de là aussi et des mêmes donateurs qu’est venue, en 1070, celle de Saint-Paul hors les Murs, près de Rome, dont les cadres gravés, munis primitivement d’argent et d’or, représentent les Apôtres, les Prophètes et la Vie du Christ. Atteinte par le célèbre incendie de 1823, elle est conservée aujourd’hui dans les magasins de la basilique, à la façade de laquelle l’habile architecte M. Vespignani, qui l’a restituée, compte bien la replacer[7]. La porte de bronze de l’église de Salerne, de 1084, est encore de fabrication byzantine ; mais, dès le commencement du XIIe siècle, à Canosa dans la terre de Bari, à Saint-Marc de Venise, et puis à Troia, à Trani, à Ravello, à Monréal, à Bénévent, à Vérone[8], de nouvelles portes de bronze sont dues à des artistes italiens, Roger d’Amalfi, Oderisius de Bénévent, maître Barisanus de Trani. Parfois encore imitateurs serviles et maladroits des artistes de Constantinople, ils redeviennent bientôt indépendans ou même originaux.

La porte de bronze de Saint-Pierre offre encore un autre intérêt par ses représentations savantes, où l’on reconnaît un siècle d’effort littéraire et d’érudition. Il y a là plusieurs énigmes dont la solution pourrait bien avoir une certaine importance au point de vue de l’histoire littéraire du XVe siècle, mais qui resteront sans doute inexpliquées jusqu’à ce que les archives nous rendent quelque manuscrit de l’auteur traduisant ses propres vues. Pour tout dire, cet ouvrage du XVe siècle est fort peu connu, bien qu’il mérite de l’être. Qu’on nous permette d’y insister, ne serait-ce que pour montrer par un seul exemple combien de problèmes se présentent à chaque pas dans Rome pour l’observateur attentif, et particulièrement pour l’historien de la renaissance.

Il y a, sur la porte de bronze de Saint-Pierre, sans compter la riche bordure entourant chacun des deux vantaux, quatre grands cadres, deux petits, et quatre bandes dans les intervalles. En haut, le Sauveur d’un côté et la Vierge de l’autre, assis sur des trônes. Au-dessous, saint Paul tenant le glaive et ayant à ses pieds le vase mystique, le « vase d’élection, » d’où sort la fleur où se pose la colombe; en regard, saint Pierre debout, qui remet les clés au pape agenouillé. — Un premier trait peu remarqué, et que Pistolesi par exemple, dans son grand ouvrage en huit volumes in-folio sur Saint-Pierre et le Vatican, passe entièrement sous silence, bien qu’il ait son intérêt spécial, c’est que chacun des deux derniers sujets est entouré en partie par une bande portant des caractères orientaux. Il y en a de pareils aux nimbes des deux apôtres. Comment concevoir ici des inscriptions arabes, et comment faut-il les interpréter? — La réponse est facile : ces caractères n’offrent aucun sens par eux-mêmes; on a simplement ici un exemple de ce motif de décoration que l’art de l’Occident aimait alors à emprunter aux œuvres orientales ou siciliennes : on se rappelle, dans les peintures de la même époque, les vêtemens de madones aux franges pareillement ornées de caractères arabes, sans nulle signification littérale.

La partie inférieure a d’abord deux grandes scènes avec beaucoup de personnages. D’un côté, le jugement de saint Paul, citoyen romain, son supplice en cette qualité par le glaive, et son apparition à Plautilla : il lui rend le voile que, suivant la légende, il a reçu d’elle pour se couvrir les yeux au dernier moment. Sur la lisière d’un bois, un lion dévore un chevreuil, symbole assez fréquent du martyre. En face du supplice de saint Paul l’artiste a placé le supplice de saint Pierre. Une troupe armée emmène l’apôtre, les mains liées, en présence de l’empereur, au bruit des trompettes, et on l’attache sur la croix, la tête en bas. Le plus intéressant ici est la manière dont l’auteur a voulu faire entendre quel fut le lieu de la scène. Il l’a désigné par plusieurs monumens. Le premier, à droite du spectateur, est une petite pyramide, très ornée, et qui porte encore des traces d’or et de pâtes de couleur. Un peu à gauche, on voit un grand arbre, puis un édifice circulaire sur une large base carrée, avec des colonnes et plusieurs étages; et enfin une pyramide plus haute que la première, et à laquelle est adossée une déesse de Rome, tenant de la main gauche une statuette de Pallas. — Nous reconnaissons facilement que l’artiste a voulu représenter par l’édifice circulaire le château Saint-Ange, non pas tel qu’on le voyait en 1445, car il lui donne une forme très différente de celle que reproduisent d’autres œuvres contemporaines : évidemment c’est l’ancien tombeau d’Adrien qu’il a entendu nous montrer, sans nul respect de la chronologie. L’arbre, c’est le célèbre térébinthe auprès duquel la tradition prétend que le supplice a eu lieu ; les souvenirs effacés du moyen âge l’ont quelquefois transformé en un monument ainsi désigné. Quant aux deux pyramides, l’artiste reproduit sans nul doute deux tombeaux anciens, qui subsistaient, quoique ruinés, de son temps. L’un nous est assez bien connu : c’est celui qu’on appela au moyen âge tantôt le tombeau de Scipion l’Africain, tantôt le tombeau ou bien la Meta de Romulus. Dès le VIIe siècle, un pape l’avait dépouillé de ses marbres pour en orner le parvis de la basilique ; Alexandre VI le fit à peu près entièrement disparaître. Nul doute que Filarete n’ait eu l’intention de représenter ainsi ce qu’il croyait correspondre aux deux metae du cirque de Néron, entre lesquels la tradition plaçait l’épisode du martyre ; le térébinthe était de même imposé par la légende ; quant au château Saint-Ange, il aura été ajouté comme étant l’édifice le plus connu pour désigner aux hommes du XVe siècle la partie de la ville où il fallait chercher le lieu de la scène, — C’est d’ailleurs un problème difficile que de savoir quel a été l’endroit du supplice de saint Pierre ; une des solutions les moins probables paraît être celle qui choisit le Janicule et particulièrement ce lieu, voisin de l’église Saint-Pierre in Montorio, où s’élève l’élégant édicule de Bramante. Saint Pierre n’étant pas citoyen romain, ne devait pas être mis à mort dans l’enceinte de Rome ; or le Janicule faisait depuis longtemps partie de la ville. Bien entendu, c’est cette solution invraisemblable qu’ont adoptée les guides à Rome ; ils montrent le lieu précis où, suivant eux, la croix était fixée. — Ajoutons que la mauvaise interprétation des mots inter duas metas devait être admise depuis longtemps, puisque, cent cinquante années avant Filarete, Giotto l’adoptait déjà : sur la peinture, provenant de la confession de l’ancienne basilique, que l’on peut voir dans la sacristie actuelle, il représente pour la même scène précisément les mêmes édifices.

