L’Homme au bracelet d’or

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I.

En 1848, M. George d’Alfarey avait vingt-sept ans. C’était ce qu’on appelle dans le monde un jeune homme accompli. Une fortune convenable suffisait à ses goûts, et lui permettait de donner à sa vie une élégance sérieuse et sans futilité. D’une nature indépendante et légèrement sauvage, il n’avait choisi aucune carrière ; mais, pour satisfaire aux exigences de son esprit curieux, il avait cherché et trouvé dans l’étude des langues un apaisement aux besoins de travail qui le tourmentaient : il avait été l’un des auditeurs les plus assidus de Burnouf, et il était en correspondance familière avec le docteur L… de Berlin. Ses amis se moquaient un peu de lui et l’avaient surnommé George Pentecôte ; il les laissait rire et ne s’en penchait qu’avec plus d’ardeur sur les étranges alphabets que dessinent de leur calam les peuples de l’Asie.

Fils unique, rejeton plus rêvé qu’espéré d’un mariage tardif, il était né d’un père à cheveux blancs pour lequel il professait une tendresse respectueuse qui touchait de près à l’admiration. Le vieillard était demeuré dans le souvenir de son fils comme le type idéal de l’indulgence et de la fermeté. Il y avait en effet dans ses allures quelque chose de froid et de doux que pouvaient expliquer un grand mépris des hommes et l’habitude de la souffrance. C’était un ancien conventionnel rallié au régime impérial ; mais quoique le titre de comte et une dotation assez importante fussent venus solliciter son absolu dévouement, il avait su, chose rare à cette époque de servilité folle, conserver une certaine indépendance d’opinions sous ce gouvernement qui remplaça les libertés du pays par cette gloire despotique dont la fin s’écrivit si tristement dans les traités de 1815. La restauration rejeta violemment M. d’Alfarey dans la vie privée, où le repos qu’il avait espéré lui devint un insupportable ennui ; seul et sans famille, il voulut s’en créer une. Malgré les bons conseils de sa raison et de son expérience, il épousa une jeune fille de vingt ans qui avait quelque beauté, peu de fortune et un vif désir de s’entendre appeler madame la comtesse. La réaction était ardente en ce temps-là contre les idées libérales et impériales, qu’un compromis insensé avait confondues dans la même espérance, et M. d’Alfarey sentit, à l’accueil personnel qu’on lui fit lorsqu’il présenta sa femme dans le monde, que l’heure n’était point encore venue de sortir de sa retraite ; il s’enferma donc de nouveau, laissant à la jeune mariée une liberté dont elle usa parfois jusqu’à l’indiscrétion. Mme d’Alfarey sortait souvent seule le soir, et lorsqu’elle restait chez elle, un cercle de jeunes gens et de femmes à la mode s’empressait dans son salon. Elle avait bien quelques favoris parmi ceux qui l’entouraient, mais son vieux mari semblait ne rien remarquer ; il accueillait tout le monde avec la même politesse froide, où un observateur sagace aurait sans doute découvert une imperceptible nuance de résignation. Il parlait peu, n’écoutait guère les frivolités qui se débitaient devant lui, et ne se mêlait que très rarement à la conversation générale. Toutes les fois qu’on avait essayé de le faire causer sur les événemens extraordinaires auxquels il avait été mêlé, il était resté muet, repoussant les questions par un mot poli, mais n’y répondant pas. On riait bien un peu de lui, on plaignait volontiers Mme d’Alfarey d’être mariée à ce vieux jacobin, ainsi qu’on le nommait ; mais chacun lui témoignait en face un respect profond, qui n’était pas exempt d’une certaine crainte.

Il était marié depuis plusieurs années déjà, et tout espoir de paternité l’avait abandonné, lorsque sa femme mit au monde un enfant qui fut George. Cette naissance parut ne faire aucune impression sur M. d’Alfarey ; il n’avait pour le pauvre petit être vagissant aucune de ces chatteries qui sont la joie des cœurs paternels, et lorsqu’il parlait de George à sa mère, il lui disait invariablement : Votre fils. Cela dura longtemps ainsi. Un jour que le vieillard paraissait plus sombre encore que d’habitude, il prit George, qui avait alors près de trois ans, dans ses bras ; il le tint debout devant une glace et le regarda longuement avec une attention dont le bambin se lassait. Il sembla comparer trait à trait ces deux visages, l’un fatigué, jauni, sillonné par l’âge, l’autre frais, rose, tout brillant de vie et de santé ; entre eux, il découvrit, malgré une si grande dissemblance, des rapports réguliers dans les lignes principales. Le vieil arbre et la jeune pousse étaient bien de la même essence ; une larme mouilla les yeux de ce père qui se reconnaissait enfin, et, pressant George contre sa poitrine, il l’embrassa avec une tendresse émue, en disant tout bas : — mon enfant !

De ce jour, M. d’Alfarey devint, en réalité, le guide unique de son fils, et pour ainsi dire son camarade. Il le menait promener, jouait avec lui, lui apprenait à lire, lui expliquait la signification des choses, et semblait vouloir, à force de soins, de patience, de maternité, jeter dans cette jeune tête toutes les fermetés qui raidissaient son âme. Souvent même le soir, lorsque l’enfant, couché par une servante, demandait sa mère, et qu’on lui répondait qu’elle était à l’Opéra, ou au bal, ou dans son salon, qu’elle ne pouvait quitter, M. d’Alfarey apparaissait, s’asseyait près du petit lit, et prenant une des mains de son fils dans les siennes, il lui contait de belles histoires toutes pleines de fées resplendissantes, dont les merveilleuses aventures le berçaient doucement jusqu’à ce qu’il fût emporté par le sommeil.

Le temps marchait ; chaque année, le vieillard se courbait un peu plus vers la terre, et l’enfant se dressait dans la vie, fort, déjà sérieux, écoutant avec une sorte de recueillement attendri les phrases qui, des lèvres paternelles, tombaient nettes, concises et formulées comme des sentences. L’union entre ces deux êtres était profonde. George n’eut point de précepteur et ne fut point emprisonné dans un collège ; son père sut se multiplier pour suffire à tout, et nul autre que lui ne s’occupa de l’éducation de son fils. Mme  d’Alfarey s’accommodait fort de ce genre d’existence ; son fils la débarrassait de son mari, son mari la débarrassait de son fils, et quoiqu’elle ne fût point mauvaise mère, elle trouvait dans cet arrangement une latitude plus grande pour les galanteries qui l’occupaient. George l’aimait cependant ; mais l’affection qu’il lui portait ne se pouvait comparer à celle qu’il ressentait pour son père. Une circonstance toute fortuite devait affaiblir encore cette affection et lui imposer une contrainte qui refroidit singulièrement les rapports entre le fils et la mère.

Un soir que George avait été conduit au bal, il s’était réfugié dans un salon isolé pendant que son père jouait au whist dans une chambre voisine, et que sa mère valsait malgré les trente-sept ans qui avaient alourdi sa beauté sans trop la détruire. Il était assis dans un coin, sur un canapé, et devant lui trois ou quatre jeunes gens qui ne le connaissaient pas, placés près d’une table à jeu abandonnée, maniaient machinalement les cartes et les fiches tout en causant à voix haute et en examinant les danseuses qui passaient alternativement devant la porte ouverte.

Mme  d’Alfarey est encore belle, dit l’un.

— Bah ! répliqua un autre, la galanterie conserve les femmes comme l’esprit-de-vin conserve les serpens.

— Est-ce toujours le grand C… qui est son amant ?

— Eh ! qui sait ? Peut-être oui, peut-être non, peut-être oui et non ; souvent femme varie, et celle-là abuse de la permission. Son cœur est une girouette qui tourne lors même que le baromètre est à beau fixe.

— C’est égal, interrompit un troisième, c’est une femme forte ; elle a su bel et bien engourdir ce vieux jacobin d’Alfarey ; elle a eu le talent d’avoir un fils qui lui assure pour l’avenir la fortune de son mari, et de plus elle a si habilement manœuvré dans son intérieur que le père et l’enfant s’adorent, absolument comme s’il y avait entre eux autre chose qu’une responsabilité d’éditeur…

— Mais qui diable était donc son amant quand ce fils est apparu un beau matin comme un nouvel enfant du miracle ?

— C’était V… ; non, c’était R… ; ma foi, je n’en sais plus rien, mais à coup sûr c’était quelqu’un.

Toutes ces paroles, empreintes du cynisme dont les hommes abusent lorsqu’ils causent entre eux, tombèrent comme un flot de glace sur le cœur de George. Quoique fort ignorant de la vie, il en savait et surtout il en devinait assez pour comprendre ce qu’il avait entendu. Trop jeune pour n’être pas ridicule s’il relevait l’insulte que le hasard lui adressait, il courba la tête sous une honte qu’il ne connaissait pas encore, et sortit tremblant de cet odieux salon pour se mêler à la foule des curieux et des danseurs. Il fut silencieux en revenant chez son père, qu’il suivit dans sa chambre à coucher ; une grande amertume montait en lui, il savait qu’il devait se taire, et cependant il sentait une question terrible ouvrir ses lèvres malgré lui. Son père était debout devant la glace, occupé à se débarrasser de son costume. Il s’approcha de lui, l’embrassa ; puis, comme par un subit enfantillage, mettant sa tête près de la sienne, les regardant toutes deux, les comparant, il s’écria : — Voyez donc, père, je suis à présent presque aussi grand que vous.

Dans la glace qui renvoyait la double image, M. d’Alfarey surprit sur le front de George une inquiétude inaccoutumée ; dans ses yeux encore inhabiles à dissimuler, il vit passer le sentiment douloureux qui torturait l’âme du pauvre enfant ; il se rappela que lui-même, treize ans auparavant, dans une heure d’angoisse, il avait comparé et pour ainsi dire compulsé les traits de ces deux visages, dont l’un semblait poser aujourd’hui à l’autre une insoluble question. Avec sa perspicacité habituelle, il comprit le doute qui troublait son fils, et devina que quelques méchans propos l’avaient frappé en plein cœur. Se tournant alors vers George, lui posant les mains sur les épaules, le regardant avec une douceur où étaient contenus tous les amours de la paternité, il lui dit : — Tu as entendu quelque sottise ; ne le nie pas, je le devine. Pourquoi t’en troubler ? Prends l’habitude de ne jamais laisser descendre jusqu’à ton âme les paroles outrageantes qui tomberont dans ton oreille. Il est tard, va dormir ; mais va d’abord embrasser ta mère… Et, ajouta-t-il, ouvrant les bras et scandant chacune de ses paroles, embrasse aussi ton père, mon fils ! mon cher fils !

George fut-il dupe de la supercherie de son père ? Je l’ignore, mais je sais que dès ce jour il sentit malgré lui s’étioler l’affection qu’il portait à sa mère et se faner cette fleur de respect qui est le parfum des vraies tendresses. Intolérant comme le sont les jeunes gens qui n’ont point souffert encore, il avait des mouvemens d’irritation et presque de ressentiment contre sa mère ; alors il ajoutait foi aux paroles mauvaises qu’il avait entendues, il trouvait sublime le mensonge paternel, il avait pour le vieillard une compassion douloureuse qui remuait toutes les fibres de son être, il eût voulu, à force de dévouement, lui faire oublier des chagrins refoulés qu’il entrevoyait sans pouvoir en mesurer la profondeur. Il comprenait que toute la vie conjugale de M. d’Alfarey avait eu pour base le dogme divin du sacrifice, et ce fut dans ces momens-là, momens pleins de lutte et de torture, qu’il se forma pour lui-même et pour son existence entière la première notion du devoir ; elle lui apparut comme une loi implacable à laquelle toute nécessité doit céder. Le doute poignant qui venait l’assaillir lorsqu’il pensait à sa mère mit dans son âme une volonté de bien faire et un imperturbable amour du droit qui furent l’orgueil et firent le malheur de sa vie.

Il avait vingt-deux ans quand son père mourut ; la dernière parole du vieillard à son fils fut le mot de Pasquier Quesnel : « rien n’est nécessaire que ce qui est éternel. » Il n’y a d’éternel que la vérité ! ajouta-t-il. — Après cette mort, George se sentit bien seul ; il s’arrangea un appartement séparé dans l’hôtel qu’habitait sa mère, à laquelle il rendait attentivement ses devoirs tout en lui faisant comprendre qu’il désirait mener une existence indépendante, et il se livra à ses études de prédilection. Sa vie fut simple, sans grandes passions, sans amour même, car sa nature froide et concentrée n’était pas faite pour être émue par les faciles coquetteries qui sollicitaient sa jeunesse. Son grand œil, d’un bleu presque noir, que semblaient rendre plus doux encore la pâleur mate de son visage et son large front déjà un peu dégarni, glissait vaguement sur les femmes qui cherchaient son regard, et ne tardait pas à rester fixe comme s’il eût été absorbé dans la contemplation des choses intérieures. Il eut cependant quelques-unes de ces petites aventures secrètes auxquelles ne peut se soustraire un jeune homme du monde, mais on pourrait dire, presque à coup sûr, que son cœur n’y fut pour rien. Il n’avait donc pas encore aimé et commençait à croire fermement qu’il n’aimerait jamais, lorsque, vers la fin de l’année 1848, il rencontra dans un salon Mme  de Chavry, dont le mari, ministre plénipotentiaire dans une cour d’Allemagne, avait été rappelé en France à la suite des événemens de février ; le diplomate en retraite s’était établi à Paris, où vivait sa famille, et avait repris les relations que son absence avait relâchées sans les interrompre.

George avait vu autrefois Pauline de Chavry lorsqu’elle était jeune fille, et il avait vite renoué connaissance. Il passa une soirée assis près d’elle, trouvant dans cette intime causerie un plaisir qu’il n’avait pas encore ressenti, charmé de saisir dans les idées de la jeune femme quelque parenté avec les siennes. Toutes frivoles que soient les conversations de ceux qui se disent exclusivement les gens du monde, il est possible cependant d’y prendre intérêt lorsqu’on a la chance rare de trouver un écho et un encouragement à ses propres pensées. Mme  de Chavry venait de passer dans une petite ville d’Allemagne quatre longues années remplies par les ennuyeux devoirs qui font pour les femmes un supplice de la vie diplomatique. Dans ce qu’elle appelait plaisamment son exil en terre d’infidèles, elle avait désappris cette netteté rapide des causeries parisiennes : aussi prit-elle un soin tout particulier à soutenir la conversation avec George ; lui-même, entraîné par un attrait qu’il subissait sans l’analyser, il fut brillant, beau conteur, et sut donner la réplique de façon à faire ressortir l’esprit des autres sans faire tort au sien. Ils se séparèrent en se serrant la main à l’anglaise.

— J’espère vous revoir, dit Pauline à George. Le mardi soir, je suis chez moi, et dans la semaine mes amis sont presque toujours certains de me rencontrer avant quatre heures.

Le lendemain, George hésita un peu à se mettre au travail ; il avait plus envie d’aller se promener que de traduire un chapitre du Yadjour-Veda, étalé sur sa table en belles planchettes de palmier de Ceylan. Il posa son menton sur ses deux mains, et sachant par expérience qu’on n’a pas de pensées, mais qu’au contraire les pensées possèdent l’homme, il s’abandonna à celles qui le dominaient. Bien vite elles lui rappelèrent la soirée de la veille et lui montrèrent Pauline assise sous la clarté des lampes et l’écoutant causer. Il la revit telle qu’elle était, non pas jolie, belle encore moins, mais mieux que cela, charmante. Il se rappela ses airs de tête, l’énorme nœud de cheveux blonds qui s’appuyait sur son cou, cette voix légèrement voilée, qui résonnait comme les touches lointaines d’un harmonica, et surtout ce regard profond comme la mer, dont il avait l’indicible couleur. Il se rappela l’adroite agilité de ses mains, dont les doigts, un peu longs, avaient la finesse des fuseaux d’ivoire que font tourner les fées, l’extrême simplicité de sa mise, qui indiquait un goût sûr et une âme honnête. Il se répéta quelques-unes des paroles qu’ils avaient échangées ; il s’avoua que, de toutes les femmes qu’il avait rencontrées, celle-là lui paraissait la plus parfaite, et il s’étonna beaucoup de ne pas l’avoir remarquée lorsqu’elle était jeune fille. Dans la fleur épanouie, il respirait maintenant un parfum qu’il n’avait pas su deviner autrefois, quand elle n’était encore qu’un bouton fermé. — J’aurai grand plaisir à la revoir, se dit-il après une longue rêverie ; mais cela ne doit pas m’empêcher de travailler.

Ce fut en vain cependant qu’il essaya ; les planchettes du manuscrit se mêlaient, le dictionnaire traduisait mal les mots, et l’encre était trop blanche. Il trempa gravement sa plume dans sa sébile à poudre, la jeta avec colère, et alla se promener. En arpentant les Champs-Élysées, il s’aperçut plusieurs fois qu’il parlait tout haut. Le soir, il alla à l’Opéra, et ne prit place dans sa stalle qu’après avoir attentivement regardé toutes les loges. On donnait les Huguenots ; au quatrième acte, pendant le duo de Raoul et de Valentine, il se sentit les yeux humides. En rentrant chez lui, il s’arrêta à regarder la lune, et la trouva fort belle.

— Ah ça ! se dit-il en se couchant, qu’est-ce qui m’arrive ? Suis-je fou ? C’est à n’y rien comprendre !… Bah ! ajouta-t-il, sans trop croire à ses paroles, c’est le vent d’est qui m’aura fait mal aux nerfs !

Il est probable que le vent d’est soufflait encore le lendemain, car le manuscrit fut tout aussi embrouillé que la veille, le dictionnaire tout aussi insuffisant. Voyant que le travail ne voulait pas de lui, George se rappela qu’il devait des visites à plusieurs personnes, et s’en alla tout droit chez Mme  de Chavry, à qui il n’en devait pas.

Tout en l’accueillant avec cette exquise politesse des femmes du monde, politesse qui le plus souvent consiste à prendre le dehors des sentimens que l’on devrait éprouver, Pauline ne put dissimuler une certaine surprise en le voyant entrer. Était-elle étonnée de cette visite si précipitée ? Était-elle étonnée de ce qu’il apparaissait au moment même où elle pensait à lui ? C’est là un point douteux, difficile à éclaircir. Elle était seule, en simple robe du matin, assise près du feu, travaillant au métier ; son fils, beau petit garçon de trois ans, qu’on appelait Firmin, jouait devant elle sur le tapis. George s’était imaginé qu’il allait reprendre avec Pauline la causerie vive et familière qui l’avant-veille l’avait charmé : il n’en fut rien. Pauline fut d’une froideur extrêmement aimable, rien de plus, et lui-même, il eut quelque peine à relever la conversation, qui tombait à chaque phrase. Je ne sais s’ils avaient quelque chose à se dire ; en tout cas, il n’y parut guère, car jamais semblables lieux-communs ne furent échangés entre deux êtres doués d’intelligence. Pauline l’aidait peu, semblait s’intéresser aux inutilités qu’il lui débitait, répondait par petites phrases insignifiantes, et tirait l’aiguille avec une désespérante régularité. Au bout d’une demi-heure de ce supplice, George s’en alla ; il était de fort mauvaise humeur, et ne s’expliquait pas cette sorte de paralysie intellectuelle qui l’avait subitement frappé. Pauline n’était pas plus gaie, et se demandait, sans pouvoir se répondre, d’où venait ce malaise qu’elle avait ressenti pendant la visite de George. Elle en était fort troublée, et sans doute elle eût été plus troublée encore, si, voyant cet effet, elle avait pu en comprendre la raison suffisante, ainsi qu’aurait dit le docteur Pangloss.

