L’Homme d’affaires de la restauration - M. de Villèle/02

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L’Homme d’affaires de la restauration - M. de Villèle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 523-569).
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HOMME D'AFFAIRES
DE
LA RESTAURATION

M. DE VILLELE

II.[1]
M. DE VILLÈLE ET LE MINISTÈRE DE SIX ANS.


Mémoires et Correspondance du comte de Villèle, 4 vol. in-8o.


Cette année 1821-1822 est une date dans l’histoire de la Restauration. Elle est à la fois la fin d’une étape, d’une expérience et le commencement d’une étape nouvelle, d’une nouvelle expérience, le point d’intersection de deux périodes également caractéristiques. Les années qui venaient de s’écouler avaient vu une grande et généreuse tentative pour réconcilier la vieille royauté et la France nouvelle, pour faire de la monarchie traditionnelle miraculeusement restaurée la garantie vivante des intérêts créés par la révolution. Si l’entreprise poursuivie de ministère en ministère jusqu’au dernier cabinet de M. de Richelieu, avec l’assentiment d’un souverain éclairé, n’avait pas réussi, ce n’est pas qu’elle ne fût digne d’être tentée ; c’est qu’il y avait dans tous les camps des passions irréconciliables, des antipathies, des défiances invincibles.

C’était pour une bonne part la faute des royalistes, qui, du premier coup, avaient laissé éclater leurs instincts de réaction et, en formant une opposition à outrance dans l’État, avaient créé au gouvernement royal tous les embarras d’une situation fausse. C’était aussi la faute des libéraux, qui, dans l’intérêt de leur cause, n’avaient su ni rassurer une dynastie éprouvée, ni ménager des ministères de bonne volonté. Les hommes les plus sincères l’ont reconnu depuis. Le duc de Broglie, dans ses vieux jours, a écrit qu’il n’aurait fallu ni s’étonner ni se plaindre des difficultés, que c’était une vraie bonne fortune d’avoir un roi mettant son amour-propre à défendre la charte, un premier ministre comme M. de Richelieu, homme de bien, patriote à l’étranger, indépendant à la cour et dans les divers ministères, des hommes attachés eux-mêmes à la France nouvelle, a Un tel roi, dit le duc de Broglie, un tel premier ministre, un tel ministère, il les fallait conserver comme la prunelle de l’œil. Il fallait non-seulement les maintenir, mais les maintenir dans leurs bonnes dispositions, et pour cela il ne fallait ni les presser outre mesure, ni les effrayer mal à propos. Il fallait même leur passer beaucoup de fautes : on n’est un parti qu’à ce prix, on ne garde qu’à ce prix le terrain gagné[2]. » Au lieu d’agir ainsi, les libéraux excités par la lutte, enhardis par les concessions qu’on leur faisait et par les succès qu’ils retrouvaient, n’avaient pas tardé à tenter des manifestations qui ressemblaient à des menaces ou à des défis, à se rejeter dans les conjurations secrètes. Ils ne voyaient pas qu’ils perdaient tout, qu’ils compromettaient les ministères modérés à l’abri desquels ils avaient pu se constituer, qu’ils inquiétaient la dynastie, qu’ils justifiaient l’ardente opposition des ultras contre la politique des concessions libérales, qu’ils risquaient enfin de décider le roi, par degrés ébranlé, à se replier sur sa réserve royaliste.

C’est justement la signification de cette crise de 1821-1822 qui marque le point décisif de ce travail, qui élève au gouvernement l’homme le mieux fait pour ménager la transition, pour représenter le royalisme dans ce qu’il avait de plus sérieux, de plus sensé et de plus pratique. Par le fait, M. de Villèle était cet homme. Il ne portait aux affaires aucune préméditation de violence et de réaction; il y arrivait simplement, par le jeu libre des institutions, en vrai chef parlementaire. Bien que recherché et estimé à la cour, il n’était ni un courtisan ni un favori; il avait été toujours peu mêlé aux brigues qui se nouaient ou se dénouaient autour de Monsieur. Bien que Mme du Cayla, au dire de M. Sosthènes de La Rochefoucauld, eût préparé son avènement, il n’avait ni l’habitude ni le goût de ces intrigues obscures, de ces agitations intimes dont il avait été surpris et peu flatté quand on lui en avait révélé le secret. Il arrivait de plus avec l’expérience de six années de vie publique qui l’avaient mûri. Il restait ce qu’il était, avec ses qualités et ses défauts, non pas peut-être un homme d’État aux vues supérieures, mais un homme de parlement et d’administration éclairé, patient et habile dans le maniement des intérêts, entrant sans ostentation dans le gouvernement de la Restauration pour mener les affaires le mieux qu’il pourrait.


I.

A dire vrai, l’œuvre n’avait rien de facile dans une situation qui n’était rien moins que simple.

Au moment où M. de Villèle arrivait au pouvoir, tout paraissait au contraire singulièrement compliqué. A l’intérieur, bien qu’il y eût dans la chambre une majorité royaliste toujours croissante sur laquelle le nouveau ministère pouvait compter, l’opinion restait ébranlée par les crises des dernières années. Les libéraux, se sentant battus, ajournés peut-être pour longtemps dans leurs espérances, redoublaient d’irritation dans leur défaite. Les plus impatiens, découragés de la légalité, se réfugiaient dans les complots, jusque dans des conspirations militaires qui éclataient coup sur coup à Belfort, à Saumur, et où se trouvaient compromis, avec quelques officiers obscurs, des hommes comme M. Voyer d’Argenson, M. Manuel, M. de La Fayette, Les libéraux modérés eux-mêmes se hâtaient d’ouvrir les hostilités, et à propos d’une loi sur les journaux que le nouveau cabinet avait recueillie du dernier ministère, qu’il avait même adoucie puisqu’il supprimait la censure, M. Royer-Collard laissait tomber du haut de son dédain ces paroles prophétiques peut-être, au moins prématurées pour le moment : « Le gouvernement en France est maintenant constitué en sens inverse de la société française. » Cela promettait la guerre sans merci. A l’extérieur, on était au lendemain des congrès de Troppau, de Laybach, provoqués par les révolutions de Naples, de Turin, et à la veille du congrès de Vérone, provoqué par la révolution espagnole de 1820. Ces commotions populaires du midi de l’Europe avaient d’autant plus de gravité qu’elles avaient visiblement des complices dans les partis français et qu’elles mettaient le gouvernement de la Restauration dans l’alternative de rester désarmé contre un danger qui le menaçait lui-même ou de paraître s’asservir à la sainte-alliance représentée par les congrès. C’est dans ces conditions que M. de Villèle prenait la direction des affaires sans forfanterie comme sans faiblesse.

La première difficulté pour lui avait été d’organiser son ministère, de prendre pour ainsi dire son équilibre, de se débrouiller surtout avec ses terribles alliés de la droite, les « pointus, » qu’il consentait bien à satisfaire dans une certaine mesure, mais dont il ne voulait subir ni les exigences ni les entraînemens. Au ministère de l’intérieur, — le choix était tout simple, — il avait mis comme une sentinelle sure son ami, son compagnon de toutes les heures depuis 1814, Corbière, qui portait au pouvoir son esprit, son intégrité, son humeur libre et indépendante, ses mœurs familières et provinciales[3], M. de Clermont-Tonnerre au ministère de la marine et le maréchal duc de Bellune à la guerre acceptaient sans peine sa suprématie. A la chancellerie, il avait placé ce jeune Bordelais, hardi de parole dans les prétoires, ambitieux de renommée, M. de Peyronnet, qui lui devait son élévation. Aux relations extérieures, il avait cru devoir appeler un personnage de vieille aristocratie, M. Mathieu de Montmorency. Quand il avait prononcé ce nom, le roi s’était mis à rire et lui avait dit : « Vous ne le connaissez donc pas, c’est un homme de coterie qui peut vous donner bien des embarras. » M. de Villèle ne l’ignorait pas: il espérait diriger cet homme naïf, susceptible et vain ; il comptait aussi pouvoir le retenir par sa soumission au roi et par son goût des faveurs de cour. Il voyait moins clair que le roi ! Mais la plus grosse ou la plus délicate question était toujours dans les « ultras » qui réclamaient leur participation aux bénéfices du pouvoir et qui se taisaient représenter dans leurs âpres réclamations par M. de Chateaubriand, appelé lui-même à l’ambassade de Londres à la place de M. Decazes, désormais mis hors de cause. M. de Chateaubriand a raconté les choses un peu à sa manière, en homme d’imagination et de fantaisie, avec la désinvolture du génie inconstant et oublieux. Il croit avoir disposé de tout et n’avoir touché aux grandeurs que pour les dédaigner. Il avait alors, à ce qu’il semble, un rôle plus modeste auprès de M. de Villèle, et on pourrait ici saisir dans leur obscure origine des scissions destinées à retentir dans le monde: on peut prendre sur le fait des relations qui devaient devenir orageuses, mais qui pour le moment n’avaient rien que de simple et de prosaïque.

Au fond, sous des apparences de désintéressement, M. de Chateaubriand avait une ambition qui touchait à tout et ne se fixait à rien. Il avait eu l’air de se faire prier pour accepter une mission qu’il brûlait d’obtenir, qu’il se promettait même d’étendre. En attendant, tout en se prélassant dans cette ambassade qui avait comblé ses vœux et qu’il rêvait déjà de quitter, il se chargeait des affaires de tous les cliens de l’ultra-royalisme auprès de M. de Villèle, de qui il attendait tout. Il se faisait même parfois, avec une sorte de naïveté, le patron de singulières prétentions. « Lisez ceci avec attention, écrivait-il à M. de Villèle, et répondez-moi un mot. La Bourdonnaye est venu chez moi ce soir. Il veut définitivement savoir si l’on est ce qu’il appelle ami ou ennemi... » M. de La Bourdonnaye demandait tout simplement la pairie pour son fils, et pour lui, à défaut de l’ambassade de Vienne, la légation de La Haye. « À ces conditions, » il promettait la paix au ministère! M. de Chateaubriand trouvait cela fort raisonnable, et, comme on hésitait, il reprenait : « La Bourdonnaye est revenu... Il est outré qu’on ne veuille pas la paix à des conditions si modérées... » Il y revenait tous les matins, sollicitant sans cesse pour ses protégés. Le pauvre grand homme ne s’oubliait pas lui-même. « Croyez-moi, écrivait-il bientôt de Londres à M. de Villèle, placez mes cinq ou six royalistes, de Vaux, Castelbajac, Donnadieu, Canuel, Laborie, Agier, Delalot, faites rendre le ministère d’État à Vitrolles; arrangez La Bourdonnaye, si vous pouvez, après cela l’avenir est à vous !.. Quand vous aurez besoin de moi, vous me rappellerez; en attendant, n’oubliez pas le congrès, s’il a lieu... » Il demandait sa place au congrès, — on commençait à parler du prochain congrès de Vérone, — il demandait aussi le cordon bleu, qui lui donnerait un bel air dans une grande cour entre tous les ambassadeurs chamarrés. Puis, en s’échauffant, il poursuivait : « Je crois, mon cher ami, par des considérations plus hautes que, si vous voulez un jour vous servir de moi, il faut que vous me placiez sur un grand théâtre, afin qu’ayant négocié avec les rois, il ne reste plus aucune objection ni aucun rival à m’opposer. J’irai passer trois mois en Italie et je reviendrai cent fois plus fort à mon poste de Londres. Je ne vous demande point du tout de rester à Paris. Je crois qu’il est plus utile que je suive quelque temps ma carrière. Je veux marcher avec vous et arriver avec le temps. Je vous suis et vous serai un bon appui. A votre tour, appuyez-moi et secondez-moi dans un projet parfaitement raisonnable. Je réussirai si vous le voulez... Montrez cette lettre, si vous le jugez à propos, à votre ami Corbière et mettez-le dans mon intérêt ; vous pouvez, étant unis, emporter facilement mon affaire au conseil. Enfin, vous m’avez promis le congrès et je compte sur votre parole[4]... » Ce n’était pas sans péril, il faut l’avouer, qu’on pouvait s’allier à un si brillant complice, qui, en demandant pour les autres, songeait encore plus à sa propre fortune.

« Je suis tout à Villèle, disait-il négligemment au duc de Broglie, à Londres, au début de son ambassade, — qu’il fasse de moi ce qu’il voudra! » M. de Villèle, quoique sans illusion, voulait bien faire à M. de Chateaubriand la place due à son génie et dérober aux ultras leur plus illustre chef. Il se prêtait à ses rêves de congrès, si congrès il y avait, et n’était pas même éloigné de lui ménager une entrée au ministère, si l’occasion s’en présentait. Il tenait à s’attacher le plus brillant des hommes. Il refusait de céder aux prétentions de quelques-uns des cliens de M. de Chateaubriand. Il avait été surtout révolté des exigences de M. de La Bourdonnaye et du singulier traité de paix qu’on lui avait proposé. Il n’ignorait pas qu’il s’exposait à des inimitiés et à des colères qu’il avait plus d’une fois rencontrées dans l’opposition, qu’il rencontrerait encore dans le gouvernement ; il les bravait avec une tranquille ténacité. Il a écrit lui-même : « Il faut avoir vu jusqu’où allaient les prétentions qui se manifestèrent à cette époque pour s’expliquer la violence de certains discours dont la tribune ne tarda pas à retentir, pour comprendre la situation qu’auraient faite au roi et au pays les nouveaux ministres s’ils avaient eu la faiblesse de faire céder leur devoir au maintien à tout prix de l’union avec ces prétendus royalistes. Le ministère adopta une marche plus sûre et plus honorable. Il ne prononça aucune exclusion, ne permit aucune réaction intéressée, et conserva au roi et au pays tous les serviteurs d’opinions diverses qui pouvaient leur être utiles... » C’était tout l’homme!

Il se décidait, il agissait en premier ministre sans l’être encore. Il avait la réalité et même les responsabilités du pouvoir, de la prééminence dans le conseil, sans en avoir d’abord les prérogatives officielles. Ce n’est qu’après quelques mois, en plein congrès de Vérone, que le roi l’élevait à la présidence du conseil et lui donnait à lui comme à M. Corbière, comme à M. de Peyronnet, le titre de comte en lui disant : « Allons, allons, vous savez bien que ce n’est pas pour vous que je l’ai fait. » Ce que Louis XVIII avait fait effectivement, ce n’était pas uniquement pour accorder une faveur banale, une satisfaction de vanité ou d’ambition à un serviteur habile; c’était pour mettre l’apparence d’accord avec la réalité, pour relever son premier ministre par un acte éclatant de confiance et de bonne grâce. C’était comme une investiture nouvelle donnée à un ministère dont M. de Villèle était déjà et allait être pour des années le vrai chef, disposant de tout dans le gouvernement, imprimant le sceau de son originalité et de son esprit à la politique extérieure comme à la politique intérieure : heureux dans la première partie de son règne ministériel, moins heureux dans la seconde partie. C’est après tout un des plus beaux momens de la Restauration.


