L’Historien Henri de Treischuke

La bibliothèque libre.
L’Historien Henri de Treischuke
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 682-693).
L’HISTORIEN HENRI DE TREITSCHKE

Henri de Treitschke, qui était né à Dresde le 15 septembre 1834, mais qui eut toujours le cœur plus prussien que saxon, fut un chaud patriote allemand, un remarquable professeur, un orateur éloquent, un publiciste et un historien de grand mérite. Le livre qu’à l’aide de papiers de famille, de correspondances inédites, M. Théodore Schiemann a consacré à sa mémoire n’est pas une biographie complète de cet homme distingué ; c’est l’histoire très détaillée de sa jeunesse, des trente-deux premières années de sa vie[1]. Et cependant il se révèle à nous tout entier dans ce livre incomplet. L’âge mûrira son talent et son style ; ses opinions et ses doctrines seront toujours les mêmes, et l’expérience ne produira sur lui d’autre effet que de le confirmer dans les idées qui lui étaient chères bien avant qu’il eût quitté les bancs de l’école. Il n’a jamais en l’esprit inquiet ni l’amour du doute méthodique, et à peine eut-il besoin de se chercher pour se trouver. En tout temps, il fut sûr de son fait et de lui-même ; dès sa jeunesse, il professait les croyances qui seront celles de toute sa vie, et tel il était à trente ans, tel il sera, ou peu s’en faut, trente ans plus tard. Il y a des hommes condamnés à subir plus d’une métamorphose avant de donner à leur âme sa forme définitive ; il en est d’autres qui mettent leur gloire à ne pas changer. Treitschke était de la race des immuables.

Il a trouvé dans M. Schiemann un de ces panégyristes enthousiastes, un de ces admirateurs perpétuels, qui croiraient manquer de respect au soleil s’ils y découvraient une seule tache. Nous avons perdu le goût de l’antique simplicité, et en Allemagne comme en France, l’hyperbole fleurit. Honorant la mémoire de deux guerriers tués en trahison dans la retraite des Dix Mille, Xénophon s’est contenté de dire : « Ils moururent irréprochables dans la guerre et dans l’amitié. » Il n’a pas suffi à M. Schiemann de rendre à Treitschke le témoignage que ce professeur éminent fut irréprochable dans sa vie, qu’il s’est toujours conduit en galant homme, que l’intégrité de ses mœurs et sa droiture de cœur égalaient la rectitude de son esprit, qu’il était au-dessus des petits calculs, qu’il n’a jamais sacrifié ses convictions à ses intérêts. M. Schiemann nous donne Treitschke « pour un héros et un prophète, dont la nation allemande, jusque dans les temps les plus reculés, gardera le souvenir, uni à celui des grands jours qui lui ont rendu sa place dans le conseil des peuples. » C’est peut-être aller bien loin, et ce n’est pas Henri de Treitschke qui a créé le nouvel empire allemand.

Laissons là les exagérations et les grands mots. Il n’est pas besoin d’être un héros pour prouver dans l’occasion qu’on a du caractère et l’âme forte. Dès son enfance, et durant tout le cours de sa vie, Treitschke a souffert d’une pénible infirmité, qui mit souvent sa patience à l’épreuve et ne put avoir raison de son courage et de sa belle humeur. A l’âge de huit ans, en 1842, il avait eu la rougeole ; quand il releva de maladie, il découvrit qu’il avait l’ouïe dure, qu’il était devenu presque sourd. Le mal s’aggrava d’année en année. Il était sujet à des inflammations d’oreilles très douloureuses, et les régimes sévères, les traitemens rigoureux qu’il essaya l’un après l’autre dans le vain espoir de guérir lui causèrent bien des tourmens.