À dîner, George était préoccupé, et sa mère le remarqua. Avec cette persévérance habile d’une femme que les scrupules n’ont jamais beaucoup retenue, elle arriva, par mille détours, à faire sortir des lèvres de son fils le nom qui vivait déjà au fond de son cœur. George cependant ne fut rien moins qu’expansif, mais sa mère ne s’y trompa guère. Il raconta simplement qu’il avait vu Mme  de Chavry deux jours auparavant, et qu’il avait été dans la matinée lui faire une visite, ainsi qu’il y avait été autorisé par elle ; il dit sans méfiance qu’il s’était trouvé fort sot et qu’il ne se sentait pas dans son équilibre ordinaire, quoiqu’il ne sût comment expliquer le trouble qu’il éprouvait. En entendant prononcer le nom de Pauline, Mme  d’Alfarey avait jeté sur George un de ces regards d’inquisition maternelle qui fouillent l’âme jusque dans ses replis les plus profonds et savent deviner un secret là où souvent il ne se soupçonne point encore lui-même. — Ah ! tu as rencontré la petite de Chavry ! dit Mme  d’Alfarey : il y a des gens qui en disent quelque bien ; mais en réalité c’est une poupée prétentieuse qui fait de grands étalages de vertu et qui s’habille en quakeresse, comme si nous étions faites pour vivre dans des couvens. Sa mère, que j’ai connue, était une fort ridicule personne, tout en Dieu, et mystique, ainsi que l’on dit aujourd’hui ; elle a donné à sa fille la plus sotte éducation du monde, et la pauvre petite n’en a que trop bien profité. Son mari du reste est un galant homme, il entend la vie qui convient aux gens comme il faut.

Malgré lui, George prit la défense de Mme  de Chavry avec un peu trop de chaleur peut-être ; il s’emporta jusqu’à dire à sa mère qu’il n’avait pas encore rencontré une femme plus charmante ni plus aimable, au sens originel du mot, c’est-à-dire digne d’être aimée.

— Tant pis, reprit imperturbablement sa mère, car l’amour a peu de chances d’émouvoir ce petit cœur sec et personnel. Quand elle habitait l’Allemagne, un gentilhomme galicien, le comte Ladislas Palki, très célèbre par une aventure terrible, s’occupa d’elle sans réserve ; mais il en fut pour ses frais. Du reste, il n’en a pas gardé rancune, si ce que l’on dit est vrai, car il est resté un de ses amis les plus fidèles.

George, malgré tous ses efforts pour demeurer calme et malgré l’étonnement que lui causait l’intérêt qu’il prenait à ces détails donnés d’une voix légèrement railleuse, les écoutait avec une inquiète curiosité. Au nom du comte Palki, une douleur passa dans son cœur comme si la jalousie l’avait mordu, et il resta assez morne pendant tout le repas. Aussitôt après le dessert il sortit.

— Eh ! suis-je sot ! se dit-il dès qu’il fut dans la rue. Que me font toutes ces histoires sur Mme  de Chavry ? Que m’importe que ce Polonais en ait été inutilement amoureux ?

Cela lui importait sans doute, car il ne cessa de penser à Mme  de Chavry toute la soirée ; à travers les phrases aigres-douces de sa mère, il croyait reconnaître la jalousie familière aux femmes du monde contre toute réputation intacte et méritée. Cette réputation d’une vertu qu’en raillant on appelait du puritanisme, Pauline la méritait à tous égards. Sévèrement élevée par sa mère, elle avait imaginé qu’elle trouverait dans le mariage la réalisation de tous ses rêves. Or son rêve par excellence avait été celui qui fait battre le cœur des femmes, créatures plus intentionnellement vertueuses qu’on ne le dit, plus généralement déçues que décevantes, et qui toutes, à part quelques malsaines exceptions, ont rêvé et cherché l’amour dans le devoir. Pauline se maria ; elle crut naïvement et avec la bonne foi des âmes honnêtes que son rêve était réalisé ; l’illusion s’effaça peu à peu, l’amour s’envola un beau jour, et seul, austère et grave, le devoir resta. M. de Chavry cependant n’était pas un mauvais mari, tant s’en faut : il avait même pour sa femme une sérieuse affection, mille soins aimables et une sincère déférence. Seulement, ainsi qu’il le disait avec une bonhomie un peu trop franche, il avait ses habitudes ; or ses habitudes étaient d’aller souvent au club, d’aimer le monde, qu’il ménageait beaucoup, et de croire qu’on ne commet pas un gros péché en ayant deci, delà, quelques galanteries, pourvu toutefois qu’elles ne troublent pas la paix du ménage. Il avait dans Pauline une confiance illimitée, car, avec le tact des gens accoutumés à étudier les hommes afin de s’en servir, il avait reconnu en elle des qualités sérieuses qui ne failliraient point. Il savait que son honneur, puisque cela se nomme ainsi, serait sauf à jamais, et il conservait à cet égard une sérénité parfaite. Si Pauline n’avait pas son amour, en revanche elle avait toute son estime ; nul plus que lui n’eût été surpris, si elle eût commis une faute. Si elle avait eu un amant, il en eût souffert par vanité ; mais par vanité aussi il n’en eût rien laissé paraître et s’en serait accommodé, car il pensait qu’un homme qui se respecte ne doit point se scandaliser de ces sortes de choses et aller les crier par-dessus les maisons.

M. de Chavry, tout gracieux et tout attentif qu’il fût pour sa femme, n’était donc point l’homme qui devait ouvrir à Pauline les beaux horizons que ses rêveries de jeune fille avaient entrevus. Elle ne tarda point à reconnaître que cette grande aptitude pour les affaires cachait une nullité dupe d’elle-même ; sous les dehors d’une amabilité empressée, elle découvrit promptement une nature mobile à l’excès, et si elle eut à M. de Chavry quelque reconnaissance de mener une vie extérieurement à l’abri de reproches graves, elle ne lui pardonna guère le vide énorme où il la laissait s’agiter sans point d’appui entre les besoins d’aimer, qui, restant inassouvis en elle, criaient souvent plus haut qu’elle n’aurait voulu, et la voix du devoir, dont les impérieuses exhortations la poussaient sur les durs chemins du sacrifice et de l’abnégation. Elle n’hésita point, et après bien des combats secrets dont elle fut, si j’ose le dire, le théâtre et l’acteur, elle fit ce qu’il y a de plus difficile à faire dans la vie, elle prit son parti. — Puisqu’il ne m’a pas été donné d’être l’épouse que j’aurais voulu être, se dit-elle, je serai mère, rien de plus, mais rien de moins… Décision fort belle assurément, mais qui la laissait aux prises avec des troubles qu’elle ne dominait qu’à force d’énergie et de volonté, car, hélas ! il faut bien le dire, le sentiment maternel, quelque puissant qu’il soit, n’a jamais chez la mère fermé le cœur de la femme, être d’expansion illimitée, qui a besoin, pour vivre en équilibre avec elle-même, de répandre les sentimens multiples qui se renouvellent incessamment en elle, sans jamais s’affaiblir. Aussi, malgré sa résolution prise et malgré les soins assidus dont elle entourait son fils, Pauline avait ses heures de défaillance et de révolte. Parfois, dans ces courts instans de doute, son mari paraissait s’inquiéter de la voir quitter tout à coup son ouvrage et rester, la tête appuyée sur la main, immobile et les yeux perdus dans une sorte de lointaine contemplation. Il comprenait vaguement que sa femme n’avait point tout ce qu’elle désirait ; il craignait par-dessus tout qu’elle ne s’ennuyât, car l’expérience lui avait appris que l’ennui est mortel à la paix domestique. Il lui proposait alors, que sais-je ? d’aller dans le monde, à l’Opéra, au bois de Boulogne, d’acheter une maison de campagne et d’y vivre quelques mois de l’année. Pauline lui prenait la main, le remerciait de sa bonté, souriait intérieurement de cet empirisme conjugal, et il s’en allait, ne comprenant rien à ce qu’il appelait des grimaces. Il se consolait en se disant : — Bah ! elle est si nerveuse ! — Et il n’y pensait plus.

Pauline y pensait, tout en accusant le sort. Résolue cependant à ne jamais faillir, résignée à ne jamais aimer, puisqu’elle ne pouvait aimer qu’en sortant du devoir juré et accepté, elle vivait en repos, sans bonheur, il est vrai, mais aussi sans chagrin, d’une existence neutre, occupée d’intérêts secondaires, et que rien maintenant ne semblait devoir troubler, lorsque le hasard des rencontres amena près d’elle George d’Alfarey, dont la vie était, par tant de côtés, semblable à la sienne. De la conjonction de ces deux cœurs profondément honnêtes devait naître une passion sérieuse, d’autant plus violente qu’elle serait plus combattue.

Depuis sa visite à Pauline, George n’avait pu reprendre goût à ses occupations habituelles ; il rêvassait, se promenait, fuyait le monde plus encore que de coutume, rompait brusquement la conversation, lorsque sa mère voulait lui parler de Pauline. Quand il la revit un soir dans un salon où il se doutait bien qu’elle serait, il ne put conserver aucune illusion sur l’état de son cœur en sentant l’oppression qui serra sa gorge dès qu’il l’aperçut. Assis immobile à ses côtés, il resta longtemps silencieux, absorbé dans une émotion trop forte pour être sagement contenue. Tout en se mêlant à la conversation, Pauline le regardait ; elle le trouvait pâle et comme maigri depuis qu’elle ne l’avait vu. Souffrait-il ? et de quel mal ? La discussion continuait. Chacun y jetait son mot, banal ou profond. Pauline n’écoutait plus, elle pensait à George. Avec la merveilleuse intuition des femmes, elle devinait qu’elle était pour quelque chose dans cette mélancolie profonde. Toute flamme attire les papillons ; tout amour attire les femmes, quelque vertueuses qu’elles soient, et je ne crois pas, malgré son habituelle et charmante réserve, que tout intérêt personnel fût hors de sa curiosité, lorsque, se tournant vers George, elle lui dit : — Mais qu’avez-vous donc ?

George tressaillit ; pendant quelques secondes, il fixa tristement ses yeux sur elle, et lui dit à voix basse, avec une intonation si douce qu’elle ressemblait à une caresse, ce vers d’un poète dont je ne sais plus le nom :

J’ai plus d’amour au cœur que je n’en puis porter !

Pauline baissa les yeux et contempla attentivement les peintures de son éventail. Arraché à sa rêverie, George se jeta brusquement dans la discussion. Je ne sais quelle chaleur l’animait, mais on l’écoutait en silence ; les femmes le regardaient, et les hommes inclinaient la tête comme pour mieux recueillir cette jeune parole dont l’éloquence singulière éclatait à travers les raisonnemens les plus sérieux. Tout sentiment intérieur modifie l’expression du corps, et l’homme qui aime, lorsqu’il parle, fût-ce de philosophie ou de politique, a dans la voix je ne sais quelle note nouvelle qui lui donne des sons plus doux, plus sonores et pour ainsi dire plus musicaux. Pauline était pénétrée de cette harmonie à la fois tendre et puissante ; une sorte de force magnétique s’en dégageait, qui la frappait et remuait toutes les fibres de son cœur. « C’est pour moi qu’il parle, » se disait-elle, et lui-même, malgré lui, à son insu peut-être, c’est son approbation qu’il cherchait, c’est à ses pensées qu’il demandait un écho.

George partit le premier, ce qui eût été une coquetterie raffinée, si elle eût été réfléchie ; il partit simplement pour éviter de revenir avec sa mère, car il redoutait qu’elle ne lui fit encore quelque plaisanterie sur Pauline. Dès qu’il eut quitté le salon, ce fut un concert d’éloges ; mais Pauline écoutait dans son cœur une voix qui parlait de George mieux et plus haut.

— Il est charmant, dit une femme d’un certain âge ; nous devrions le marier, ce beau raisonneur.

— Y pensez-vous, madame ? répliqua Pauline avec une rapidité difficilement explicable. Et à quoi bon ? Laissez-lui donc son indépendance et les sérieux loisirs qui occupent sa jeunesse !

Mme  d’Alfarey se pencha en ce moment à l’oreille de Pauline : — Nous y veillerons, lui dit-elle en souriant, et je crois, ma chère belle, qu’il aimerait à vous consulter avant de prendre une aussi grosse détermination.

George cependant était seul en face de sa conscience, et il s’interrogeait. La nuit fut longue et grave ; ce fut pour lui comme une veillée d’armes à l’heure d’entreprendre un de ces combats solitaires qui n’ont pour témoins que les pensées les plus secrètes, et d’où l’on veut sortir vainqueur pour bien mériter de soi-même. Il alla droit au mal ; à travers ses doutes et ses irrésolutions, à travers les sollicitations de sa jeunesse et les entraînemens où l’amour le poussait, il sut dégager la vérité ; il comprit, avec une abnégation où l’orgueil eut sa part, qu’il était entraîné par une passion sérieuse et profonde. L’intérêt de sa propre grandeur ne lui commandait-il pas de conserver toujours cette passion intacte et pure ? Il dédaigna ces chemins vulgaires qui nous conduisent presque sûrement au but de nos convoitises ; il se résolut à être vertueux dans le vrai sens du mot. George n’eut pas à regarder longtemps autour de lui pour reconnaître l’espèce de dislocation morale qui atteint les existences trop faciles ; il n’eut qu’à penser à sa mère, aux cruelles paroles qui autrefois avaient frappé son oreille. Il revit son père courbant la tête sous le poids de soucis qu’il ne nommait pas ; il eut peur pour lui-même, et surtout pour celle qu’il aimait, d’une liaison que le monde pouvait excuser, mais qu’il avait aussi le droit de flétrir ; il se jura qu’il cacherait sa religion pour mieux adorer son Dieu ; sans savoir comment Pauline accueillerait un aveu, il se promit de ne jamais le faire, oubliant qu’il l’avait déjà fait, et ne sachant pas que sa promesse serait impossible à tenir. Il se crut de force à braver tout danger, et il s’affermissait dans sa résolution, soutenu par une voix intérieure, qui, en lui rappelant la tristesse de son père, la vie de sa mère, semblait lui crier comme les hermines héraldiques de la Bretagne : Potius mori quam fœdari !

De son côté, Pauline avait peu dormi ; elle ne s’était point abandonnée aux sentimens quintessenciés qui avaient tenu George en éveil ; elle n’avait pas rêvé, elle avait réfléchi sans hésitation et avec cette sorte de brutalité que les femmes ont pour leurs propres pensées. — Je l’aimerai, si déjà je ne l’aime, s’était-elle dit ; mais je ne serai pas sa maîtresse. Si un cœur dévoué et plein d’une affection qui n’est point à mépriser suffit au bonheur qu’il cherche, je lui tendrai la main en signe de sérieuse alliance ; mais s’il est de ces êtres faibles pour qui la possession est la seule consécration possible de l’amour, je ne le reverrai pas : je resterai avec une illusion de moins et un regret de plus. — Ainsi, tandis que l’un se jurait de ne jamais rien demander, l’autre se promettait de ne jamais rien donner ; à leur insu, ils se rencontraient dans une résolution trop forte pour être tout à fait compatible avec la faiblesse humaine, et qui devait peut-être leur valoir plus de larmes et de douleurs qu’une chute définitive.

Semblable à ces hommes que l’incertitude énerve, que l’inquiétude abat et qui ne rentrent dans le libre exercice de leurs facultés qu’après s’être fortement arrêtés à une résolution, George se sentit plus calme. Pour lui, le sacrifice était consommé : il venait de prononcer à sa façon ses vœux éternels ; il marchait d’un cœur ferme vers les dangers qu’il connaissait. Il alla bientôt faire une visite à Pauline. Prévenante, presque onctueuse. Mme  de Chavry lui parut remise du trouble involontaire que leur première entrevue chez elle lui avait causé. Peut-être eût-il été fort étonné si, sous cette douceur, il eût vu l’impassible résolution d’une défense à tout prix ; mais il n’eut point à la mettre à l’épreuve : heureux de voir celle qu’il aimait, il eut de ces réserves exquises qui rassurent vite les sentimens les plus effarouchés.

Ces visites se renouvelèrent rarement d’abord, puis plus fréquemment, et peu à peu George devint l’hôte assidu de la maison de Pauline. Chaque jour, avant son dîner, il allait passer une heure ou deux auprès d’elle ; le soir, souvent ils se rencontraient dans le monde, et la pente des accidens journaliers de l’existence les avait amenés insensiblement à ce résultat que leurs rêveries avaient ambitionné : vivre près l’un de l’autre, s’aimer et ne point faillir. S’étaient-ils donc avoué qu’ils s’aimaient ? Non ; dans les épanchemens de leurs causeries intimes, jamais le mot suprême, comme disent les romances, n’était sorti de leurs lèvres. À quoi bon se le dire ? ne le savaient-ils pas, et la confiance dont Pauline usait avec George n’était-elle pas le résultat de ce singulier compromis qu’elle pouvait s’abandonner sans crainte, parce qu’entre eux le mot amour n’avait jamais été prononcé ? Étrange contradiction du cœur des femmes : quand elle avait reconnu et pour ainsi dire expérimenté l’extrême retenue dont George s’enveloppait, elle s’était livrée sans contrainte à l’attrait qui la poussait vers lui ; elle lui était reconnaissante de ce qu’il avait brisé, à force de loyauté, la barrière dont elle s’était, mentalement du moins, entourée contre lui ; elle avait compris que la prudence était presque injurieuse ; elle l’en remerciait intérieurement et se sentait fière d’avoir si bien su préjuger de l’homme qu’elle aimait. Et cependant plus d’une fois, repassant dans sa mémoire les paroles qu’il lui avait dites, les confidences qu’il lui avait faites, s’étonnant peut-être que cet amour qui se devinait si violent eût la force de rester voilé, Pauline s’était dit avec inquiétude : — Me trompé-je ? est-ce qu’il ne m’aimerait pas ?

Leur vie coulait donc ainsi douce et sereine dans un bonheur négatif et presque nuageux, qui, jusqu’à présent du moins, leur avait suffi. Le monde avait bien un peu regardé d’un œil ironique cette sorte de liaison idéale ; mais ses railleries avaient été forcées de tomber devant l’attitude profondément honnête, grave et placide de Pauline et de George. Seul, M. de Chavry montra une inquiétude qu’il eut quelque peine à calmer. La présence de M. d’Alfarey avait fini par troubler son imperturbable confiance, et, sans se départir des habitudes de galant homme qui étaient de fait sa seule morale, il se sentait parfois au cœur des soupçons dont il ne triomphait pas toujours aussi facilement qu’il l’aurait voulu. Pauline, qui avait assez étudié ce caractère pour en connaître les faiblesses, n’eut recours à aucun faux-fuyant pour rassurer son mari ; elle ne voulut mettre aucun mystère dans une conduite qui pouvait s’en passer, et elle continua de vivre ouvertement sous le regard de M. de Chavry. — Je n’ai rien à cacher, se disait-elle ; s’il me parle, je lui dirai tout. — Elle n’en eut pas besoin, car son mari rendit spontanément à sa vertu un hommage qu’elle ne réclamait pas.

Un soir, après le dîner, George était assis au coin du feu auprès de Pauline ; c’était l’heure où M. de Chavry avait l’habitude d’aller au club. Quand il rentra dans le salon pour dire adieu à sa femme et qu’il vit George près d’elle comme déjà si souvent il l’avait vu, il ne put retenir un geste de mauvaise humeur, il ôta ses gants, prit un fauteuil, et s’installa devant la cheminée dans l’attitude d’un homme décidé à ne point quitter la place. George et Pauline se regardèrent et reprirent leur conversation, à laquelle M. de Chavry ne se mêla point. Il semblait contrarié : de sa propre défiance ou de la présence de George ? je ne sais. Il ne parlait pas, s’absorbait dans la contemplation du feu, changeait ses jambes de place, tapotait de ses doigts nerveux les bras de son fauteuil, et paraissait pris entre toute sorte d’hésitations. Tout à coup il se leva, et, tendant la main à sa femme, il lui dit adieu avec un de ces sourires derrière lesquels aucun soupçon ne saurait se cacher.

— Qu’a-t-il donc ? dit George à Pauline.

— Rien, répondit-elle ; seulement il a compris que nous nous aimions !