II.

Assurément ni M. de Villèle ni M. Corbière n’étaient des hommes de grande représentation dans un régime dont les vieux et les nouveaux titres nobiliaires semblaient être la décoration naturelle. Ils représentaient plutôt, ils ne cessaient de représenter dans le gouvernement un royalisme à demi bourgeois, rural ou provincial, avisé, éclairé, judicieux. M. de Villèle avait une vraie simplicité de mœurs, et aussi peu de goût pour les fastes de la vie que pour les aventures de la politique. Bien qu’il eût été d’abord, à ses débuts, peu favorable à un régime de parlement comme en Angleterre, il s’y était accoutumé et même attaché ; il y voyait la loi du pays, une force pour le gouvernement, la plus sérieuse garantie pour la monarchie ; il en maniait les ressorts en maître. Bien qu’il fût l’allié des partis aristocratiques et qu’il se crût obligé d’avoir des ménagemens pour eux, il n’avait ni leurs vanités, ni leurs préjugés, ni leurs passions, et il se réservait de leur résister. Bien qu’arrivé avec son parti, il n’aurait pas voulu être un ministre de parti. Appuyé par une chambre qu’il croyait pouvoir gouverner, soutenu par le roi qu’il rassurait par sa modération autant que par son habileté, il mettait son zèle et son honneur à rester l’administrateur correct, impartial et sensé des affaires de la France. Ces affaires de toute nature ne tardaient pas à être aussi sérieuses que pressantes.

Une des premières où il se trouvait engagé et où il avait l’occasion de jouer son rôle de ministre dirigeant, c’était la question de la révolution espagnole, sur laquelle allaient délibérer à Vérone les puissances de l’Europe représentées par leurs souverains et leurs chanceliers. Les révolutions italiennes avaient passé comme des ombres, à Naples aussi bien qu’à Turin, vaincues et dispersées par l’intervention de l’Autriche, exécutrice des volontés de la sainte-alliance. La révolution espagnole survivait avec ses agitations, ses instabilités et ses menaces d’anarchie, avec ses conflits entre un roi astucieux, à demi captif, et les constitutionnels maîtres du pouvoir depuis deux ans. Sans être précisément une cause de trouble, elle avait cela d’inquiétant et d’irritant pour l’Europe d’être le dernier exemple d’un régime ne d’une insurrection militaire et populaire, de représenter une victoire de la sédition sur le droit des couronnes. Elle avait d’autant plus de gravité pour la Restauration qu’elle restait un foyer incandescent aux portes de la France; que le roi captif, si peu intéressant qu’il fût, était un Bourbon ; et que la révolution à Madrid, aux pieds des Pyrénées, pouvait être contagieuse. Pour l’Europe de la sainte-alliance, ce n’était qu’un intérêt général et vague de conservation sociale : pour la France de la Restauration, c’était un intérêt dynastique et même un intérêt national. Que sortirait-il du congrès qui allait se réunir à Vérone? Serait-ce la paix par une impuissance d’entente entre les cabinets? Serait-ce la guerre par une intervention européenne ou française? C’est ici que commence à Paris, entre les partis, dans le parlement, dans l’intérieur du gouvernement, un curieux imbroglio où M. de Villèle n’avait pas un rôle des plus aisés.

Pour les partis qui n’écoutaient que leurs instincts, la question était simple et facile. Les libéraux, tous les libéraux, depuis M. Royer-Collard jusqu’à M. de La Fayette, depuis M. de Sainte-Aulaire jusqu’à M. Manuel, combattaient la guerre, l’intervention, comme un attentat contre le droit des peuples, comme une iniquité arrogante, inutile ou périlleuse. Ils avaient le triste avantage de pouvoir évoquer, pour émouvoir l’opinion, les souvenirs lugubres de la guerre impériale. Les royalistes de passion ou de sentiment au contraire ne connaissaient ni obstacles, ni souvenirs importuns. Ils voyaient dans l’intervention un coup de fortune, une occasion merveilleuse de « replacer la France au rang des puissances militaires », de cimenter au feu l’alliance de la dynastie et de l’armée sous le drapeau blanc, de raffermir un trône, la royauté d’un Bourbon par une expédition « courte et presque sans danger. » Ils avaient jusque dans le conseil plus d’un représentant, à commencer par le ministre des affaires étrangères, M. de Montmorency. Placé entre tous les camps, M. de Villèle ne se hâtait pas de se décider. Ce n’est pas que dès le premier instant il n’eût démêlé l’intérêt de la France dans les affaires d’Espagne[5], et qu’il n’eût prévu la nécessité, au moins la possibilité de la guerre. Il s’était précautionné par une série de mesures financières destinées à créer des ressources et par la transformation du cordon sanitaire des Pyrénées en armée d’observation; mais en se mettant en garde, en prévoyant tout, il ne désespérait pas encore d’épargner au pays une expédition peut-être hasardeuse, sûrement coûteuse. Il n’avait pas les vaines illusions de ses mamelucks du royalisme. Il voyait, en regardant l’Europe, qu’il y avait bien des points obscurs et délicats, bien des différences de positions, que si les puissances continentales, qui étaient loin, pouvaient brusquer une rupture diplomatique avec la révolution espagnole sans entrer en guerre, la France, qui était sur les Pyrénées, ne pouvait prononcer certaines paroles sans être prête à les appuyer par les armes. Il avait de plus la préoccupation de l’Angleterre, dont l’attitude restait énigmatique, qui affectait une neutralité plutôt sympathique pour les constitutionnels de Madrid et qui pouvait saisir l’occasion d’une crise pour se tourner vers les colonies espagnoles d’Amérique déjà en révolte. Il calculait tout avec sa raison pratique. Il aurait voulu tout à la fois éviter de s’engager par des résolutions prématurées, attendre les délibérations des puissances alliées, réserver la liberté de la France, obtenir enfin que l’intervention, s’il fallait s’y décider, restât une affaire française, et que l’Europe n’y fût associée que par un appui moral, au besoin par une garantie, si l’Angleterre se montrait hostile. C’est la politique que M. de Villèle proposait de porter à Vérone.

Il se défiait de M. de Montmorency, non de sa droiture et de sa loyauté, mais de ses lumières, de son jugement[6] ; il le savait lié avec les partisans les plus fougueux d’une intervention, et il avait eu même à modérer l’ardeur de ses sympathies pour les Espagnols qui avaient déjà levé le drapeau de l’insurrection royaliste au-delà des Pyrénées sous le nom « d’armée de la foi. » Aussi avait-il eu le soin de limiter les pouvoirs du premier plénipotentiaire de France par des instructions précises et minutieuses. Il avait pris ou il croyait avoir pris une précaution plus efficace en comblant les vœux de M. de Chateaubriand et en l’envoyant avec M. de La Ferronnays, avec M. de Caraman à Vérone. Il se flattait d’avoir mis auprès de M. de Montmorency un coopérateur fait pour le contenir, pour être une sorte de brillant contrepoids. La combinaison semblait habile. Restait seulement à savoir dans quelles dispositions M. de Chateaubriand lui-même allait à Vérone. M. de Chateaubriand, avec son imagination puissante et inassouvie, avait déjà d’autres ambitions. Il ne s’occupait guère de gêner M. de Montmorency, dont au fond il partageait les ardentes impatiences ; il le laissait s’engager de plus en plus avec la sainte-alliance. D’un autre côté, dans ses correspondances intimes, il affectait de rester toujours fidèle aux vues modératrices, temporisatrices du président du conseil, et pendant ce temps il mettait tout son art à s’accréditer par les séductions dans le monde royal et ministériel de Vérone. Il était connu jusque-là comme l’écrivain au nom retentissant, comme le polémiste chevaleresque du royalisme : il s’étudiait à paraître l’homme d’État de la monarchie, à capter les faveurs de l’Europe, à se préparer un rôle. Il réussissait peut-être assez peu avec M. de Metternich; il n’avait pas tardé à gagner l’empereur Alexandre en flattant cette âme généreuse et un peu vaine, dans ses illusions et ses goûts de prépotence, dans ses ardeurs nouvelles contre tout ce qui était révolutionnaire. Il faisait de la politique pour son compte.

Qu’arrivait-il alors ! M. de Montmorency, pendant son séjour à Vérone, avant de revenir à Paris, avait réussi dans une partie de sa mission. Il avait obtenu un traité secret par lequel les cabinets de la sainte-alliance, en laissant à la France sa liberté dans les affaires d’Espagne, s’engageaient à lui prêter tout leur appui moral et même à la soutenir de leurs forces dans le cas où l’Angleterre prendrait parti pour la révolution espagnole. Sur un autre point, M. de Montmorency, dans l’ardeur de son zèle, avait visiblement dépassé ses instructions. Il avait accepté pour la France l’obligation de s’associer à une sorte d’ultimatum collectif qu’on devait adresser à Madrid, qui allait avoir forcément pour conséquence une rupture diplomatique, le rappel des ambassadeurs et la guerre immédiate. C’était justement ce qu’on avait voulu éviter à Paris, et le roi le disait à ses ministres réunis avec la sagacité de son esprit politique : « Les autres souverains ne sont pas comme nous en contact avec l’Espagne par leurs frontières. Ils peuvent, sans dommage et sans manquer aux devoirs qui me sont imposés, abandonner l’Espagne et son roi à la révolution et à l’influence exclusive de l’Angleterre. Quant à moi, je ne puis rompre mes relations avec ce pays et retirer mon ambassadeur que le jour où cent mille Français passeront la frontière. » C’est sur ce point que le conflit éclatait dans le conseil. Il avait été d’abord dissimulé : M. de Montmorency avait été fait duc à son arrivée à Paris pour le traité secret qu’il avait obtenu ; quelques jours plus tard, dans le mois de décembre 1822, il se trouvait désavoué pour avoir dépassé ses pouvoirs en engageant la France dans une démarche prématurée, — et plutôt que de subir l’affront de ne pas remplir ses engagemens jusqu’au bout, cet homme simple et naïf préférait donner sa démission. La situation devenait certes délicate. La retraite de M. de Montmorency pouvait passer aux yeux des souverains pour le désaveu et l’abandon de ce qui avait été fait au congrès. M. de Villèle ne s’y trompait pas ; il sentait le danger et il se hâtait de dénouer ou de pallier la difficulté en appelant au ministère des affaires étrangères celui qui venait de négocier, lui aussi, avec les souverains, qui avait le mot du congrès, — M. de Chateaubriand lui-même, qui arrivait tout juste à Paris pour remplacer M. de Montmorency. M. de Villèle avait presque besoin de l’imposer au roi.

Éternelle comédie de la politique ! Au fond, M. de Chateaubriand brûlait d’entrer, au ministère comme il avait brûlé d’aller au congrès. Il faisait néanmoins des façons. Il affectait le désintéressement et les scrupules au moment de toucher au but d’une ambition secrète, — et il écrivait à M. de Villèle une lettre, curieux modèle de subtilité, d’ardeur et de calcul. — Pouvait-il décemment prendre le portefeuille des affaires étrangères? Il est vrai qu’il « n’avait pas toujours eu à se louer de M. de Montmorency ; » il passait cependant pour son ami, il donnerait raison aux bruits du monde sur ses cabales contre son chef de la veille ! Après tout, s’il le fallait, on pouvait laisser M. de Montmorency « dans un coin du ministère, » ou lui donner la place de grand veneur : il pourrait alors se décider, il était prêt à se dévouer! Mais ce ne serait pas encore sans difficulté. Il ne pourrait entrer au ministère qu’accompagné de quelques royalistes qu’il fallait désarmer, qui seraient extrêmement dangereux si on ne voulait pas s’arranger avec eux. Enfin, le moment était critique : «Vous pouvez, écrivait-il à M. de Villèle, rester vingt ans où vous êtes et porter la France au plus haut point de prospérité, ou vous pouvez tomber avant deux mois et nous replonger tous dans le chaos. Cela dépend absolument de vous et du parti que vous allez prendre... Profitez de l’occasion qui se présente à vous pour consolider votre ouvrage... » — M. de Villèle était libre; il pouvait même garder l’intérim des affaires étrangères ou désigner un autre ministre! Après cela M. de Chateaubriand ne manquait pas d’ajouter : « Je dois vous dire aussi avec franchise qu’il y a tel ministre des affaires étrangères que vous pourriez choisir, sous lequel je ne pourrais servir, et ma démission serait un grand mal en ce moment. » Par-dessus tout enfin, il fallait se hâter, devancer les criailleries des journaux, de peur que le roi ne reculât, offensé de paraître subir une pression! — M. de Chateaubriand n’avait pas décidément épuisé sa provision de diplomatie à Vérone. Il se donnait et il se réservait; il caressait et il faisait sentir l’aiguillon. M. de Villèle n’en tenait compte, décidait le roi à signer sa nomination, — et c’est ainsi que, le 28 décembre 1822, M. de Chateaubriand se trouvait être ministre, successeur de M. de Montmorency dans la direction de la diplomatie française. Il couronnait ces négociations intimes de quelques jours, suivies de son avènement au ministère, en adressant sur l’heure à M. de Villèle ces mots assez singuliers, peut-être un peu énigmatiques comme sa pensée : « Vous voilà payé de votre fidélité pour moi. Je viens loyalement à votre secours! Mais je n’augure pas bien de ma position. Cela dépendra de vous. » Cela pouvait aussi dépendre de M. de Chateaubriand lui-même, qui semblait constater déjà une inquiétante dualité d’influences.