Sa surdité l’avait beaucoup gêné dans ses études. En arrivant à l’Université de Bonn, il eut le chagrin de constater qu’il n’entendait que très confusément la plupart de ses professeurs, et qu’il y en avait plus d’un qu’il n’entendait pas du tout ; il en était réduit à copier les notes de ses condisciples. Il avait l’humeur sociable, et les entretiens auxquels il assistait sans pouvoir y prendre part le mettaient au supplice. Il s’affligeait surtout « d’avoir beaucoup de peine à comprendre ce que disait la moitié imberbe du genre humain, die unbärtige Hälfte der Menschheit. » Au mois de juin 1853, ayant passé un après-midi dans un lieu de réunion où l’on paraissait s’amuser beaucoup, il écrivait : « Tout m’a échappé, et j’aurais pu croire que je n’existais pas. Je ne saisissais pas une syllabe, je n’ai pu placer un mot. J’étais au désespoir, et pourtant je devrais être habitué à mon malheur. » Mais il ne s’abandonnait pas, il s’appliquait vaillamment à se consoler : « Après tout, disait-il, tout est pour le mieux. La conclusion pratique que je dois tirer de mon cas est celle-ci : Deviens un maître homme, et que ta valeur personnelle compense ce que la nature te refuse I C’est un de ces enseignemens que la douleur seule peut nous donner. » Au courage il joignait un fonds de gaieté naturelle. Cet homme aux cheveux noirs, aux yeux bruns, au nez puissant, à la bouche fortement dessinée, avait hérité de son père une disposition à voir les choses en beau, à bien augurer de l’avenir, un penchant marqué à l’optimisme et cet ardent désir d’être heureux qui est la moitié du bonheur. Les optimistes tirent parti de tout, ils prennent les bénéfices avec les charges. Son infirmité fut quelquefois utile à Treitschke : elle lui servait dans ses disputes à ne pas entendre les objections qu’on lui faisait, et, sa vie durant, cet orateur prompt à la riposte frappa comme un sourd.

Dans sa jeunesse, ce fut avec son père, général saxon, commandant de la forteresse de Kœnigstein, qu’il eut le plus d’occasions d’en découdre. Ils ne s’entendaient sur rien ; ils étaient toujours en contestation, en dispute. Cela n’empêchait pas le fils de respecter son père et le père d’aimer tendrement son fils et de lui donner libéralement sa pâture. Treitschke n’avait avec sa mère que des relations de bienséance, elle était moins près de son cœur. Descendant d’une famille fière de compter parmi ses ancêtres François de Sickingen, Maria d’Oppen avait perdu de bonne heure ses parens, et, condamnée à manger le pain de l’étranger, elle avait eu une enfance et une jeunesse tristes, dont son caractère se ressentait. Elle n’avait de goût vif que pour les sciences naturelles, pour les collections de coquilles, les jardins et les herbiers. S’élevait-il une discussion sur ces matières, on lui soumettait le cas, on recourait à son arbitrage et ses décisions étaient sans appel. Mais ses plantes et ses coquilles ne la rendaient pas plus aimable. Cette femme de petite santé et d’imagination morose avait l’humeur sèche, épineuse et chagrine. Son mari était né doux, égal, accessible, et je ne crois pas que jamais général saxon ait eu le caractère plus facile, le cœur plus miséricordieux et plus tendre. Dans la famille des marsupiaux et particulièrement dans la section des sarigues, c’est la mère qui veille avec une continuelle sollicitude sur sa progéniture, c’est la mère qui porte la poche profonde et tutélaire où se réfugient les petits à la moindre alerte. Il n’en va pas toujours de même dans les familles humaines. Chez les Treitschke, c’était le père qui portait la poche, c’était lui qui avait un cœur de mère, la patience inépuisable que rien ne rebute, la tendresse qui pardonne tout, peccadilles et gros péchés.

Mais ce soldat débonnaire avait des idées très arrêtées sur toute chose, et ses principes lui étant infiniment chers, il aurait voulu les graver à jamais dans le cerveau et le cœur de ses enfans. Luthérien zélé et convaincu, il se plaignait que son fils Henri, qui avait le goût de l’indépendance et des opinions particulières, prît de grandes libertés avec les dogmes. Il lui adressait de vives représentations à ce sujet, le sermonnait, le catéchisait ; son fils écoutait ses leçons avec déférence et l’assurait qu’il ne demandait pas mieux que de croire pour un être agréable, que malheureusement on ne croit pas à volonté.