Ce fut là le premier aveu, et Pauline fut bien imprudente de le prononcer, car il renversait le compromis derrière lequel leurs cœurs s’abritaient, et il allait livrer passage à toutes les ardeurs de leur passion contenue.

De ce jour en effet, aucun de leurs doutes conventionnels ne pouvait subsister ; ils n’avaient plus rien à s’apprendre. Le mot de Pauline contenait plus qu’un encouragement, il avouait une défaite, et c’est là une confession que la femme, lorsqu’elle veut demeurer toujours pure, ne doit jamais faire, fût-ce même au complice de sa vertu. Ce seul mot les avait pour ainsi dire désarmés, et ils ne pouvaient rester vertueux que par un accord tacite de grâce et de générosité. Combien de temps pouvait durer cet accord, et de quel poids serait-il dans la main de la destinée qui pousse fatalement l’un vers l’autre les cœurs épris d’un même amour ? Extérieurement rien n’était changé en eux, mais un élément nouveau s’était glissé dans leur âme, et une révolution s’y était faite ; malgré leurs efforts, ils étaient la proie du dieu jaloux contre lequel on n’a jamais combattu en vain, et ce n’est plus seulement contre leur cœur qu’ils avaient à lutter maintenant.

L’un et l’autre, avec une bonne foi et un courage surprenans, appelaient des secours étrangers à l’aide de leurs forces chancelantes. Pauline priait, elle faisait des aumônes, elle demandait humblement à Dieu d’éloigner de ses lèvres altérées cette coupe toute pleine d’une tentation charmante ; elle écoutait avec empressement les banales paroles qu’un prêtre murmurait à son oreille, espérant y trouver une lueur qui lui montrerait la vérité, un point d’appui qui la soutiendrait dans sa marche difficile, et elle rentrait chez elle plus énervée, plus anxieuse, toujours décidée à rester maîtresse d’elle-même, mais désespérée du travail terrible qui se faisait en elle, et qui ébranlait ses résolutions les meilleures. Quant à George, il multipliait ses travaux ; il touchait à tout en même temps avec une activité fébrile ; mais sa pensée était ailleurs, emportée par un tourbillon qu’elle ne dominait pas, le laissant inutile et sans intelligence en face de ses études, qu’il ne comprenait plus. Ses yeux lisaient, mais n’envoyaient à son cerveau que des mots vides de sens qui défilaient devant lui comme les vocables d’un langage inconnu. Il laissait alors tout ce fatras scientifique, il faisait des armes, ou crevait ses chevaux dans des courses insensées, demandant aux fatigues du corps d’endormir le démon, le dieu peut-être, qui veillait obstinément en lui. Enfin il faisait des vers : symptôme grave pour un philologue ! Un matin que sa mère entrait chez lui, elle avisa sur sa table une feuille de papier couverte de ces petites lignes dont l’inégale longueur constitue seule, au point de vue de certaines gens, la différence de la poésie à la prose. Elle prit le papier.

 Il est à toi, ce cœur dont l’espérance
Va vers le tien, comme l’encens vers Dieu…

— Mon fils, dit-elle, les femmes ne sont pas des étoiles, et pour les approcher il n’est pas nécessaire de monter au septième ciel.

George la regardait pendant qu’elle rejetait ses vers sur la table. — O mon pauvre père ! se dit-il à voix basse.

La pensée du vieillard qu’il avait évoquée ne le quitta pas lorsqu’il fut resté seul. Nos morts vivent en nous, ceci n’est point douteux ; souvent ils nous apparaissent intérieurement dans les instans périlleux de notre vie, et leurs conseils nous dirigent à travers les obstacles qui barrent notre chemin. Dans le dédale où se perdaient les résolutions de George, il lui sembla que la voix de ce père qu’il avait tant aimé s’élevait lentement du fond de son cœur et lui disait : — Lutte, et à tout prix triomphe ! Puisque tu aimes, ne laisse pas l’objet de ton amour descendre les degrés qu’on ne remonte plus, et n’expose jamais un fils à souffrir par sa mère ce que tu as souffert par la tienne !

Un accès de jalousie vint encore amollir sa résistance en lui prouvant jusqu’à quelle hauteur son amour était monté. Un soir, on annonça chez Pauline le comte Ladislas Palki. George se souvint de ce qu’il avait entendu dire à sa mère, et il eut un tressaillement impossible à vaincre en voyant entrer un homme de trente-cinq à quarante ans, qui était le type le plus parfait de la beauté mâle et rêveuse de la race slave. Pauline l’accueillit comme un vieil ami, avec toute sorte de joie et d’amabilité. À ses questions il répondait d’une voix si douce qu’elle trahissait une vive affection. Plusieurs fois Pauline lui serra la main. George foudroyait de ses regards Ladislas, qui paraissait ne pas s’en apercevoir. M. de Chavry rentra du club plus tôt que de coutume ; il fit de grandes amitiés à Ladislas. Le pauvre George n’en pouvait mais ; il avait presque envie de souffleter le comte Palki parce qu’il était venu, et M. de Chavry parce qu’il était rentré ; il comprit que bientôt il ne serait plus maître de lui et qu’il allait faire quelque sottise ; il se leva, ouvrit la porte du salon et sortit sans dire adieu à personne. À le voir partir, Pauline devina tout.

La nuit fut mauvaise pour George comme pour Pauline. George était fort mécontent de lui, et il ne pouvait s’empêcher de divaguer, tout en sentant qu’il ne pensait que des sottises. Pauline n’était pas irritée, mais elle était profondément triste ; un découragement sans bornes l’avait affaiblie, elle se disait malgré elle : Si j’étais à lui, il ne douterait jamais de moi, et ne souffrirait plus.

Le lendemain, George courut chez Pauline.

— Je vous attendais, lui dit-elle. Hier, vous êtes parti plein de colère, et vous m’avez fait beaucoup de peine.

— Aimez-vous le comte Palki ? l’avez-vous jamais aimé ? lui demanda-t-il, sans même l’écouter.

— Jamais ! lui répondit-elle avec un triste sourire, en dirigeant vers lui l’indicible loyauté de son regard.

George laissa échapper un soupir, comme un homme soulagé d’un grand poids. — Ah ! je le pensais bien ! s’écria-t-il ; mais pourquoi donc alors ai-je tant souffert ?

Ils parlèrent ensemble de Ladislas avec un abandon sans réserve, et qui paraîtrait étrange après l’espèce de crise nerveuse qu’ils avaient subie, si l’on ne savait qu’entre amans de bonne foi un mot dissipe tous les orages.

— C’est un héros, lui dit Pauline ; c’est une sorte de soldat d’avant-poste, toujours au premier rang, quand il s’agit de combattre ceux qui se sont partagé sa patrie. Une aventure tragique en a fait un personnage célèbre en Allemagne, et a donné du retentissement aux soins qu’il m’a rendus. Il était le chef d’une de ces conspirations qui ont éclaté dans le grand-duché de***. Tout était prêt pour l’action ; Ladislas et huit de ses amis devaient aller, à quelques lieues de la ville, soulever un régiment de cavalerie travaillé d’avance, et à l’aide duquel on voulait marcher sur le siège du gouvernement. La veille du jour fixé pour l’action, les amis de Ladislas, entrés un à un et séparément dans la ville, s’étaient cachés dans sa maison. La soirée fut employée aux dernières dispositions, et l’on s’ajourna au lendemain, à six heures du matin. À cette époque, Ladislas était lié avec la jolie princesse K… que vous avez vue à Paris, et qu’on appelait la fée Carline à cause de son petit nez un peu écrasé. Il se rendit chez elle et n’en sortit qu’à quatre heures du matin. C’était en hiver, par une nuit brumeuse. Ladislas revint chez lui, entra dans le grand salon, où ses amis dormaient, deci, delà, sur des matelas placés au hasard, et se jetant, épuisé de fatigue, dans un fauteuil, il dit à son domestique de le laisser dormir une heure seulement. Quand, à cinq heures, on réveilla les conjurés, ils virent Ladislas plongé dans un de ces sommeils vainqueurs de tout qui dénotent une lassitude profonde, et ils dirent au domestique, comme lui-même me l’a depuis raconté : « Laisse dormir le comte ; le rendez-vous général est à neuf heures ; selle-lui sa jument anglaise, réveille-le à sept heures, dis-lui que nous l’attendons ; avec un temps de galop, il nous rejoindra. » Puis ils sautèrent en selle et partirent après s’être donné le baiser de paix de ceux qui vont à la mort. Lorsqu’à sept heures Ladislas fut réveillé, il entra dans une colère violente, maltraita son domestique, et partit comme un fou pour rejoindre ses compagnons. Il galopait à perdre haleine sur la route humide. Il avait déjà fait plusieurs lieues et approchait de l’endroit fixé pour le rendez-vous, lorsqu’à travers le brouillard il aperçut des hommes qui de loin, sur le chemin, regardaient de son côté. Il s’avança, c’étaient des paysans réunis près d’une ferme. Ils se jetèrent résolument à la tête de son cheval, et malgré ses efforts, ses injures et ses coups, ils parvinrent à l’arrêter. « Ne craignez rien, lui disaient-ils ; nous vous connaissons, vous êtes le comte Palki : nous sommes des vôtres ; mais avant d’aller plus loin, venez voir vos amis, ils sont ici tous ; après, vous continuerez votre route, si vous voulez. » Ladislas les suivit ; on le conduisit dans un verger : aux branches des arbres il vit ses huit compagnons pendus, morts. Le secret du complot avait été livré ; une escouade était venue attendre les conjurés sur la route, les avait saisis, exécutés, et s’en était retournée, satisfaite de ses œuvres, sans se douter que le principal coupable n’était point parmi les victimes. Les paysans cachèrent Ladislas ; le soir, il rentra dans la ville, il se rendit chez la princesse K… qui l’attendait si peu qu’il put se convaincre qu’elle le trompait. De nouveau, Ladislas se sauva, se cachant le jour dans les métairies isolées, marchant la nuit, échappant à mille pièges tendus le long de sa route, et ainsi, poursuivi, souffrant de la faim et du froid, portant dans l’âme une double blessure de conspirateur trahi et d’amant trompé, il arriva dans la ville de ***, où nous résidions. Là, il était libre et en sûreté. Son aventure avait fait grand bruit ; il devint le lion du moment, comme disent les Anglais. M. de Chavry le rencontra, se lia avec lui et me l’amena. Ladislas m’a aimée, cela est vrai, et il me l’a dit ; mais je n’ai agréé de ses soins que ce que j’en devais accepter. Je sais que beaucoup de femmes m’ont envié cette recherche, et n’ont pas compris que je l’eusse repoussé ; mais une nature loyale comme la sienne ne pouvait s’y méprendre : il a senti que ses nobles qualités avaient mieux à m’offrir qu’une galanterie coupable, et il est devenu pour moi un de ces amis sur lesquels on peut compter pour toutes les choses de la vie et de la mort.

George avait écouté en silence ce long récit, dont la sincérité le frappait ; il baisa les mains de Pauline. — S’il est votre ami, dit-il, il sera aussi le mien.

Mais les souffrances qui le remuaient depuis la veille avaient épuisé ses forces ; il éclata tout à coup en sanglots, et, serrant Pauline contre son cœur, il s’écria : — Je puis encore me résigner à n’être jamais à vous ; mais si vous aimiez quelqu’un, si par malheur vous en aviez jamais aimé un autre, je vous tuerais !

Il était arrivé à un paroxysme violent ; il eut une espèce d’attaque de nerfs, et il répétait sans cesse : Sommes-nous malheureux ! sommes-nous malheureux !

Le soir, lorsque Ladislas arriva, Pauline lui présenta George. Les deux hommes causèrent ensemble, parurent s’apprécier, et se sentirent attirés l’un vers l’autre en vertu de l’affection qu’ils portaient à la même femme. Un sentiment commun, s’adressant au même objet, unit ou désunit les hommes selon la trempe de leur caractère et la hauteur de leur âme, mais ne les laisse jamais indifférens. George et Ladislas étaient faits pour se plaire, et ils se plurent. Lorsque le comte partit, reprenant sa route pour obéir à des devoirs qui l’appelaient loin de la France, il laissa un ami de plus derrière lui.

Quelques jours après, un matin que George entrait chez Pauline, elle put remarquer en lui un changement dont elle fut surprise : je ne sais quoi de hardi et de déterminé brillait dans ses yeux, ordinairement si doux ; quelque chose de bref sonnait dans sa voix, et son sourire ressemblait à une provocation. Pauline n’eût point été femme, si elle n’eût compris qu’une détermination mauvaise s’était emparée de l’âme de George, et que, las peut-être de leur vie douloureuse, il s’était dit en venant chez elle : Il faut en finir ! Elle eut peur. D’un de ces petits bruissemens des lèvres auxquels les mères excellent, elle appela son fils, qui jouait dans le salon voisin ; l’enfant accourut. Elle le garda un moment près d’elle, puis tout à coup, le saisissant dans ses bras, elle le posa sur les genoux de George, en lui disant : Embrasse ton ami !

George prit l’enfant, regarda Pauline, et dans ses yeux une lueur passa, qui semblait dire : C’est une trahison ! Il resta quelques instans immobile, évidemment en proie à un combat terrible. Peu à peu son visage reprit son calme ordinaire, un triste sourire effleura ses lèvres pâles, il remit le petit garçon entre les bras de sa mère, et parlant à Pauline avec une voix pleine de soumission : — Je vous rends votre fils, lui dit-il, laissez-le retourner à ses joujoux. — Il avait regardé l’enfant, et pensant à sa propre mère, dont le souvenir pesait toujours en lui, il avait su refouler dans son âme les sentimens qui l’obsédaient.

Ces luttes se renouvelaient, et c’est par miracle qu’ils résistaient encore. Au fond, ils se sentaient perdus ; mais comme il arrive presque toujours en pareille circonstance, quand l’un faiblissait, l’autre se relevait, et c’est ainsi qu’ils marchaient dans la route choisie par eux-mêmes vers un but qu’ils n’osaient plus prévoir. Ils savaient bien, par exemple, que si une chute longtemps évitée venait enfin les surprendre, elle serait irrémédiable. Ni l’un ni l’autre, avec la passion qui les dévorait, ne se serait accommodé de ces compromis douteux que voilent les convenances et qu’acceptent les âmes froides. Ils apercevaient alors au bout de leur horizon une séparation éclatante, un grand scandale en un mot, et ils fermaient les yeux comme pour chasser cette vision funeste. Les suites de leur amour eussent été si graves que parfois leur amour en semblait paralysé. Ils se soutenaient mutuellement dans leurs heures de défaillance. — Vertu ! tu n’es pas un vain mot ! s’écriait parfois Pauline, épouvantée de ses propres pensées.

Un jour elle laissa tomber sa tête alourdie sur l’épaule de George et pleura beaucoup, sans parler. Il se pencha vers elle, et lui serrant la main, comme on fait à ceux dont on ne peut soulager la souffrance : — Du courage, ma pauvre âme, lui dit-il, puisque le bonheur n’est pas fait pour nous !

Ce jour-là, il fut le héros ; le lendemain, ce fut elle qui le releva d’une crise de faiblesse. L’idée de la mort, d’une mort commune et volontaire, leur traversa une fois l’esprit ; ils en parlèrent avec exaltation, en des termes qui prouvaient l’affollement de leur cœur. Le petit Firmin, qui entra chez sa mère en caracolant sur un bâton, fit évanouir ces absurdes fantômes.

De tels combats s’inscrivent en lignes indélébiles sur le visage des lutteurs, et Mme  d’Alfarey s’inquiéta bientôt de l’altération profonde qu’elle remarquait sur les traits de son fils. Puisant la plupart de ses convictions dans l’expérience et les souvenirs de sa propre vie, elle ne croyait guère à la vertu, qu’elle appelait volontiers, chez les femmes, un raffinement de coquetterie. Après avoir vainement essayé d’arracher quelque confidence à George, elle alla résolument faire une visite à Pauline. Tout ce que l’usage du monde et l’habitude des mots à double entente peuvent donner d’astuce, elle l’employa pour découvrir le fond de l’âme de la jeune femme, qui, sans se laisser dérouter une seule fois, persista à ne rien comprendre aux paroles de Mme  d’Alfarey.

Cependant, depuis que cet amour les ravageait, les jours et les mois s’étaient écoulés ; l’année 1848 avait rejoint aux archives des siècles ses sœurs précédentes, et déjà les derniers jours de février 1849 annonçaient le printemps. Rien ne paraissait modifié dans la vie de Pauline et de George ; mais ils étaient arrivés aux dernières limites de leurs forces, et ils touchaient à une de ces heures fatales pour les maladies de l’âme comme pour celles du corps, au-delà desquelles les médecins ajournent l’espérance. L’instant était venu de la crise qui allait les perdre ou les sauver. Pauline le sentait bien, « Tout est perdu, se disait-elle, si nous ne prenons un grand parti. » Quant à George, il s’abandonnait au hasard, et il n’entendait plus en lui qu’un immense bourdonnement.

Un soir de février, par un de ces temps humides et tièdes qui souvent en France annoncent les approches du mois de mars, George était assis auprès de Pauline ; M. de Chavry était sorti, l’enfant dormait. Le salon était plongé dans une demi-obscurité que traversaient parfois les lueurs intermittentes d’un feu près de s’éteindre. Sans se parler, ils regardaient avec une fixité machinale les bûches presque consumées qui flambaient encore sur les cendres. Une grande langueur était en eux. Pauline avait laissé tomber son ouvrage, elle écoutait avec effroi les battemens de son cœur. George se disait : « Dans quelle bourgade d’Italie faudrait-il aller nous cacher ? » Il se leva, ouvrit la fenêtre ; une bouffée d’air chaud entra, qui le frappa au visage. Au-dessus des nuages, la lune, brillante et large, semblait se reposer sur d’immenses coussins bordés des couleurs de l’iris. Les arbres noirs détachaient leur silhouette mobile sur la lumière du ciel ; quelques-uns étaient si hauts, qu’ils paraissaient porter les étoiles, épanouies au sommet de leurs branches, comme des fleurs de feu. Pauline était venue, près de George, s’accouder à la fenêtre.

— Oh ! lui dit-il, m’en aller avec vous, bien loin, au-delà des mers… N’avoir pour souvenir, pour espérance, que l’éternelle adoration dont mon âme est remplie !…

— Taisez-vous, lui répondit Pauline, ne tentez pas une pauvre créature qui a remis son honneur entre vos mains et qui doit mourir auprès du devoir comme un soldat meurt auprès du drapeau !

George baissa la tête. Pauline s’enveloppa les épaules d’un châle, et prenant le bras de George : — Allons faire un tour dans le jardin, dit-elle ; cette belle tiédeur de l’air me fera du bien.

Ils descendirent ; longtemps muets et comme enlevés au-dessus des choses de la terre, ils marchèrent dans les allées que la lune rayait de longues traînées blanchâtres. Parfois ils échangeaient un mot, puis retombaient dans le silence. Elle était tout entière appuyée à son bras, et il se sentait accablé par ce doux fardeau, qui jadis lui eût paru si léger. Parvenus à un quinconce formé de tilleuls, ils s’arrêtèrent et s’assirent sur un banc de bois. George baissait toujours les yeux ; Pauline au contraire levait le front et recevait en plein visage la clarté céleste.

— Croyez-vous donc qu’il ne vaudrait pas mieux mourir ? s’écria tout à coup George en se tournant vers elle.

— Taisez-vous, taisez-vous ! lui dit-elle en lui mettant la main sur la bouche.

George la prit dans ses bras avec violence, et pour la première fois leurs lèvres se rencontrèrent dans un de ces baisers dont Byron a parlé. Ce ne fut qu’un éclair. Pauline jeta un cri et se sauva en courant. Lorsque George la rejoignit au bout de quelques minutes, il la trouva dans le salon, presque renversée sur un canapé, la face contre les coussins.

— Au nom du ciel ! lui cria-t-elle en joignant les mains, allez-vous-en ; ne revenez pas me voir, attendez que je vous rappelle.