Aux souvenirs des temps apostoliques succèdent, dans les quatre bandes entre les cadres inférieurs, des épisodes d’histoire contemporaine, ceux qui ont illustré le pontificat d’Eugène IV. L’empereur d’Orient, Jean Paléologue, arrive à Ferrare, où le concile de Bâle s’est transporté ; l’union des deux églises est proclamée à Florence ; l’empereur Sigismond est couronné à Rome des mains du pape ; les Jacobites éthiopiens, par leurs ambassadeurs, viennent faire union avec l’église romaine, etc. Nul doute qu’il ne puisse y avoir un grand profit pour l’antiquaire et l’historien à observer attentivement les attitudes et les costumes de tous ces divers personnages.

Ce n’est pas tout. Aux rinceaux élégans qui forment l’encadrement de toute l’œuvre sont mêlés de petits sujets qui témoignent de l’érudition toute classique de cette époque. La mythologie, les fables d’Ésope, les Métamorphoses d’Ovide, l’histoire romaine, en sont les principales sources. Léda, Ganymède, Io, les travaux d’Hercule, Romulus et Rémus avec la louve, l’enlèvement des Sabines, Clélie, Adam et Eve, tout cela, figuré avec un talent très inférieur assurément à celui de Ghiberti, atteste du moins une grande abondance de souvenirs et une imagination facile. On a conjecturé que ces entourages, offrant des représentations païennes pour la plupart, devaient être quelque débris antique, réuni après coup à l’œuvre de Filarete. Rien de moins vraisemblable : l’unité du travail paraît évidente. Bien plutôt retrouverait-on, si l’on savait expliquer toutes ces petites scènes, certaines curieuses influences de la littérature romanesque ou morale de ce moyen âge romain, que l’on commence seulement de nos jours à bien étudier.

Un dernier trait peu connu, tout spontané et naïf, fera pardonner à l’auteur de la porte de bronze son érudition un peu pédante. Entrez dans la basilique, et, par derrière la porte, au coin le plus obscur, tout en bas à droite, cherchez une petite bande de bronze avec un sujet en bas-relief, ce que Vasari appelle una storietta di bronzo. C’est la signature de l’artiste. Deux personnages, aux deux extrémités de cette sorte de frise, sont montés l’un sur un cheval ou un mulet, l’autre sur un dromadaire[9] ; rien n’indique s’il faut y voir Antonio et son collaborateur Simon Ghini. Entre eux se placent, reliés par une danse joyeuse, et les mains dans les mains, sept vigoureux compagnons : Antonio paraît être celui qui mène le chœur : il tient un compas; on lit au-dessous de ce personnage cette inscription : Antonius el discipuli mei. Une devise latine domine toute la scène : Ceteris opere pretium fastus summusve mihi, ce qui paraîtrait signifier : « L’argent pour les autres, l’honneur pour moi! » Si tel est le sens, voici comment nous interprétons la scène : content d’avoir terminé, Antonio chevauche et se promène avec les siens dans la campagne. Son langage est fier à l’égard des hommes, mais son humilité est profonde et sincère devant Dieu : il a pris pour lui la dernière place, à l’intérieur du temple, dans la poussière et dans l’ombre, presque sous les pieds du premier venu[10].

Quels qu’aient été les mérites de Martin V et d’Eugène IV envers Rome monumentale, c’est assurément Nicolas V (1447-1455) qui a été, parmi les papes, le premier vrai représentant de la renaissance, soit par la considérable série de ses entreprises, soit par la grandeur de ses conceptions et la hauteur de ses vues. M. Müntz a dépeint en d’excellentes pages l’ardeur incomparable de ce pontife. « On le voit occupé sans cesse, dit-il, à prodiguer ses faveurs à presque toutes les branches de l’art. En même temps que ses constructions s’élèvent avec une rapidité vertigineuse, il réunit et dresse une véritable armée de peintres, de verriers, de calligraphes, d’enlumineurs, d’orfèvres, de brodeurs. Il installe à Rome un atelier de tapisseries; il envoie dans les différentes parties de l’Europe des agens chargés de lui rapporter ce qu’ils trouveront de rare ou de précieux en tout genre... Un mélange de rares qualités fait de lui la personnification la plus complète de la renaissance sur le trône pontifical. Son amour pour la littérature classique, les sacrifices immenses qu’il s’imposa pour créer au Vatican une bibliothèque sans rivale; dans un autre ordre d’idées, la reconstruction de la basilique de Saint-Pierre et du palais du Vatican, ses projets grandioses pour la transformation de la ville éternelle, de ses rues et de ses places, sont autant de titres qui lui assignent le premier rang parmi les protecteurs des arts et de l’humanisme. Il a été donné à d’autres de laisser des traces plus durables de leur activité. Les monumens qui proclament la gloire de Jules II et de Léon X sont plus nombreux que ceux sur lesquels on lit le nom de Nicolas V; mais, outre que Jules II et Léon X n’ont fait que suivre la voie inaugurée par celui-ci, leur programme ne saurait se mesurer avec le sien ; on n’y trouve pas au même degré la grandeur en quelque sorte épique de la conception, ni cette jeunesse, cette fraîcheur d’impression, cet enthousiasme naïf qui prêtent tant de charme à la période si justement appelée la première renaissance. » Voilà qui est très juste et très bien dit : Nicolas V était animé en effet du propre esprit de ce temps, qui invoquait l’air et la lumière ; il voulait refondre, pour ainsi parler, la ville de Rome ; il voulait en aligner et en élargir les rues, dégager les abords des places publiques, relier ces places entre elles au moyen de portiques sous lesquels on circulerait à l’abri du soleil et de la pluie, couvrir les ponts de galeries ouvertes, rebâtir les murs extérieurs, restaurer les quarante églises-stations, faire du Borgo, voisin de Saint-Pierre, une cité à part, reconstruire enfin le palais du Vatican et la basilique. La réédification de la ville avait commencé aussitôt après le retour des papes ; mais certains des quartiers nouveaux ne devaient prendre forme que sous Nicolas V. Par exemple le campo di Fiore, ouvert près du palais Farnèse actuel sur les ruines du Théâtre de Marcellus, était encore, vers la fin de ce pontificat, un lieu abandonné au bétail, quand le cardinal camerlingue, qui habitait tout auprès, à San-Lorenzo in Damaso (le palais de la Chancellerie), fit paver cette plage du Tibre. Les habitations s’y multiplièrent promptement ; une des plus anciennes hôtelleries de Rome, l’Albergo del Sole, où descendaient à la fin du XVe siècle les plus nobles voyageurs, y subsiste encore de nos jours. De la même époque datent le palais Capranica, un des plus curieux spécimens de la fin de l’architecture gothique à Rome, l’église Sant’Onofrio du Janicule, sur l’autre rive du Tibre, et bien d’autres édifices.