Qui avait triomphé, qui avait été vaincu, en définitive, dans ces quelques jours? On ne pouvait trop le dire encore. M. de Villèle, il est vrai, avait sauvegardé la liberté de la France, en refusant de la subordonner à la volonté de l’Europe ; il ne se sentait pas moins entraîné par la force des choses, par un mouvement royaliste de plus en plus décidé pour l’intervention. S’il avait réussi dans le premier moment à maintenir l’indépendance de l’action française par un-acte distinct de diplomatie à Madrid, en ajournant le rappel de notre ambassadeur, en laissant comme une issue ouverte à la négociation, le résultat était le même. Cette crise des derniers jours de décembre avait eu pour effet de mettre à nu la situation, de hâter le dénoûment que le congrès de Vérone avait rendu inévitable, — et dès lors les événemens se précipitaient. La pensée de l’intervention éclatait tout entière dans le discours que le roi prononçait peu après, à l’ouverture des chambres, et où, sans exclure encore la paix, en limitant d’avance la guerre, Louis XVIII déclarait que « cent mille Français étaient prêts à marcher » pour la dignité de sa couronne, pour l’honneur et la sûreté de la France. Ce prince impotent, qu’il fallait traîner sur un fauteuil aux chambres, se plaisait à parler avec fierté. C’était ce qu’il appelait quelquefois familièrement « se donner de la barbe. » une fois la grande résolution arrêtée, l’intervention n’avait plus qu’à se dérouler, une armée était déjà réunie, on se pressait d’heure en heure sur les Pyrénées. Elle avait été placée sous les ordres d’un prince peu brillant, mais zélé, jaloux de l’honneur de ses soldats, bien intentionné, M. le duc d’Angoulême, à qui on avait donné comme adjoint politique, à côté de ses conseils militaires, un homme encore peu connu, aussi intelligent que séduisant, M. de Martignac. Ce n’est point, il est vrai, sans peine que l’expédition se débrouillait des premières difficultés d’organisation, de commandement, d’approvisionnement[7]. La nouvelle guerre d’Espagne était cependant ouverte en quelques jours. Elle avait commencé par une scène émouvante. Des proscrits, des émigrés libéraux ou révolutionnaires de tous les pays, mais surtout de la France, s’étaient réunis sur la rive espagnole de la Bidassoa, avec l’espérance de corrompre la fidélité de l’armée, d’ébranler les têtes de colonnes en déployant devant elles le drapeau tricolore, en faisant appel aux souvenirs de la révolution et de l’empire. Arrivés au bord de la Bidassoa, les soldats français, sur l’ordre de leurs chefs, foudroyaient de leur artillerie le drapeau et la bande qui le portait. L’incident, si petit qu’il fût, allait retentir à Paris et semblait de bon augure. Le fait est que, le 7 avril 1823, l’armée d’intervention franchissait la frontière; le 25 mai, elle était à Madrid; à la fin de septembre, après six mois de campagne, elle était devant Cadix. Elle avait atteint le but : la délivrance de Ferdinand VII, la dispersion du gouvernement et des forces révolutionnaires, le rétablissement de l’autorité royale au-delà des Pyrénées.

Ce qu’a été cette expédition autrefois retentissante n’est plus à dire. Je voudrais seulement en dégager les traits saillans, montrer l’antagonisme incessant des politiques à travers toutes les péripéties, le rôle des hommes dans la mêlée des événemens. M. de Chateaubriand, dans son infatuation presque naïve, s’est toujours figuré que « seul » il avait imaginé, négocié et fait la guerre d’Espagne, — « ma guerre, comme il le disait, — le plus grand événement de ma vie, » une gigantesque entreprise. Il l’a écrit sous toutes les formes, l’éternel mécontent : « Enjamber d’un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d’un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C’est pourtant ce que j’ai fait !.. » Et puis encore : « J’avais fait seul la guerre d’Espagne… J’avais donné une armée à la légitimité… Par la guerre d’Espagne j’avais dominé l’Europe[8]. » Assurément, M. de Chateaubriand, par l’éclat de son génie et de sa renommée, était fait pour être la décoration d’un ministère, même d’un règne. Il avait eu son jour d’éloquence à la tribune en défendant l’intervention contre M. Bignon, contre le général Foy, et par sa diplomatie il avait sauvegardé la dignité du pays, soit devant l’Europe qui commençait à voir avec jalousie renaître une France militaire, soit contre M. Canning qui menaçait de déchaîner les tempêtes en s’alliant avec les libéraux d’Espagne et du continent. En réalité, il n’avait été qu’un des acteurs du drame, pas même le plus utile. Il se faisait une illusion démesurée, et s’il avait pour lui le bruit qu’il aimait, c’est M. de Villèle qui restait sans ostentation l’agent actif, universel, efficace de l’entreprise. Six mois durant, par une correspondance de tous les jours, de toutes les heures avec M. le duc d’Angoulême, il suivait la campagne, étendant sa vigilance à tous les services, atténuant les difficultés et les froissemens, éclairant le prince généralissime dans sa marche, subvenant surtout, avec une inépuisable fertilité de ressources, à toutes les dépenses d’une grande armée engagée au loin. Ces lettres recueillies aujourd’hui sont comme les annales intimes de l’expédition ; elles dévoilent les préoccupations, les anxiétés de celui qui se sentait plus que tout autre responsable des événemens[9]. Lorsqu’on touchait déjà au terme, le duc d’Angoulême écrivait à M. de Villèle sans y attacher plus d’importance : « J’ai reçu depuis peu trois lettres de M. de Chateaubriand, avec qui je ne suis pas en correspondance, ne l’étant qu’avec vous seul des ministres, ne rendant compte qu’à vous ou à mon père, et ne recevant que par vous les instructions du roi. »

Ce n’est pas tout. M. de Villèle n’était pas seulement l’homme utile, le conseiller actif et sérieux de tous les instans, même dans les opérations de guerre; il représentait, autant qu’il le pouvait, la sagesse, l’esprit de mesure, la raison prévoyante dans la politique de l’intervention. Par le fait, le chef du cabinet à Paris et M. le duc d’Angoulême, dans son camp, étaient les modérateurs dans cette entreprise de restauration royale au-delà des Pyrénées. M. de Villèle, après avoir retenu les impatiences belliqueuses jusqu’au moment d’entrer en Espagne, ne cessait maintenant de répéter qu’il ne fallait ni réactions ni violences, que ce serait se tromper étrangement de prétendre rétablir le régime absolu sans garanties. Il voulait bien se servir des royalistes espagnols, mais en les modérant. Le duc d’Angoulême, ce prince qui avait plus de bon sens que d’éclat, était lui-même tout entier à cette politique. Il ne voulait pas souffrir qu’à l’abri de son drapeau on se livrât à des représailles de parti, à toutes les fureurs de passions vindicatives. Déjà en marche sur l’Andalousie, il publiait une ordonnance, — Ce qu’on a appelé l’ordonnance d’Andujar, — par laquelle il désavouait les excès des autorités royales et armait ses lieutenans contre les arrestations arbitraires qui se multipliaient sur son passage, qui le révoltaient. Et, pendant ce temps, c’était M. de Chateaubriand qui se faisait le patron des excès du royalisme, qui écrivait, tout affairé, à M. de Villèle : « Mon cher ami, je crois que vous devez écrire aujourd’hui même à M. le duc d’Angoulême pour une chose capitale. Qu’il prenne garde à verser trop dans le sens des constitutionnels espagnols. Il me revient de toutes parts que les royalistes s’effraient de cette disposition du prince. Ce sont, après tout, les royalistes qui font aujourd’hui nos succès... Je vous assure qu’il est de la dernière importance de prévenir le prince[10]. » Ce brillant génie, il n’avait pas tout fait, comme il le croyait; il était même quelquefois plus embarrassant qu’utile dans les affaires. Que devait-il rester de cette campagne, où toutes les influences se rencontraient, où le plus difficile était de savoir ce qu’on voulait ou ce qu’on pouvait faire? Militairement elle avait réussi; elle avait démenti les pronostics de ceux qui, voulant à tout prix lire le présent ou l’avenir dans le passé, dans un passé encore récent, ne prédisaient que des désastres. L’armée nouvelle, sans avoir à livrer de grandes batailles, était allée jusqu’au bout, jusqu’à ces « colonnes d’Hercule » que Napoléon prétendait ne pas connaître, vaillante au feu quand il l’avait fallu, toujours disciplinée et fidèle, digne des vieilles armées de la France. Son chef, aussi modeste que vigilant et sensé, l’avait conduite avec fermeté, avec sagesse. C’était un succès de drapeau, d’esprit militaire. Politiquement, l’expédition devait échouer. Elle n’avait d’autre résultat que de délivrer un roi fourbe, astucieux, obstiné dans ses étroits fanatismes, dévoré de ressentimens. C’est en vain que le duc d’Angoulême et M. de Villèle s’efforçaient de parler de conciliation, de donner à la restauration espagnole le caractère d’un acte de pacification intérieure : ils ne rencontraient que résistances et impossibilités. Le duc d’Angoulême était le dernier à s’y méprendre. Il ne cessait de prévenir M. de Villèle qu’il n’y avait aucune illusion à se faire, que ce pays allait fatalement retomber m dans l’absolutisme, » qu’on n’obtiendrait rien du roi, qui promettrait peut-être et ne tiendrait pas. Au moment où il venait de recevoir dans son camp Ferdinand VII, rendu à la liberté, l’honnête prince français écrivait dans une de ses dernières lettres au président du conseil : « Ce que j’avais prévu est arrivé. J’ai été chez le roi; je lui ai parlé d’étendre l’amnistie le plus possible, d’annoncer quelque chose qui tranquillise tout le monde et donne des sécurités pour l’avenir. Il m’a répondu à tout qu’il verrait, et comme quatre pelés et quatre tondus ont crié : Vive le roi absolu ! il m’a dit que je voyais bien que c’était la volonté du peuple. Je lui ai répondu qu’il fallait ne pas se mettre en position de voir se renouveler les événemens de 1820 et trouver moyen d’avoir du crédit. Maintenant, j’ai la conscience déchargée, je ne dirai plus rien ; mais je vous certifie que toutes les sottises qui peuvent être faites le seront... »

C’est ce qui devait arriver en effet. Avant peu d’années il ne devait rester pour la France que la charge d’une occupation importune par les solidarités morales qu’elle imposait, coûteuse pour les finances; mais on n’en était pas là aux derniers jours de 1823, au moment du retour de M. le duc d’Angoulême. On ne voyait qu’une campagne heureuse, une armée rendue à la monarchie bourbonienne, le prestige militaire de la France reconquis, un acte éclatant de politique extérieure, la monarchie mise hors de péril. On ne voyait que le succès, et, s’il y avait déjà un point noir, il n’était pas dans l’état de l’Espagne, dont on détournait les yeux; il était dans des froissemens intimes, dans le mécontentement de M. de Chateaubriand, qui, croyant avoir tout (ait, commençait à se réveiller de son rêve le jour où, allant aux Tuileries porter ses félicitations au roi, à la famille royale, il s’apercevait tout à coup qu’on le distinguait à peine dans la foule des courtisans, qu’il n’avait que sa part modeste dans le triomphe. Monsieur, la duchesse d’Angoulême, étaient naturellement tout entiers à l’émotion de l’heureuse nouvelle qui venait d’arriver de Cadix : ils n’avaient pas vu M. de Chateaubriand et ils ne lui avaient pas parlé[11] !


III.

A ne voir que le présent, sans considérer l’avenir, c’était sans doute un succès pour la monarchie, qui sortait victorieuse de l’épreuve d’une guerre. C’était aussi, à part le déboire de M. de Chateaubriand aux Tuileries, un succès pour le ministère qui avait présidé à cette épreuve, et ce succès de politique extérieure ne pouvait manquer d’avoir son contre-coup dans la politique intérieure. L’opinion, qui ne résiste pas longtemps à la fortune heureuse, allait au gouvernement, qui semblait désormais affermi. Les oppositions libérales se sentaient vaincues et allaient presque dis- paraître aux élections des premiers jours de 1824, Les royalistes, portés pour ainsi dire par le courant, favorisés par toutes les influences administratives, remplissaient la chambre nouvelle. Le président du conseil, enfin, en jouissant comme les autres de ce succès extérieur qu’il avait contribué à préparer, songeait déjà à en profiter pour réaliser quelques-uns des projets qu’il méditait. Il avait, lui aussi, sa politique intérieure! Il en avait même peut-être deux : l’une, la plus ingrate, la plus douteuse, la politique du chef de parti obligé sans cesse de transiger avec des passions impatientes; l’autre, la vraie, la plus sérieuse et la plus utile, la politique de l’homme d’affaires supérieur voyant et cherchant, avant tout, le bien pratique, l’intérêt du pays.

Soutenu et pressé par une majorité dont les exigences croissaient avec le succès, M. de Villèle ne refusait pas de faire la part des circonstances et de répondre à quelques-uns des vœux des royalistes. Il n’aurait pas voulu subir toutes les conditions, et il se défendait encore, dans tous les cas, contre les impatiences de ceux qui n’auraient demandé rien moins qu’une campagne de réaction à outrance. Il croyait pouvoir désarmer la masse de son parti en commençant par lui accorder une mesure qui avait été plus d’une fois proposée et discutée depuis quelques années, ce qu’on appelait alors la « septennalité, » la substitution, au renouvellement partiel et annuel de la chambre, du renouvellement intégral, avec une durée de sept ans, pour le mandat législatif. C’était un expédient destiné à flatter, dans ses intérêts et dans ses goûts de domination, une majorité qui, après s’être reconquise par six ans de lutte, ne demandait pas mieux que de prolonger son règne, surtout à l’approche d’une crise de dynastie qui pouvait s’ouvrir à tout instant par la mort toujours prévue du roi. On ne réfléchissait pas au danger d’immobiliser, pour ainsi dire, la vie publique en suspendant les manifestations légales et régulières d’opinion pendant sept ans ! M. de Villèle croyait pouvoir ou devoir donner ce gage à son parti : il était malheureusement exposé à faire bien des concessions plus graves qui ne devaient pas mieux le servir ; mais pour le moment sa pensée était tout entière, avant tout, à d’autres projets qui, sous des dehors financiers, avaient un profond sens politique, et pour lesquels il avait à livrer plus d’une bataille, à déployer autant de ténacité que d’adresse.

C’est presque avec un sentiment de triomphe, — autant que cet habile praticien pouvait triompher, — que M. de Villèle a écrit dans son journal : « Ce fut le 17 février 1824 que les rentes françaises atteignirent le pair et furent pour la première fois cotées à 100 francs à la Bourse de Paris… » Il voyait dans cet événement, — c’était en effet un événement pour la fortune publique, — non-seulement la suite heureuse d’une campagne qui venait de relever le prestige militaire de la France, mais encore le signe rassurant des progrès croissans du crédit et du développement de la prospérité nationale. Il avait aussi le droit d’y voir le prix des soins qu’il mettait dans le gouvernement des finances et comme une sanction chiffrée de la confiance qu’inspirait son administration[12]. Il avait songé aussitôt à en profiter pour proposer deux mesures intimement liées dans sa pensée, délibérées dans le conseil, longuement méditées : l’une allégeant les charges publiques de près de 30 millions par une réduction des intérêts de la dette; l’autre, selon la parole du roi dans son discours à l’ouverture de la session, destinée à « fermer les plaies de la révolution. » Ces deux actes, qui sont restés dans l’histoire sous le nom de la conversion des rentes et de l’indemnité des émigrés, étaient l’œuvre d’une politique prévoyante et hardie que l’avenir a justifiée en la dégageant du tourbillon des passions et des disputes du temps.