George s’approcha. Elle se leva, passa son bras sous le sien, marchant et se soutenant à peine ; elle le conduisit ainsi jusqu’à la porte du salon. — Je veux être seule, mon ami, lui dit-elle ; partez, je vous écrirai dès que je pourrai vous voir. George obéit. Le lendemain, vers une heure, au moment où il allait écrire à Pauline, il reçut d’elle un billet qui ne contenait qu’un mot : « Venez ! »

Il ne se jeta pas dans une voiture et ne courut pas chez Pauline, comme on pourrait le croire ; il allait doucement, le visage penché, le cœur plein de trouble et l’âme indécise. Il croyait marcher vers ce bonheur qui lui était toujours apparu si grand qu’il lui semblait ne devoir pas être de ce monde, et au moment d’y toucher, de le saisir, il se sentait envahi par une indicible amertume. Hélas ! il en est de la félicité des hommes comme de ces jardins qu’enferment des murs défendus par des broussailles de fer : on ne peut y entrer, on ne peut en sortir qu’en se déchirant les mains. C’était bien son idole qui venait à lui ; mais elle descendait de son piédestal. « Elle aussi !… » se disait-il. Tous les obstacles, tous les dangers lui apparaissaient à cette heure grandis et multipliés. Il voyait ses forces épuisées par ses luttes de chaque jour ; il levait les épaules avec colère, comme en présence d’une impossibilité, lorsqu’il pensait à ce rêve de vertu qu’aujourd’hui il traitait de chimère, et quand ses sermens lui revenaient en mémoire, il en chassait le souvenir avec le mot suprême des révolutions : « il est trop tard ! » Ainsi battu et heurté par ce chaos de pensées contradictoires, il arriva chez Pauline.

Le premier mot de George fut un reproche sur la façon dont elle l’avait renvoyé la veille. Elle le regarda avec surprise, et, lui prenant la main : — Asseyez-vous, lui dit-elle, et écoutez-moi, car je n’ai pas voulu vous quitter sans vous dire adieu.

— Nous quitter ! cria George. Eh ! grand Dieu ! que dites-vous ?

Toutes les pensées qui l’avaient troublé durant la route disparurent et s’évanouirent devant cette menace d’une séparation à laquelle il n’avait jamais songé.

— Oui, reprit-elle d’une voix tremblante, oui, il faut nous quitter, parce que vous m’aimez, parce que je vous aime, parce que tous deux, hélas ! nous sommes si bien vaincus, qu’il n’y a plus de salut que dans la fuite. Si vous ne consentez à partir, c’est moi qui partirai. Je n’ai plus ni force ni courage, et ce sacrifice, qui seul peut nous sauver encore, je le demande à votre pitié, puisque je suis si lâche que toute vertu s’est anéantie en moi. Ne m’interrompez pas, laissez-moi finir ; je me suis promis de vous dire certaines choses, je vous les dirai. Après ce qui s’est passé hier entre nous, le doute ne m’est plus possible. Nous sommes arrivés à un moment fatal ; poussés par la passion de nos cœurs, nous allons tout oublier et entrer dans une voie misérable qu’il faut éviter à tout prix. Que ferons-nous, si nous succombons ? À votre premier signe, je me lèverai, je partirai, je vous suivrai. Et mon fils ? y avez-vous pensé, quel héritage lui laisserai-je ? Et cet homme, bon après tout, qui m’aime autant qu’il peut aimer, cet homme dont librement j’ai accepté le nom, que trouvera-t-il dans sa maison vide, lorsque je l’aurai quittée, au lieu du repos, de l’honneur et de la considération que je lui dois, puisqu’il me les a donnés ?… Resterons-nous au contraire ? Accepterons-nous cette triple honte dont le monde s’accommode, et à la pensée de laquelle tout mon cœur se soulève ? Vivrons-nous englués dans nos mensonges et sentant chaque jour nos âmes s’abaisser dans cette voie de trahison ? Exposerons-nous à tant de misères le sentiment qui exalte nos cœurs ? Dans nos causeries, souvent vous m’avez raconté la mort de votre père. Vous souvenez —nous de sa dernière parole : « Il n’y a d’éternel que la vérité ? » Ah ! George, restons dans la vérité, qui, pour nous, est le sacrifice et le devoir. Que Dieu ne me punisse pas de ce que je vais dire, car je ne fais aucun vœu coupable ; mais enfin, mon pauvre George, si j’étais veuve, à l’instant je mettrais ma main dans la vôtre. Je ne suis pas libre, vous le savez ; je ne veux trahir aucun des devoirs que je me suis imposés, et je ne veux pas non plus, entendez-vous bien, George, je ne veux pas jeter mon amour pour vous aux chances d’une vie impossible.

Elle s’arrêta, car ses sanglots la suffoquaient. George, le front appuyé contre le rebord de la cheminée, écoutait comme dans un songe.

— Quand vous fûtes parti hier au soir, reprit-elle, j’ai attendu M. de Chavry ; je lui ai pris la main, je lui ai tout raconté, je l’ai supplié de me sauver, de nous sauver tous. Je me suis humiliée devant lui, me sentant coupable, car mon cœur du moins lui est infidèle, et il aurait le droit de me demander compte de mes pensées les plus secrètes. Ne vous effrayez pas, George, je ne me repens pas, et je serais prête à recommencer, s’il le fallait encore. Savez-vous ce qu’il a fait ? Il m’a baisée au front, et m’a dit : « Vous êtes, ma pauvre Pauline, la femme la plus honnête que j’aie jamais rencontrée. Aujourd’hui vous me demandez mes conseils, je ne puis vous les donner, car, hélas ! je vous avoue que je ne sais rien de ces luttes de vertu dont vous me parlez. Pensez, non pas à moi, qui n’ai peut-être pas le droit d’être bien exigeant avec vous, mais pensez à votre fils. » Il me laissait plus anéantie encore. Il s’éloigna, et quand il fut près de la porte, qu’il tenait déjà entr’ouverte, il tourna vers moi son visage tout pâle : « Si vous désirez faire un voyage, Pauline, je suis à vos ordres, et nous irons où vous voudrez. » Mon premier mouvement fut de le prendre au mot et de lui crier : Partons ! Mais partir sans vous revoir, George, je ne m’en suis pas senti la force. Et puis n’est-il pas plus digne de nous d’envisager courageusement toute notre infortune, qu’envieraient bien des prétendus bonheurs, et de nous dire adieu comme deux êtres honnêtes qui toujours pourront se regarder en face, qui jamais n’auront rien à regretter, car ils n’ont rien fait dont ils aient à se repentir ?

George releva la tête ; son visage était baigné de larmes ; il prit les mains de Pauline et s’inclina vers elle en les baisant avec ardeur.

— Lorsque je suis venu vers vous, dit-il, j’ai senti que je vous donnais ma vie. Il vous plaît d’en disposer aujourd’hui pour un sacrifice qui fera peut-être l’amertume de tout notre avenir. L’amour dans la plénitude de son bonheur est impossible entre nous, je fais mieux que l’admettre, je le sais. Vous voyez dans mon départ un moyen de salut : soit, je ne discuterai pas, je vous obéirai ; dans huit jours, je serai parti.

Pauline jeta un cri de joie en même temps qu’un cri de douleur. Le petit Firmin entra pour embrasser sa mère avant d’aller aux Tuileries. Elle le prit dans ses bras, et, le serrant avec emportement : — Ah ! s’écria-t-elle, cher petit ! c’est toi qui me sauves et qui me perds !

L’enfant, effrayé, se mit à pleurer. George, comme tous les hommes de courage, avait repris sa sérénité en présence d’un malheur accompli, et ce fut lui qui calma le fils et la mère.

M. de Chavry n’avait changé aucune de ses habitudes ; il avait continué à vivre près de sa femme comme si jamais elle ne lui eût fait aucune confidence. Deux jours après la détermination prise par Pauline, il avait plusieurs personnes à dîner. Dans le courant de la soirée, George s’approcha de lui :

— N’avez —vous pas quelques commissions à me donner pour Smyrne ou Constantinople ? lui dit-il. Je vais partir pour l’Orient.

Si maître qu’il fût habituellement de ses impressions, M. de Chavry ne put éteindre l’éclair de joie qui traversa son regard. Il étouffa le soupir de soulagement qui dilatait sa poitrine. Il remercia George de ses offres, et lui parla avec un abandon qui ne lui était pas ordinaire.

En apprenant le départ de son fils, Mme d’Alfarey jeta les hauts cris ; elle courut chez Pauline. — Le laisserez-vous partir ? lui dit-elle.

Lasse, énervée, courbée sous le poids trop lourd de sa propre résolution, Pauline brisa la glace d’un mot : — Un de nous deux doit s’éloigner, dit-elle, lui ou moi ; s’il reste, je pars !

Mme d’Alfarey n’en croyait pas ses oreilles ; elle se creusait la tête. — Quelle est cette comédie-là ? se disait-elle, et elle n’y comprenait rien.

Le jour du départ était venu. Pauline se cramponnait à sa volonté ; la lutte n’était pas éteinte en elle. Vingt fois elle avait été sur le point d’écrire à George : Restez ! Vingt fois elle avait pensé à le suivre. Quant à lui, sa bataille était finie, il était résigné. Peut-être cependant n’aurait-il point quitté Paris et eût-il essayé de continuer cette lutte dangereuse, s’il avait rencontré près de lui, chez sa mère, un soutien moral qui eût pu l’encourager ; mais au lieu de ces conseils sévères et parfois douloureux à suivre que son père lui eût certainement donnés, il ne trouvait en elle que des railleries peu généreuses, une ignorance absolue des sentimens dont il avait nourri et fortifié sa passion.

Il alla faire ses adieux à Pauline. À force de raisonnemens, ils s’étaient, pour ainsi dire, prémunis contre leur émotion ; elle fut vive cependant, si vive que George se leva précipitamment pour la fuir.

— Adieu, dit-il ; quand vous reverrai-je ? Le sort seul en décidera ; je pars pour un exil qui n’aura de terme que par votre volonté.

Il s’arrêta, il baissait les yeux et n’osait regarder Pauline, qui, assise et la tête renversée contre son fauteuil, laissait couler ses larmes. — Vous ne m’avez jamais rien donné, reprit-il en froissant, comme pour se donner une contenance, quelques bijoux répandus sur le marbre de la cheminée ; laissez-moi emporter un de ces bijoux ; il sera pour moi un souvenir vivant qui ne nie quittera jamais.

— Prenez ce bracelet, répondit Pauline ; un de mes grands-oncles me le rapporta des Indes il y a bien longtemps ; jeune fille, je le portais ; c’est le seul de mes bijoux auquel je tienne ; gardez-le, qu’il vous protège et vous parle de moi !

George prit le bracelet ; il était composé de trois grosses lames d’or reliées entre elles par un chaînon ; sur chacune des lamelles, des mots arabes étaient écrits ; George les lut, et se tournant vers Pauline avec un sourire plus triste que des sanglots : — Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que signifie la phrase gravée sur ce bracelet ?

— Oui, répondit-elle.

Lek el mestékabel bil felahha, inch’Allah ! épela-t-il lentement ; avec le succès, l’avenir est à toi, s’il plaît à Dieu ! — Ah ! je crains bien qu’il ne lui plaise pas ! Savez-vous, Pauline, qu’il y a là presque une promesse, et que si j’étais un sage, je ne partirais pas ?

Pauline sentit le danger ; l’heure était trop propice aux faiblesses pour qu’elle ne cherchât point un faux-fuyant ; elle se jeta dans des phrases vagues.

— Mais l’avenir n’est-il pas à vous ?…

— Ce n’est pas de cet avenir que je parle, interrompit George avec vivacité ; vous ne m’avez pas compris !… Et il rejeta le bracelet sur la table.

C’est parce que Pauline l’avait trop bien compris qu’elle faisait semblant de le si mal comprendre.

Il marcha vers elle, la prit dans ses bras, l’appuya sur son cœur, l’embrassa longuement comme on embrasse une sœur qu’on craint de ne jamais revoir, et se sauva sans oser retourner la tête.

Le soir il partait. Ayant déjà dit adieu à Mme d’Alfarey, il jetait autour de lui dans son appartement ce regard mélancolique et amer que seuls peuvent connaître ceux qui, le cœur brisé, sont partis pour de longs voyages, lorsqu’un domestique de Pauline entra et lui remit une petite boîte : elle ne contenait que le bracelet.

— Ah ! se dit-il, est-ce donc un remords ? Si je n’avais mis notre bonheur au-dessus des choses de la terre, je comprendrais à demimot, et si je restais, je n’aurais pas grand’peine à me faire pardonner.

Il n’avait pu trouver de place aux malles-poste, et il partait modestement par les diligences, seul et sans domestique. Dans la cour des messageries, il aperçut M. de Chavry.

— J’ai voulu vous serrer la main avant votre départ et vous apporter le vœu de l’étrier, dit-il à George ; si jamais vous avez besoin d’un ami, monsieur d’Alfarey, n’oubliez jamais, je vous prie, que je suis le vôtre.

George fut touché de cette démarche ; mais il était en veine d’amertume. — Bah ! dit-il après quelques secondes de réflexion, il est simplement venu s’assurer de mon départ.

Quand la voiture s’ébranla, il eut comme un soupir de soulagement. Enfin c’est donc bien fini, et il n’y a plus à y revenir ! En entendant le bruit sourd et saccadé de la diligence lancée au trot, en écoutant les cris du postillon, le frémissement des vitres, il lui sembla que c’était le fracas de toute sa vie qui s’écroulait sur lui. Au chemin de fer, pour hisser la voiture sur le truc, il y eut de nouveaux retards. George regardait autour de lui avec inquiétude. — Pourvu, se dit-il, que personne n’ait eu l’idée de venir encore me dire adieu ici ! — Personne ne vint ; le convoi se mit en marche ; George rabattit sa casquette sur ses yeux et resta plongé dans une rêverie infinie, à laquelle servait de thème la dernière phrase que sa mère lui avait dite en le quittant : tu es fou !

À Marseille, il alla chez un orfèvre qui lui riva au bras droit le bracelet de Pauline, et à bord du bateau à vapeur il ne s’étonna pas trop lorsqu’il voyait sourire les passagers qui apercevaient les chaînons d’or battant sur son poignet.

Il écrivit à Pauline de Malte, de Smyrne et de Constantinople ; la seconde lettre qu’il lui adressa de la vieille Stamboul était datée des premiers jours de mai et mérite d’être citée.

« Hier j’étais assis dans un café sur les quais de Bebeck ; j’entendais sans l’écouter un pauvre Bulgare qui chantait un air triste et lent en s’accompagnant d’un téhégour ; je tenais machinalement entre mes doigts les longs tuyaux d’un narghilé éteint, je regardais un groupe de goélands qui nageaient sur le Bosphore et que doraient les reflets du soleil couchant. Il y avait un grand calme partout ; une sorte de silence lumineux enveloppait toutes choses autour de moi ; j’étais engourdi dans mes songeries et je pensais à vous. Sur le quai, un homme à cheval passa, qui jeta un cri de surprise en m’apercevant ; je courus à lui : c’était le comte Ladislas Palki. Jugez de notre étonnement. Le premier mot qu’il prononça fut votre nom. La mission qu’il était venu accomplir à Paris avait échoué ; d’Allemagne, où il était retourné, il vint en Italie, puis ici, et maintenant il va se jeter en Hongrie. Ne soyez pas surprise, Pauline, je vais l’accompagner ; que Dieu nous garde tous ! Me blâmerez-vous de ce projet si rapidement conçu, et que dès demain je commencerai à mettre à exécution ? Non, n’est-ce pas ? La cause à laquelle je vais porter l’humble secours de mon bras a de quoi séduire les grands cœurs, et je sais qu’elle n’a pas laissé le vôtre indifférent. Il y a là une belle guerre, je veux m’y mêler ; il y a un beau principe, je veux le servir de toutes mes petites forces. Du reste, j’ai passé la nuit à causer avec Ladislas, et notre ami m’a tourné la tête. Donc, vive la Hongrie ! nous allons reconquérir la couronne de saint Etienne ! Si, dans cette absence que nous nous sommes imposée, je restais libre, tout serait perdu, je reviendrai ; si une forte obligation, si un devoir ne s’interposent pas entre vous et moi, ma volonté faillira, mon courage déjà ébranlé m’abandonnera tout à fait, et j’accourrai près de vous, coûte que coûte, et aux risques de votre cher repos. Et puis, vous le dirai-je ? le sentiment qui me pousse n’est peut-être pas bon ; mais vous le comprendrez, vous qui comprenez tout. Je ne veux pas que vous vous disiez avec quiétude : Il voyage, il voit de belles choses, il est heureux peut-être. Je ne veux pas que vous vous accoutumiez à mon absence, je ne veux pas, égoïste que je suis, que mon nom cesse de vous troubler. Quand vous saurez que je cours des dangers, que je couche sur la terre nue, cherchant des yeux les étoiles que vous pouvez apercevoir ; quand vous saurez que mon sort est mêlé à celui des armées qui se heurtent sur les rives du Danube, alors vous penserez à moi, vous prierez pour moi ; mon souvenir, ravivé par l’inquiétude, ne vous laissera pas en repos ; je saurai que vous me regrettez, que peut-être vous vous repentez de m’avoir fait partir, et que la nuit, en entendant sonner les heures de votre vie solitaire, vous vous direz : Où est-il ? et que vous ajouterez peut-être : Pourquoi n’est-il pas là ? Ne vous inquiétez pas trop cependant ; quand un homme porte en lui la passion que je sens en moi, il est sacré pour Dieu, et nul péril ne peut l’atteindre. Ladislas prétend que je ferai un bon soldat, il s’y connaît, et vous pouvez l’en croire. Je réponds de vous, m’a-t-il dit ; j’ai eu confiance en lui. Moi je vous dirai : Ayez confiance en nous ! »

Par le courrier qui apportait cette lettre à Pauline, Mme  d’Alfarey en reçut une qui lui annonçait la résolution de son fils ; elle courut chez Pauline, qu’elle trouva baignée de larmes et en proie à un vrai désespoir.

— Hélas ! lui dit la mère de George, pourquoi n’avez-vous pas empêché son départ ?

II.

Quand Ladislas et George eurent traversé le Danube vers le milieu du mois de mai, on pouvait appliquer à la Hongrie le mot que M. Michelet a dit sur elle au Collège de France : « La Hongrie espère contre l’espérance ! » En effet, tout semblait déjà bien près d’être perdu dans cette grande cause que d’immenses armées purent seules réduire au silence et à l’ajournement. Nous n’avons pas à raconter ici les péripéties de cette lutte gigantesque, dont chaque détail a jadis fait battre nos cœurs ; mais, pour l’intelligence de cette histoire, nous devons dire en quelle situation se trouvait alors la terre des Magyars. Le tsar Nicolas s’était décidé à intervenir et à faire ce « miracle » qui se renouvelle sans cesse pour sauver l’empire d’Autriche. Ce que les cabinets européens appelaient alors « l’insurrection hongroise » était cerné de tous côtés ; le peuple, il est vrai, s’était levé en masse, et des prêtres marchaient à sa tête. Le patriotisme enfantait des prodiges ; mais que pouvait-on contre les armées qui entouraient la Hongrie d’un cercle de mort ? À l’ouest, l’armée autrichienne, retranchée dans Presbourg et commandée par Haynau, allait se mettre en marche, aidée d’un corps russe sous les ordres de Paniutine ; au sud-ouest, Nugent se préparait à tomber sur les comitats situés entre la Drave et le Danube ; au sud, le ban Jellachich, les Austro-Serbes ravageaient le pays, et deux armées russes menaçaient la Transylvanie ; au nord-ouest, les Russes du général Grabbe se disposaient à franchir la frontière de Moravie ; au nord, le vieux Paskievitch dirigeait le gros de l’armée russe. Déjà l’on pouvait prévoir le dénoûment de la lutte. Partout ce n’était plus qu’une guerre d’extermination. Considérés comme rebelles, les Hongrois pris les armes à la main étaient pendus sans autre forme de procès ; on usait de représailles à l’égard des soldats de l’armée autrichienne. Point de quartier ! semblait être le mot d’ordre général. Les terres étaient dévastées, les puits empoisonnés par les cadavres, les moissons détruites, les villages brûlés ; les incendies flambaient, le sang coulait ; on n’entendait au loin que le bruit des armées en marche, et toute l’Europe regardait du côté du Danube, attentive à cette lutte d’un petit peuple contre deux grands empires.