Il faut lire dans la Vie des deux Rossellini par Vasari quel était l’immense projet de Nicolas V sur le Borgo. Pour éviter les invasions et les surprises qui avaient continué de frapper ses prédécesseurs immédiats, profitant d’ailleurs de l’état d’abandon et de ruine où les désordres civils avaient mis cette partie de la cité, il avait résolu de construire entre le pont Saint-Ange et la limite extrême du Vatican une résidence fortifiée où le pape habiterait avec toute sa cour et une population d’artisans, d’employés, de scribes, de moines, de prêtres, qui devrait se suffire à elle-même. Il y aurait eu de vastes cours, des jardins, des portiques, des fontaines, des bibliothèques et même un théâtre, tout l’appareil nécessaire pour faire bonne figure, bien recevoir les ambassadeurs étrangers, et couronner dignement chez soi les empereurs d’Allemagne ; c’eût été une sorte de paradis à la manière des pays orientaux, et dans lequel, sans redouter le contre-coup des discordes extérieures, le pontife aurait donné au monde l’exemple d’une vie sainte et pure, d’une puissance majestueuse et respectée. — Ne reconnaît-on pas à de telles conceptions l’ardeur intempérante du XVe siècle ? C’est de tels plans imaginaires que sont remplis certains livres de ce temps, comme le Songe de Poliphile, le Traité de l’Architecture d’Antonio Filarete, encore inédit, etc. Cette effervescence des esprits, leur impatience et leur enivrement se montraient dans le domaine des lettres comme dans celui des arts; c’étaient les signes précurseurs de la seconde renaissance.

Nicolas V eût fait des merveilles s’il faut en juger par ce qui nous reste de ses travaux au Vatican. Non-seulement ce pape, ancien bibliothécaire des Médicis, a réellement fondé l’incomparable bibliothèque Vaticane ; mais c’est lui encore qui a fait décorer, par un artiste tel qu’Angelico da Fiesole, cette chambre où M. Müntz reconnaît son oratoire privé ou son cabinet d’étude, son studio. Tout le monde a admiré cette chapelle de Nicolas V, comme on l’appelle aujourd’hui, où le maître, aidé de son élève Benozzo Gozzoli, a représenté la vie de saint Etienne et celle de saint Laurent, précieux débris heureusement échappé aux destructions de la seconde renaissance. Nicolas V avait encore fait venir Piero della Francesca, dont les fresques ont dû disparaître pour faire place aux œuvres de Raphaël, qui cependant les admirait, Benedetto Buonfiglio, un des plus importans prédécesseurs du Pérugin, l’habile Andréa del Castagno, Bartolomeo di Tomaso, un des chefs de l’école ombrienne, et une foule d’autres artistes distingués, dont les travaux devaient orner surtout le Vatican et Saint-Pierre, mais aussi Sainte-Marie-Majeure et le Lateran. Il employa l’illustre Léon-Baptiste Alberti à réparer l’aqueduc de l’Acqua Vergine et à construire la fontaine de Trevi où cette eau devait aboutir. Bernardo Rossellino, Aristote de Fioravante, de Bologne, cet habile architecte si fort admiré pour avoir su transporter une tour sans l’abattre, devinrent ses cliens recherchés et firent grand honneur à son pontificat.

L’ardeur de construction se montre si dominante alors qu’on pense immédiatement aux dommages qui en pouvaient résulter pour les monumens antiques et pour les œuvres délicates du moyen âge. C’est ce qui fait aussi qu’on est tenté, ce semble, de ne pas être aussi sévère que l’a été M. Müntz pour un pontife tel que Pie II. Il le blâme d’avoir voulu bâtir de préférence à Corsignano, sa patrie, la même ville qui de lui s’est appelée Pienza, et dans Sienne, berceau de sa famille, Rome étant à ses yeux comme un asile des monumens antiques, qu’il fallait seulement respecter et conserver. — Cette vue pouvait se soutenir cependant ; si elle avait été longtemps suivie, nous aurions sauvé du naufrage beaucoup de précieux morceaux de l’architecture et de la sculpture antiques. La bulle du 28 avril 1462, par laquelle il recommandait en lettré, en humaniste, la bonne conservation et le respect des anciens édifices, méritait d’être mieux comprise et mieux obéie qu’elle ne devait l’être sous les grands papes ses successeurs.

Pie II n’édifia guère dans Rome que des ouvrages destinés à disparaître sous les coups de la seconde renaissance, mais qui se rapportaient tous à d’intéressans souvenirs, dont la trace n’est pas entièrement perdue de nos jours. C’est lui, par exemple, qui construisit dans l’ancienne basilique de Saint-Pierre cette chapelle dédiée à saint André que les papes suivans devaient détruire, mais dont il reste quelques fragmens de sculptures relégués dans les cryptes vaticanes. Cette fondation rappelait un épisode qui n’avait pas dû sortir si tôt des mémoires. Dans la journée du 11 avril 1462, le dimanche des Rameaux, Rome tout entière avait accompagné le pape allant en grande pompe recevoir près du Ponte Molle une précieuse relique apportée de Patras par le despote de Morée, parent du dernier empereur Paléologue. La tête de saint André, frère de saint Pierre, compagnon du Christ, apôtre de l’Orient, était pour le pontife comme un symbole aidant à cette prédication de la croisade qui le préoccupait sans cesse. Des mains du cardinal Bessarion elle passa dans celles de Pie II, et fut déposée dans-la confession de Saint-Pierre au milieu des chants de tout un peuple en fête[11].

Pie II avait aussi réparé et embelli l’église de Sainte-Pétronille, voisine de l’ancienne basilique Vaticane, et à laquelle se rattachaient, M. de Rossi l’a montré, de curieux souvenirs, particulièrement intéressans pour la France. Le sépulcre de la sainte des temps apostoliques, révérée sous le titre de fille spirituelle de saint Pierre, reposait dans la catacombe de Sainte-Domitille, où dormaient également les saints Nérée et Achillée, et le culte de la sainte se trouvait être en grand honneur dans Rome quand les rapports des papes avec les rois carlovingiens devinrent très actifs. Le pape Etienne II, s’étant rendu en France pour réclamer de Pépin le Bref une protection contre les Lombards, promit en échange de transporter le sépulcre de la sainte plus près du tombeau de saint Pierre. Pétronille devint dès lors auxiliatrice des princes carlovingiens; la nouvelle église qui la reçut fut désignée comme un monument éternel de la gloire et du nom de Pépin, comme la chapelle des rois de France, qui portèrent le titre de très chrétiens, et déjà peut-être de fils aînés de l’église. Quand les différens sanctuaires furent absorbés par la basilique reconstruite, on y réserva une chapelle, dédiée à sainte Pétronille, dont les souverains de la France furent déclarés protecteurs, où Louis XI fit faire encore d’importans travaux, et sur laquelle notre droit reconnu de patronage n’a point cessé. Quand l’ambassadeur de France à Rome près le saint-siège fait sa première entrée dans la basilique, après avoir révéré le prince des apôtres, il va s’agenouiller dans la chapelle de Sainte-Pétronille[12].