M. de Villèle, arrivant aux affaires, avait vu devant lui un amas de dettes venant de la révolution, de l’empire, des invasions, et imposant au pays une somme de près de 200 millions d’intérêts qui a été bien dépassée depuis, — qui semblait alors énorme. Il avait vu en même temps, selon le mot du savant livre sur le Système financier de la France, de M. le marquis d’Audiffret, « la sécurité publique en progrès, l’abondance croissante du trésor, le développement de la richesse nationale et l’abaissement du loyer des capitaux. » Il croyait juste de ne pas laisser peser indéfiniment sur le pays un taux d’intérêt qui ne répondait plus à la vérité des choses dans les circonstances nouvelles. C’était toute la conversion des rentes. — La seconde mesure avait une bien autre portée ; par son caractère moral et économique, elle était destinée à trancher une question demeurée toujours vive et douloureuse depuis la Restauration, à devenir une sorte d’édit de pacification ou de concordat entre les intérêts, à la suite des confiscations révolutionnaires. L’auteur de la charte avait eu la prévoyance politique de consacrer l’inviolabilité des ventes de biens nationaux en même temps qu’il abolissait la confiscation pour l’avenir. Il n’avait pas pu empêcher que la situation ne fût ce qu’elle était, que la plainte des spoliés ne parût être une menace permanente pour les nouveaux propriétaires, que des malheureux éprouvés par vingt ans d’exil ne fussent exposés à revenir dénués de tout auprès de leurs domaines, passés en des mains étrangères. Une indemnité libéralement conçue, non comme une représaille de parti, mais comme un acte d’impartiale et généreuse réparation, devait avoir pour effet de clore cette poignante querelle des anciens et des nouveaux possesseurs en dédommageant les uns, en rassurant les autres, de relever la valeur des biens nationaux en effaçant la tache d’une origine suspecte, de rendre enfin à la liberté des transactions des masses de terre, frappées jusque-là d’une sorte d’interdit par l’opinion. C’était la loi que le roi et son ministre méditaient, qui dans leur pensée se liait à la conversion des rentes; mais avant d’aborder cette seconde partie de l’œuvre, il fallait commencer par la première, et c’est d’abord sur ce point que M. de Villèle avait à vaincre bien des résistances, qu’il avait aussi à se créer des moyens pratiques d’exécution, en plaçant les rentiers entre la conversion et le remboursement. Il y avait songé : non-seulement il avait tenu à consulter des hommes de la plus haute autorité financière comme M. Mollien, M. Roy, — il avait eu, de plus, la précaution de traiter avec des banquiers disposés à seconder ses vues. Il avait tout préparé en calculateur prudent et habile.

Le mérite de M. de Villèle avait été de « voir plus juste et plus vite que les autres. » C’était le mot d’un des banquiers, son adversaire au parlement, M. Laffitte lui-même. Son malheur était d’avoir raison avant tout le monde, de n’avoir peut-être pas assez compté avec la coalition de préjugés, de passions, de rancunes, d’intérêts, qui se formait devant lui. Il avait à faire face à une opposition semi-politique, semi-financière, qui se servait de tout, qui contestait l’équité, l’opportunité, jusqu’à la légalité de la mesure et n’était pas sans trouver un écho dans l’opinion à Paris, dans cette population de petits rentiers trop disposés à se croire lésés par une diminution d’intérêt. A peine engagé dans ce débat, on pourrait dire dans cette bataille, il se voyait assailli de toutes parts : d’un côté au camp libéral, M. Casimir Perier, dans son impétuosité, allait jusqu’à lui faire un crime de ne pas livrer à la chambre le traité qu’il était censé avoir signé avec les banquiers, — comme si ce traité pouvait être définitif avant le vote de la chambre, comme si le succès d’ailleurs ne dépendait pas du secret ; d’un autre côté, M. de La Bourdonnaye, qui ne pouvait pas pardonner à M. de Villèle d’avoir refusé de subir ses conditions, poursuivait avec âpreté et non sans habileté contre le président du conseil une guerre qui ne laissait pas de mettre quelque trouble au camp royaliste. Dix jours durant, M. de Villèle soutenait la lutte seul ou presque seul, n’ayant d’autre appui parmi ses collègues que son fidèle compagnon Corbière, harcelé par une opposition passionnée, timidement défendu par son parti. Il y eut des séances où il montait jusqu’à onze fois à la tribune, toujours imperturbable, et maître de lui-même, repoussant les attaques sans emportement et sans trouble, avec une lucidité victorieuse. Sans avoir rien de dominateur ni par le geste ni par l’éclat de la parole, il en imposait, même à ses adversaires, même au bouillant Casimir Perier[13]. Il finissait par ressaisir la majorité et emporter le vote de sa loi à la chambre des députés. Restait une dernière bataille à livrer à la chambre des pairs, où il allait retrouver une opposition aussi vive et peut-être plus habile, représentée par d’anciens ministres, des libéraux, des mécontens, des hommes de cour importunés de l’ascendant de M. de Villèle, — et même l’archevêque de Paris, M. de Quélen, qui se croyait obligé de défendre les « petits rentiers. » Ici tout changeait dans une assemblée plus favorable aux tactiques d’une savante hostilité : la conversion des rentes était rejetée, on n’avait rien fait. La chambre des pairs pouvait se flatter d’avoir conquis par son vote une popularité de circonstance dans Paris.

Au premier abord le ministère semblait atteint dans son chef : il ne l’était pas réellement. Si la loi de la conversion de la rente avait contre elle la chambre des pairs, elle avait eu, elle avait encore pour elle la chambre des députés, qui demeurait fidèle à la politique ministérielle. Si par des polémiques et des discours on avait réussi à émouvoir, peut-être à égarer l’opinion, il y avait à travers tout ce sentiment que le dernier mot n’était pas dit, qu’on reviendrait un jour ou l’autre à une mesure prématurée peut-être, certainement utile pour le pays. De plus, M. de Villèle avait singulièrement grandi dans ces luttes, où il avait montré autant de sang-froid que d’habileté. Plus que jamais il se sentait soutenu par le roi et par le frère du roi. Ceux-là mêmes parmi les hommes de cour qui venaient de voter contre lui se pressaient le soir à sa réception comme pour désavouer, par leur présence dans les salons ministériels, leur vote du matin. Rien n’aurait paru changé, si ce n’eût été un incident, une dernière scène de la discussion de la chambre des pairs. À ce même moment, en effet, venait d’éclater, ou de s’accentuer, un conflit qui n’avait plus, il est vrai, rien d’imprévu depuis la fin de la guerre d’Espagne et dont le dénoûment allait être, par ses conséquences, un des plus graves événemens du temps. Cette malheureuse conversion des rentes décidait une rupture retentissante dans le ministère, par la disgrâce de M. de Chateaubriand.

Triste et fatale crise d’impatience, de scission irritée entre des hommes qui ne pouvaient ni vivre longtemps ensemble ni se séparer sans péril ! M. de Chateaubriand, à vrai dire, restait depuis quelques mois un personnage assez énigmatique, tantôt laissant entrevoir une ambition de prépondérance encouragée par ses amis, tantôt affectant le dégoût et une indifférence hautaine, passant tour à tour d’une cordialité recherchée avec M. de Villèle à des mouvemens de mauvaise humeur contre le président du conseil, surtout contre le ministre de l’intérieur, M. Corbière[14]. Il avait paru d’abord, — M. de Villèle l’assure, — porter le plus vif intérêt à la conversion, aux négociations qui devaient en préparer le succès. Il n’avait pas tardé, cependant, à se refroidir, allant bientôt d’une réserve calculée à la fronde. Il passait pour avoir, dans ses conversations, la parole leste et vive à l’égard des projets ministériels, pour inspirer des polémiques hostiles, pour être enfin plus qu’à demi complice de l’opposition qu’il voyait grandir. Il allait là où soufflait la popularité ! Pendant la discussion de la chambre des pairs, dont l’issue avait peut-être tenu à quelques voix, le ministre des affaires étrangères n’avait prêté aucun secours à ses collègues : il ne l’avait pas offert, M. de Villèle avait eu la fierté de ne pas le lui demander. Il était resté silencieux à son banc, et, s’il avait donné pour la forme un vote dédaigneux à la loi, il avait laissé ses amis s’engager, voter contre un acte d’un gouvernement dont il restait un des représentans. Il avait pris, en un mot, une attitude de dissident à laquelle M. de Villèle n’avait pas pu ne pas être sensible, qui avait surtout irrité le roi, que Louis XVIII appelait même durement une « trahison. » On en était là, on touchait à l’inévitable crise.

Au fond, d’ailleurs, on ne pouvait s’y tromper. Cette affaire de la conversion des rentes n’était qu’un dernier incident, un prétexte dans une situation poussée à bout. La vérité est que M. de Villèle et M. de Chateaubriand n’avaient jamais pu s’entendre qu’à la condition de ne pas trop s’expliquer. M. de Chateaubriand, en entrant au pouvoir, avait l’arrière-pensée d’y prendre la première place, d’exercer la prépotence du génie. M. de Villèle, en appelant le plus brillant et le plus décevant des hommes à remplacer M. de Montmorency à la veille de la guerre d’Espagne, n’avait eu d’autre préoccupation que de faire face à une circonstance délicate, de maintenir le lien entre le cabinet français et les cabinets étrangers par la présence aux affaires d’un des négociateurs de Vérone. Leur alliance n’avait pas cessé d’être un grand artifice. L’incompatibilité était dans les caractères, dans les traditions, dans les idées, dans les tempéramens des deux personnages. L’un, sans avoir l’éclat et l’étendue d’esprit de son redoutable rival, avait l’application, la prudente justesse, la mesure, la sagacité, la raison pratique de l’homme d’affaires administrant l’État en intendant supérieur; l’autre, accoutumé aux succès, faisait de la politique trop souvent avec son imagination et parfois avec sa vanité. M. de Chateaubriand lui-même l’a dit à sa manière : « M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l’attacher en bas... Nous voulions, nous, occuper les Français à la gloire, essayer de les mener à la réalité par les songes : c’est ce qu’ils aiment. » Il l’avouait, il n’avait souci de cent millions, deux cents millions, pour replacer un roi sur son trône. « J’ai l’habitude de ne pas compter, écrivait-il, et quand je parle économie, c’est pour l’acquit de ma conscience. » M. de Villèle, lui, comptait avec les millions, avec l’économie, avec la réalité. « Ils ne s’aiment pas beaucoup, disait une de ces femmes d’élite qui entouraient le ministre des affaires étrangères de leurs adorations et lui faisaient une cour, — la duchesse de Duras, — ils ne s’aiment pas beaucoup, ils se ressemblent si peu... » Ils ne se ressemblaient pas du tout, en effet; il n’y avait que des antipathies de goûts et de génie entre ce mondain à l’imagination inassouvie, gâté par les succès, qui écrivait naïvement que « le bonheur et la gloire de la patrie dataient de son entrée au ministère, » et ce provincial, simple et modeste d’allure, jaloux toutefois de son pouvoir. Plus d’une fois, pendant la guerre d’Espagne, le choc avait été sur le point d’éclater. M. de Chateaubriand s’était toujours heurté contre le froid bon sens du président du conseil, comme il allait se heurter contre l’inattention des princes, « recevoir son seau d’eau froide » le jour où il croyait trouver des complimens aux Tuileries; mais s’il avait des mécomptes d’orgueil, il prenait sa revanche par sa diplomatie, en entretenant auprès des souverains et des chancelleries l’idée de sa gloire. Il se créait au dehors une popularité par laquelle il croyait se fortifier, qui pouvait néanmoins devenir pour lui un embarras, une impossibilité de plus dans ses rapports avec ses collègues. Et comme dans les affaires les plus sérieuses il y a toujours les puérilités, un incident de comédie avait déjà failli tout précipiter.

L’expédition d’Espagne, comme toutes les expéditions heureuses, avait été l’occasion d’une distribution de cordons. L’empereur Alexandre Ier, voulant s’associer aux succès de la France, avait cru devoir envoyer le premier des ordres de Russie, le cordon de Saint-André, à M. de Chateaubriand, qui ne négligeait rien pour mériter ses bonnes grâces, et à M. Mathieu de Montmorency, le plénipotentiaire disgracié de Vérone. Soit inattention, soit calcul, il avait tout simplement oublié le président du conseil. Le roi Louis XVIII avait ressenti cet oubli comme une offense personnelle. Il ne l’avait pas caché; il en avait parlé vertement à M. de Chateaubriand, qui, sortant de l’audience royale et rencontrant à la porte M. de Villèle, n’avait eu que le temps de lui dire : « Calmez le roi, calmez le roi ! » Le roi n’était peut-être pas aussi ému qu’il l’avait paru ; il avait tenu tout bonnement à faire sentir son mécontentement à son ministre des affaires étrangères, et, voyant sur ces entrefaites M. de Villèle entrer dans son cabinet, il lui avait dit : « Vous avez dû voir un homme assez mal à son aise et qui le mérite bien. Croiriez-vous qu’entre lui, Pozzo et La Ferronnays ils viennent de me faire donner un soufflet sur votre joue par l’empereur Alexandre ; mais je saurai lui donner chasse. Il vient d’envoyer une décoration de ses ordres à Chateaubriand et à Montmorency, et à vous rien! On voit bien que c’est un parvenu. Tenez, Villèle, jamais l’empereur d’Autriche ne m’eût fait pareille chose ; mais je le paierai de sa sottise en monnaie de meilleur aloi. Mon cher Villèle, je vous fais chevalier de mes ordres : ils valent mieux que les siens ! » Le roi tenait à venger sur-le-champ son premier ministre et ne parlait de rien moins que de refuser l’envoi des ordres français à M. de Nesselrode en échange des cordons envoyés de Pétersbourg. De là grand émoi de M. de Chateaubriand, qui, malgré son détachement apparent de ce qu’il appelle les « brimborions, » le « ruban de Léandre, » se trouvait à son tour mortifié d’être moins bien traité par le roi que M. de Villèle, de n’avoir pas, lui aussi, la « zone bleue » sur la poitrine, et qui affectait surtout de s’effrayer d’un affront fait au tsar. Il avait fallu négocier, calmer les amours-propres. Bref, tout avait fini par s’arranger tant bien que mal : M. de Chateaubriand avait sa « zone bleue, » M. de Nesselrode avait son cordon ; M. de Villèle lui-même recevait, un peu tard, le cordon russe de Saint-André. M. de Chateaubriand avait, toutefois, la fatuité puérile de faire constater par une dépêche de M. de La Ferronnays que la décoration envoyée au président du conseil était due à ses instances auprès de l’empereur Alexandre[15]. Le seul résultat de ces agitations frivoles était de mettre à nu, d’irriter l’incurable antagonisme, et la moralité de l’incident des cordons, c’est le comte d’Artois qui la dégageait dans ce petit mot adressé à M. de Villèle : « j’ai reçu et brûlé votre petite lettre. Je me doutais que l’homme ferait le plongeon après avoir voulu prendre la mouche. La situation, assez critique, des élections (on approchait des élections de 1824) peut porter à la douceur et à un peu de longanimité ; mais souvenez-vous que l’homme ne peut ni vous pardonner, ni surtout croire que vous lui pardonniez. Il est et sera toujours votre ennemi... »