Ce ne fut pas sans peine et sans courir plus d’un danger que Ladislas et George parvinrent à Pesth, où siégeait encore le gouvernement. Quelques jours avant leur arrivée, Görgey avait, après de longs et terribles assauts, repris Bude sur le général Hentzi ; une grande joie à cette nouvelle avait éclaté dans les cœurs et y avait ramené la confiance. Avec de continuels sacrifices, on espérait encore pouvoir repousser l’ennemi hors du sol natal, et plus d’une voix entonna la vieille chanson hongroise : « Ils seront toujours vainqueurs, les enfans d’Arpad, les enfans du soleil, et la terre des Magyars ne leur sera point arrachée ! » Hélas ! ce ne fut qu’une lueur dans les ténèbres ! Il ne fallut pas longtemps à George pour reconnaître dans quelle impasse effroyable il venait de s’engager avec une imprudence qui ressemblait à de la folie. — J’en ai vu bien d’autres ! lui disait Ladislas ; nous en sortirons. — George secouait la tête et pensait à ce petit salon de Pauline où il avait passé des heures si douces, maintenant si regrettées.

Les deux amis vivaient au hasard de la guerre, tantôt avec un corps d’armée, tantôt avec un autre, et ils restèrent ainsi sans destination fixe jusqu’au jour où ils furent attachés au général D… qui devait rouvrir les communications entre le gouvernement hongrois, alors réfugié à Szegedin, et la Transylvanie, où Bem, le terrible et légendaire capitaine, tenait la campagne, repoussait Jellachich et écrivait cette étrange lettre devenue célèbre : « Bem Ban bum ; » littéralement : « Bem bat Ban. » Sans être impossible, la tâche était difficile, car les corps de Haynau et de Paniutine s’approchaient pour débloquer Temesvar et pour empêcher le général D… de pénétrer en Transylvanie.

C’était dans la première quinzaine du mois de juillet ; Ladislas, attaché au général en chef, avait gardé avec lui George, qui s’était conduit d’une façon extrêmement brillante dans une affaire d’avant-garde ; ils partirent.

— Où allons-nous ? avait demandé George.

— Vers l’inconnu, lui répondit Ladislas, et, lui montrant les troupes qui défilaient à travers la campagne, suivies d’une immense quantité de chariots : — Beaucoup de ceux qui partent, ajouta-t-il, ne reviendront pas ! La route vous est ouverte, mon cher George ; je me repens de vous avoir entraîné dans mon aventure. Vous n’appartenez pas, comme moi, à une de ces nations qui ne doivent marcher que l’épée au poing, parce qu’elles sont depuis longtemps courbées sous la défaite. Ici rien ne vous retient, partez. Vous pouvez gagner encore la frontière turque, votre qualité de Français vous protégera ; moi, j’accomplis un devoir, car je suis de ceux qui ont fait le serment d’Annibal. Vous, vous êtes libre. Si, dans cette vie, vous sentez encore quelque chose vous poindre au cœur, n’hésitez pas, et ne me suivez pas dans l’enfer où nous allons entrer.

— J’ai passé la nuit à penser à tout ce que vous me dites, répliqua George ; je sais un peu fataliste, et je m’en vais, en fermant les yeux, où le destin me mène. Je ne suis pas César, mais je vous dirai, comme lui : « Le sort en est jeté ! »

All right alors ! s’écria Ladislas. Après tout, les empereurs de Russie et d’Autriche ne sont peut-être pas aussi noirs qu’ils en ont l’air, et nous passerons à travers leurs troupes comme les Hébreux à travers la Mer-Rouge.

George ne disait pas toute la vérité : il avait reçu des lettres de France ; celle de Pauline était triste et découragée.

« Croyez-vous, lui disait-elle, avoir bien fait en me laissant ainsi me débattre contre une inquiétude qui va s’accroître à toute minute par l’absence des nouvelles et par les dangers qui vous attendent à chaque coin de route ? N’avais-je pas assez de ma propre peine ? n’avais-je pas assez de cet éloignement qu’il a fallu nous imposer, et aviez-vous bien le droit d’ajouter tant de tourmens à ma douleur ? On croirait que vous avez voulu me punir du sacrifice auquel nous avons consenti ! Ce sacrifice n’était-il donc pas une punition assez dure ? Je n’ai et ne veux avoir aucun droit sur vous ; pensez à moi cependant, et lorsque quelque beau hasard tentera votre courage, souvenez-vous qu’il y a ici une pauvre femme qui prie pour vous et se désole de vous savoir en péril. »

Mme  d’Alfarey était fort irritée et revenait avec insistance sur des conseils que son fils avait déjà dédaignés. « Quelle mouche te pique ? lui écrivait-elle. Et qu’as-tu à faire avec ces Hongrois, qui méritent d’être fouettés de verges comme des enfans indisciplinés ? Laisse-les au plus vite, et reviens à tire d’aile, méchant pigeon voyageur, car tu trouveras ici :

Bon souper, bon gîte et le reste ! »

Cette façon badine et presque provocante de parler des choses les plus sérieuses irritait George, et, par contradiction peut-être, l’affermissait dans sa résolution. — Pourquoi, se disait-il, me parle-t-elle donc sans cesse de ce qu’elle ne comprend pas ? Pourquoi reviendrais-je ? Mon retour est impossible, car les conditions ne sont pas changées, qui rendaient mon départ nécessaire. Je resterai ; ici, du moins, mon âme est occupée, et les dangers qui m’entourent l’arrachent à ses tristesses.

Du reste, on l’aimait dans l’armée hongroise ; les soldats le connaissaient pour l’avoir vu au feu, et ils l’appelaient dans leur étrange et sonore langage : az arany karpereczes ember (l’homme au bracelet d’or). Ladislas lui était d’un grand secours ; pendant les longues marches de la journée, pendant les soirées du bivouac, ils causaient ensemble ; le nom de Pauline revenait souvent, pour ne pas dire toujours, dans leurs conversations. Peu à peu, comme des oiseaux qui s’échappent l’un après l’autre de la volière, chaque phase de l’histoire de George s’était envolée de son cœur, détail par détail ; maintenant Ladislas n’ignorait rien de ce singulier roman, et peut-être en eût-il ri un peu tout bas, si Pauline, dont il connaissait la haute vertu, n’en avait été l’héroïne. — Si je meurs, avait dit George à son ami dans une heure d’expansion, promettez-moi de reporter à Pauline ce bracelet qu’elle m’a donné, et qui a si souvent fait sourire ceux qui l’ont vu.

La mélancolie de George s’était, non pas effacée, mais à la longue atténuée en présence des émouvans spectacles qui se déroulaient sous ses yeux. Cette guerre d’escarmouches était faite pour le distraire de ses pensées ; le tableau de cette armée où toutes les coutumes se mêlaient, où tant de peuples divers se rassemblaient, l’ignorance du lendemain, l’insuffisance même de l’existence matérielle, la privation, la fatigue, que sais-je ? mille choses, jointes à la curiosité et à l’insouciance de la jeunesse, écartaient de son esprit les images lointaines qui l’auraient trop vivement troublé. Le plus souvent qu’il le pouvait, il écrivait à Pauline. Ils étaient superflus, les efforts qu’il faisait pour la rassurer. La pauvre femme se désespérait, elle prêtait l’oreille à tous les bruits qui venaient du côté de la Hongrie ; elle lisait ardemment les journaux, mais quelle vérité y trouver ? quelle espérance y puiser ? — La cause des Magyars triomphe sur tous les points, disait l’un ; la cause des Hongrois rebelles est à jamais perdue, disait l’autre. Pauline restait parfois des heures entières penchée sur une carte de Hongrie, se relevait tout à coup et s’écriait en pleurant : — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! — Un jour, dans une réunion intime, elle soutint que la France devait intervenir contre l’empereur d’Autriche et délivrer les Magyars. On la crut folle ; ne fallait-il pas en effet avoir perdu toute raison pour témoigner de la sympathie aux Hongrois, qui, dans les idées du monde, n’étaient alors que des républicains rouges ? Hélas ! c’étaient simplement des hommes qui aimaient leur patrie comme on nous a appris à aimer la nôtre, et qui la défendaient comme nous saurions, j’espère, défendre notre pays.

La vie de George cependant se passait en marches et en combats. Les Hongrois allaient toujours en ordre de bataille, redoutant les surprises. On passait les rivières, on traversait les grands bois pleins d’ombre, qui, le soir, s’emplissaient des feux du bivouac ; on dormait à la belle étoile ; on mangeait ce qu’on pouvait, souvent en maraude et parfois fort mal ; on échangeait quelques coups de fusil avec des vedettes ennemies trop curieuses ; on chantait quelque vieux refrain populaire, on dansait même lorsque les haltes se prolongeaient, et l’on ne se plaignait pas trop. Une longue bande de ces zingari qui vivent en nomades sur les bords du Danube et dans les Carpathes suivait l’armée et souvent se mêlait à elle. Quoiqu’on ne les aimât guère, on les tolérait, car ils rendaient des services ; les femmes pansaient les blessés, et les hommes, qui sont les premiers maquignons du monde, ferraient les chevaux, et en prenaient soin quand ils étaient malades. Lorsque l’armée s’arrêtait, ils établissaient leur campement non loin d’elle, derrière le rempart de leurs chariots réunis en cercle. Attirés par leurs habitudes étranges et leurs pittoresques allures, souvent Ladislas et George se mêlaient à eux et les faisaient danser ou chanter. On les connaissait ; quand ils arrivaient, les enfans presque nus accouraient autour d’eux, les femmes prenaient leur tambour de basque, les hommes leur cithra, et c’était joie dans le campement, car jamais ils ne s’en allaient sans laisser tomber force petites pièces de monnaie dans les mains brunes qu’on tendait devant eux.

Un soir qu’on avait campé sur l’emplacement d’un village détruit la veille par l’incendie, et où, au lieu des vivres et des secours que l’on espérait rencontrer, on n’avait trouvé que des puits comblés, des maisons brûlées à ras du sol, la désolation, la famine et la mort, les deux compagnons, assis sur quelques pierres noircies, mangeaient assez tristement un morceau de pain de soldat en attendant le moment de se rouler dans leur manteau et de dormir, si toutefois la fusillade leur en laissait le loisir. Près d’eux, une petite bohémienne en souquenille ramassait quelques morceaux de bois que le feu n’avait point encore réduits en cendres, et chantonnait, tout en jetant du côté de George des regards furtifs.

— Qu’avez-vous donc ? dit Ladislas à son ami, vous paraissez peu en appétit ce soir ; le repas n’est guère succulent, j’en conviens, mais à la guerre il faut avoir quelque philosophie.

— Ah ! répliqua George avec un doux sourire, il n’y a pas de philosophie qui tienne contre un pain pareil, quand depuis trois jours on n’a pas d’autre nourriture !…

La petite bohémienne, redressant la tête, avait écouté les paroles que Ladislas et George échangeaient en allemand ; elle marcha vers ce dernier et lui dit : Attendez. Puis elle prit sa course et disparut. Au bout de quelques minutes, elle revint, et offrit à George une cuisse de chevreau fumant.

— Où diable as-tu pris cela ? dit-il.

— Dans la chaudière de nos hommes, on ne m’a pas vue ; mangez, vous avez faim.

— Mais tu l’as donc volé ? reprit George.

L’enfant fit une petite moue et hocha la tête, comme pour dire : Qu’est-ce que cela fait ?

George prit une pièce d’or dans sa bourse et la donna à la bohémienne, qui devint fort rouge ; elle tournait la pièce entre ses doigts comme si elle hésitait à l’accepter, baissait les yeux et semblait confuse. Tout à coup elle eut un beau jeune sourire qui glissa sur son visage ; elle noua la pièce dans un coin du sale mouchoir jaune qui retenait ses cheveux. — Je la prends, dit-elle, merci ; je sais ce que j’en ferai.

George la regardait et s’étonnait de son aspect singulier. Elle pouvait avoir quatorze ans ; ses bras maigres, son cou à tendons saillans, ses mains longues, sa poitrine plate, l’eussent fait prendre pour un garçon, si l’inconcevable douceur de ses yeux noirs n’eût dénoncé une femme au premier aspect. Elle était laide, et dans cet âge, qu’on appelle avec justesse l’âge ingrat, où la jeune fille, encore indécise, a tant de peine à sortir des limbes obscurs de l’enfance. Les misères de la vie errante l’avaient affaiblie et comme retardée ; ses jambes minces et ses pieds osseux sortaient d’une robe en lambeaux qui laissait apercevoir ses épaules saillantes ; ses cheveux d’un noir bleu s’ébouriffaient sur ses tempes creuses et cachaient à demi ses oreilles, où pendaient de larges ornemens de cuivre. Son front semblait trop large pour le visage décharné qu’il surmontait, pareil à ces frontons démesurés qui couronnent des architectures trop grêles ; sa peau brune avait des tons olivâtres qui faisaient paraître plus blanches encore les dents éblouissantes qu’elle montrait en souriant. Ses gestes avaient une sorte de brusquerie sauvage qui contrastait avec le timbre presque attendri de sa voix. Elle se tenait debout devant George, dans une attitude à la fois pleine de respect et de curiosité ; elle souriait en le voyant manger avec appétit.

— Est-ce que tu me connais ? demanda George.

— Oui, répondit-elle ; vous êtes l’homme au bracelet d’or. Vous êtes venu souvent au campement de nos hommes ; vous avez la main prodigue, parce que vous avez le cœur bon. Quand vous venez et que je vous vois, cela me fait plaisir.

— Prenez garde, mon ami, s’écria Ladislas en riant, cette charmeresse couleur de chaudron vous fait une déclaration d’amour.

La bohémienne jeta un regard de colère sur Ladislas. — Pourquoi te moques-tu de moi ? lui dit-elle. Si ma peau est noire, c’est que je suis née sous le soleil, bien loin d’ici, et, ajouta-t-elle avec une triste inflexion de voix, je ne sais rien charmer.

— Où donc es-tu née ? demanda George.

— Je ne sais ; dans un pays où il y a de grands fleuves et des femmes qui ont la peau jaune comme du safran.

— Et comment t’appelles-tu ?

— La femme qui m’a nourrie et longtemps portée sur son dos me nommait Bégara, mais nos hommes m’appellent Mezaamet.

— Eh ! s’écria George avec surprise, c’est un mot arabe qui signifie couleuvre.

— Je le sais, répliqua— t-elle. Je connais bien des langues ; nous sommes restés deux ans près d’une vieille ville en ruines que les gens du pays appelaient Baalbeck : là, j’ai appris l’arabe.

— Ah ! ah ! reprit George. Pourrais-tu me dire ce qu’il y a sur mon bracelet ?

— Je ne sais pas lire, répondit Mezaamet.

George lui lut les mots arabes qui se déroulaient en belles lettres ornées sur les plaquettes d’or. Elle l’écouta, puis, le regardant attentivement au visage, elle secoua la tête avec tristesse et lui répondit : — Si vous restez ici, vous ferez mentir la légende de votre bracelet. Vous êtes dans la contrée des heures mauvaises : allez vous-en !

C’est en vain que George l’interrogea pour avoir la signification de ces dernières paroles, elle refusa de s’expliquer. Elle avait levé les yeux vers le ciel, et suivait du regard un vol d’oiseaux qui fuyaient dans la direction du midi. — Déjà des grives ! dit-elle lentement. L’hiver sera rude, et il fera froid pour les pauvres morts qui dormiront sous terre.

Quelques instans après, elle s’accroupit devant George, prit son bras et examina curieusement le bracelet. — Qui vous l’a donné ? dit-elle ; celle qui vous aime ? Ah ! comme elle doit pleurer de ne plus vous voir ! La nuit vous y pensez, et vous écoutez retentir en vous-même l’écho de ses sanglots. Je le sais : hier vous passiez près d’un bois, et il y avait de vieux corbeaux perchés sur un chêne qui m’ont raconté votre histoire.

— Au diable la couleuvre ! s’écria Ladislas avec quelque étonnement ; es— tu donc sorcière ?

— Ni charmeresse ni sorcière, répliqua— t-elle. Si je tardais à revenir au campement, je serais battue ; bonne nuit, cavaliers ! — Et elle se sauva.

Le lendemain, une curiosité qu’ils tâchèrent de ne pas s’avouer les entraîna du côté des bohémiens. Mezaamet semblait les attendre et vint à eux. La pièce d’or que George lui avait donnée, percée d’un trou et retenue par un cordonnet de cuir, pendait sur sa poitrine.

— Est-ce donc un talisman ? lui demanda George.

— Oui, répliqua-t-elle en baissant les yeux, puisque c’est vous qui me l’ayez donnée.

— Décidément, mon cher, dit Ladislas avec un léger accent d’ironie dont les esprits même supérieurs ne peuvent pas toujours se défendre lorsqu’ils voient une femme, quelle qu’elle soit, leur préférer un autre homme, décidément vous avez fait sa conquête. Allons, petite magicienne ! dit-il à Mezaamet en lui tendant la paume de sa main, dis-nous la bonne aventure.

— Non, répondit-elle d’une voix mélancolique et traînante, car je ne veux annoncer que des choses heureuses à l’homme au bracelet d’or.

— Me voilà pour vous tirer votre horoscope, dit une vieille femme qui passait, cette fillette n’y entend rien.

La vieille bohémienne s’accroupit en face de George, qui s’assit sur le talus d’un fossé. D’un sac rapiécé qui pendait à sa ceinture, elle tira une coupelle de bois qu’elle remplit de sable, et y dessina des lignes bizarres en murmurant des paroles étranges qu’elle prononçait très vite et très bas. Voici ce qu’elle disait : — Au nom divin et humain de Schaddaï, par le signe tout-puissant du pentagramme ; au nom d’Anaël, par la force d’Adam et d’Héva, qui sont Jotchavah, retire-toi, Lilith, retire-toi, Nahémah ! Par les saints Eloïm, par les noms des génies Cashiel, Séhaltiel, Aphiel et Zarahiel, au commandement d’Orifiel, détourne-toi de nous, Moloch ! détourne-toi, tu n’auras pas nos enfans à dévorer !

Mezaamet, agenouillée près de la sorcière en haillons, suivait d’un œil ardent les lignes que le doigt agile traçait dans le sable ; puis ses regards se portaient avec un singulier attendrissement sur le visage de George, qui souriait, animé par une sorte d’incrédulité préconçue. La vieille avait fini son invocation, et elle reprit à voix haute, sans lever les yeux de dessus la sébile pleine du sable magique : — Bien loin, bien loin d’ici, il y a des cris de douleur, et un être vient de fermer pour toujours ses lèvres, qui ont prononcé ton nom… Va-t’en ! va-t’en ! cette terre est mauvaise pour toi. Où est ta patrie ? pourquoi l’as-tu quittée ? Monte à cheval, sauve-toi, sans retourner la tête. Ah ! tu veux rester, pauvre niais qui crains de passer pour un lâche ? Mais va-t’en donc ! il y a du sang à ton cou, et ta blanche chemise est devenue toute rouge. — Ah ! comme les femmes pleurent, comme le temps leur est long ! — Ah ! la petite couleuvre aussi a été blessée au cœur, et nos hommes se rient d’elle, parce que ses yeux sont tout en larmes. — Va-t’en ! ou la terre des Magyars ne te laissera plus partir.

— Mais tais-toi donc, vieille chouette ! s’écria Mezaamet en donnant un coup de poing sur la sébile, qui vola au loin avec le sable. La bohémienne se leva furieuse, jurant et courant après la petite fille, qui s’échappa.