Rien ne subsiste probablement de la tour que ce même pape avait construite auprès de la porte d’entrée du palais du Vatican. Est-ce sur le mur de cette tour que plus tard Raphaël dut peindre une fresque bien singulière, de nature à ne rien ajouter à sa renommée? Un jeune éléphant, nommé Hannon, et qui avait été donné à Léon X par le roi de Portugal, faisait les délices de la cour pontificale et du peuple romain. Un mauvais poète, nommé Baraballo da Gaëta, voulut aller réciter ses vers au Capitole afin de mériter, lui aussi, le laurier qu’avait eu autrefois Pétrarque. On le fit monter sur le dos d’Hannon, dans la cour du Vatican, le pape et les cardinaux assistant des fenêtres à son départ et lui souhaitant bon succès; mais, arrivé au pont Saint-Ange, Hannon, qui n’aimait pas les vaniteux, jeta le mauvais poète à terre. Le pauvre Hannon, estimé tie tous, mourut d’une angine le 8 juin 1512, et Léon X voulut, dit une inscription latine attribuée à Bembo, que Raphaël d’Urbin le reproduisit de grandeur naturelle sur la tour voisine de l’entrée du palais, ad turrem prope portam palatii. On peut voir sur la porte travaillée en tarsia de l’une des chambres de Raphaël au Vatican une représentation de Baraballo monté sur Hannon.

C’est, nous l’avons dit, dans l’intéressante ville de Sienne, où il a construit le palais Piccolomini et la Loggia, et où Pinturicchio, dans la sacristie de la cathédrale, a représenté sa vie, c’est à Corsignano, aujourd’hui Pienza, sa ville natale, tout entière réédifiée par lui, qu’il faut étudier et juger Pie II. M. Müntz a fort bien rappelé combien le nom de ce pontife était cher à l’humanisme. Les écrits d’Æneas Silvius avaient montré un esprit varié, ouvert, intelligent, bienveillant, fortifié par l’expérience de pays et de civilisations diverses, à la fois accessible aux vues nouvelles et pénétré de quelques-uns des plus profonds sentimens du moyen âge.

Paul II (cardinal Barbo) n’eut pas, comme Pie II, les humanistes pour lui; cela seul, en le privant de certains éloges retentissans, lui valut en outre quelques médisances. Peu s’en faut qu’on ne l’ait voulu faire passer pour un ennemi de la renaissance italienne, reproche bien injuste et bien faux. Il est vrai qu’il a permis d’enlever, pour les faire servir à ses propres monumens, les travertins et les marbres du Colisée ; mais ses prédécesseurs n’avaient-ils pas fait de même à Porto, à Ostie, à Tivoli, et aussi à Rome, dans plusieurs quartiers couverts de ruines, que tout le XVe siècle exploita en guise de carrières ? Paul II, il est vrai, chassa de son entourage beaucoup de petits poètes ; il fut beaucoup trop rigoureux contre cette académie de Pomponius Lætus qui se réunissait quelquefois aux catacombes et y inscrivait, par un jeu d’esprit voisin du scandale, le nom de son président ou pontifex maximus. À ce peu de griefs qu’on fait valoir contre lui répondent suffisamment sa hauteur d’esprit et son incontestable libéralité. Il avait le grand goût vénitien ; c’était un vrai pape de la renaissance, qui joignait au désir d’un luxe majestueux un réel respect des belles choses. Il y comprenait les monumens de l’art antique et des édifices ruinés de l’ancienne Rome. Avec plus de sollicitude encore que Pie II son prédécesseur, il fit restaurer l’arc de Titus, celui de Septime Sévère, les colosses de Monte Cavallo, la statue équestre de Marc-Aurèle. Il était si peu l’ennemi des souvenirs de l’antiquité classique qu’il fit célébrer avec grande pompe un Triomphe d’Auguste. On y voyait s’avancer des géants, l’Amour, Diane et les Nymphes, et puis les rois et les chefs vaincus, au milieu d’eux Cléopâtre ; après cela Mars, les Faunes, Bacchus. Et les chœurs chantaient les louanges du saint pontife, qu’ils appelaient père de la patrie, protecteur de la paix, auteur de la prospérité publique. — Ce doivent être là des circonstances atténuantes auprès des partisans de l’humanisme.

Au reste, une des plus grandes œuvres architecturales du XVe siècle, et qui fait toujours grande figure dans Rome, conserve le souvenir de Paul II et assure à ce pontife, malgré tout, une belle place dans l’histoire monumentale du XVe siècle : c’est le palais de Saint- Marc adjoint à la basilique du même nom. L’immense édifice que, plus tard. Pie IV donnera à la république de Venise, et qui deviendra ainsi jusqu’à nos jours une propriété autrichienne, rappelle par ses formes massives et sa physionomie sévère, par ses créneaux, sa tour et son peu d’ouvertures, les châteaux fortifiés du moyen âge, mais en même temps, par ses belles proportions, par l’élégance de ses fenêtres et de ses arcades intérieures, l’art émancipé de la première renaissance. C’est là que Paul II avait accumulé les trésors incomparables d’une collection qui réunissait aux tapisseries, aux broderies, aux riches étoffes, aux bijoux, — perles, camées, intailles, anneaux et bagues, — les sculptures antiques, les bronzes, les peintures byzantines, les monnaies et médailles, les mosaïques, les émaux, les ivoires, les vitraux peints, les manuscrits ornés de miniatures, tout ce qu’avaient pu lui obtenir à grands frais les voyageurs les plus intrépides et les plus habiles en Occident et en Orient. La passion de Paul II, — c’en était une véritable, poussée à ses dernières limites, — rencontrait pour se satisfaire, et aussi pour devenir profitable à la science, le temps et les circonstances les plus propices. Les invasions des Turcs et la prise de Constantinople dispersaient par tout l’Occident les manuscrits et les objets d’art antiques ou du moyen âge que les églises et les monastères avaient longtemps conservés, et, d’autre part, si le goût commençait à s’éveiller et la curiosité à s’instruire, peu de collectionneurs avaient encore essayé d’accaparer tant de riches dépouilles. Paul II ne manqua pas d’engager à ce sujet une lutte acharnée contre les Médicis ; il ne prévoyait pas qu’après lui la plus grande partie de ses trésors passerait paisiblement entre les mains de Laurent le Magnifique.