Ce n’était donc pas la paix, on ne s’y trompait d’aucun côté, et dans ces conditions, après tant de froissemens dévorés, il est évident que l’affaire de la conversion des rentes, suivant à si peu de distance l’imbroglio des cordons, ne pouvait plus être qu’un prétexte pour en finir, fût-ce par un coup d’autorité. Ici seulement, une certaine inspiration de générosité supérieure manquait dans la manière de conduire la dernière scène du drame, dans ce qu’on pourrait appeler l’exécution d’un homme de génie devenu importun. M. de Chateaubriand a cru et a dit que M. Corbière, qu’il n’aimait pas, avait été le plus opiniâtre à exiger sa disgrâce. Il se trompait : M. Corbière n’y était pour rien, il avait au contraire, par ses hésitations, suspendu un instant toute mesure trop prompte : M. de Villèle lui-même n’avait pas paru disposé à des résolutions précipitées. Le plus vif dans le conseil eût été peut-être un digne gentilhomme peu brillant, mais d’une droiture simple, le baron de Damas, qui déclarait qu’il n’aurait pas voulu rester un instant de plus ministre avec M. de Chateaubriand. Le plus animé surtout était le roi, qui ne déguisait pas ses ressentimens. Louis XVIII avait-il su qu’à la faveur du vote de la chambre des pairs sur la conversion, il se nouait autour de lui quelque intrigue pour lui imposer un nouveau ministère avec M. de Chateaubriand? toujours est-il que le matin de la Pentecôte, le 6 juin 1824, il faisait appeler à l’improviste M. de Villèle et le recevait en lui disant : « Chateaubriand nous a trahis, je ne veux pas le voir à ma réception après la messe. Faites l’ordonnance de son renvoi; qu’on le cherche partout où il sera, qu’on la lui remette sans perdre un instant. Je ne veux plus le voir! » Et c’est ainsi que sur l’heure était signée une ordonnance de révocation sommaire qu’on se hâtait d’expédier, qui, après avoir couru à la poursuite de M. de Chateaubriand, finissait par l’atteindre aux Tuileries même, où il assistait à la messe du jour, mêlé à la foule des courtisans. Le roi avait cédé à un mouvement de colère ; M. de Villèle avait eu la faiblesse de céder au roi et le malheur de ne pas comprendre qu’il achetait trop cher, par une inutile brutalité, une victoire sur son collègue[16]. Ni l’un ni l’autre n’avaient senti, à part ce qu’il y avait de peu décent dans la forme, le danger de blesser dans sa dignité, dans son orgueil, dans ses ambitions si l’on veut, un homme popularisé par le génie. M. de Villèle ne comptait pas le génie des lettres parmi les forces de gouvernement!

Dans cet étrange duel engagé depuis quelque temps entre l’imagination et le bon sens se disputant l’influence dans les affaires publiques, c’est le bon sens qui triomphait, qui devait triompher. M. de Chateaubriand avait toutes les chances d’être vaincu et il l’avait mérité sans doute par ses inconséquences de conduite. Il ne méritait pas d’être « chassé, » comme un serviteur banal et infidèle, — car enfin, il le disait dans une de ses boutades acerbes, « il n’avait pas volé la montre du roi sur sa cheminée ! » Frappé en pleine réunion de cour sans avoir été prévenu, sans un mot d’atténuation ou d’explication, il sortait des Tuileries et du ministère des affaires étrangères emportant l’immortelle blessure et se promettant une vengeance retentissante; mais la vengeance du terrible disgracié était l’affaire de l’avenir. Pour le moment M. de Villèle restait maître de la situation, et comme pour mieux marquer son ascendant, il n’écoutait ni ceux qui lui demandaient de rappeler M. de Montmorency sous prétexte que ce serait amortir d’avance l’opposition de M. de Chateaubriand, ni ceux qui lui proposaient M. de Polignac ou M. de Talaru ou M. de Caraman. Il prenait son temps quelques semaines de cet été de 1824, pour faire son choix. Il finissait par placer un homme aussi insignifiant qu’honnête, le baron de Damas, aux affaires étrangères, M. de Clermont-Tonnerre à la guerre, M. de Chabrol à la marine : il se croyait obligé d’accorder à la faveur de Mme du Cayla le ministère de la maison du roi pour le duc de Doudeauville, — en refusant de satisfaire les ambitions étourdies de M. Sosthènes de La Rochefoucauld, qui aspirait à tout, même au ministère de l’intérieur; il préparait en même temps la création d’un ministère des affaires ecclésiastiques où il allait placer un prêtre qui passait pour éclairé, l’évêque d’Hermopolis, l’abbé de Frayssinous. Et tout cela balancé, équilibré, c’était encore le ministère Villèle, assiégé d’influences sans doute, difficile à remplacer !


IV.

On touche ici à ce qui pourrait être considéré comme le point culminant de la Restauration, représentée par un ministère ou un chef de ministère qui passait sa vie à administrer avec prudence, à discipliner les royalistes sans céder à tous leurs entraînemens, à pacifier les intérêts en les ralliant aux Bourbons. Si la monarchie renaissante avait passé depuis dix ans par bien des alternatives dramatiques; si elle avait eu de mauvais jours, des luttes violentes d’opinions, des crises de cour, de ministère et de parlement, des épreuves sinistres, des momens enfin où l’on doutait de sa durée, elle semblait désormais sortie de la phase des contestations et des incertitudes. La monarchie paraissait affermie ! la guerre d’Espagne lui avait donné le lustre des armes et avec le succès militaire une autorité nouvelle en Europe. A travers tout, l’alliance de la royauté et des droits populaires par la charte avait été maintenue. Les conspirations avaient été découragées. Les finances réorganisées, le crédit relevé, la prospérité publique croissante, attestaient et fortifiaient la paix intérieure. Les dernières élections, qui dataient du commencement de1824, avaient fixé définitivement la majorité au camp royaliste ; l’opposition libérale, décimée par le scrutin, réduite à une insignifiante minorité, bien que comptant toujours pour la discussion, ne pouvait plus être une menace. M. Royer-Collard lui-même le reconnaissait, en disant à la chambre nouvelle : « Vous entrez dans cette enceinte précédés de circonstances favorables. La monarchie est affermie ; elle n’a désormais à craindre, au dedans et au dehors, que les fautes où elle serait entraînée par des conseils aveugles ou téméraires… »

Était-ce bien la paix dans un régime définitivement fondé ? C’était au moins une trêve à laquelle on semblait se résigner facilement. Cette trêve, elle pouvait passer pour l’œuvre du temps, de quelques circonstances ; elle était certainement due aussi à la raison éclairée, à la patiente modération d’un roi qui depuis dix ans avait été comme un médiateur des partis, et à l’habile mesure du ministre qui, en représentant l’avènement du royalisme pur au pouvoir, mettait depuis deux ans tous ses soins à populariser un gouvernement de parti par sa prudence. La sagesse de Louis XVIII et de M. de Villèle, en créant cet état de prospérité et de confiance, avait de plus résolu un problème qui avait souvent pesé sur les esprits, celui d’émousser d’avance les périls et les difficultés d’une transition de règne que tout faisait prévoir, dont on sentait que l’heure approchait. Le roi lui-même le savait et attendait la mort avec un stoïcisme qu’il croyait être de la dignité royale. M. de Villèle le savait et redoublait de précautions. Le roi n’avait plus, en effet, que quelques jours à vivre ; il allait s’éteindre le 16 septembre 1824. Quelques années auparavant, au milieu des suspicions et des défiances qui s’attachaient au continuateur de la dynastie, au comte d’Artois, la crise aurait pu être grave ; elle ne l’était plus maintenant. Louis XVIII, — le seul prince qui depuis un siècle ait eu la fortune de mourir sur le trône en France, — pouvait descendre en paix au tombeau, laissant un pays tranquille, les institutions assez affermies pour être au-dessus des caprices, la dynastie incontestée[17]. Celui qui allait ceindre la couronne sous le nom de Charles X pouvait entrer dans le règne sans trouble, et, par une inspiration heureuse née du cœur du prince autant que de la nécessité, le nouveau roi se hâtait de donner une sorte d’élan à l’opinion rassurée et gagnée. Son premier mouvement avait été de révoquer la censure des journaux, précaution inutile à laquelle on avait cru devoir recourir pour faire la paix autour des derniers momens de Louis XVIII et pour protéger l’interrègne. Son premier mot était pour dire aux pairs et aux députés accourus à Saint-Cloud: « Je veux continuer le règne de mon frère : j’ai promis de maintenir la charte et les institutions que nous devons au roi que le ciel vient de nous enlever. » Et comme pour mieux prouver qu’il voulait être le continuateur de son frère, il avait commencé par confirmer au pouvoir le ministère qui avait contribué à créer la situation où s’accomplissait ce facile avènement. Le nouveau roi se plaisait à prodiguer les grâces, les faveurs de cour et de fortune à M. le duc d’Orléans, les amnisties pour les condamnés politiques, le bon accueil à tous, même aux libéraux!

Rien de plus curieux que ce début d’un règne qui peu d’années auparavant n’inspirait que des doutes et pesait d’avance sur l’opinion, qui maintenant s’ouvrait au milieu des ovations, des illusions et de la confiance. C’est comme une lune de miel brillante et décevante en pleine restauration, entre la dernière heure de Louis XVIII et le sacre de Charles X!

Quand le nouveau roi se plaisait à dire qu’il voulait continuer le règne de son frère, et « consolider les institutions qu’il avait juré de maintenir, » quand il commençait par la suppression de la censure et par quelques-uns de ces mots heureux qui vont au cœur du peuple, il était sincère assurément. Il était sincère autant que pouvait l’être un prince à l’esprit léger, peu accoutumé à approfondir les choses et facilement enivré d’une popularité nouvelle pour lui. Il croyait ce qu’il disait, il se laissait abuser par des spectacles dont il ne voyait que les dehors. En apparence sans doute le nouveau roi pouvait se faire l’illusion qu’il continuait son prédécesseur ; en réalité, il y avait un changement profond. Tout différait comme les caractères des deux princes. Louis XVIII, dans son impotence physique, avait une rare fermeté d’âme, le sentiment de la dignité royale, l’art d’imposer sa volonté, avec un jugement fin, une singulière liberté d’esprit et le goût des idées nouvelles. C’était un libéral à sa manière! Charles X, avec sa séduction personnelle et sa bonne grâce chevaleresque, avait l’âme inconsistante et mobile, la futilité d’un prince que les événemens avaient éprouvé sans l’éclairer, l’indécision de la volonté alliée à l’obstination dans les préjugés royaux, peu de discernement, l’habitude de la soumission aux influences aristocratiques et sacerdotales qui l’entouraient. C’était un homme d’ancien régime, un fanatique bienveillant et naïf, condescendant par nécessité à la vie moderne sans la comprendre. Par le fait seul de la transmission de la couronne l’orientation avait changé; un autre esprit venait d’entrer dans le gouvernement, insensible peut-être d’abord, prêt à se dévoiler, à éclater à la première occasion. Cette révolution intime et irrésistible, elle était dans la nature des choses, dans les différences de caractères entre les deux rois, dans les exaltations croissantes des royalistes excités et encouragés par l’avènement d’un prince objet de leurs vœux et de leurs espérances.

Quant au ministère ou à son chef, M. de Villèle, qui avait su habilement préparer et ménager cette transition de règne, qui la représentait, pour ainsi dire, il se trouvait avec tous les dehors d’un ascendant incontesté dans une situation délicate. M. de Villèle ne s’y trompait pas; il avait vu avec sagacité la crise invisible pour d’autres, et d’accord avec son ami Corbière, le fidèle complice de toutes ses résolutions, il avait décidé de quitter les affaires à la mort de Louis XVIII. Les deux ministres n’avaient cédé aux instances du nouveau roi que parce qu’ils craignaient que leur retraite, « sans motifs apparens, » ne fût mal comprise ou mal interprétée, qu’elle ne parût « compromettante pour la royauté elle-même.» Ils n’avaient pas voulu découvrir le roi dès ses premiers pas. « Nous résolûmes, ajoute M. de Villèle, d’attendre la première tentative qui serait faite pour introduire dans le ministère un courtisan donneur de conseils intimes. » S’ils avaient persisté dans leur résolution, ils quittaient le pouvoir en plein succès, laissant à d’autres la responsabilité d’une politique nouvelle. En restant ils s’exposaient à être entraînés, débordés par des passions qu’ils ne partageaient pas. Pour le moment, sans doute, M. de Villèle restait encore maître du pouvoir par la majorité dont il ne cessait de disposer, par la confiance du nouveau roi qui voyait en lui l’homme habile et heureux, par l’autorité qu’il avait gardée sur la masse royaliste. Le danger pour lui était dans une situation où, à défaut de l’appui d’un roi sage, auquel il pouvait pour ainsi dire s’adosser, qui lui prêtait sa force modératrice, il n’avait plus affaire qu’à un roi aimable, de volonté flottante, fidèle, il est vrai, dans ses amitiés, mais naïvement disposé à prendre ses illusions ou même sa piété pour de la politique. Il restait, si l’on me passe le mot, en l’air, il n’avait plus son équilibre. Et lui aussi, comme l’avait dit un jour l’intrépide et éloquent de Serre, il se flattait de « gouverner raisonnablement avec la droite. » Il ne voyait pas que s’il avait réussi à relever la fortune des royalistes, à les conduire dans l’opposition à la conquête et aux premières jouissances du pouvoir, il risquait de se trouver désarmé vis-à-vis d’un parti victorieux, impatient d’user et d’abuser de la domination.

Le malheur était que chez M. de Villèle le caractère n’égalait pas les lumières, que l’homme d’État ou même l’homme d’affaires se subordonnait à l’homme de parti. Par ses lumières, par la sagacité de son esprit, il voyait les fautes et les écueils ; il comprenait le danger des excès de politique, des prépotences cléricales. Il était étranger aux illusions et aux ostentations de cour. Un jour, au moment du sacre de Charles X, en rappelant la dissolution de la maison du roi proclamée par le grand-maître des cérémonies à Reims, il écrit en homme de sens : « Je n’ai pu m’empêcher de penser combien ce serait un acte de bonne politique, de la part du successeur du feu roi, de ne point en reconstituer une semblable; combien avait désormais de dangers pour nos rois l’existence d’une cour aussi nombreuse, aussi dispendieuse, aussi fertile en prétentions; combien elle était en contradiction avec nos mœurs actuelles ; combien elle pouvait entraîner de compromissions pour le roi et la famille, surtout dans un pays comme le nôtre... » Il pensait ce jour-là en homme de son temps[18]. Par ses faiblesses de caractère ou ses engagemens de parti, il se prêtait à des représailles d’ancien régime, à des conseils de réaction surannée. Et c’est ainsi qu’après avoir dû le succès à une politique de modération habile, il se laissait engager par degrés dans une voie où il allait avoir à se disputer aux influences occultes, se croyant obligé pour vivre de donner des gages tour à tour à l’esprit sacerdotal, à l’esprit aristocratique ou à l’esprit de compression. Il déviait de sa propre pensée sans profit pour lui-même, sans profit pour la monarchie, au risque de raviver le feu des querelles mal éteintes et des passions mal apaisées. Il entrait en un mot dans cette carrière qui allait être marquée et par la loi du sacrilège, et par la proposition de rétablissement du droit d’aînesse, et par cette loi contre la presse qu’on appelait par dérision la « loi de justice et d’amour. » C’est pour le ministère Villèle, pendant trois années encore, l’ère des luttes malheureuses et d’une décadence agitée au milieu des divisions croissantes des partis et des émotions renaissantes de l’opinion.