Malgré lui, George restait triste et préoccupé : il était de ceux qui croient peu au surnaturel ; mais il y avait dans les prédictions de la vieille sorcière quelque chose de si net et de si précis, qu’il en demeura troublé. Le jour même, il écrivit à Pauline, et sa lettre se ressentait de l’inquiétude qui s’était emparée de son esprit. « Ce n’est plus qu’affaire de temps, lui disait-il ; avant un mois, nous aurons certainement gagné la Transylvanie, et là nous serons en sûreté. Il me sera permis alors d’abandonner naturellement l’armée, et je vous avoue que je le ferai avec plaisir. Je n’ai plus cette belle confiance des premiers jours, et je crois que vous ne me mépriserez pas trop si je vous dis que j’ai peur de mourir ; vous êtes pour moi comme un bonheur lointain qu’un jour il me sera donné d’atteindre, et tant que ce jour m’apparaîtra dans l’avenir, il me serait odieux de partir pour ce que nos espérances humaines appellent un monde meilleur. Hélas ! Pauline, le bonheur, nous l’avions, il était à nous. Pourquoi l’avoir brisé ainsi volontairement ? n’avons-nous pas commis une de ces actions mauvaises que Dieu punit et ne pardonne pas ? »

Si par miracle Pauline avait pu recevoir cette lettre le jour même où elle fut écrite, il est certain qu’elle eût dit à George : « À tout prix, revenez ! » Mais il n’en fut point ainsi, et cette lettre n’arriva que bien tard.

Chaque jour cependant George rencontrait la petite bohémienne ; elle passait près de lui en courant, lui jetait un regard et disparaissait ; parfois, pendant de longues heures, elle marchait à ses côtés, forçant son pas jusqu’à suivre l’allure de son cheval, silencieuse et comme toute pénétrée d’un bonheur intérieur dont elle ne laissait rien paraître. Quand les hasards du chemin avaient amené une rencontre avec quelques troupes ennemies, elle accourait souvent au milieu de la fusillade, et poussait un cri de joie en apercevant George sain et sauf. Il s’était accoutumé à elle ; elle le servait pour ainsi dire, et bien souvent ce fut elle qui débrida son cheval et lui donna sa pitance. Alors elle s’accroupissait près de l’animal pendant qu’il mangeait, le tenant par son licol, lui caressant la crinière et lui baisant les naseaux ; elle lui avait même pendu au poitrail un sachet de cuir, qui contenait, disait-elle, un talisman infaillible contre la mort violente, et dont la vertu était telle qu’elle protégeait le cheval et le cavalier. George la laissait faire et la remerciait d’un sourire. — Ah ! lui disait-elle, comme votre pensée est loin d’ici ! ce bracelet est-il donc un charme qui vous attache pour toujours ?

Parfois elle avait pour lui des soins charmans et presque maternels ; une nuit qu’on avait bivouaqué en plein air, de gros nuages accourus de l’ouest voilèrent le ciel, et bientôt la pluie tomba. George, couché près d’un buisson, dormait, la tête appuyée sur son porte-manteau. Le matin, quand il se réveilla près de ses compagnons trempés jusqu’aux os, il était abrité par une grande mante rayée qu’on avait jetée sur lui ; Mezaamet, assise à ses côtés, l’avait couvert ainsi en le regardant dormir ; l’eau ruisselait sur ses pauvres bras maigres et collait ses cheveux sur ses tempes. George la gronda ; elle ramassa le manteau, poussa un éclat de rire et se sauva en gambadant. Ladislas riait beaucoup de la passion que son ami inspirait à cette étrange fille ; George ne la considérait que comme un enfantillage sans conséquence.

Vers les derniers jours du mois de juillet, Ladislas et George avaient été chargés de conduire une reconnaissance à laquelle le général D… attachait une importance extrême. Il s’agissait de faire, à travers les ténèbres et dans le silence, une route d’environ deux lieues, afin de reconnaître la position exacte d’un corps de troupes ennemies qu’on supposait en marche pour couper les communications de l’armée hongroise. L’obscurité était profonde, les nuages amoncelés couvraient le ciel, nul vent n’agitait les arbres ; c’était une de ces nuits aveugles et muettes comme l’été en a parfois dans les pays humides. Cent cavaliers choisis pour cette expédition étaient en selle. On échangea le mot d’ordre à voix basse, et l’on partit, l’œil aux aguets et l’oreille à l’écoute. On traversa des champs de maïs et des marécages d’où les judelles réveillées s’envolaient à grand bruit. Au bout d’une heure, on était égaré. Le ciel voilé ne permettait pas d’interroger les étoiles. La troupe s’arrêta…

— Où sommes-nous ? dit Ladislas. — On s’interrogea, nul ne put répondre. On hésitait. Tout à coup, à travers les joncs qui bordaient un large ruisseau dont on entendait le murmure indécis, on vit une forme blanchâtre qui marchait vers les cavaliers immobiles.

— C’est la fée des marécages, dit un vieux soldat qui se tenait près de George ; son apparition est de mauvais augure ; cette méchante diablesse qui a des cheveux verts et des pieds de grenouille vient ici en signe de mort, je vais tirer dessus.

George arrêta la main du cavalier, qui armait déjà un pistolet.

— Qui vive ? cria-t-il.

— Vive la terre des Magyars ! répondit une jeune voix, et presque aussitôt on reconnut Mezaamet. Elle s’avança vers George et Ladislas.

— Je savais que vous étiez partis en expédition ce soir, leur dit-elle ; j’ai consulté les tarots, ils m’ont appris que vous alliez vous égarer près du marais ; j’ai vite couru pour vous y attendre. Vous avez fait fausse route ; je sais où vous allez, je connais tous les chemins ; laissez-moi vous guider.

— Marche donc devant nous, répondit Ladislas, qui était de fort mauvaise humeur, et si tu tiens à tes os, tâche de ne pas te tromper, car je me méfie de ta vilaine race de bohémiens.

— Eh ! Polonais rétif, murmura Mezaamet, que me font tes menaces ? Est-ce donc toi que j’ai voulu sauver ? — Elle se rapprocha de George jusqu’à pouvoir appuyer la main sur la crinière de son cheval, et elle se mit en marche à travers l’ombre épaisse avec une inconcevable adresse que George admirait.

— Tu es, lui dit-il, comme ce Gourdnéi aux yeux de chat, dont parlent les romans de la Table ronde, tu y vois la nuit aussi bien que le jour.

— Hélas ! répondit-elle, je vois devant moi dans le temps et dans l’espace, c’est pour cela que mon cœur est triste.

Pendant deux heures, on alla ainsi dans l’obscurité, où retentissait seul le sourd piétinement des chevaux. La petite bohémienne s’arrêta.

— C’est ici, dit-elle ; vous êtes derrière un rideau de bois qui vous protège ; laissez-moi aller fureter dans le village ; avant un quart d’heure, je serai revenue, et vous saurez ce qu’il vous reste à faire.

On lui adjoignit deux cavaliers qui mirent pied à terre, et elle s’éloigna, se glissant parmi les arbres avec une agilité de couleuvre qui justifiait son nom. Les renseignemens qu’elle rapporta au bout de quelques minutes n’étaient pas de nature à satisfaire Ladislas. Un corps d’armée ennemi avait en effet traversé le village ; mais depuis la veille il en était parti, se dirigeant à marches forcées du côté de la Transylvanie. Les nouvelles données au général D… bien qu’exactes, lui avaient été transmises trop tard, et tout l’avantage qu’on aurait pu en retirer se trouvait perdu. La petite troupe marcha sur le village, qu’elle envahit ; on interrogea les habitans, qui confirmèrent le rapport de Mezaamet.

Ladislas se tourna vers George avec un découragement qu’il ne chercha même pas à dissimuler. — Hélas ! dit-il, notre ciel a bien des nuages. Ah ! mon pauvre ami, quel démon m’a soufflé cette mauvaise idée de vous emmener en Hongrie avec moi !

On tourna bride, on revint. Ladislas en tête s’en allait, pâle et morne, laissant à son cheval le soin de le conduire ; George rêvait ; à chacun de ses mouvemens, le bracelet sonnait sur son bras. — Je t’entends, disait George à voix basse ; mais pourrai-je jamais te reporter à celle qui t’a donné à moi ?

Les jours passaient, l’heure de la Hongrie était près de sonner. Depuis tant de longs mois que le peuple magyar luttait pour la cause sacrée de son indépendance, il avait vu ses justes espoirs se perdre peu à peu, et il comprenait aujourd’hui, enfermé entre l’Autriche et la Russie, qu’un miracle seul pouvait le sauver.

L’armée du général D… avait marché, elle n’était plus qu’à une journée de la place de Temeswar, que depuis plus de trois mois les Hongrois assiégeaient en vain. Suivi de près par le corps de Haynau et de Paniutine, le général D… se retirait en bon ordre, maintenant ses positions avec l’habileté qui l’a rendu célèbre, n’acceptant pas une bataille qu’il jugeait devoir être fatale, et poursuivant imperturbablement son plan, qui était de se jeter en Transylvanie, d’y réunir les débris de toutes les armées hongroises, et d’y recommencer la guerre sainte, la croisade, comme disaient les Magyars.

On était arrivé au 8 août 1849 ; on avait fait halte vers le milieu de la journée pour donner aux troupes, harassées par les longues marches sous le soleil, le temps de prendre un repos devenu indispensable. Ladislas sortait de chez le général en chef, auquel un courrier venait d’apporter les dépêches du gouvernement, qui, se retirant pas à pas devant l’invasion ennemie, siégeait actuellement à Arad. — Ah ! dit-il à George, d’ici à peu nous sentirons l’odeur de la poudre… Mais, tenez, voici une lettre de France envoyée pour vous avec les dépêches du général.

Ladislas s’éloigna pour donner des ordres. George ouvrit rapidement la lettre. À peine eut-il parcouru les premières lignes, qu’il jeta un cri de surprise qui ressemblait presque à un cri de désespoir. Il lut la lettre, la relut, et, laissant tomber son front sur ses bras croisés, il s’abîma dans ses pensées ; deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Toute l’amertume de la vie semblait lui être montée au cœur. — Ah ! se disait-il, avoir joué avec un pareil bonheur, n’avoir à cette heure que la main à étendre pour le saisir et le perdre peut-être à jamais !

À cet instant, Mezaamet passait, chantant un couplet de ballade roumaine :

« Dis-leur que j’ai épousé une belle reine, la fiancée du monde ; dis-leur qu’au moment de l’union une étoile a filé, que le soleil et la lune ont tenu la couronne sur ma tête, que j’ai eu pour témoins les pins et les platanes de la forêt, pour prêtres les hautes montagnes, pour orchestre les oiseaux, et pour flambeaux les astres du firmament. »

— De qui parles-tu donc ? lui cria George.

— De la mort, répondit-elle, la fiancée du monde !

Lorsque Ladislas revint auprès de George, il le trouva dans une agitation telle qu’elle ressemblait à de la fièvre. Il marchait à grands pas, avec ce mouvement rapide et régulier des bêtes sauvages enfermées dans leur cage. Sa main, enfoncée sous ses vêtemens entr’ouverts, étreignait son cœur. Parfois il s’arrêtait, s’appuyait contre un arbre, et, levant la tête, paraissait chercher à travers le ciel une lueur qu’il n’apercevait pas. Aux paroles de Ladislas, il ne répondait que par des monosyllabes qui s’échappaient de ses lèvres avec brutalité. — Mais qu’avez-vous, mon pauvre ami ? lui dit enfin Ladislas, vous souffrez. Les nouvelles de France que vous avez reçues sont-elles donc mauvaises ?

À cette question, George fixa sur Ladislas ses yeux, où se heurtaient des sentimens confus de joie et de désespoir. — Non, certes, dit-il ; pas mauvaises, et désastreuses cependant. Ah ! mon cœur est près de se briser.

Un sanglot lui coupa la voix. Ladislas, effrayé, le prit dans ses bras. George s’arracha à son étreinte. — Laissez-moi, s’écriait-il, ne me permettez pas de m’attendrir ; j’ai besoin de tout mon courage ; il faut que je sois un homme, il le faut, et je le serai ; je le serai, répéta-t-il plusieurs fois machinalement.

Puis il s’éloigna de quelques pas, se jeta par terre à l’ombre d’un arbre, et s’étendit, les mains croisées sur ses yeux, comme s’il voulait dormir ou se recueillir dans une pensée secrète. — Pauvre être ! murmura Ladislas. Ne savait-il donc, en venant se joindre à nous, qu’il peut seul marcher dans notre voie, celui qui a dit un éternel adieu aux choses de ce monde dont l’homme a fait des espérances ? Il souffre, son cœur est plein d’une image qui le tourmente. Il regrette aujourd’hui ce qu’il a fait hier, comme demain sans doute il regrettera son chagrin d’aujourd’hui. — Et, se rappelant un passage de Goetz de Berlichingen, il ajouta : — Si tu ne veux répandre dans son âme aucune consolation, père des hommes, envoie au moins le sommeil à son corps !

Ladislas resta longtemps songeur, pris lui-même dans ses propres pensées, où se mêlaient sans doute le souvenir indécis de Pauline et l’ardeur de ses aspirations pour sa patrie vaincue. Jusqu’au soir, il rêva à travers le bruit, remué par ces émotions vagues qu’on se rappelle volontiers après un malheur accompli, et qu’on nomme alors des pressentimens. Il allait se mettre en quête » d’une place où il pût dormir, lorsqu’il entendit un bruit de robe dans le feuillage, et il aperçut la petite bohémienne. Son visage triste semblait plus pâle encore que de coutume.

— J’ai vu George, dit-elle ; il dort. Bien, bien ! qu’il prenne des forces ! Les impériaux ne sont pas loin ; ils sont nombreux, ils ont des canons, et marchent en bon ordre. S’ils n’avaient éteint leurs feux, on les verrait d’ici. J’ai passé à travers les vignes, j’ai franchi le Nyarad à la nage, je les ai vus ; je me suis glissée parmi eux, je les ai entendus, ils sont prêts à combattre.

— Et nous aussi, nous sommes prêts, répondit Ladislas. Tout ce que tu me dis, je le sais ; mais la terre des Magyars n’est pas encore à eux.

— La terre des Magyars est une terre avide, répliqua Mezaamet ; elle a soif, il faut l’abreuver ; elle est affamée, il faut la nourrir. Ce soir, les corbeaux ont longtemps volé en cercle après le coucher du soleil ; c’est signe que bientôt il y aura un grand carnage. Veillez sur vous, mais surtout veillez sur George.

Elle s’en alla lentement, sans se retourner, et Ladislas se livra à ce sommeil pour ainsi dire vigilant qui est particulier aux soldats et aux voyageurs. Une ou deux fois il souleva la tête en entendant le bruit d’une patrouille qui passait près de lui ; il rouvrit les yeux à la voix des vedettes qui criaient d’espace en espace, comme un lugubre écho : « Sentinelles, prenez garde à vous ! » Puis l’obscurité se fit tout à fait sur ses paupières. Vers le milieu de la nuit, il se sentit touché à l’épaule ; il s’éveilla brusquement, et aux clartés de la lune déjà diminuée, car elle commençait son déclin, il aperçut George assis près de lui.

— Je ne puis dormir, lui dit George ; cette nuit est interminable. J’entends dans mon cœur de mauvais conseils qui parlent plus haut que je ne voudrais. Pardonnez-moi de venir vous réveiller, mais j’espère qu’au bruit de vos paroles les fantômes qui m’obsèdent s’envoleront. Causons ; j’ai besoin d’être distrait de tout ce qui me tourmente.

— Causons, repartit Ladislas avec la philosophie des gens forts, accoutumés à secourir les défaillans. Il considérait George, dont la pâleur, la parole brève et saccadée annonçaient le trouble excessif ; mais à certaine dureté du regard il comprit que son cœur, écrasé par quelque chagrin nouveau, n’était pas prêt à s’ouvrir aux confidences. Il le compara mentalement au malade qui demande un soulagement pour ses souffrances sans vouloir dire quel est son mal, et, évitant même de prononcer le nom de Pauline, il entama avec son ami une conversation sur la guerre, la diplomatie et l’état de l’Europe, toutes choses dont à ce moment George ne se souciait guère.

Absorbé dans ses propres pensées, George, semblait l’écouter avec recueillement, lorsqu’il l’interrompit tout à coup en lui disant : — n’avez-vous jamais eu peur dans votre vie, et pendant un combat n’avez-vous jamais pensé à la fuite ?

— Parbleu ! répondit Ladislas en éclatant de rire, c’est bien la peine de me faire bavarder depuis une heure pour ne pas m’écouter. Au reste, c’est votre affaire, et vous ne m’avez réveillé que pour avoir un interlocuteur qui vous donnât la réplique. Vous me demandez si j’ai eu peur : oui, souvent ; si j’ai songé à m’enfuir : oui, une fois. — Et, baissant la voix, il raconta à George l’histoire que Pauline lui avait déjà dite.

— Mais enfin, reprit George, si un de ces jours, dans la prochaine bataille par exemple, je me sauvais, que penseriez-vous de moi ?

Ladislas, qui dans plus d’une circonstance avait pu apprécier le courage de George, le regarda avec étonnement ; puis, levant les épaules, il lui répondit : Je penserais que vous êtes fou ou malade. Mais à qui diable en avez-vous, avec vos questions de conscrit ?

— Moi ? répliqua George, je n’ai rien. — Et il retomba dans son silence.

Ladislas fit un geste que Mme de Sévigné eût traduit : « Je jette ma langue aux chiens ; » puis, se laissant glisser sur son manteau, il ferma les yeux et reprit son sommeil interrompu. Peu à peu la nuit s’effaça, et le pâle crépuscule apparut. Le ciel était pur et semblable à une voûte de turquoises ; vers l’est, quelques teintes couleur de safran précédaient le soleil, encore éloigné. George, immobile et comme perdu dans une rêverie lointaine, restait assis à la lisière du bois, et regardait la plaine immense qui se déroulait sous ses yeux. De loin en loin, quelques bataillons déjà en marche passaient à travers les champs de maïs, dont ils faisaient onduler les hautes tiges ; une brise fraîche remuait le feuillage des arbres, où les oiseaux éveillés commençaient à chanter. Parmi des prairies plus vertes que des émeraudes, on apercevait les méandres brillans du Nyarad, dont le cours irrégulier s’étendait ici en marécages plantureux, et là se resserrait jusqu’à devenir une sorte de torrent. Couchés pêle-mêle, au hasard de la fatigue, des soldats dormaient, tandis que les chevaux attachés mangeaient, à longueur de licou, l’herbe qu’ils pouvaient atteindre ; l’atmosphère transparente annonçait une de ces belles journées de juillet qui sont comme des fêtes lumineuses que le soleil donne à la terre. Au-dessus des montagnes qui enclavaient la plaine et fermaient l’horizon, un vol de cigognes voyageait dans le ciel. George le suivait instinctivement des yeux, et, répondant aux songeries qui l’entraînaient dans un monde extra-humain, faisant à son tour ce vœu de tous les fous et de tous les rêveurs, il se disait : — Ah ! si j’avais des ailes !

Ce calme et cette sérénité montaient vers lui comme une promesse de vie et de bonheur. Avec la nuit, les fantômes s’étaient évanouis ; il pensait à sa jeunesse, à sa force, au flot de vie qui lui montait au cœur ; il pensait à Pauline, aux félicités qu’il entrevoyait, et il sentit de nouveau s’épanouir en lui toutes les belles fleurs de l’espérance.

— Allons, se dit-il, j’ai été fou ; mais on le serait à moins. Vivent le soleil, la nature et l’amour !

Il allait rejoindre Ladislas et le réveiller, lorsqu’une longue lueur éclata tout à coup, et une formidable canonnade déchira l’air. Chacun se leva en sursaut ; on sonnait le boute-selle, les tambours battaient, les cris de commandement retentissaient partout à la fois. Au milieu du tumulte, la bande des bohémiens apparut en désordre, chassant en grande hâte ses maigres chevaux et ses chèvres. Mezaamet courut à George : — Ce sont les impériaux et les Russes, dit-elle ; venez avec nous, nous vous cacherons.