Pour un antiquaire érudit tel que M. Müntz, c’était une bonne fortune que de rencontrer un si intéressant épisode. Il a dans son livre de très curieux chapitres à ce sujet, quand par exemple il dresse la liste des collectionneurs romains qui avaient précédé Paul II. On comprend bien d’ailleurs qu’il ne s’agit pas ici de petite et vaine curiosité : sans les amateurs du XVe siècle, combien de morceaux antiques auraient définitivement péri ! combien seraient demeurés, peut-être pour longtemps encore, entièrement ignorés ! M. Müntz nous introduit le premier dans cette riche collection du XVe siècle, puisqu’il publie le premier un catalogue contemporain inédit, qui en donne tout au long le détail. Personne n’ignore quel parti l’érurudition de notre temps sait tirer de pareilles informations : on compare les témoignages, on reconnaît les vraies provenances, on identifie les époques, les artistes, les œuvres, et nos musées cessent enfin d’être des ramassis incohérens, arbitraires et confus, pour devenir ce qu’ils doivent être, des galeries où la science vient en aide à l’esthétique.

Il serait long de signaler une à une toutes les nouveautés que contiennent les volumes de M. Müntz. Il a distingué avec soin d’une part les artistes étrangers appelés à Rome, particulièrement les français, et d’autre part les artistes italiens ou romains employés à cette cour. Ses recherches sont particulièrement attachantes et décisives sur la différence qu’il faut faire entre Mino da Fiesole, dont quelques œuvres charmantes se retrouvent dans les cryptes vaticanes ou dans les églises de Rome, et Mino del Regno, l’auteur insuffisant des statues de saint Pierre et de saint Paul placées autrefois au bas de l’escalier de la grande basilique, et conservées aujourd’hui à la porte d’entrée de la sacristie, — ou bien sur Paolo Romano, sur Isaïe de Pise, artistes habiles dont les travaux inspirés par la première renaissance mériteraient d’être mieux connus[13]. M. Müntz fait en quelques pages un examen curieux de la condition des artistes à Rome vers le milieu du XVe siècle ; mais on ne distinguait pas nettement, à cette époque, entre les ouvriers et les artistes. Les architectes sont appelés indifféremment, dans les pièces que l’auteur a transcrites, muratori, c’est-à-dire maçons, maestri di ligname ou charpentiers, scarpellini, maestri di muro, etc. Eux-mêmes ne réclamaient pas des distinctions plus précises, et l’on sait que, dans la Florence du XVe siècle, les plus habiles d’entre eux conservaient leurs boutiques bien connues, et ne refusaient aucun travail, quelque modeste qu’il fût. — Est-il bien sûr qu’en de telles circonstances une juste diversité des traitemens correspondît toujours à la diversité des talens et des aptitudes ?

Le livre de M. Müntz n’est pas entièrement achevé. Il lui reste à faire connaître des pontificats singulièrement intéressans pour l’histoire de l’art, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI, règnes illustrés par des artistes tels que Pollaiuolo et Pinturicchio. Nous en avons assez dit pour faire apprécier ce qu’est déjà son œuvre, et ce qu’elle rendra de services à l’histoire des arts. Il n’est pas un des récens ouvrages italiens publiés sur ces matières qui n’ait eu quelque importante information à lui emprunter : c’est ce qu’on peut vérifier déjà dans les nouvelles et savantes éditions soit de Vasari par M. Gaetano Milanesi, soit du livre du P. Marchese sur les artistes dominicains ; il en sera de même pour l’ouvrage utile de M. Perkins sur les sculpteurs italiens. Un critique allemand a dit que les études de M. Müntz feraient époque ; il en sera ainsi, parce que rarement on a vu employer à un plus intéressant sujet, avec plus d’intelligence et de dévouement, des documens plus précis et plus authentiques.

Nous en avons dit également assez pour faire mesurer quels changemens s’étaient opérés à Rome dans les esprits, et comment à la tradition de l’ignorance, du mépris, des aveugles légendes concernant les édifices antiques avait succédé celle du respect, se traduisant par un soin jaloux de conservation et même d’étude érudite. Nous avons trouvé dans une première série des représentations de Rome au moyen âge qu’a publiées récemment M. de Rossi le reflet de la première de ces deux périodes ; mais il a terminé son intéressante collection par quelques plans du XVe siècle, qui offrent un contraste immédiat. L’examen rapide de ces plans nous donnera la confirmation précise de ce qu’a montré par le détail le livre de M. Müntz, et des diverses phases que nous venons de signaler.


III.

La série de ces plans est, avons-nous dit, comme un panorama de l’histoire monumentale de Rome, comme un livre où l’on peut étudier sa longue période de décadence et d’abandon, puis son relèvement et le nouveau prestige de ses anciens souvenirs. Les plans du XIVe siècle témoignaient encore d’un oubli presque entier des traditions classiques ; Rome elle-même était figurée sur l’un d’eux en vêtemens de deuil, avec l’apparence de la décrépitude, et gémissant sur sa misère et ses ruines. Mais, dès le commencement du XVe siècle, une école d’humanistes et d’érudits a repris l’étude des textes pour y retrouver les titres authentiques ; ils ont recueilli les inscriptions, appelé à leur aide le calcul et le dessin. Les efforts d’un Brunellesco, d’un Donatello, d’autres encore, pour fixer par des mesures certaines un inventaire authentique, furent couronnés par les travaux de Jean-Baptiste Alberti, le célèbre architecte florentin, ami de Laurent de Médicis. Employé par Nicolas V à de nombreux travaux, il continua son action dans Rome par ses élèves. Vasari raconte que, pendant l’année même de l’invention de l’imprimerie, Jean-Baptiste Alberti inventait un merveilleux instrument permettant d’agrandir ou de diminuer les dessins de perspective. Il s’agit simplement peut-être de ce qu’on appelle les carreaux ; mais, en tout cas, il est sûr qu’Alberti imprima un nouvel essor au dessin technique, à la reproduction à la fois géométrique et pittoresque des monumens, et que son procédé, avec son actif exemple, encouragea des études auxquelles la cause des édifices antiques était fort intéressée. Aussi est-ce une conjecture très vraisemblable de M. de Rossi que d’incliner à reconnaître, dans certains plans de Rome de la seconde moitié du XVe siècle, l’influence non-seulement des artistes et des érudits qui avaient inauguré une étude nouvelle, mais en particulier d’Alberti et de son école.