Sans doute, tout n’avait pas dès l’abord une signification également menaçante dans la politique nouvelle. Lorsque M. de Villèle croyait devoir inaugurer le règne par l’indemnité des émigrés, il ne faisait que poursuivre un dessein de généreuse prévoyance et reprendre une œuvre laissée inachevée par Louis XVIII. On n’en pouvait encore rien conclure. C’était après tout une œuvre de réparation nationale et de paix sociale que les passions du jour pouvaient diffamer et travestir, que l’avenir devait justifier. La pensée, le système de réaction s’accentuait bien autrement dans une série de projets qui se succédaient bientôt, à travers lesquels s’échappait le secret du nouveau règne.

La première de ces lois livrées à la discussion publique ne tendait à rien moins qu’à inscrire dans le code des pénalités françaises un crime d’un nouveau genre puni des derniers supplices, le sacrilège, la profanation des hosties consacrées. Rapprochée de bien d’autres faits déjà sensibles, de la reconstitution des ordres monastiques, de l’infiltration rapide des influences cléricales dans l’État, dans l’administration, jusque dans l’armée, des ostentations de la piété royale, de la prédominance de ce qu’on appelait la « congrégation, » cette loi ressemblait à une révolution par la réintégration de la théocratie dans la société civile, par l’invasion du dogme dans la politique, par une sorte de déclaration de guerre religieuse. Cette exorbitante anomalie, présentée avec une espèce de naïveté, ne ramenait pas seulement à l’ancien régime, au-delà de la révolution, elle rétrogradait jusqu’au moyen âge, jusqu’aux époques inquisitoriales où l’État se faisait l’instrument de l’Église. Fût-elle destinée à n’être jamais appliquée, à rester une arme d’intimidation, cette loi suffisait pour révéler la pensée de réaction sacerdotale, pour soulever les consciences, irriter l’esprit moderne et mettre le régime en suspicion dans le pays. Si la loi du sacrilège troublait les consciences en évoquant le fantôme d’une domination cléricale antipathique à la France nouvelle, la proposition de rétablissement du droit d’aînesse dans les familles n’inquiétait pas moins le sentiment d’égalité. De fait, il y avait sûrement désormais aussi peu de justice que de prévoyance politique à identifier la monarchie avec l’idée du privilège et des inégalités ; M. de Villèle lui-même n’était pas sans pressentir le danger. Il voyait le principe de l’égalité si profondément enraciné dans les mœurs, dans les habitudes, dans la vie sociale de la France, qu’il croyait peu à la possibilité de toucher à la loi des successions, sans soulever des tempêtes dans la nation; mais il était emporté par le courant, il cédait à des pressions d’aristocratie. Il avait laissé passer sans conviction une proposition désavouée d’avance par l’opinion. Et comme si ce n’était pas assez, aux polémiques passionnées, aux défiances, aux hostilités qui de jour en jour allaient croissant autour de lui, le ministère se préparait à opposer une nouvelle loi sur la presse enlaçant les journaux et toutes les œuvres de l’esprit d’un réseau de répression.

La loi sur la presse après la loi sur le droit d’aînesse, après la loi du sacrilège, c’est ce que M. Royer-Collard appelait le signe de l’existence d’une pensée de faction et de contre-révolution dans le gouvernement. Chacune de ces mesures était une menace ou un défi, un pas de plus dans une voie où tout s’aggravait pour le roi, qui épuisait sa provision de popularité, pour le ministère qui s’usait dans des luttes irritantes et stériles, — où les oppositions seules grandissaient, tourbillonnant autour d’un gouvernement embarrassé de ses propres œuvres.


V.

Ces oppositions étaient de diverse nature : elles allaient du libéralisme impatient de combat au royalisme le plus exalté, — et la plus dangereuse pour le ministère était peut-être encore dans sa propre armée, parmi les royalistes, les uns passés décidément à l’ennemi, les autres incertains et inquiets dans leur fidélité. Ce n’est pas que M. de Villèle fût précisément ébranlé dans son ascendant. Il gardait toujours sa majorité dans le parlement, — sinon à la chambre des pairs, qui restait un foyer d’opposition, — au moins dans la chambre des députés; il la retrouvait dans les momens difficiles. La confiance du roi ne lui manquait pas non plus dans les crises qui se succédaient pendant les premières années du nouveau règne. Le roi ne cessait de lui écrire à l’occasion de tous les incidens dont il était assailli : « Songez que vous êtes nécessaire à mon service et que vous devez, en vous conduisant avec la prudence dont vous donnez tant de preuves, faire tout ce qui est nécessaire à votre délicatesse et à votre considération[19]. Comptez plus que jamais, mon cher Villèle, sur ma confiance et mon amitié! » — « Tout ce que je puis vous dire, lui écrivait-il un autre jour, c’est que je ne manquerai ni de fermeté ni de courage, et qu’avec l’aide de Dieu on peut vaincre les grandes difficultés du moment... En tout je veux tout connaître, et je m’en rapporte à vous pour ne me rien laisser ignorer... ) C’était fort bien. En réalité, néanmoins, l’incohérence se mettait dans l’armée ministérielle et les intrigues s’agitaient autour du roi. En se compromettant pour son parti par des concessions que sa raison désavouait, M. de Villèle n’était plus même sûr d’être soutenu jusqu’au bout. On l’accusait de mettre de la faiblesse et de la timidité dans sa politique, de livrer le roi à ses adversaires, de tout sacrifier à ses préférences pour des collègues insuffisans comme Corbière, devenu l’objet des plus vives récriminations. On affectait encore de ménager le premier ministre, on voulait simplement lui imposer d’autres hommes, un autre ministère où l’on aurait fait entrer les têtes folles du parti. Tout le monde s’en mêlait, surtout le plus évaporé, le plus vain, le plus prétentieux des courtisans, M. Sosthènes de La Rochefoucauld, qui, dans cet ébranlement du royalisme, se chargeait de mêler le comique au sérieux.

Qui l’aurait cru? Déjà aux derniers momens du roi Louis XVIII, ce personnage toujours agité avait noué toute une intrigue pour donner un successeur à M. Corbière, dont il accusait « la nonchalance et la paresse. » Il fallait au ministère de l’intérieur une main plus énergique, un homme plus actif, et il ajoute avec une risible humilité : « Il faut bien que j’avoue qu’il s’agissait de moi! » Le rêve avait paru bizarre même au prince qui allait être Charles X. A défaut du ministère de l’intérieur, M. Sosthènes de La Rochefoucauld prétendait avoir reçu du roi expirant le titre de ministre d’État. Ce nouveau rêve s’était encore évanoui devant un mot ironique de M. de Villèle. A défaut du ministère de l’intérieur et du titre de ministre d’État, le remuant personnage avait dû se contenter de la direction des beaux-arts, détachée du ministère de la maison du roi, occupée par son père le duc de Doudeauville, — et dans ce poste il a été l’amusement de son temps[20]. M. Sosthènes de La Rochefoucauld ne se croyait pas moins l’inspirateur, le conseiller, le guide du ministère; il ne se décourageait pas, et un matin de 1826, revenant de province, il arrivait chez M. de Villèle pour lui déclarer solennellement que les choses s’aggravaient d’une manière effrayante, que le roi avait perdu sa popularité, qu’on restait « sans lois protectrices, sans institutions pour fonder la monarchie, sans aristocratie pour la défendre, que nulle part la main du gouvernement ne se faisait sentir, etc. » La conclusion de cette espèce d’ultimatum accompagné de complimens pour le chef du cabinet était qu’il fallait changer au plus vite quelques-uns des ministres et accentuer la politique royaliste. M. de Villèle, après avoir écouté un instant son bouillant visiteur, finissait par s’impatienter et par lui déclarer vertement qu’il avait assez de ses conseils, qu’il n’y avait désormais plus rien de commun entre eux.

M. de Villèle, en éconduisant durement le frivole personnage, savait bien à quoi s’en tenir et sur la gravité des choses et sur les petites conspirations nouées contre lui. Il s’en préoccupait, et ce qu’il ne disait pas à M. de La Rochefoucauld, il le disait à son confident Corbière dans ses entretiens intimes. — « Vu Corbière, écrit-il un jour, pour conférer avec lui sur les moyens de remettre l’ordre dans les têtes et calmer les esprits agités d’une sorte de vertige très nuisible à la marche des affaires... jusqu’à l’héritier présomptif du trône qui semble atteint du mécontentement général. Le roi est tourmenté de ces fâcheuses dispositions; mais il y donne lieu en permettant à sa cour, à ceux qu’il affectionne le plus, de faire chorus avec les criailleries contre son gouvernement... » Au fond, M. de Villèle expiait la situation qu’il s’était faite par ses condescendances de réaction, par ses complaisances pour son propre parti. Les royalistes qui avaient triomphé avec lui et par lui, sans aller jusqu’à une déclaration de guerre, ne lui pardonnaient pas de résister à leurs impatiences, de rester un modéré et de mettre quelque mesure jusque dans ses concessions à l’esprit aristocratique et sacerdotal, de se défendre contre leurs ambitions et leurs vanités. Ils ne cessaient de lui créer des difficultés, sans arriver à comprendre que, si tout s’aggravait, si l’opinion s’égarait, comme ils le disaient, le mal était, non dans la modération de leur chef, mais en eux-mêmes, dans leurs passions et leurs préjugés, dans les lois de contre-révolution qu’ils prétendaient imposer, au risque de réveiller tous les instincts libéraux du pays. Ils ne voyaient pas enfin qu’après avoir compromis par leurs entraînemens le ministre qui avait le mieux fait leurs affaires, ils l’affaiblissaient par leurs dissidences et leurs intrigues pour finir par le livrer désarmé et sans défense aux oppositions redoutables qui l’attendaient à chaque pas.

Elles grandissaient autour de lui, en effet, ces oppositions formant aux deux extrémités du monde politique deux camps séparés par les opinions, rapprochés par une haine commune. Elles se développaient et se fortifiaient à mesure que se succédaient les questions irritantes, les défis de contre-révolution jetés au pays, les conflits intestins de la majorité ministérielle. La plus implacable était celle des « ultras » irréconciliables de 1815 que M. de Villèle appelait aussi les « pointus » et qui s’appelaient maintenant indifféremment la « contre-opposition » ou la « défection. » C’était le groupe des dissidens irrités, des esprits extrêmes du royalisme : ils représentaient une force irrégulière détachée de l’armée monarchique et toujours prête à se tourner contre le corps de bataille. Ils avaient fait la guerre à tous les ministères modérés, à M. de Richelieu comme à M. Decazes, à M. Pasquier comme à M. de Serre; ils la faisaient à M. de Villèle, et ils saisissaient toutes les occasions, la loi d’indemnité, la conversion des rentes, la loi du sacrilège, les lois sur la presse, le premier incident venu pour renouveler un combat à outrance. Ils étaient plus embarrassans que dangereux; ils comptaient plus de chefs que de soldats, les La Bourdonnaye, les Delalot, les Ogier. Le loyal Hyde de Neuville lui-même se laissait un instant enrôler dans ce bataillon qui avait pour premier mot d’ordre la guerre sans merci et sans trêve à M. de Villèle. Contre M. de Villèle toutes les armes étaient bonnes. Un jour, à l’occasion des marchés Ouvrard, M. de La Bourdonnaye allait jusqu’à essayer de se servir de l’ancien munitionnaire pour embarrasser le président du conseil. « Comment ne chargez-vous pas M. de Villèle? Lui disait-il; vous seriez sûr d’avoir mille défenseurs. — Comment le charger, aurait répondu Ouvrard, puisqu’il n’est pour rien dans mon affaire? — Eh! qu’importe, » reprenait lestement l’interlocuteur. C’était la revanche de la négociation où M. de Villèle avait refusé de subir les conditions de M. de La Bourdonnaye. Cette opposition du royalisme à demi révolutionnaire, cependant, elle n’eût été rien si elle n’eût été animée, étendue et relevée par l’éclat du talent, par le génie de M. de Chateaubriand, qui, en quittant le ministère, avait emporté un immortel ressentiment contre son collègue et avait juré sa destruction.

C’est l’implacable René qui remplissait de sa passion vindicative et de son éloquence retentissante cette guerre de l’opposition royaliste. M. de Villèle n’avait sûrement pas soupçonné quel ennemi il se faisait, quelle puissante colère il suscitait contre lui. Avant que huit jours fussent passés depuis sa disgrâce ministérielle, M. de Chateaubriand avait ouvert les hostilités; il avait écrit son premier bulletin de guerre contre « une administration timide, sans éclat, pleine de ruse, avide de pouvoir, » — Contre un gouvernement dont il était pourtant huit jours avant et qu’il proclamait maintenant « aussi antipathique au génie de la France qu’à la nature de ses institutions. » Le trait personnel à l’adresse de M. de Villèle, et de son « despotisme obscur » et de sa médiocrité « d’homme d’affaires » y était déjà. Tout respirait la haine dès le premier mot, et trois années durant, M. de Chateaubriand poursuivait cette campagne, répandant son amertume à tout propos, faisant de la presse une arme meurtrière, ralliant autour de lui de jeunes écrivains animés de son esprit, intéressant ceux qui trouvent que le génie a toujours raison contre les Corbière, dépassant dans ses polémiques les hardiesses des plus violens libéraux. Ce guerrier de la plume était un merveilleux artiste, surtout un homme d’imagination qui maniait une arme étincelante et semblait prendre plaisir à pulvériser ses adversaires, sans s’inquiéter si les coups qu’il frappait n’allaient pas atteindre au-delà ou au-dessus de l’objet de ses haines, si, en travaillant d’un si beau zèle à ruiner un homme, un ministre, il ne préparait pas la ruine de la monarchie elle-même. Le l’ait est qu’il livrait en ce temps-là bien des batailles meurtrières pour cette royauté bourbonienne dont il se flattait d’avoir été le premier restaurateur par un pamphlet en 1814 !