George, effroyablement pâle, regarda autour de lui ; il aperçut Ladislas, qui, tout en ceignant son sabre, lui faisait un signe de la tête comme pour lui dire : « Me voilà ! »

— Va-t’en, démon ! cria George à Mezaamet en la repoussant.

La petite bohémienne revint vers lui, prit sa main avec une soumission d’esclave, y posa ses lèvres et se mit à courir pour rejoindre les zingari, qui s’éloignaient rapidement.

La canonnade continuait ; des officiers passaient au galop en donnant des ordres ; George et Ladislas étaient à cheval, côte à côte.

— Est-ce donc une bataille ? demanda George.

— J’espère que non, répondit Ladislas à voix basse, car nous serions perdus ; ce n’est peut-être qu’une escarmouche qui s’annonce avec trop de fracas.

Hélas ! ce n’était pas une escarmouche : les Autrichiens et les Russes, Haynau et Paniutine, attaquaient l’armée hongroise.

— Il faut savoir à quoi s’en tenir, dit Ladislas à George ; restez ici près du bois avec nos cavaliers et attendez-moi. — Il prit sa course, et à travers les batteries qui se mettaient en position, il atteignit promptement le village de Kis-Becskereck, où le général en chef avait passé la nuit. Il revint bientôt avec des ordres qui lui traçaient sa conduite pour la journée.

— Eh bien ! lui dit George avec inquiétude dès qu’il l’aperçut.

— Le vieux D… ne démord pas de son projet, lui répondit Ladislas, et il a raison. Il est résolu à ne point accepter la bataille et à ne combattre que pour assurer sa retraite. L’armée en deux colonnes se dirige sur Temeswar : dès que nous aurons passé les marécages du Nyarad et que nous aurons gagné les bois que protège le canal de Béga, je défie bien toutes les aigles à deux têtes du monde de nous atteindre ; mais jusque-là il faut arrêter l’ennemi. C’est l’affaire de l’artillerie, et non la nôtre ; or nous avons cent soixante-quatre pièces de canon, et nos boulets vont faire leur trouée dans les habits blancs et les capotes vertes.

La petite troupe, composée d’une centaine d’hommes, se mit en marche gravement, au pas. Près d’elle passa un régiment de cavalerie ; sa musique faisait éclater des fanfares comme à la parade et Jouait la marche de Rakoczy. De loin, on se salua du sabre et on échangea des eljen et des hurrah. George avait ce frisson involontaire qui remue les plus impassibles ; le cœur lui battait haut, et semblait retentir comme un écho des lointaines artilleries. Ladislas à ses côtés s’en allait, indifférent en apparence, et sifflait un vieil air galicien, tout en maintenant son cheval, qui s’animait au bruit.

George regardait couler au loin ce ruisseau du Nyarad qui lui semblait à cette heure plus difficile à atteindre qu’un des quatre fleuves sacrés du paradis terrestre ; il pensait que dès que la petite troupe dont il faisait partie en aurait franchi les bords, il y aurait entre elle et l’ennemi une barrière à peu près insurmontable. Il levait parfois les yeux vers les montagnes qui bordaient la plaine, et successivement il voyait apparaître de petites lignes noires et mouvantes du sein desquelles s’échappait bientôt un nuage de fumée blanche éclairée au centre d’une lueur rapide : c’étaient de nouvelles batteries ennemies qui, prenant position, cherchaient à faire taire l’artillerie magyare et à couper l’armée en retraite. Dans la direction de Temeswar, on pouvait apercevoir les différens corps hongrois qui continuaient leur marche autour du drapeau de l’indépendance.

Il était onze heures du matin environ. George et Ladislas avaient heureusement traversé le Nyarad ; quelques chevaux embourbés dans le marais s’étaient brisé les membres ; leurs cavaliers démontés suivaient à pied la petite colonne. C’était le seul accident qu’on eût éprouvé ; nulle mort n’avait encore frappé dans leurs rangs. Tout allait bien.

— Enfin nous sommes sauvés ! se disait George, qui pensait à Pauline.

Tout à coup on vit l’armée hongroise s’arrêter ; chaque corps fit halte à son tour ; un silence solennel régna dans cette multitude pendant quelques secondes, puis un immense cri résonna et couvrit de sa rumeur le bruit du canon. Des officiers, des ordonnances galopaient à travers les rangs, agitant leurs sabres et disant des paroles auxquelles on répondait par des clameurs de joie. — Il y a du nouveau, dit Ladislas, et franchement l’instant est mal choisi pour faire de l’imprévu.

À ce moment, un aide-de-camp s’approcha de Ladislas et lui expliqua en deux mots ce qui se passait. Bem venait d’arriver porteur d’un ordre qui lui donnait le commandement en chef, retiré au général D… D’un coup d’œil, Bem, que les soldats adoraient, car ils le croyaient invulnérable et invincible, avait jugé la position autrement que son prédécesseur ; il avait arrêté la retraite, ordonné à l’armée de faire face en arrière, et au lieu de se retirer devant la bataille, il se disposait à la présenter lui-même à l’ennemi.

Ladislas regarda l’horizon, dont les collines se couvraient de plus en plus ; on voyait les longues files blanches des impériaux s’avancer précipitamment, des corps de cavalerie les appuyaient sur les ailes, et l’artillerie les précédait ; il considéra pendant quelques instans le terrain fangeux et presque impraticable qui allait devenir le champ du combat ; il inclina la tête comme un homme résigné, mais non pas convaincu, et, prenant la main de George sans mot dire, il la lui serra dans une de ces étreintes suprêmes où le cœur bat tout entier. George, à cette nouvelle qu’une bataille sérieuse et peut-être définitive allait s’engager, laissa échapper un de ces jurons énergiques qui, à défaut d’élégance et de bonne façon, ont du moins le mérite d’indiquer nettement l’état d’un esprit. Or le sien était troublé, et l’espérance qui l’avait un moment soutenu s’échappait de nouveau.

Le combat fut bientôt engagé partout. L’ordre vint à Ladislas de charger avec ses cavaliers pour dégager une batterie menacée de trop près par des grenadiers russes. Ce fut vite et brillamment fait. Au retour, on se compta rapidement de l’œil ; quelques hommes manquaient. George se sentait raffermi. Dans la bagarre, il avait tenu un homme au bout de son sabre, qu’il avait détourné, et comme ceux qui font l’aumône, lorsqu’ils sont menacés d’un malheur, dans l’idée confuse que leur charité leur vaudra l’indulgence du sort, il espérait que cette bonne action lui serait comptée par Dieu et le protégerait pendant la bataille.

Les heures passaient, la lutte ne s’interrompait pas ; comme une inondation humaine, le flot des ennemis montait toujours. Le faible escadron déjà diminué que commandait Ladislas écoutait cet immense fracas composé du cri des soldats, du retentissement de l’artillerie, du piétinement des chevaux, qui est le bruit des batailles ; mais du sort de l’armée il ne savait rien. Un grand tumulte, des blessés qu’on emportait, des troupes qui avançaient ou reculaient en criant, des nuées de fumée que lèvent chassait et ramenait, c’était tout. L’ordre avait été donné de se tenir immobile pour masquer un mouvement d’infanterie. On attendait de nouvelles instructions, mais en vain ; cette poignée d’hommes semblait oubliée au milieu de la boucherie. L’impatience gagnait les plus habitués à l’obéissance passive. Quelques-uns crièrent : En avant ! — Silence dans les rangs ! dit Ladislas d’une voix ferme et douce. Le calme se rétablit. On envoya quelques hommes en reconnaissance ; ils partirent dans plusieurs directions, et revinrent rapportant chacun des renseignemens différens.

Sur le terrain où les cavaliers de Ladislas étaient groupés, la terre jaillissait parfois avec un sifflement : c’étaient les boulets qui ricochaient ; quelques hommes furent atteints, l’un fut coupé en deux, son cheval blessé se débattait affreusement au milieu des autres chevaux effrayés.

— Serrez les rangs, disait Ladislas impassible, et assez maître de lui pour ne pas laisser voir les émotions poignantes qui lui serraient le cœur.

En face d’eux, loin encore, mais parfaitement distincts, deux bataillons à uniformes blancs venaient de se déployer comme pour leur barrer le passage, et en même temps un cavalier, accourant à toute bride, criait en passant à Ladislas qu’à trois cents pas en arrière un régiment de lanciers impériaux semblait se diriger vers lui pour le charger. Le moment était grave et toute voie fermée ; pour rejoindre l’armée hongroise, il fallait passer sur le corps des grenadiers rangés en bataille ; Ladislas le pourrait-il avec les soixante-dix hommes qui lui restaient ? Tous ces hommes, habitués à la guerre, avaient d’un coup d’œil reconnu le danger. Ils se préparaient gravement à mourir. Du milieu de leurs rangs s’élevèrent quelques voix mâles qui entonnèrent lentement la vieille chanson nationale :

« Souvenons-nous, souvenons-nous des aïeux ! ô Magyars, braves et superbes quand vous quittiez la terre des Scythes, ô nobles patriarches d’autrefois, vous ne pensiez pas avoir des fils esclaves ! souvenons-nous ! »

Les officiers consultés secouaient la tête et, se sentant perdus, répétaient le dicton populaire en Hongrie : « Il n’y a plus de justice sur terre, le roi Mathias est mort ! »

— Mais qu’avez-vous donc ? s’écria Ladislas en se tournant vers George, qui était d’une pâleur livide.

— J’ai froid au cœur, répondit-il.

— Froid au cœur ! reprit Ladislas avec violence ; ce n’est pas le moment, nous allons culbuter ces souquenilles blanches en criant : Vive la patrie !

— Et nous serons écrasés avant de les atteindre, répliqua George ; croyez-moi, ne tentez pas l’impossible, nous ferions mieux de nous rendre et de déposer les armes.

— Nous rendre pour être pendus ! Vous perdez la tête, George ; il vaut mieux mourir le sabre en main que la corde au cou. Allons, mon enfant, j’en ai vu bien d’autres, et cet hiver nous causerons de tout ceci au coin du feu.

George ne répondit pas, il laissa retomber son front ; puis, baisant avec rage le bracelet d’or qui sonnait à son poignet, il leva les yeux et le bras vers l’ouest, dans la direction idéale de ce Paris où vivait tout ce qu’il aimait, et d’une voix qui eût arraché des larmes à ceux qui l’eussent entendue, il s’écria : — Pauline !

Derrière, on apercevait les lanciers qui arrivaient ; devant, les Autrichiens continuaient à marcher.

— Ventre à terre ! pas de quartier ! s’écria Ladislas ; en avant ! et vive la Hongrie !

— Vive la Hongrie ! répondirent les cavaliers, qui partirent au galop, tête basse et le sabre au poing.

Hs étaient arrivés à cent pas environ des fantassins quand une décharge les atteignit ; Ladislas entendit des cris éclater parmi ses hommes, et à travers ces cris il y en eut un à la fois strident et étranglé qui lui retourna le cœur. On continua. Tout à coup, frappé d’une balle au poitrail, le cheval de Ladislas s’abattit. Ladislas essaya en vain de se relever ; ses cavaliers passèrent par-dessus lui, et derrière eux venait tout le régiment des lanciers autrichiens. Il se pelotonna, il entendit les escadrons passer au-dessus de sa tête avec un bruit de tonnerre ; la queue des chevaux le frappait au visage, leurs pieds soulevés par la course lui apparaissaient comme des étincelles de fer et le frôlaient impétueusement. Il reçut enfin une commotion effroyable au front, et il s’évanouit. Quand il reprit connaissance, tout était calme, et autour de lui du moins la bataille était terminée. La journée finissait, et l’orbe du soleil s’abaissait rouge à l’horizon comme un bouclier sanglant ; à peine entendait-on encore quelques coups de fusil qui retentissaient dans l’éloignement. Sur la cime desarbres, les corbeaux semblaient se réjouir de cette abondante pâture préparée dans la plaine. Les collines où, le matin, les canons avaient jeté leur bruit terrible, étaient silencieuses maintenant, nul soldat n’en troublait plus les crêtes tranquilles ; les grands maïs foulés aux pieds s’agitaient çà et là encore à l’agonie de quelque cheval blessé ; parfois on entendait un râle de mourant qui s’élevait et s’éteignait aussitôt.

À grand’peine, et dans la confusion d’une souffrance qui enveloppait tous ses membres, Ladislas se dégagea de dessous son cheval mort. Il porta la main à son visage, il y sentit du sang desséché qui avait coulé sur ses yeux, et à son front une blessure large et irrégulière. Il essaya de rassembler ses souvenirs, mais toute sa pensée était obscurcie d’un nuage épais d’où ne jaillissait aucune lueur pour sa mémoire ; il n’avait d’autre sensation que celle d’une insupportable douleur de tête et d’une courbature générale. Comme s’il eût été brusquement réveillé d’un songe, il se disait : Où suis-je ? Il se redressa, son sabre rougi pendait encore à son poignet. Il fit quelques pas en avant ; trop faible pour marcher, il s’assit sur un caisson renversé et regarda lentement autour de lui. À la vue des cadavres de ses soldats qui couvraient la terre, les souvenirs affluèrent tout à coup en lui. Il fixa ses yeux sur tous les points de l’horizon : nul être humain n’y remuait ; il éprouva alors l’espèce d’effroi que cause la solitude et se sentit désespéré. Il entendit marcher, se retourna, et aperçut un homme qui se hâtait à travers un petit taillis dont chaque arbre portait une blessure. Il l’appela, l’homme vint ; c’était un honved.

— Où vas-tu ? lui dit Ladislas.

— À Arad, répondit l’homme en pleurant, porter la nouvelle.

— Où est l’armée ?

— Il n’y a plus d’armée ; tout est en fuite.

— La bataille est-elle donc perdue ?

— Perdue ! et perdue aussi la terre des Magyars !

— Où doit-on se rallier ?

— À Lugos ; mais si la cavalerie autrichienne nous poursuit, il n’y aura pas demain un Hongrois vivant de toute notre pauvre armée. Que Dieu vous garde, mon officier ! Je pars.

L’homme s’éloigna à grands pas, et Ladislas, laissant échapper un de ces sanglots qui déchirent la poitrine des plus vaillans, leva les bras au ciel en s’écriant : — O justice de Dieu ! que tu es lente à venir !

Une soif ardente brûlait ses lèvres, des frissons de fièvre passaient en lui. Tout meurtri par sa chute, il ne se remuait qu’avec peine et sentait au moindre mouvement le cœur lui défaillir. Il se traîna comme il put, s’appuyant sur son sabre et chancelant à chaque pas, jusqu’au Nyarad, qui coulait à quelque distance ; il s’assit sur la berge, il but à longs traits l’eau vaseuse où les chevaux avaient piétiné, où s’était mêlé bien du sang ; il se baigna le visage, et resta engourdi dans une vague torpeur, écoutant le bourdonnement du sang dans ses oreilles, en proie à une sorte de délire et vaincu par un féroce besoin de dormir que combattaient les lancinemens aigus de sa blessure.

Pendant qu’il était là, à la fois brûlant et glacé, il aperçut une silhouette humaine qui se détachait en noir sur les dernières lueurs du soleil couchant. Elle courait dans la plaine, s’arrêtait parfois, se baissait, se redressait et reprenait sa course irrégulière. Dans la confusion douloureuse où flottait son esprit, Ladislas se prit à regarder ce singulier fantôme avec la stupeur des malades que trouble la fièvre. La petite apparition allait et venait, faisant mille détours elle semblait en quête de quelque chose, et les hommes du moyen âge l’eussent prise pour une âme en peine qui cherche son corps. Involontairement Ladislas pensa à cette fée des marécages dont un de ses cavaliers avait parlé, lorsqu’une nuit il s’était égaré en faisant une reconnaissance. Il serra son sabre de la main en continuant à regarder le fantôme qui approchait toujours : tout à coup il reconnut Mezaamet. En apercevant Ladislas, la bohémienne jeta un grand cri et courut vers lui. — Où est George ?

Ladislas se leva d’un seul mouvement. — Grand Dieu ! dit-il, je n’y pensais pas ; où est-il ? N’est-il pas avec nos cavaliers ?

— Non, répondit-elle ; j’ai vu passer vos hommes sur la route de Lugos ; ils fuyaient sans se retourner, il n’en restait pas vingt, et George n’était pas avec eux. Depuis une heure, je cours dans la plaine, je regarde tous les morts au visage, il n’est point parmi eux, je ne l’ai pas encore retrouvé ; où est-il ?

Ladislas semblait anéanti ; il avait mis sa tête dans ses mains, et répétait : — Mon Dieu ! mon Dieu !

— Cherchons-le, dit Mezaamet, peut-être n’est-il que blessé ; nos gens connaissent la vertu des plantes, et nous le sauverons.

Ladislas s’appuya sur l’épaule de la petite fille, et ils partirent tous deux pour leur triste recherche. Ils se penchaient sur chaque cadavre. — Ce n’est pas lui ! disaient-ils, et ils continuaient leur chemin par-dessus les morts. Tout à coup Ladislas s’arrêta, un souvenir venait de surgir en lui : il se rappela le cri qu’il avait entendu parmi les autres, et il lui sembla que ce cri, c’était George qui l’avait poussé. Il s’orienta et marcha droit vers un point où les cadavres de ses cavaliers étaient amoncelés en plus grand nombre. Mezaamet, qui l’avait compris, courut en avant. Ladislas entendit le gémissement qu’elle poussa ; il la vit s’accroupir, attirer avec effort un cadavre sur ses genoux et rester la tête basse, comme abîmée dans une insondable douleur. Il arriva près d’elle, la gorge serrée : ce cadavre était bien celui de George. Une balle, traversant la trachée artère, lui avait brisé la colonne vertébrale ; la mort l’avait foudroyé. Ladislas s’affaissa, et, appuyant son front sur cette poitrine où rien ne battait plus, il pleura longtemps. Il releva la tête à un cri terrible de Mezaamet. Elle soutenait le bras droit de George, que terminait un moignon sanglant ; la main manquait.

— Oh ! les loups ! dit-elle ; ils lui ont abattu le poignet pour lui voler son bracelet d’or !

— Hélas ! s’écria Ladislas, je lui avais juré, à ce pauvre enfant, de reporter ce bracelet à celle qui le lui avait donné !

La nuit venait, quelques lueurs indécises éclairaient encore l’horizon. Ladislas fouilla le cadavre de son ami pour en retirer ces objets usuels dont sa mort violente avait fait de pieuses reliques ; il prit sa montre, son mouchoir, la cravate sanglante et trouée qui entourait son cou. De la poche de l’uniforme souillé de poussière, il retira un paquet de lettres. Tous deux ensuite, le compagnon d’armes et la petite bohémienne, remuant la terre avec des sabres brisés, ils creusèrent une tombe. Quand la fosse fut assez grande, Ladislas réunit les deux bras sur la poitrine et déposa dans sa dernière couche celui qui avait été un homme. Mezaamet se pencha vers George et le baisa au front, puis, avec des cris et des trépigneniens de colère, elle rejeta de ses deux mains la terre humide sur le corps étendu. Quand ce ne fut plus qu’un petit monticule à peine perceptible : — Ah ! dit-elle, au moins les corbeaux ne le mangeront pas ! Partons !

— Où aller ? demanda Ladislas.

— Venez au campement de nos hommes, reprit-elle, on pansera votre blessure, et vous pourrez dormir.

Ils partirent à travers la nuit. Mezaamet soutenait Ladislas ; ils trébuchaient sur les cadavres et tombaient parfois. Elle marchait sans incertitude malgré l’obscurité ; bientôt elle quitta le champ de bataille. Ils allaient l’un près de l’autre, muets comme deux statuesParfois ils disaient la même parole : Pauvre George !… Quelques feux apparaissaient au loin sous la sombre verdure des arbres. — C’est le campement, dit Mezaamet ; du courage, nous arrivons !