Ces remarques s’appliquent aux trois derniers plans de l’atlas de M. de Rossi. L’un d’eux, exécuté à la plume en 1474 d’après un original perdu, se trouve dans un manuscrit de la Laurentienne. Sans tenir compte des habitations privées, il figure les monumens, païens ou chrétiens, et ajoute à côté des noms contemporains et vulgaires ce qu’il croit être les désignations antiques. Les deux autres, c’est-à-dire un plan en perspective publié en 1493 à Nüremberg, et un grand et beau panorama peint sur toile, qui est conservé aujourd’hui au musée de Mantoue, reproduisent évidemment un modèle commun datant de la seconde moitié du XVe siècle ; ils y ajoutent des retouches qui descendent jusqu’en 1538. Ces deux dernières cartes offrent une vue pittoresque de la ville entière, avec les maisons et les rues. Il en résulte que certains monumens, au milieu du dédale qu’offre la grande cité, sont dissimulés par la perspective ; mais en revanche on voit cette forêt de tours carrées qu’avait multipliées le moyen âge et qui rappellent tant de guerres civiles ; on suit quelques principales rues, comme la via Papale, que parcouraient les pontifes lors de leur solennelle prise de possession ; chaque monument apparaît dans son cadre réel ; la physionomie de Rome au XVe siècle se montre ainsi tout entière. On n’aurait, pour restituer un vivant tableau de la ville au temps de la première renaissance, qu’à comparer en détail ces divers plans avec une des descriptions écrites vers la même époque, par exemple avec celle de Poggio, qui date de 1431. Nous voudrions seulement noter par quelques traits quelle place ces représentations occupent dans l’histoire monumentale de Rome.

Dès le premier aspect elles se distinguent, disions-nous, des précédentes, et montrent une époque de renaissance et de progrès. Le plan de 1474 offre un très grand nombre de monumens avec des légendes développées : on sent l’étude et la recherche scientifiques. Quant au plan conservé à Mantoue, un seul coup d’œil suffit à convaincre qu’il a été tracé sous l’influence d’un profond sentiment de la double grandeur romaine : l’auteur l’a orné d’images et de devises latines qui l’expriment clairement. Il a bien introduit parmi ces devises quelques réflexions sur les vicissitudes des choses humaines : « Où sont, ô Rome, tes consuls, tes sénateurs ?.. où sont les Fabius et les Camille ? Il est donc vrai que rien de terrestre ne résiste à l’action du temps !., » Et l’on voit dessiné le Temps avec sa faux. La pensée dominante n’en est pas moins rendue par des signes non équivoques. Deux étendards, figurés au bas de la carte, flottent au vent. Sur l’un se lisent les lettres traditionnelles : S. P. Q. R. ; l’autre porte l’image d’un aigle aux ailes déployées. Deux médaillons représentent en outre les origines mythiques de Rome païenne : d’une part, la louve et les deux jumeaux, et le figuier ruminai ; d’autre part, Énée avec Ascagne fuyant de Troie et portant son père Anchise. Sur un troisième médaillon Rome chrétienne est adorée par les peuples de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique ; on lit à l’exergue : Domina gentium, princeps provinciarum. L’auteur a voulu exalter Rome, siège de la puissance pontificale et source du pouvoir impérial, centre à un double titre de tout le monde chrétien. C’était là toute une poésie politique très conforme aux idées des derniers temps du moyen âge, mais qui allait s’évanouir pendant le XVIe siècle.

Ne pourrait-on pas conjecturer que la même idée a présidé à l’orientation bizarre de ces deux derniers plans ? Celui qui les a dressés suppose l’observateur placé au sommet du Quirinal et perpendiculairement au fleuve. Le Tibre entre pour lui en ville vers la droite et coule vers la gauche. Ainsi se trouve ménagée à l’horizon, en toute liberté, la vue du Vatican et du Janicule. La pensée d’attirer d’abord les regards vers la basilique de Saint-Pierre et le palais des papes n’aurait-elle pas dicté cette disposition, comme au moyen âge les géographes prenaient volontiers Jérusalem pour centre du monde ? — Le château Saint-Ange paraît tout d’abord, sur la rive droite. La forme en est à peu près semblable à celle que donnent soit une intéressante toile de Carpaccio à l’Académie des beaux-arts de Venise, soit la grande fresque de la Bataille de Constantin, au Vatican ; tel est probablement l’aspect qu’offrait ce monument à la fin du XVe siècle. Il a trois étages, sans aucune trace extérieure des statues qui devaient l’orner jadis. — Les plans de M. de Rossi et le tableau de Venise donnent la statue de l’Ange rappelant la célèbre vision de Grégoire le Grand ; nous savons d’ailleurs qu’il y avait au temps d’Alexandre VI (on ne dit pas depuis combien d’années) une pareille statue ; une explosion la détruisit en 1497 ; elle fut remplacée sous Paul III par un marbre, puis, sous Benoît XIV, par le bronze actuel.

La représentation de la basilique de Saint-Pierre, telle que la donne le plan conservé à Mantoue, est particulièrement intéressante. On y voit à la façade, vers la droite du spectateur, une tribune élégante soutenue par des colonnes : c’est la célèbre loge dite de la bénédiction, un petit chef-d’œuvre de sculpture renaissance, dont M. Müntz a donné aussi, d’après un dessin inédit de Grimaldi, une curieuse reproduction. À gauche de l’église, deux absides rappellent cette antique chapelle des sépultures impériales, annexe de l’ancienne basilique, dans laquelle on a trouvé de précieux objets. Tout à côté se trouve la célèbre guglia, ou aiguille, c’est-à-dire l’obélisque dressé par Caligula sur la spina du cirque de Néron ; les débris accumulés par les siècles autour de sa base l’avaient conservé debout : c’est celui que Sixte-Quint fera transporter en 1586 au milieu de la place Saint-Pierre. Le moyen âge croyait que la boule dont il était surmonté contenait les cendres de César.