L’art ou le secret de ce puissant polémiste était de cacher sous un royalisme d’ostentation et d’apparat ce qu’il y avait de révolutionnaire dans ses attaques contre la politique du règne, ce qu’il y avait de puéril dans les emportemens et les révoltes de son orgueil ulcéré. M. de Chateaubriand avait certes trop d’éclat, de talent, pour ne pas saisir les esprits et remuer l’opinion; il avait un accent trop personnel dans ses colères pour ne point éveiller des défiances. Lamartine, qui ne l’aima jamais beaucoup et n’en fut jamais aimé, qui était alors à Florence et voyait les choses de loin, écrivait à cette époque à son ami M. de Virieu : « Je ne vois rien de praticable dans le royalisme de l’extrême droite, La Bourdonnaye, Hyde, Delalot : ces hommes n’ont pas de queue dans la nation. Ils sont une fiction de l’esprit de parti. Chateaubriand est un intrigant en déroute; transfuge des deux camps et perfide politique. Il faut lui fermer la bouche avec un sceau d’or ; il ne s’est montré digne que d’une telle récompense. Il pouvait mériter le pouvoir et la gloire, il les a sacrifiés à une haine puérile... » C’était dur de poète à poète ; ce n’était que trop vrai sur le fond des choses. Quelque brillante qu’elle fût en apparence d’ailleurs, cette opposition ou cette contre-opposition, réduite à elle-même, n’aurait peut-être pas suffi à ébranler M. de Villèle : elle serait restée la « défection ! » Par le jeu des circonstances, elle prenait un caractère qui pouvait lui donner une importance nouvelle. D’un côté, elle gardait des affinités avec le monde royaliste dont elle flattait les passions et les ardeurs impatientes ; elle pouvait devenir un point de ralliement pour les ministériels désabusés qui commençaient à se détacher de M. de Villèle. D’un autre côté, par M. de Chateaubriand et ses hardies polémiques, elle allait rejoindre les libéraux empressés à accueillir un tel auxiliaire, à l’attirer par leurs flatteries, à se servir de sa popularité comme des divisions des royalistes pour leur propre cause.

Au fond, c’est au camp libéral qu’était la véritable opposition avec ses mots d’ordre et sa politique. Elle était bien autrement sérieuse, bien autrement étendue. Elle allait de M. Royer-Collard à M. de La Fayette, de M. Casimir Perier ou du général Foy à M. Laffitte et à Benjamin Constant. Cette opposition libérale, elle n’était plus seulement la vengeance ou la fantaisie de quelques hommes déçus et irrités. Elle représentait pour ainsi dire la révolution opposée à la contre-révolution ; elle exprimait toutes les nuances de l’opinion indépendante, les vœux, les défiances, les inquiétudes, les animadversions de la masse nationale. Elle avait eu depuis les premiers jours de la Restauration, il est vrai, des fortunes diverses. Un instant même, à la suite des crises de 1820-1821, elle avait presque disparu de la scène, vaincue par la réaction royaliste. Elle s’était trouvée réduite en 1824, à moins de vingt membres dans la chambre des députés et n’avait plus de refuge qu’à la chambre des pairs formée par les anciens ministres modérés, popularisée par ses résistances aux excès du royalisme. Bientôt, cependant, elle avait commencé à se relever, suppléant au nombre qu’elle n’avait plus, par la persévérance dans le combat, tenant tête à la contre-révolution dans le parlement, défiant la répression dans les journaux, disputant pied à pied les libertés menacées. La réaction sacerdotale et nobiliaire qui se dévoilait, les déceptions du nouveau règne, en excitant l’opinion, lui avaient rendu une armée, la popularité et une force singulière d’action. Auprès des vieux libéraux éprouvés par les mécomptes, s’élevaient déjà des générations nouvelles, impatientes de se jeter à leur tour dans la vie publique, de rajeunir la politique aussi bien que les arts et la littérature. Un esprit nouveau éclatait sous la compression. « Ce qui se passe, écrivait M. Royer-Collard dans l’intimité, est un curieux spectacle. Il n’y a rien à prévoir, rien à dire. Il faut que cet ordre ou ce désordre ait son cours. A coup sûr, il ne ramènera rien de ce que nous avons vu. Les théories révolutionnaires et l’ancien régime sont également usés. Il se fait je ne sais quoi de nouveau, dont nous n’avons peut-être aucune idée... » On n’en était plus déjà à ces jours de l’avènement de la politique royaliste où l’on disait à l’opposition libérale décimée dans les élections : « Résignez-vous, vous en avez pour vingt-cinq ans !

Chose à remarquer ! les libéraux, dans ces années de luttes passionnées entre les partis, n’éprouvaient dans le fond aucune animosité contre M. de Villèle. Ils n’avaient pas comme l’opposition royaliste, comme M. de Chateaubriand entre tous, cette haine furieuse qui devenait une obsession. Ils avaient une considération secrète pour le ministre qui les avait vaincus, et ce sentiment se trahissait parfois dans quelque scène piquante. Un jour, un député de l’opposition la plus vive, M. de Chauvelin, avait eu l’idée d’aller visiter le président du conseil dans son cabinet sous le prétexte banal de demander l’autorisation de défricher un bois dans ses terres. La conversation était peut-être d’abord un peu embarrassée, quoique parfaitement courtoise, et comme M. de Chauvelin s’excusait en disant qu’il sentait bien que dans sa position il faisait une démarche vaine, M. de Villèle répliquait vivement qu’il ne savait pas quel acte de sa part pouvait motiver cette crainte d’un déni de justice. Il ajoutait aussitôt que la demande serait examinée en toute impartialité, et que, si elle était juste, l’autorisation serait sûrement accordée. Puis il faisait mine de reconduire son visiteur. M. de Chauvelin ne se hâtait pas, marchait, à pas comptes dans le cabinet, il avait l’air de vouloir prolonger l’entretien. Tout d’un coup il s’arrêtait et brusquement, à brûle-pourpoint il disait au ministre : « Comment est-il possible qu’un homme d’esprit comme vous soit d’un parti si bête! » M. de Villèle, sans se fâcher de l’apostrophe inattendue et sans répondre, reconduisait de plus belle le député indiscret au seuil de son cabinet ; il croyait en avoir fini, lorsque M. de Chauvelin, qui était déjà sorti, rouvrait à demi la porte et passant sa tête, lui criait : « Je m’en tiens à mon dire... un parti si bête, qu’il n’a qu’un homme en état de faire marcher ses affaires et qu’il fait tout ce qu’il peut pour le renverser, et j’espère bien qu’il réussira! »

C’était l’impression de bien des libéraux, jusque dans ces luttes que la passion enflammait et envenimait souvent[21]. Ils ne méconnaissaient pas en M. de Villèle l’administrateur habile, le financier éprouvé, le chef de parti sensé et fin, l’homme de parlement et de discussion se défendant toujours sans se laisser aller jusqu’à l’injure, sans offenser ou blesser ses adversaires. Ce qu’ils combattaient en lui, c’était le ministre complaisant d’une majorité impatiente d’abuser de la domination; c’était un système de réaction cléricale et civile, de soumission à un gouvernement occulte de cour, de défi à la France nouvelle, de guerre directe ou indirecte à la société refaite par la révolution. Ils combattaient une tentative ou une apparence de résurrection d’ancien régime, et là ils étaient pour ainsi dire la voix du pays, de cette masse nationale moyenne, plus bourgeoise que populaire, qui se sentait ou se croyait menacée dans ses libertés, dans sa conscience, dans ses institutions, dans ses intérêts. S’ils n’étaient qu’une minorité dans le parlement, ils avaient au dehors pour eux la force de l’opinion, la popularité, la jeunesse, les journaux les plus répandus, le mouvement croissant des esprits. — Libéraux et dissidens royalistes n’obéissaient sûrement pas aux mêmes mobiles, aux mêmes ressentimens dans leur guerre au ministère Villèle ; ils étaient même profondément divisés d’instincts, de traditions, d’arrière-pensées et poursuivaient des buts assez différens. Ils étaient néanmoins tout prêts à s’allier contre la politique à laquelle le président du conseil prêtait son nom sans lui donner toujours l’aveu de son bon sens. De sorte qu’avec toutes les apparences d’une autorité ministérielle encore puissante, M. de Villèle, après quelques années, se retrouvait à la fois faiblement soutenu et menacé d’une coalition de toutes les hostilités.


VI.

Incohérence des partis, ébranlement des forces ministérielles, progrès des oppositions dans le pays, réactions à la fois provocatrices et timides accueillies par des frémissemens croissans d’opinion, ce sont les élémens d’une situation où les passions s’enflammaient d’heure en heure, où les incidens pouvaient naître à tout instant. Ces incidens, ils ne tardaient pas à se presser, à se multiplier : les uns, fortuits et éphémères, les autres tenant au fond des choses, à la lutte désormais engagée entre l’esprit de réaction et l’esprit nouveau, à toute cette situation qui, aux premiers mois de 1827, arrivait au dernier degré de tension et de violence.

Le premier, le plus grave de ces incidens était le licenciement de la garde nationale de Paris provoqué par une légèreté du roi, exécuté par une impatience d’irritation ministérielle. On était au lendemain d’un long et ardent débat sur la loi de répression de la presse, où le ministère, représenté par M. de Villèle, M. Corbière et le garde des sceaux, M. de Peyronnet, avait eu à soutenir le choc de toutes les oppositions et même de quelques-uns de ses amis. Il n’avait pu aller jusqu’au bout de la discussion qu’avec une majorité décroissante et avait fini par être réduit à retirer la loi. Paris, du coup, avait illuminé, et les manifestations populaires avaient agité la ville! Pendant ce temps, le roi, visitant les postes de la garde nationale aux Tuileries, avait décidé, sur les instances du maréchal commandant en chef duc de Reggio, et sans consulter ses ministres, de passer une grande revue au Champ de Mars. A peine informé de la résolution royale, qu’il n’apprenait que par le bruit public, M. de Villèle avait vu le danger de réunir, dans ces momens d’excitation, cette masse de milice parisienne. Il avait essayé d’éclairer Charles X ; mais le roi s’était trop engagé, il aurait paru céder à la crainte; la revue avait été maintenue! Ce qui était facile à prévoir arrivait. La garde nationale, prudemment avertie par la presse, évitait d’abord tout ce qui aurait pu offenser le roi : elle entourait le prince de ses acclamations. Elle se montrait déjà plus libre ou moins respectueuse sur le passage de la duchesse d’Angoulême et de la duchesse de Berry. Enfin, quelques bataillons, plus excités, défilaient devant le ministère des finances en poussant des cris contre les ministres, contre les jésuites et en invoquant la charte, la liberté de la presse. C’était, il faut l’avouer, une scène quelque peu prétorienne. Laissé à lui-même, le roi n’y eût peut-être pas pris garde : il n’avait entendu que ce qui le flattait! M. de Villèle sentait la gravité de ces démonstrations; il s’efforçait de la faire sentir au roi, et, dans un conseil tenu le soir même du 29 avril 1827, on décidait la dissolution de la garde nationale de Paris. Par une de ces mobilités qui tenaient à son caractère, le roi qui, peu d’heures auparavant, paraissait disposé à se montrer presque satisfait, n’hésitait pas à signer le licenciement. L’acte était aussi dangereux que sommaire; il avait pour le moment un double effet : il déterminait une première dislocation du ministère par la retraite du duc de Doudeauville qui avait été, avec M. de Chabrol, opposé au licenciement de la garde nationale, et il avait un profond retentissement dans la presse, dans le parlement, où l’on menaçait M. de Villèle d’une mise en accusation. Le président du conseil, quant à lui, revendiquait hautement la responsabilité de l’acte de rigueur contre ce qu’il appelait « des pétitions présentées au roi à la pointe des baïonnettes. » Bientôt les scènes tumultueuses se succédaient : un jour dans les écoles, un autre jour aux funérailles de Manuel, et entretenaient l’agitation.

Chose à remarquer! Dans cette série d’incidens, les libéraux restaient sans doute dans leur rôle d’opposition avancée saisissant toutes les occasions; ils n’étaient pas les plus âpres à la lutte. Ils sentaient que leur heure n’était pas venue et ne songeaient qu’à émouvoir, à gagner l’opinion, à profiter de tout pour populariser leur cause. Les plus acharnés, les plus implacables, étaient encore les défectionnaires du royalisme, qui ne pardonnaient pas au ministère de vivre et le harcelaient par tous les moyens, sous toutes les formes. M. de Chateaubriand poussait la passion jusqu’à écrire au roi, à propos du licenciement de la garde nationale, une lettre que M. de Blacas se chargeait de remettre et où, en avouant son inimitié personnelle pour les ministres, il réclamait leur retraite pour le salut de la monarchie ! M. de Chateaubriand s’adressait au prince, en même temps qu’il se répandait, dans les journaux complices de ses colères, en polémiques irritées et vengeresses. L’inévitable M. Sosthènes de La Rochefoucauld, à son tour, ne cessait d’assaillir le roi de ses confidences en dépeignant le peuple exaspéré, les esprits aliénés, — en offrant surtout ses services, en promettant, avec une comique fatuité, à Charles X « de le remettre, avant deux ans, sur un pavois d’amour et de respect inaltérables. » Un familier de la cour, le duc de Rivière, pressait M. de Villèle de profiter de la retraite de M. de Doudeauville pour se fortifier par l’accession de l’ami de cœur du roi, Jules de Polignac, qu’on ne cessait de lui opposer. M. de Villèle ne se laissait pas ébranler : il tenait tête aux libéraux, ses adversaires naturels ; il tenait tête aussi aux royalistes de la défection, qu’il représentait ironiquement comme un corps d’armée acharné à conquérir des positions qu’il ne pourrait garder, « à se battre pour les libéraux. « Il restait encore soutenu par le roi, qui lui écrivait dans ces momens difficiles : « Je conçois tout ce que l’ingratitude et la démence peuvent causer de chagrins; mais je connais votre courage et je vous réponds du mien. »

Cependant tout s’animait et se compliquait. La lutte, engagée et organisée sous toutes les formes, prenait par degrés un tel caractère de violence, que le moindre fait suffisait à mettre le feu aux passions, que chaque séance de la chambre devenait une vraie bataille et que la clôture même de la session de 1827 ne diminuait pas l’ardeur des conflits. « Nous nous séparons dans une inquiétude générale, » s’écriait l’impétueux Hyde de Neuville. Le ministère restait aux prises avec des animosités et des difficultés croissantes; il le sentait et il délibérait avec lui-même sur le choix de ses moyens de défense. Vainement on s’armait encore, pour un instant, de la censure des journaux : la censure n’était qu’un vain palliatif, on ne faisait qu’irriter les esprits. Assailli de toutes parts, M. de Villèle se décidait alors à un coup décisif; il obtenait du roi deux ordonnances également graves. L’une de ces ordonnances avait pour objet de renouveler la pairie par une vaste promotion de soixante-seize pairs et d’éteindre ainsi, au Luxembourg, une opposition semi-libérale qui datait des ministères Richelieu, Decazes ; la seconde, bien autrement sérieuse dans les conditions de lutte violente où vivait la France, décidait la dissolution de la chambre élective et un appel au scrutin. Cette seconde ordonnance allait droit au nœud de la situation, elle tranchait dans le vif. Ce n’était pas sans doute un coup d’État, c’était au moins l’acte d’une politique d’impatience et de défi, — ou, mieux encore, la guerre des partis portée devant le pays. Pour qu’un homme, accoutumé à la prudence et aux temporisations, eût été conduit à cette résolution de jouer le pouvoir dans un scrutin, il avait fallu qu’il sentît la nécessité d’en finir et qu’il ne vît pas une autre issue.