A la vérité, ce fils à la fois respectueux et récalcitrant ne se piquait point d’être un incrédule, un esprit fort. Treitschke ne s’est jamais senti de l’attrait pour les spéculations métaphysiques. Le 19 mai 1862, quand Leipzig fêta le centième anniversaire de la naissance de Fichte, ce fut lui qui porta la parole et célébra les louanges de ce grand penseur. Mais la doctrine de Fichte le laissait fort indifférent, il réservait son admiration à l’ardent patriote qui, en 1813, avait exhorté ses étudians à s’enrôler pour délivrer l’Allemagne de la tyrannie étrangère.

Peu m’importe sa philosophie, disait Treitschke. Il ne me persuadera jamais de mourir comme lui au monde, et jamais je ne consentirai à ne voir dans une jolie fille que mon simple non-moi. » Un de nos socialistes les plus en vue a déclaré, dans un temps où il s’amusait à des jeux plus innocens, que quiconque n’a pas médité le Gorgias de Platon ne sera jamais qu’un homme fort incomplet. Treitschke n’avait médité ni le Gorgias, ni aucun système de philosophie ancienne ou moderne, et peut-être est-il bon d’avoir dans sa jeunesse, ne fût-ce que pour peu de temps, épousé les opinions d’un grand philosophe. Ce mariage dût-il être suivi d’un divorce, on a contracté l’habitude de regarder les choses humaines avec une sérénité olympienne, de haut et de loin, un peu à la façon d’un habitant de Sirius. Rien n’est plus propre à apaiser les troubles de l’esprit, et ce n’est pas mauvais pour un historien.

Treitschke n’avait pas d’autre philosophie qu’un rationalisme mal dégrossi et une sincère aversion pour le culte catholique et pour le principe d’autorité. Son père n’était pas content ; ne pouvant le désarmer par ses soumissions, ce protestant à gros grain s’était engagé du moins à ne jamais se permettre aucune plaisanterie sur des sujets sacrés. Quand le vieux général le pressait un peu, le mettait en demeure de s’expliquer sur ses croyances, il répondait : « Je crois à l’immortalité de l’action, qu’elle soit exécutée par un Périclès, un Mahomet ou un Luther. » Le commandant de la forteresse de Kœnigstein trouvait avec raison cette profession de foi un peu vague. Dans un âge plus avancé, Treitschke sera plus croyant, moins peut-être par le besoin de croire que par un secret désir de se faire un catéchisme qui ne différât pas trop de celui des Hohenzollern.

On ne s’entendait pas en matière de religion, on s’entendait encore moins en politique. Le général de Treitschke était un bon et loyal Saxon, un Saxon du vieux temps, de la vieille école et de la vieille roche, particulariste jusque dans les moelles. Il aimait passionnément son royaume de Saxe, son roi et la cour de son roi ; il était fier de son pays, dont la capitale a tant de charme, et il avait peine à concevoir qu’un homme sensé pût vivre ailleurs. Ce bon Saxon ne laissait pas de se croire un bon Allemand ; mais la Diète de Francfort lui semblait une admirable institution, et l’Allemagne lui paraissait très bien telle qu’elle était ; il n’y voulait rien changer, il regardait comme de mauvais esprits tous ceux qui cherchaient à la troubler ou s’efforçaient de lui persuader qu’elle était malheureuse.