Le Tibre est traversé, selon nos deux plans, par quatre lignes de ponts dans l’enceinte de la ville. À l’entrée du pont Saint-Ange, sur la rive gauche, le plan de Mantoue marque les deux statues des apôtres Pierre et Paul, qui subsistent encore aujourd’hui à la même place. Cela seul est une date, et nous indique une des retouches que cette carte a subies. En effet, ces deux statues ont été posées en 1534 ; il y avait eu là, jusqu’en 1527, deux édicules, restes d’une ancienne fortification. La présence du pont Sixte est également une date, car il ne fut commencé qu’en 1473 et achevé qu’en 1475. — Il est à remarquer que, sur l’une et l’autre carte, le fleuve est, dans sa partie inférieure, couvert d’embarcations et de bateaux à voile. On aperçoit même des constructions s’avancer de la rive gauche. C’est qu’il s’agit du lieu qui fut toujours le principal port de Rome, et qu’on appelle aujourd’hui Ripa grande ou Marmorata. Là débarquaient les nombreuses denrées que réclamait l’approvisionnement de la ville dans ses temps prospères, et les marbres pour ses immenses constructions. Du port d’Ostie, puis, — après que ce port se fut ensablé et se vit relégué loin de la mer, — de celui de Claude, et enfin de celui de Trajan, creusés tous deux de l’autre côté du delta sur la rive droite, les bateaux chargés étaient remorqués jusqu’ici. Le port était situé précisément au lieu où le baron Visconti a retrouvé les quais antiques et les anneaux creusés dans la pierre. Tout auprès, sur la rive gauche, s’était élevé pendant la première moitié de l’empire ce mont Testaccio, soigneusement marqué sur nos cartes, et composé, ainsi que tout le sol qui l’entoure, de fragmens d’amphores munis de marques inscrites, soit qu’on ait brisé là en immenses quantités les vases contenant les liquides ou les grains apportés par le commerce, — ce qui ne s’expliquerait guère, — soit plutôt que de grandes fabriques de ces sortes de vases aient eu leur siège pendant des siècles dans ce qu’on appelle aujourd’hui les Orti Torlonia, et que les rebuts aient peu à peu, comme il arrive à l’issue des ardoisières ou des houillères, formé un vaste monticule. Les nombreuses embarcations qu’on voit, sur les plans du XVe siècle, sillonner le Tibre, veulent-elles dire que la navigation n’avait pas perdu ou bien avait repris alors quelque activité ? Il est très probable que le cours du fleuve n’était pas obstrué comme il l’est aujourd’hui. En tout cas, cette image fait un singulier contraste avec l’absence complète de toute navigation dans l’intérieur de la ville actuelle. De nos jours, quelques bateaux à vapeur faisant le service entre Rome et Fiumicino, quelques remorqueurs pour les bateaux qui apportent la pouzzolane, arrivent seuls à Ripa grande. En amont, sauf le bac silencieux de Ripetta, qu’un pont nouveau, ennemi du pittoresque, va faire bientôt disparaître, pas une barque ne sillonne ces eaux : le désert s’est fait sur le Tibre comme dans la campagne romaine.

Examiner ces cartes de Rome au XVe siècle dans tout le détail que comporterait une étude spéciale serait aborder une série de problèmes dont un grand nombre sont encore non résolus. On aura une idée des irrésolutions où sont réduits de notre temps ceux qui s’occupent de topographie romaine si l’on songe que l’élégant petit temple périptère admiré de tout voyageur sur la place de Sainte-Marie in Cosmedin, celui qui a été si longtemps connu comme un temple de Vesta, peut être désigné par sept noms différens, dont chacun s’autorise d’assez bonnes raisons, et entre lesquels il est difficile d’oser choisir. D’ailleurs s’il est vrai, comme nous l’avons dit, que les plans de Rome de la fin du XVe siècle dénotent dans leurs auteurs un degré d’expérience scientifique qui n’avait pas été encore atteint, il ne faut pas croire pour cela qu’on les trouverait, en les comparant à ce que réclame la science moderne, exempts de fantaisie dans les représentations et d’erreurs graves dans les commentaires, soit par un reste d’attache aux vieilles légendes, soit par des conjectures nouvelles imparfaitement dirigées. Le plan conservé à Mantoue, par exemple, a le dessin d’un monument sur lequel est cette légende en italien : « Tour dans laquelle résida longtemps l’esprit de Néron. » On sait en effet que, Néron ayant été enseveli dans le tombeau de sa famille, les Domitii, près du lieu où résidait aussi l’opulente gens Pincia, les corbeaux, dit la légende, effrayèrent pendant longtemps cette région maudite, jusqu’à ce que le pape Pascal II, en 1099, pour mettre fin à cette sinistre obsession, démolit la sépulture, et construisit à sa place cette église de Santa-Maria-del-Popolo, si riche aujourd’hui en charmantes œuvres de la première renaissance. — Le même plan montre, au forum, les trois colonnes du temple de Vespasien bizarrement recouvertes d’une sorte de toit, et la notice explique que ces colonnes ne sont autre chose qu’un fragment du pont que Caligula avait jeté du Palatin au Capitole, singulière imagination révélant chez les antiquaires d’alors le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes à expliquer de quelque façon l’étonnante construction de cet empereur.

Il ne faudrait donc pas attendre de ces plans de Rome des informations trop complètes ; cependant, à côté des obscurités et des erreurs, ils donnent des traductions fidèles de la réalité qui ont beaucoup de prix. Si le tombeau d’Auguste est caché par la perspective sur la carte du musée de Mantoue, on le voit sur celle de 1474, en ruine et délabré. Il en est réduit aujourd’hui à servir de scène à des troupes dramatiques de quatrième ou de cinquième ordre : on y peut entendre parfois quelque comédie de Plaute en italien, ce qui ne manque ni de couleur locale ni de tradition ; mais le plus souvent ce sont les plaisanteries de nos boulevards, émoussées par la traduction, qui attristent, en dépit de quelques protestations honnêtes, ce classique mausolée. — Tout le beau groupe de monumens entre le forum de Trajan et le forum romain apparaît en ruines magnifiques : colonne et basilique Trajane, forum de Nerva, tours des Milizie et des Conti datant des commencemens du XIIIe siècle, temple de Faustine, etc. Le Palatin fait brillante figure par son stade, désigné sous le nom du Grand-Palais, « Palazo magiore. » C’est ce même stade, enterré depuis et dévasté, que M. Pietro Rosa a fait déblayer récemment, et où l’on retrouvait l’année dernière une intéressante statue. — Le temple de la Paix a ses trois célèbres arcades, mais surmontées d’un second étage semblable au premier; il serait intéressant de fixer quel est ici le degré d’exactitude. La désignation même de Templum Pacis est-elle bien légitime? Le temple de la Paix, dédié par Vespasien en 77, détruit par le feu sous Commode, à la fin du IIe siècle, paraît n’avoir pas été reconstruit; au VIe siècle, Procope le voit en ruine; il semble que Constantin y ait substitué sa basilique, et que ce soit donc le magnifique débris de ce dernier édifice qui subsiste depuis le tremblement de terre de 1349. Il est certain toutefois que la désignation de temple de la Paix, survivant au IVe siècle, s’étendait plus tard à tout un quartier. — Le même fléau de 1349 avait fait au Colisée l’énorme blessure, ouvrant un de ses côtés, qu’on distingue sur nos plans. L’héroïque édifice avait déjà subi bien des coups; pour lui commençait un âge d’abandon et de mépris ; le XVIe siècle allait en piller les travertins pour élever le palais de Saint-Marc, le palais de la Chancellerie et le palais Farnèse.