Elle serra tout à coup le bras de Ladislas, comme saisie par une pensée subite. — Écoutez, lui dit-elle : s’il savait que vous ne pouvez remettre le bracelet à celle qui le lui a donné, ainsi que vous l’avez promis, croyez-vous qu’il en souffrirait, que son cœur en serait triste ?

— Oui, répondit Ladislas, ce serait pour lui un deuil profond.

— Quel était l’uniforme des cavaliers qui vous ont chargés ?

— Veste verte, passe-poil rouge, chapska blanc.

— Bien ; ce sont des impériaux, c’est le régiment des lanciers de l’empereur. La couleuvre a des dents de vipère, ils le sentiront.

— Que veux-tu dire ?

— Rien, rien, taisez-vous, nous sommes arrivés.

Elle le guida à travers les tentes dépenaillées, les ânes attachés, les hommes endormis. On les regardait et on les laissait passer sans mot dire. Ils parvinrent ainsi jusqu’à une sorte de gourbi moitié feuillage et moitié toile où brûlait une lampe graisseuse qui donnait plus de fumée que de lumière ; une vieille femme ridée, en guenilles, grommelant comme un chien hargneux, agitait dans une marmite une nourriture sans nom. Elle accueillit Mezaamet avec une bordée d’injures.

— Ar ! chienne ! coureuse ! te voilà donc enfin ! Je te fouetterai pour te faire tenir en place, je me suis égosillée à t’appeler. Que m’amènes-tu là ? qu’est-ce que tu veux que je fasse de ce blessé ? Si les impériaux le découvrent, ils le pendront à un arbre en guise d’épouvantail pour les oiseaux.

— Tais-toi, vieille chauve-souris, lui répondit Mezaamet ; j’ai le cœur noir, l’homme au bracelet est mort.

— Je le lui avais prédit, reprit la vieille, quand tu as renversé mon sable, méchante femelle de renard : il n’avait qu’à partir lorsque je le lui ai conseillé ; mais tous ces chrétiens sont comme cela, ils se moquent de nous et ne nous croient que lorsqu’il n’est plus temps.

Sans plus faire attention aux paroles de la vieille, Mezaamet conduisit Ladislas dans un coin de cette hutte misérable ; elle l’aida à s’étendre sur une paillasse rembourrée d’herbes sèches ; elle lui fit boire quelques gouttes d’eau-de-vie de grain, lui frotta le front avec un onguent, et plaça sur lui une couverture où il y avait plus de trous que d’étoffe.

— Dormez sans crainte, lui dit-elle, ici vous êtes en sûreté.

Épuisé par la fatigue et la perte de son sang, Ladislas tomba dans un engourdissement qui était de la somnolence et non pas du sommeil ; les images que lui offrait son cerveau surexcité se mêlaient aux choses de la vie réelle ; il entendait encore les bruits de la bataille, il se penchait sur son cheval en levant le bras pour frapper ; cependant il sentait très distinctement qu’il était couché dans une hutte de bohémiens où s’agitaient Mezaamet et la vieille. À travers cette espèce de somnambulisme qui l’endormait tout en le tenant éveillé, il voyait Mezaamet aller et venir, silencieusement et comme dominée par une réflexion profonde. Elle laissait librement couler ses larmes qu’elle essuyait brusquement du revers de sa main ; puis il la vit nouer ses cheveux sous son mouchoir jaune, attacher autour de ses reins une large ceinture qui retenait sa robe, et s’approcher de la vieille, qui coupait des lanières de cuir à l’aide d’un long couteau pointu. Un dialogue rapide s’établit entre elles. Ladislas l’entendait.

— Eh ! la mère, disait Mezaamet, prête-moi ton couteau.

— Pourquoi faire ?

— Pour aller couper du bois.

— Il y a du bois ici, tu n’en as pas besoin ; tu as envie de faire un mauvais coup.

— Non, la mère ; prête-moi ton couteau, je te le rapporterai tout de suite.

— Non ! tu ne l’auras pas ; je m’en sers ; la selle de l’âne est cassée, il faut que je taille des courroies pour la raccommoder.

Mezaamet suppliait, la vieille était inflexible. Tout à coup Mezaamet s’approcha d’elle, et d’un mouvement rapide, au risque de se blesser les doigts, elle enleva le couteau, le passa dans sa ceinture, et ne fit qu’un bond hors de la hutte. La vieille se leva en poussant des cris, et courut après elle. Quelques instans après, elle revenait jurant, maugréant, tremblant de colère, mais sans avoir reconquis le couteau que Mezaamet avait emporté. Le silence se fit, interrompu seulement par quelques imprécations de la vieille ; les images devinrent de plus en plus confuses dans l’esprit de Ladislas, et il s’endormit.

Quand il se réveilla, la nuit durait toujours ; la lampe grésillante n’était pas éteinte ; la vieille, ramassée sur elle-même, dormait dans un coin, semblable à un tas de chiffons. Ladislas s’assit sur son lit, plein des pensées terribles qui le remuaient ; tous les événemens de cette sinistre journée revinrent à sa mémoire, il sentit s’ébranler la foi profonde qui jusqu’alors l’avait soutenu dans les luttes de sa vie ; il se rappelait George, il se rappelait Pauline, et son cœur s’abîmait dans une désespérance sans fond.

Il prit les lettres qu’il avait trouvées sur George, et reconnaissant celle qu’il lui avait remise la veille, celle qui lui avait causé un si grand trouble, il l’ouvrit et la lut à l’obscure lumière que projetait la lampe. Dès qu’il l’eut parcourue, il laissa échapper un cri de désolation : — Ah ! le pauvre enfant ! dit-il ; je comprends maintenant ses regrets et ses hésitations pendant la bataille.

Cette lettre avait été écrite par Mme d’Alfarey, et la voici :

« Mon fils, M. de Chavry est mort ; nous sommes tous dans les larmes, car il était bon et avait su se faire aimer ; cette mort a été un coup de foudre. Il s’est mis au lit un soir en revenant du club, et il ne s’est pas relevé ; on a supposé qu’il avait été saisi par le froid. Il ne s’est point fait illusion sur son état, il a compris tout de suite qu’il était perdu. Sa femme a été admirable : elle ne l’a pas quitté d’une minute ; elle passait les nuits à son chevet, et l’a soigné avec un dévouement qui n’a surpris personne. Il a eu sa connaissance jusqu’au dernier moment, et peu d’heures avant de mourir, lorsque déjà il avait reçu les secours de l’église, il a longuement parlé à Pauline des choses qui la concernaient. — Je vous laisse avec un bien lourd fardeau, lui a-t-il dit : c’est celui de l’éducation de notre enfant. Je ne connais au monde qu’un seul homme à qui je voudrais confier mon pauvre petit Firmin ; lui seul m’a paru avoir ces hautes qualités de l’intelligence et du cœur qui peuvent conduire à bien une tâche aussi pénible ; cet homme est George d’Alfarey ; je mourrai plus tranquille si je puis croire qu’il lui sera donné de veiller sur mon fils. — Pauline n’a rien répondu ; elle a baisé en pleurant la main de son mari. En me racontant cette scène, Pauline m’a dit que toi seul et elle pouviez savoir combien, dans cette circonstance, M. de Chavry avait été admirable, elle a même dit sublime. Pauline ne t’écrit pas, elle est naturellement dans les six semaines de grande retraite. Je lui ai parlé de toi. — Dites-lui, m’a-t-elle répondu, qu’il veille sur lui-même, qu’il quitte promptement la Hongrie, et qu’il continue son voyage dans des conditions moins dangereuses. — Adieu, mon cher George, j’espère que tu donneras à ta mère la joie de t’embrasser bientôt. »

Après cette lecture, Ladislas tomba dans une de ces mélancolies farouches près desquelles les affres de la mort ont du moins la douceur du repos prochain. Rien ne put l’en distraire, pas même quelques coups de fusil, qui, éclatant au loin, troublèrent brusquement le silence de la nuit. Au petit jour, il songeait encore, immobile comme ces sphinx d’Égypte dont rien n’a jamais pu faire baisser la paupière de granit, lorsque Mezaamet se précipita en courant dans la hutte. Ses vêtemens étaient en désordre, et il y avait du sang sur sa robe.

— Tiens, cria-t-elle à la vieille, qui s’éveillait, voilà ton couteau.

— Ah ! dit la bohémienne en agitant les bras, ah ! voleuse ! qu’est-ce que tu as encore fait ? Voilà mon couteau ; pourquoi la lame en est-elle toute rouge ? Où as-tu été ?

— C’est bon ! reprit Mezaamet ; j’ai tué un chien qui voulait me mordre.

— Ah ! oui, un chien à deux pattes et à voix humaine ! Tu viens d’assassiner quelqu’un, vipère ! Tu nous feras tous égorger !

— Eh ! tu m’ennuies ! Si ton couteau est rouge, frotte-le en terre, ça le nettoiera.

La vieille ne se le fit pas répéter ; elle passa plusieurs fois le couteau dans le sol humide, et le cacha avec soin dès qu’il fut redevenu brillant et poli.

Mezaamet s’approcha de Ladislas, et tirant de son sein le bracelet d’or tout maculé de sang :

— Tenez, lui dit-elle, voici le bracelet ; cachez-le, nos hommes pourraient vous le voler, s’ils le voyaient. Au moins, ajouta-t-elle d’une voix toute tremblante, vous pourrez faire ce qu’il a désiré.

— Mais où donc et comment as-tu été le chercher ? demanda Ladislas.

— Ça importe peu, répliqua-t-elle ; celui qui l’avait pris n’en prendra plus d’autres, je vous le jure ; je l’ai saigné au cou comme un sanglier. Tous ces imbéciles d’Allemands ont tiré sur moi ; mais, ajouta-t-elle en relevant sa manche et découvrant son bras qu’une balle avait atteint, ils sont si maladroits qu’ils m’ont à peine touchée.

Les bohémiens levèrent le campement, et Ladislas les suivit. Pendant plusieurs jours, il vécut parmi eux, soigné par Mezaamet, qui semblait avoir reporté sur lui quelque chose de l’affection qu’elle avait eue pour George. Quand la soumission de Görgey eut mis fin aux espérances les plus obstinées des Hongrois, Ladislas dut songer à passer en Turquie et pourvoir à son salut ; mais avant de partir il voulut faire un effortpour emmener Mezaamet avec lui.

— Viens, lui dit-il, quitte ta vie errante ; je te conduirai dans une grande ville, dans la patrie de George ; Là tu seras soignée par des femmes qui t’aimeront : elles t’instruiront et te marieront avec quelque beau jeune homme que tu aimeras.

— Celui que j’ai aimé dort sous la prairie, répondit-elle ; non, je ne vous suivrai pas ; j’accompagne nos hommes qui vont aller chasser l’ours dans les monts Carpathes ; je suis la fille des Rômes et ne suis point faite pour vivre dans les villes ; j’aime à dormir sous les grands arbres et à être réveillée la nuit par les chouettes qui passent en criant. J’appartiens à la race qui ne se marie jamais. Si mes flancs doivent être fécondés un jour, mon enfant sera comme moi, il ignorera quel est son père.

La nuit était venue ; deux bateliers, couchés au fond d’un canot, attendaient Ladislas, qui se préparait à passer le Danube. Il insista près de Mezaamet, elle fut inflexible. Il lui offrit une poignée d’or. — Non, dit-elle, je n’en ai pas besoin ; j’ai au cou le talisman qu’il m’a donné, je porte au bras la cicatrice d’une blessure que j’ai reçue pour lui, son image est vivante à jamais dans mon cœur. Je ne veux plus rien que conserver son souvenir ; je vous ai soigné parce qu’il vous aimait, vous ne me devez rien. Voici votre route sur le fleuve, la mienne est là-bas, du côté de la montagne. Adieu ! — Elle s’éloigna et disparut.

Le lendemain, aux premières lueurs du matin, Ladislas était déposé sur l’autre bord du Danube. Il s’agenouilla et but longuement. Comme il se relevait, plein de cette reconnaissance intime et sans objet défini qui pénètre le cœur de ceux qui viennent d’échapper à de grands périls, il aperçut au loin, sur la rive hongroise, un régiment autrichien dont les uniformes brillaient au soleil levant.

— Au revoir ! leur cria-t-il en leur montrant le poing à travers l’espace ; mon droit est immortel, et je puis attendre encore !…

— Le prophète a dit : Ton succès est dans ta main, répondit un Turc qui faisait ses ablutions près de lui, et qui l’avait entendu.


Les jours et même les mois avaient passé depuis que les évènemens que nous venons de raconter s’étaient accomplis, et Mme  de Chavry ignorait encore ce qu’était devenu George. Elle voyait assez fréquemment Mme  d’Alfarey : par une sorte d’accord tacite conclu entre leurs cœurs inquiets et désolés, les deux femmes évitaient de parler de l’absent ; mais nul intérêt n’était assez fort pour les distraire de cette pensée tenace, et bien souvent toutes deux, s’interrogeant d’un regard plein d’angoisse, s’interrompaient tout à coup par la même question : Où est-il ?

On connaissait à Paris le grand désastre qui avait mis fin à la guerre de l’indépendance en Hongrie ; mais de George et de Ladislas, point de nouvelles. Étaient-ils en fuite ? étaient-ils prisonniers ? étaient-ils morts ? Nul ne pouvait le dire. En vain on avait écrit aux légations d’Autriche et de Russie ; en vain Mme  d’Alfarey et Pauline avaient mis tous leurs amis en mouvement pour chercher et découvrir la trace des deux compagnons. La nuit de leur destinée ne se dissipait point. « Ils ne sont pas parmi les prisonniers ; on ne les a pas trouvés parmi les morts, » telle était l’invariable réponse que recevaient leurs impuissantes démarches. Mme  d’Alfarey accusait Pauline, et Pauline se désespérait.

La vie s’écoulait pour elle cependant, vie longue, aiguë, pleine de terreur et de soubresauts. Elle ne quittait plus sa maison, persuadée que George allait y apparaître tout à coup. À chaque bruit, elle tressaillait. — C’est lui, disait-elle avec un battement de cœur. — Ce n’était pas lui. Elle s’agitait dans son appartement, touchant à toutes choses, écrivant des lettres qu’elle laissait inachevées, lisant des yeux un livre dont son esprit ne savait même pas le sens, fébrile, anxieuse, mais toujours dévouée à son fils et bonne pour ce qui l’entourait. La nuit, elle écoutait le bruit des voitures qui passaient dans les rues ; elle se soulevait à ces roulemens rapprochés, un espoir subit la remuait tout entière ; la voiture s’éloignait, le silence renaissait, et elle retombait anéantie sur l’oreiller, mouillé de ses larmes. Les regrets que lui avait inspirés la mort de son mari, le soin d’elle-même, ce courage de vertu qui la soutenait jadis, tout avait disparu dans une immense inquiétude. Par un de ces efforts naturels aux âmes qui redoutent un malheur, elle en était arrivée à écarter l’idée d’un désastre irréparable. La pensée que George était mort avait à peine effleuré son cœur et s’était envolée pour ne jamais revenir. — Il est prisonnier sans doute, se disait-elle, ou peut-être chargé de quelque mission qui exige le secret le plus absolu ; un de ces jours nous le verrons paraître. — Ainsi parfois elle se raccrochait à ces espérances indécises ; mais elles lui échappaient peu à peu, et elle glissait de nouveau dans les ténèbres de ses désolations.

On était parvenu aux premiers jours du mois de novembre ; dans la journée elle avait vu Mme  d’Alfarey, dont l’irritation et le trouble augmentaient à mesure que le temps fuyait sans apporter de nouvelles. — Sans vous, il serait encore ici, — avait-elle dit durement à Pauline, qui n’essayait même plus de se défendre contre ces récriminations maternelles. Le soir était venu, et Pauline, vêtue des habits en laine noire des veuves, marchait dans son appartement sans pouvoir trouver de repos ; son salon lui semblait trop grand pour elle ; l’absence de George lui faisait une solitude si profonde qu’elle s’y perdait. Elle avait couché son fils ; à genoux sur son petit lit et les mains jointes, l’enfant avait récité sa prière de chaque soir, répétant les mots que sa mère lui disait. Depuis plusieurs mois déjà, cette innocente oraison se terminait ainsi : « Seigneur, protégez les pauvres voyageurs, et veillez sur ceux que nous aimons et qui sont loin de nous. » Puis, l’enfant endormi, elle avait feuilleté un livre, fait quelques points à une tapisserie sans pouvoir arracher son esprit à l’obsession qui le torturait. Elle se leva, ouvrit son piano, fermé depuis si longtemps, essaya un air qui lui revenait en mémoire comme la réminiscence de jours plus heureux ; puis, prenant un cahier de musique, elle le plaça devant elle : c’était la partition de la Norma. Elle joua au hasard ce qui tomba sous ses yeux : c’était cette magnifique phrase en sol majeur qui commence ou précède le finale. À cette harmonie désolée, une invincible tristesse monta en elle. Ses regards rencontrèrent les paroles du poème, et elle lut : Qual cor tradisti ! Qual cor perdesti ! Elle laissa retomber ses mains sur le clavier, qui rendit un son lugubre, et elle resta le front penché et les yeux fixes, comme enveloppée dans sa pensée de deuil. Un coup de sonnette retentit dans le silence. Elle se leva avec un cri : « C’est lui ! » Appuyée contre le dossier d’une chaise, comprimant de sa main crispée les battemens de son cœur, immobilisée dans une stupeur plus forte qu’elle, et regardant avec une impatience pleine de frissons la porte trop lente à s’ouvrir, elle attendait.

Un homme parut, portant sur son visage altéré la trace de fatigues cruelles et d’amères douleurs ; il se tenait sur le seuil et tremblait sans parler, regardant Pauline, qui le contemplait avec épouvante.

— Ladislas ! cria-t-elle enfin en courant vers lui, où est George ?…

Plus écrasé que s’il eût entendu la voix d’en haut lui disant : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Ladislas, étranglé par l’émotion, ne put répondre. Il tira lentement le bracelet d’or, et avec un sanglot il le tendit à Pauline. — Ah ! s’écria-t-elle en tombant à genoux, il me l’avait bien dit, que Dieu nous punirait !

Depuis ce jour, Mme  de Chavry n’a point quitté le deuil, et son seul bijou est le bracelet d’or que George avait porté.

La mort de George fut pour Mme  d’Alfarey un coup dont elle ne put jamais se relever. À la voir vieillie subitement et ravagée par une douleur enfin sérieuse, on eût dit qu’elle ne s’était réellement sentie mère qu’après avoir perdu son fils. Cette pauvre femme, ne trouvant dans son âme, habituée aux petites pensées et aux mesquines ambitions de plaire, aucune force morale capable de la soutenir dans cette défaillance définitive, alla demander à la religion un point d’appui qu’elle ne trouva point. Incapable de comprendre les lois divines, elle n’en tira qu’une terreur pire cent fois que l’indifférence. Ce cœur, atrophié par la banalité des sentimens qui l’avaient fait battre, ne sut point entendre le Dieu de pardon ; le Dieu de colère seul put l’émouvoir et l’effrayer. Elle s’est réduite aux pratiques méticuleuses d’une pénitence exagérée. Elle se repent parce qu’elle a peur, car derrière les portes de la vie elle aperçoit les flammes de l’enfer.

Et Ladislas ? — Dans un des combats d’escarmouche que le corps de volontaires commandé par Giuseppe Garibaldi livra aux Autrichiens après l’armistice de Villafranca, dont la nouvelle n’était pas encore connue, Ladislas, un Hongrois nommé Szabady et un Vénitien appelé San-Marco furent ramassés parmi les morts. Longtemps on désespéra d’eux, mais des soins intelligens les rappelèrent à la vie. On dit que Ladislas et ses compagnons sont aujourd’hui, ainsi qu’autrefois, pleins d’une espérance imprescriptible comme le droit qu’elle représente.

Maxime Du Camp.