Conservateur dans l’âme, il tenait le parti de l’Autriche parce que l’Autriche était intéressée au maintien du statu quo, et qu’elle représentait à ses yeux la politique de conservation. La Prusse, au contraire, lui était fort suspecte ; il l’accusait d’avoir d’immenses ambitions, d’immenses convoitises, de ne s’occuper que de son agrandissement, d’être prête à lier partie avec la révolution et les révolutionnaires pour peu qu’elle se flattât d’y trouver son profit. Il posait en principe que ce Bertrand malfaisant cherchait


Son bien premièrement, et puis le mal d’autrui,


et que tôt ou tard Raton serait son compère. Ce vieux général, qui ne manquait pas de flair, aurait voulu que son fils fût un jour professeur à l’université de Leipzig et qu’il y enseignât l’histoire saxonne, et il lui remontrait sans cesse que leur vraie patrie était la Saxe, à quoi son fils répondait qu’il n’avait pas d’autre patrie que l’Allemagne, et que, si un jour l’Allemagne avait la force et le courage de se transformer et de remplir ses destinées, ce serait sous les auspices de la Prusse que s’accomplirait ce mémorable événement ; que la Prusse était le dieu sauveur, qui pouvait seul intervenir dans cette affaire.

Dès l’âge de quatorze ans, Treitschke avait rédigé son catéchisme politique, auquel il est demeuré fidèle jusqu’à sa mort ; dès 1848, il soupirait après la restauration de l’empire allemand par l’assistance et au bénéfice de la Prusse ; dès 1848, il croyait fermement à la mission sainte des Hohenzollern, en qui il mettait toutes ses espérances. Il n’a varié que sur un point : dans sa jeunesse, il attachait autant de prix à la liberté qu’à l’unité, il était un impérialiste libéral. Lorsqu’en 1862, il eut reconnu dans M. de Bismarck l’homme du destin, l’instrument d’élection, le grand ouvrier que le Seigneur avait choisi pour travailler à sa vigne et vendanger ses raisins, quelque admiration qu’il eût conçue pour lui, il se tenait sur la réserve ; il applaudissait à sa politique étrangère, il blâmait sa politique intérieure ; il ne pouvait lui pardonner d’en user si cavalièrement avec ses Chambres. Ces scrupules faisaient plus d’honneur à sa générosité qu’à son jugement. Il aurait dû se dire que qui veut la fin veut les moyens, que les prédestinés ne s’amusent jamais à faire la distinction du bien et du mal, que, si M. de Bismarck avait eu plus d’égards pour ses Chambres et pour les prérogatives parlementaires, il n’aurait pu, en 1866, déclarer la guerre à l’Autriche et frapper les grands coups qui ont changé la face de l’Allemagne.

Treitschke se débarrassa bien vite de son libéralisme ergoteur et pointilleux. Ses yeux se sont ouverts ; dans sa ferveur de néophyte, il déclare qu’il n’y a pas d’autre loi sainte que le salut public, « qu’il faut savoir quitter le terrain du droit quand la raison d’État le demande. » Il sera bientôt plus bismarckien que M. de Bismarck ; peu s’en faut qu’il ne lui reproche de ne pas oser assez, qu’il ne blâme la timidité de ses conseils et de sa conduite. S’il n’avait tenu qu’à ce professeur emporté et téméraire, la Prusse victorieuse eût fait main basse sur toutes les couronnes royales ou ducales, supprimé d’un coup et par décret toutes les dynasties et tous les petits États, et se fût annexé l’Allemagne tout entière. Ce n’est pas ainsi qu’a procédé M. de Bismarck. Il a pensé que les conquérans les plus hardis trouvent leur avantage à garder certains tempéramens, que la raison d’État ne justifie pas toutes les violences, que les souverains légitimes qui désirent qu’on respecte leur droit doivent prêcher d’exemple et avoir quelques égards pour la légitimité d’autrui, que la politique est tenue de compter avec le passé, avec les traditions, avec les souvenirs, avec les habitudes, avec les préjugés séculaires, que l’essentiel est de faire œuvre qui dure, et qu’une Allemagne qui n’eût été qu’une grande Prusse n’aurait vécu qu’un jour. Quoi qu’en dise M. Schiemann, Treitschke était un prophète sujet à caution, et en mainte occurrence il s’est montré médiocre politique.

Désespérant de gagner son fils à ses opinions, le général de Treitschke l’engageait à être du moins plus prudent, plus circonspect, à parler moins haut et d’un ton moins tranchant, moins acerbe, à surveiller sa langue et à tenir sa plume en bride, à mettre de l’eau et dans son vin et dans son encre.