En même temps que M. de Rossi donnait ce recueil de plans figurés, le gouvernement italien publiait une grande carte de Rome datant du milieu du XVIe siècle, et qui fait suite par conséquent aux documens dont nous venons de parler. L’auteur de cette carte a été un certain Leonardo Bufalini, duquel on sait bien peu de chose. Originaire du Frioul, il paraît avoir été employé dans l’imprimerie de Paul Manuce, à Rome, mais peut-être simplement comme graveur. On ne connaissait plus qu’un seul exemplaire de cette carte, et incomplet, à la bibliothèque Barberini, lorsqu’on en retrouva, pendant ces dernières années, un autre bien entier, dans la bibliothèque d’un des couvens supprimés. La reproduction de cette pièce par la gravure la met désormais à l’abri de toute destruction. La carte de Bufalini n’offre pas une vue pittoresque, mais un plan géométrique. Il indique par le dessin les rues et places, dont il nomme les principales; il nomme surtout avec soin les édifices, dont il donne les plans restitués. C’est dire combien d’inappréciables renseignemens sur l’état de Rome au XVIe siècle on rencontrera en le consultant, et combien d’indications utiles sur les monumens de l’antiquité qui ont subsisté jusqu’alors ; mais il faut attendre que le difficile commentaire d’un tel document soit préparé, et il ne peut l’être que par M. de Rossi ou par un des plus habiles entre ceux qui tiennent à honneur de se dire ses élèves, par M. Rodolphe Lanciani, ingénieur et archéologue, déjà bien connu pour sa participation très active à la direction des fouilles municipales. M. Lanciani prépare lui-même une carte générale destinée à compléter et à rectifier celle de Canina : il y montrera quelles ruines subsistent sur le sol, quelles ont été les principales fouilles modernes, et ce qu’on peut restituer avec certitude, à l’heure qu’il est, de la ville antique.

Rome mérite tant de soins ; l’archéologie y a des droits et des devoirs plus grands qu’ailleurs, et une dignité particulière. Les moindres détails, qui n’auraient autre part qu’une valeur locale, prennent ici une importance historique, car il n’y a pas de ville au monde qui ait eu un plus haut caractère et une personnalité plus vivante. Ses monumens ont eu vraiment leur part dans ses destinées, qui ne l’intéressaient pas seule : ils ont transmis le souvenir de sa gloire, dont ils étaient de perpétuels témoignages ; ils ont souffert au moyen âge en même temps qu’elle ; il semble qu’ils aient partagé non-seulement ses vicissitudes, mais ses passions. Ils ont été guelfes ou gibelins ; ils ont lutté pour le sacerdoce ou pour l’empire. Symboles de grandeur et de majesté, ils ont participé eux-mêmes de ces caractères, grâce auxquels on peut dire qu’ils ont exercé une durable influence à travers les âges. Le seul aspect des antiques ruines de Rome, réveillant les souvenirs, invitant au respect, provoquant la recherche érudite, a été pour une part dans le mouvement intellectuel et moral dont se sont inspirés les temps modernes ; il a ému d’admiration un Raphaël et contribué au court mais splendide essor de la seconde renaissance à Rome ; il s’est continue, comme par un magnifique reflet, dans ces nobles villas, dans ces vastes palais des princes romains, types merveilleux d’une ample et sévère beauté. Le tableau de l’enfantement d’un essor si original et si intense est une page capitale de l’histoire de l’art. Cette page était pour nous incomplète parce que la Rome du moyen âge et celle même du XVe siècle sont imparfaitement connues encore. On saura gré à M. de Rossi et à M. Müntz d’avoir, par les deux publications que nous avons essayé de faire connaître, contribué à nous la rendre.


A. Geffroy.
  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Jacobus Laurentii, Jacobus cum Cosma filio suo, Johannes filius Cosmati, etc.
  3. Voir le tome premier (le seul qui ait paru) de la Correspondance familière de Pétrarque, publié par J. Fracassetti en 1859, pages 301-316, et le Bulletin de l’Institut archéologique de Rome, 1871, pages 1 et suivantes.
  4. Des œuvres et de la manière de Masaccio, par M. Henri Delaborde, brochure in-8o, 1876.
  5. XIV, 223, et non 233 comme dit le Corpus de Berlin, tome VI.
  6. Voir au premier fascicule de la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome une notice fort utile de M. Müntz sur les écrits de Jacques Grimaldi.
  7. Il a fallu refaire en entier un de ses cadres, qui se trouve, on ne sait comment, au musée de Turin.
  8. On peut voir des reproductions figurées de la plupart de ces œuvres d’art dans le savant ouvrage de Schultz, Denkmaeler der kunst des Mittelalters in unter Italien, in-quarto et in-folio, 1860.
  9. Au-dessus de la première monture, il y a un mot mutilé que je ne puis lire : apo…ci ou capo...ci. Sous l’autre il y a le mot Dromendarius. Pourquoi l’inscrire ici? Cet animal était-il encore peu connu dans Rome, ou bien y a-t-il quelque allusion cachée ?
  10. Pistolesi lit tout autrement l’inscription; il croit qu’il y a Celeris opere pretium fastus fumusque mihi, et il voit dans ces paroles un témoignage du dépit de l’auteur, dont l’œuvre n’aurait pas réussi. Il y a à répondre d’abord que l’avant-dernier mot ve est très lisible, et que le mot précédent, effacé en partie, paraît bien avoir eu six lettres. De plus, cette interprétation ne cadre certainement pas avec ce qui est représenté : l’auteur et ses élèves sont en danse et en fête. Antonio est si peu mécontent de son travail qu’il a mis son portrait et par deux fois son nom sur la façade même, en pleine lumière. L’auteur de l’article Averulino, dans le Künstler-Lexicon de Meyer, lit : Ceteris opere pretium fastus fumusve, mihi Hilaritas. Je n’ai pas vu trace de ce dernier mot.
  11. La précieuse tête, enfermée dans un riche reliquaire, œuvre florentine, échappa comme par miracle au fameux siège de Rome de 1527, mais non pas aux désordres de 1848. Un voleur, après l’avoir dérobée et avoir vendu le reliquaire, ensevelit le crâne, qui l’embarrassait, au pied d’un des murs de fortification de la ville; mais, poursuivi par ses remords, il alla confesser son crime, et la relique fut rétablie dans le trésor de Saint-Pierre, comme le rapporte une inscription qu’on peut lire sur cette partie des murs, vers le Vatican.
  12. Cette chapelle, située au fond de la basilique, à droite, est fermée depuis le dernier concile.
  13. Il n’est pas facile de les connaître et de s’en faire une idée. Pour Isaïe de Pise, par exemple, deux de ses œuvres principales, le Tombeau d’Eugène IV et celui de la mère de ce pontife, qui se trouvent dans le cloître de San Salvatore in Lauro, à Rome, sont mûries depuis que le cloître est devenu caserne. Il y a une gravure du tombeau d’Eugène IV dans l’ouvrage de Litta, et M. Reumont l’a décrit. Isaïe de Pise a joui d’une grande renommée, puisqu’on voit un poète contemporain le comparer à l’auteur du Parthénon.