Il cherchait à lui persuader que les professeurs sont des fonctionnaires, et que si les fonctionnaires ne sont pas tenus de partager toutes les idées de leur gouvernement, ils sont dans la stricte obligation de n’en pas prendre ouvertement le contre-pied. Il le priait aussi de considérer que, lorsqu’on a pour père un vieux général et qu’on vit à ses crochets, on doit s’abstenir de le compromettre, qu’un fils compromettant n’est pas un bon fils. » Si tu es incapable de te modérer, lui écrivait-il en substance, donne ta démission de professeur ; j’en serai marri, mais je ne t’en voudrai pas. Si jamais on t’obligeait à la donner, je me verrais forcé de rompre avec toi. » Mais après avoir mêlé de sourdes menaces à ses avertissemens paternels, cet homme indulgent s’empressait d’ajouter : « Je te connais ; tes chimères et tes visions cornues te seront moins chères que le repos de mes vieux jours ; tu m’as procuré de grandes joies, tu ne me causeras jamais de gros chagrins. »

Ce fils compromettant avait réponse à tout. Il prodiguait à son père les témoignages de respect et d’affection, mais il ne lui accordait rien. Il n’admettait pas que les professeurs allemands fussent des fonctionnaires ; il les considérait plutôt comme des apôtres, chargés de prêcher à l’Allemagne le nouvel évangile. Il n’admettait pas non plus que le silence fût jamais une vertu ; il pensait que, si l’on sonne de la trompette pour animer la cavalerie au combat, il est bon d’en sonner aussi pour réveiller les peuples qui dorment, et il était toujours prêt à emboucher son instrument. Il promettait parfois de s’observer davantage, et le lendemain il faisait quelque incartade. Il s’excusait en alléguant ses convictions, ses principes, sa conscience et les devoirs qu’elle lui imposait. Au surplus il autorisait le général à le désavouer pour se mettre à couvert, à condamner hautement ses hérésies. N’en déplaise à M. Schiemann, ce héros eût été plus héroïque s’il avait dit à son père : « Ma conscience me commande de vous chagriner, mais elle me commande aussi de ne plus me laisser entretenir par vous. Désormais mon traitement me suffira, et, s’il le faut, je réduirai ma dépense, je vivrai de privations, j’endurerai la faim et la soif ; le plaisir de dire et d’écrire librement ce que je pense me tiendra lieu de tout le reste. » Il ne le disait pas, il acceptait les subsides et mettait son honneur à ne faire aucune concession à ce père indulgent et nourricier. Je trouve que, dans cette affaire, c’était le vieux général saxon qui avait le beau rôle.

Il y eut un moment où la corde trop tendue faillit rompre, on fut sur le point de se brouiller. C’était en 1866, au lendemain des éclatantes victoires prussiennes. Treitschke eut le chagrin d’apprendre que, le 3 juillet, son frère Rainer, lieutenant dans l’armée saxonne alliée à l’armée autrichienne, avait été grièvement blessé près de Problus ; le bruit de sa mort avait couru. Quoique Treitschke fût très attaché à son frère, il écrivait à la mère d’un de ses amis : « Vous me trouverez inhumain ; mais il n’y a pas de chagrin qui tienne, je me réjouis d’avoir vu ces grandes journées. C’est un État glorieux auquel j’appartiens désormais, et toutes les jalousies de l’étranger n’empêcheront pas que des temps meilleurs ne commencent pour nous. » Peu après, il publiait un violent factum, où il se répandait en outrages contre la maison royale de Saxe ; il la marquait d’un fer chaud, il énumérait tous les méfaits, tous les crimes dont, selon lui, elle s’était rendue coupable envers l’Allemagne ; il invitait la Prusse à la déposséder, à s’annexer ses États, à rayer Dresde de la liste des capitales, il proclamait la déchéance de cette maison souveraine, qu’il déclarait indigne de régner. Il prouvait une fois encore qu’il n’était pas toujours prophète et que son patriotisme exalté faisait bon marché de toutes les considérations de famille.

Le général de Treitschke ne put digérer cette injure. Il fit paraître une déclaration portant « qu’il n’avait pu lire sans une profonde douleur mêlée d’indignation les invectives de son fils aîné contre la chère maison de ses rois. » Il semblait qu’on fût à jamais désuni, qu’aucun rapprochement ne fût possible. Treitschke allégua de nouveau qu’il avait obéi à sa conscience, qu’il avait cru remplir un devoir sacré, et son père se laissa fléchir, pardonna une fois encore. Quelques mois plus tard il mourait, après avoir constaté avec joie que M. de Bismarck, moins féroce et plus politique que son fils, avait laissé vivre son roi. Au moment de s’aliter, il avait écrit dans son journal : « Nous avons un Dieu qui secourt et un Seigneur qui rachète de la mort. » Quoiqu’il eût le cerveau étroit et beaucoup de préjugés, ce vieux soldat était une figure. Il aimait à dire qu’il était redevable de la haute situation qu’il occupait à son étoile, à la confiance de son souverain et aussi à la circonspection de sa conduite, à la sévère discipline qu’il s’était toujours imposée. Cet homme si réglé et si modeste, pour qui la première des vertus était d’observer la consigne, joignait à l’exactitude dans l’obéissance une rare bénignité, une douceur d’âme, qui le rendait auguste et touchant, et si cet échantillon peut nous servir à juger de la pièce, il faut avouer que la vieille Allemagne et surtout la vieille Saxe avaient du bon.

Son fils ne lui ressemblait guère. Henri de Treitschke, comme le remarque M. Schiemann, qui cette fois a rencontré juste, était un homme très passionné. Il avait du tempérament, le sang chaud, la tête bouillante ; il aimait les contestations, les débats, les disputes ; il ne craignait pas les coups, il était bien aise d’en recevoir, il était sûr de les rendre. Dans sa jeunesse, se méprenant sur sa véritable vocation, il s’était cru né pour être un grand poète. Il a composé des odes et des chansons, rêvé d’écrire une épopée, esquissé le plan d’un drame qui resta longtemps sur le métier, et qu’il n’a jamais achevé. Un ami de bon conseil lui représenta qu’il est de beaux métiers qui ne nourrissent pas leur maître, que selon toute apparence le directeur du théâtre de Dresde ne recevrait pas son drame. Il se découragea et bien lui en prit. Quoi qu’il en pensât, il n’eût jamais été un grand poète. La poésie lui aurait servi à démontrer des thèses, à honnir la Diète de Francfort, à glorifier la politique prussienne et le roi Guillaume. La poésie démonstrative est un genre inférieur.

Toute réflexion faite, il se voua à l’enseignement, et il s’acquit en peu de temps la réputation d’un habile et éloquent professeur. Il avait le talent de la parole, le don de convaincre, d’entraîner, de remuer un auditoire. Cet homme passionné, qui se vantait de savoir aimer et haïr, communiquait aux autres ses émotions, ses enthousiasmes et ses haines. Il va sans dire que, quelque sujet qu’il traitât, il assaisonnait ses cours de fréquentes allusions à l’histoire contemporaine, aux événemens du jour ; qu’il s’occupât des Stuarts ou des Hohenstaufen, il n’oubliait jamais la Diète de Francfort et la Prusse ; il les amenait de loin, de très loin : c’étaient son vin et ses épices. Ceux de ses collègues qui lui enviaient sa popularité l’accusaient d’avoir une éloquence de tribun ; la jeunesse goûtait sa véhémence et ses sorties. Dès ses débuts, il obtint de grands succès ; bientôt il n’y eut plus de salle assez grande pour contenir la foule de ses auditeurs ; il refusait du monde, et quelquefois il avait peine à se frayer un chemin jusqu’à sa chaire.

Professeur et écrivain, l’éloquence était son don, parce qu’il jugeait de tout avec passion, et l’auteur de la volumineuse Histoire de l’Allemagne au XIXe siècle, qui reste malheureusement inachevée, a été considéré comme le plus éloquent des historiens allemands ; mais ce n’est pas le plus sûr, ni celui qui a le plus d’autorité et qui inspire le plus de confiance. Jadis un fougueux sectaire qui avait écrit une histoire de la Réformation plus sentimentale, plus pathétique qu’exacte, rencontrant dans un congrès savant Léopold de Ranke, l’embrassa, en lui disant : « Comment ne vous aimerais-je pas ? Nous sommes l’un et l’autre historiens et chrétiens. — Ah ! permettez, répondit Ranke en se dégageant de l’embrassade, vous êtes plus chrétien qu’historien et je suis, quand j’écris l’histoire, plus historien que chrétien. » Treitschke était à la fois un historien de grand mérite et un patriote allemand ; mais on peut affirmer sans lui faire tort qu’il était encore plus allemand qu’historien.

Il le sentait lui-même, et il déclarait pour sa justification que l’impartialité est une fausse vertu. Il écrivait à son père, en lui envoyant un volume d’essais qu’il venait de publier, et qu’il désespérait de lui faire goûter : « Je n’aspire point à la gloire d’être tenu pour impartial par mes adversaires ; ce serait vouloir l’impossible. Depuis que la terre existe, un historien n’a jamais passé pour impartial dans des temps agités que lorsqu’il était mort, et je ne prétends pas faire exception à la règle. Une objectivité glaciale est le contraire du véritable sens historique ; je veux savoir à quelle cause l’écrivain a attaché son affection et donné tout son cœur. Les grands historiens ont toujours manifesté ouvertement leurs préférences ; Thucydide est un Athénien, Tacite est un aristocrate. Il ne s’agit que d’exposer les faits en leur entier, autant qu’il est possible ; comme chacun de ses lecteurs, l’auteur a le droit de les juger. »

Il ajoutait : « Je resterai toujours Allemand et protestant, et jamais on n’obtiendra de moi que je loue le despotisme catholique et anti-allemand de la maison d’Autriche. » Il fut fidèle à sa parole. Quand il eut conçu pour la première fois le projet d’écrire une histoire de la Diète germanique, faussant compagnie à ses étudians, il alla passer quelques mois à Munich pour y préparer son livre à loisir, mais il n’eut garde de faire aucune recherche dans les archives. Il craignait, semble-t-il, d’y découvrir quelque document contraire à sa thèse, des pièces établissant que dans telle occurrence les adversaires de la Prusse avaient eu de bonnes raisons à fournir, qu’ils n’avaient pas toujours été les provocateurs, que les sentimens bas, odieux et le vil intérêt n’avaient pas été leur seul mobile. Plus tard, il fouillera dans les archives de Berlin, qui lui seront moins suspectes ; mais il sera toujours attentif à séparer le bon grain d’avec le mauvais. Un avocat qui dépouille un dossier ne songe qu’aux intérêts de son client et fait son triage. L’historien n’est pas un avocat ; il ressemble davantage à un juge, et les juges savent que qui n’entend qu’une partie n’entend rien.

Il faut donner aux mots leur vrai sens. Exiger qu’un historien ne prenne parti pour rien ni pour personne, qu’il raconte sans s’émouvoir de grands événemens heureux ou funestes qui ont décidé du sort de son pays, c’est le réduire à n’être qu’un bel indifférent, et l’indifférence est la mort de l’art, du talent, de la poésie, de l’histoire, la mort de tout. La seule impartialité qu’on puisse lui demander est cette équité exacte et scrupuleuse qui ne condamne aucun ennemi sans l’avoir entendu, qui ne prononce aucune sentence définitive sans avoir donné la parole à l’accusé et écouté patiemment ses raisons, examiné avec soin ses pièces justificatives. « Heureux, disait Fénelon, les hommes qui sont sincèrement neutres entre leur pensée et celle d’autrui ! » Une telle vertu ne sera jamais pratiquée que par les esprits angéliques, elle est trop au-dessus de nos sentimens terrestres. Mais dire d’avance : « Je suis Allemand, je suis protestant, ne vous attendez pas que j’approuve jamais un seul acte de la catholique et despotique Autriche ! » — c’est avouer qu’on n’a pas le tempérament et le tour d’esprit d’un véritable historien.

Ce n’est pas seulement par probité que le véritable historien est impartial, c’est aussi par goût, par une sorte d’inclination naturelle et sans avoir d’autre peine à prendre que de se laisser aller à un irrésistible penchant. Si passionné qu’il soit pour la gloire et les intérêts de son pays, il a d’autres passions qui servent de correctif aux entraînemens de son patriotisme, et la plus vive est une intense curiosité. Eh ! vraiment, il atteint quelquefois sans effort à cette vertu angélique que prêchait Fénelon. S’il est capable, par instans du moins, de rester neutre entre sa pensée et celle d’autrui, c’est que la pensée d’autrui l’intéresse prodigieusement et qu’il désire la connaître dans toute sa pureté, sans aucune altération, telle qu’elle est sortie du cerveau qui l’a conçue. La vie du monde est une énigme dont il s’est promis d’avoir le mot, et il aime tant la vérité qu’il n’y a pas pour lui de vérités déplaisantes. Il a l’impartialité du botaniste, qui au moment où il les étudie, est aussi amoureux des plantes qui lui répugnent que de celles qui séduisent son odorat et ses yeux. Il a l’impartialité de l’artiste, qui aime tout ce qui vit et goûte autant de plaisir à peindre un beau coquin, un habile fripon qu’un héros ou une sainte. Le véritable historien a la passion de tout comprendre, et on veut toujours du bien à ce qu’on comprend. Il dit à son patriotisme : « Paix ! Je veux savoir ce que mon ennemi peut dire pour sa défense, et pour l’instant il est mon ami, car je me sens de l’amitié pour quiconque me raconte ses secrets »

Au surplus, n’eût-il jamais lu le Gorgias ni médité la Logique de Hegel, le véritable historien a toujours quelque philosophie naturelle dans l’esprit, et sa philosophie lui enseigne que dans ce monde le bien est souvent mêlé de mal et le mal de bien, que les choses humaines sont très complexes, très embrouillées, qu’on peut en porter de bonne foi des jugemens très divers, que personne n’a absolument raison ni absolument tort, qu’il y a un peu d’iniquité dans les meilleures causes, un grain de justice dans les mauvaises, qu’il n’est pas de nation élue et prédestinée, dont les entreprises soient toujours saintes, dont les procédés et les intentions soient toujours irréprochables, que les peuples ne sont pas les uns des enfans de lumière, les autres des enfans de ténèbres. Treitschke était trop disposé à séparer les boucs d’avec les brebis. Assurément les brebis dont il se constituait l’avocat étaient en droit de trouver qu’il plaidait leur cause avec chaleur, avec action, avec une rare éloquence ; mais il était permis aux boucs de se plaindre qu’il les maltraitât, qu’il les noircît, et de lui représenter qu’il manquait de sérénité, qu’il plaidait toujours, qu’un livre d’histoire n’est pas un plaidoyer.

Dans un moment où le père et le fils se battaient froid, l’éditeur Hirzel s’entremit pour les raccommoder, et le vieux général le pria d’employer toute son influence à obtenir qu’un jeune professeur, dont il était mécontent, racontât l’histoire de la Diète germanique non en homme de parti, mais en historien, nicht als Parteimann, sondern als Geschichtschreiber. Peu après, il lui écrivait à lui-même : « Je crois accomplir mon devoir paternel en l’engageant une fois de plus à laisser là les polémiques de parti et à devenir un pur historien. » Cela prouve que les vieux soldats, qu’on traite facilement de vieux ramollots, ont souvent le sens très net des choses, et que les pères, qui, par un renversement des lois de la nature, font l’office de mères et portent la poche profonde où s’abritent les jeunes sarigues, ont beau adorer leur progéniture, ils ne laissent pas de la juger.


G. VALBERT.

  1. Heinrich von Treitschkes Lehr-und Wanderjahre, 1834-1866, erzahlt von Theodor Schiemann.