Tout semblait extraordinaire dans cette crise électorale de 1827, et la promptitude avec laquelle l’acte de la dissolution avait été conçu et les conditions dans lesquelles la lutte s’engageait entre les partis. Dans un camp se concentrait un gouvernement disposant du crédit que lui donnait une longue existence, de toutes les forces administratives, de toutes les influences d’État, et visiblement résolu à s’en servir. Dans l’autre camp se rassemblaient toutes les oppositions, un instant surprises par ce coup des élections improvisées, mais promptement ralliées pour le combat, plus que jamais enflammées, confondant leurs griefs et leurs ressentimens. Royalistes dissidens et libéraux de toutes nuances oubliaient tout ce qui les séparait pour former la coalition de la haine et marcher ensemble à l’assaut. Les royalistes de la défection n’hésitaient pas à soutenir les candidats du libéralisme le plus extrême; les libéraux à leur tour n’hésitaient pas à soutenir les ultras du royalisme. C’était une vaste mêlée où le pays n’avait plus qu’à reconnaître les siens ! Le pays se décidait, en effet, — et le résultat dépassait peut être les espérances de la coalition qui, sans devenir précisément une majorité, avait d’éclatans succès. L’opposition royaliste avait ses victoires; les libéraux avaient des avantages bien plus nombreux encore. Ils avaient triomphé à Paris. Ils allaient se retrouver en bataillon serré dans la chambre nouvelle, avec tous leurs chefs, les Benjamin Constant, les Casimir Perier, les Laffitte, les Dupont de l’Eure, les Sébastiani. M. Royer-Collard était sept fois élu! M. de Villèle avait joué une grosse partie; s’il ne l’avait pas entièrement perdue, il sortait, du moins, amoindri de la lutte. Ces élections de 1827 avaient surtout cette signification de dévoiler l’irrésistible progrès des opinions libérales depuis quelques années.

Au premier moment, Paris, qui depuis quelque temps s’accoutumait aux manifestations bruyantes, célébrait la victoire par des démonstrations qui dégénéraient pendant quelques soirées en scènes tumultueuses sur les boulevards et à la rue Saint-Denis. Il y eut même quelques échauffourées, quelques essais de barricades dont la force publique avait facilement raison. Les nouveaux élus de Paris croyaient devoir se présenter chez le président du conseil, affectant une certaine inquiétude de ces mouvemens; ils trouvaient un homme parfaitement calme, disposé à les écouter, à s’entretenir avec eux, et un peu ironiquement empressé à les tranquilliser. L’agitation ne pouvait effectivement qu’être sans durée et sans gravité devant une répression assurée. Restait toujours la situation même que les élections venaient de créer et sur laquelle M. de Villèle ne se faisait que peu d’illusions ; s’il avait tenté un coup hardi qu’il croyait nécessaire, il n’était pas homme à engager un conflit à outrance. Dès la première heure, il avait mis les portefeuilles du ministère à la disposition du roi, ouvrant ainsi la crise décisive. Le roi, que les élections avaient attristé et troublé, était pour sa part plein de perplexités. Au fond, il aurait voulu garder M. de Villèle, il hésitait à accepter sa démission; mais autour de lui, parmi ses familiers les plus intimes et les gens de cour effrayés par les élections, il y avait tout un travail contre le président du conseil, une impatience visible de « faire place nette à toutes les ambitions, à toutes les prétentions, à toutes les convoitises. » Tantôt le roi se rattachait à l’idée de limiter la crise, en conservant M. de Villèle, en se bornant à un changement partiel ; tantôt il paraissait résigné à abandonner M. de Villèle et il cherchait des combinaisons nouvelles. Un instant il avait l’idée de mettre un ancien ambassadeur, M. de Talaru, à la tête des affaires, et il chargeait même M. de Villèle de la négociation. M. de Talaru se hâtait de refuser et répondait vivement : « Ah ! le roi vous lâche et il voudrait que je prisse votre place. Comptez donc sur son appui ! Je ne serai pas si fou, je n’en ferai rien ! » Partagé entre toutes les influences, entre mille sentimens divers, le roi ne savait que décider, parce qu’en réalité il n’avait aucune idée. Un mois entier, — le mois de décembre 1827, — se passait en petites agitations et en négociations confuses. Les intrigues étaient partout, à la cour où M. de Polignac avait ses partisans, dans le monde où les Talleyrand, les Pasquier, les Molé, sans parler de M. de Chateaubriand, se remuaient et se reprenaient à l’espérance.

Ce qu’il y a d’assez caractéristique dans cet imbroglio des partis, c’est l’attitude et le rôle du président du conseil lui-même. Depuis que la crise était ouverte, M. de Villèle restait silencieux. S’il avait eu un instant l’idée de refaire son ministère en écartant M. de Peyronnet qui n’avait pas été réélu, M. de Clermont-Tonnerre qui s’était compromis par ses pressions religieuses sur l’armée, il n’avait pas tardé à se défendre de cette dernière tentation. Il s’était retranché dans la plus complète réserve, et par un retour singulier, dans cette retraite où il attendait sans trouble le dénoûment, il redevenait l’objet de toutes les sollicitations, des obsessions qui l’assaillaient de toutes parts. Il écrivait à son fils: « Tranquillise-toi... Je suis fermement décidé à me retirer de cette galère, seulement je veux le faire sans nuire au service public et sans manquer à ce que je me dois à moi-même... Figure-toi qu’en ce moment nous sommes assaillis de propositions de la part des défectionnaires et des gens de la gauche qui offrent les uns et les autres d’entrer au ministère si je veux y rester avec eux. Tous s’imaginent avoir besoin de moi pour être supportés par le roi... » Il ne se servait de ce qu’il recueillait que pour éclairer le roi, et avec le roi lui-même il s’interdisait tout conseil qui eût engagé sa responsabilité ; il demandait même au roi de lui épargner les confidences et les consultations sur le choix de ses successeurs. De ce long travail enfin sortait, aux premiers jours de janvier 1828, ce ministère de bonne volonté et de transition qui a été dans l’histoire le ministère Martignac, dont un des membres du dernier cabinet, M. de Chabrol, avait négocié la formation et auquel Charles X donnait un assentiment sans conviction.

Détail curieux : les nouveaux ministres n’avaient accepté le pouvoir qu’à la condition de reléguer l’ancien président du conseil à la chambre des pairs. M. de Villèle avait d’abord énergiquement refusé ; il tenait à rester à la chambre des députés, où il sentait qu’il pouvait avoir encore un rôle, ne fut-ce que pour se défendre. Il n’avait cédé que devant une parole presque désobligeante du roi, qui lui demandait s’il voulait s’imposer comme ministre. Lorsque tout était fini, le président du conseil déchu allait prendre congé de la famille royale, de M. le duc d’Angoulême, et le prince, en lui témoignant des regrets, ne pouvait s’empêcher d’ajouter un peu gauchement: « Mais vous étiez devenu si impopulaire! » Le ministre de la veille, pour toute vengeance, se bornait à répondre : « Monseigneur, Dieu veuille que ce soit moi ! » Et c’est ainsi qu’après six ans d’un laborieux ministère, M. de Villèle quittait le pouvoir, laissant à travers tout la France relevée dans son prestige par des entreprises heureuses et par la récente affaire de Navarin, les institutions intactes, les finances régularisées et prospères, le crédit et l’industrie du pays en plein essor, au milieu même de l’agitation des partis !

C’est la fin d’une grande carrière publique! Le jour, en effet, où M. de Villèle cède à la pression des choses, il s’éclipse pour ne plus reparaître sur la scène. Ce n’est pas que même après la chute les passions ne survivent au combat. Les vainqueurs de la veille, comme s’ils se sentaient mal assurés dans leur succès, essaient de prolonger la guerre par un appareil assez vain de mise en accusation parlementaire. Pour quelque temps encore, jusque dans sa retraite, l’ancien ministre est un objet d’attention et de curiosité. Ses adversaires le redoutent ; ses successeurs eux-mêmes s’inquiètent de ses jugemens et de ses intentions. Ses amis, ceux qui ont suivi son drapeau, ne cessent pas de mettre en lui leurs espérances ; mais ce n’est plus que l’épilogue du drame. M. de Villèle avait eu son ère de puissance et de crédit, son règne ministériel de six ans, ses succès et ses mécomptes, sa carrière était finie! Il est resté depuis, il reste dans l’histoire, le représentant d’une situation, d’une période de cette brillante époque de la Restauration, une figure originale de premier ministre, un personnage public éminent avec ses qualités et ses faiblesses. Ce fut surtout et avant tout le merveilleux intendant du royalisme, un homme d’affaires simple, patient et mesuré, habile dans l’art de tourner les difficultés et de satisfaire les intérêts, puissant par le sang-froid, l’application et le goût de l’ordre dans les finances. Il rassurait par ces qualités!

S’il n’avait pas les dons éclatans de l’homme d’État, il avait la raison, le bon sens; il avait ses idées de politique intérieure, ses règles de conduite qu’il précisait dans ces simples mots au courant d’une lettre intime : «Savoir où il convient d’aller et ne jamais s’en écarter. Faire un pas vers le but toutes les fois qu’on le peut et ne se mettre en aucune occasion dans le cas de reculer ; voilà, mon cher, ce que je crois une des nécessités du temps où je suis venu aux affaires... » Il avait aussi sur la politique extérieure ses vues qu’il développait dans ses instructions au prince de Polignac, alors ambassadeur à Londres. Il dépeignait la situation de la France entre l’Angleterre, dont on avait toujours à redouter la rivalité, et les puissances continentales, toujours ombrageuses à l’égard des institutions nouvelles et de la puissance militaire de notre pays. « Nous ne pouvons donc en réalité, ajoutait-il, compter sur personne, et surtout nous ne devons nous livrer à personne... Que faire dans cette situation? défendre notre honneur et notre sûreté envers et contre tous si on y portait atteinte, mais renoncer à la prétention d’imposer aux autres des lois que nous ne sommes pas en état de faire exécuter... avec cette conduite peu brillante, mais sûre, maintenir le plus longtemps que nous pourrons la paix générale, dont nous avons tant besoin pour réparer nos pertes... attendre que les colosses continentaux ou maritimes, qui se sont formés de nos débris, s’affaiblissent ou se divisent; veiller avec soin sur les nouvelles combinaisons que les événemens doivent amener et être toujours prêts à en profiter pour reprendre une place, que ce qui reste encore à la France de force morale ou réelle ne peut manquer de lui rendre bientôt... » Ce programme n’était point d’un esprit si vulgaire, quoi qu’en dît M. de Chateaubriand, et n’a pas perdu de son prix.

La faiblesse de M. de Villèle fut toujours dans ses complaisances pour son parti, pour des réactions qui offensaient la France, dans ses complicités avec des passions que la raison désavouait souvent. Il ne voyait pas qu’il compromettait à tout instant par ses concessions les bienfaits d’une politique de modération éclairée, sans s’assurer une majorité à laquelle il sacrifiait sa propre liberté. C’est ce qui devait le perdre. Quelles que fassent ces faiblesses, cependant il y avait quelques points où il résistait et où son action avait son efficacité. M. de Villèle, pendant son long ministère, restait l’homme du parlement et de la légalité. L’homme d’affaires supérieur se retrouvait ici. Il ne voulait pas livrer la France aux caprices de la force. Il accoutumait les royalistes aux institutions nouvelles. Il était aussi un frein pour le roi et ses familiers. Sa présence au pouvoir restait la garantie d’une politique régulière, du principe même de la charte, et tant que la charte restait intacte, rien n’était perdu. C’est ce qui le séparait des têtes folles de son parti qui subissaient impatiemment son ascendant et s’efforçaient de le perdre dans l’esprit du roi, en lui disant que son président du conseil voulait l’annuler ou l’éclipser. Lorsque deux ans plus tard, après la courte, la brillante et inutile trêve du ministère Martignac, le ministre du cœur du roi, M. de Polignac, arrivait enfin aux affaires, prêt à courir étourdiment aux coups d’État, M. de Villèle se gardait de céder aux tentations qui allaient le chercher jusqu’à Toulouse, et de se laisser compromettre dans les entreprises qu’il pressentait. Il se séparait de ceux qu’il appelait « des fous et des intrigans. » « Laissons-les triompher, écrivait-il du fond de sa retraite, leur règne ne sera malheureusement pas long, ils nous mettront bien plus bas... Quand les provisions à l’abri desquelles se font toutes les folies seront finies, on sera tellement déconsidéré qu’on tombera sans défense à la discrétion de l’ennemi. Voilà du moins ce que je crains au bout de tout ceci! » C’est ce qui prouvait une fois de plus que, si ce politique avisé avait toujours été un royaliste gouvernant ou essayant de gouverner avec les royalistes, il ne voulait pas, il n’avait jamais voulu être un ministre de coups d’État.

On raconte qu’un jour, au déclin de sa vie, retiré dans sa résidence de Morvilles, qu’il avait toujours aimée, il se laissait interroger sur le passé, et comme on lui demandait s’il n’écrirait pas ses mémoires, il aurait répondu avec une fine et philosophique ironie, que, lorsqu’on n’avait pu rien faire ni rien empêcher, il fallait savoir se taire. Il avait du moins vécu six ans au pouvoir et fait vivre la monarchie. Ce qu’on peut ajouter de mieux pour sa bonne renommée, c’est qu’il a laissé cette idée que, s’il eût été dans la crise suprême le conseiller du prince, il eût peut-être réussi à détourner la catastrophe, redoutable rançon des fautes qu’il n’avait pas pu empêcher, des entraînemens qu’il avait si souvent combattus, des folies mortelles pour la monarchie elle-même.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Voir les Souvenirs du duc de Broglie, t. II, p. 28-31. Ces Souvenirs sont toujours à consulter comme le témoignage le plus précieux d’un esprit loyal, éclairé, hardiment libéral, sur cette époque.
  3. On a un portrait du nouveau ministre de l’intérieur de la main de M. Sosthènes de La Rochefoucauld, qui le peint ainsi dans ses Mémoires : « M. Corbière a le front chauve, une petite figure, des yeux spirituels, beaucoup de physionomie. Bon homme au fond, brusque, sans manières, mais capable d’affection ; ne connaissant que peu ou point les usages du monde, il en rit et ne se laisse arrêter par aucune de ces considérations. Fin, susceptible, méfiant, instruit, original, avec tout l’entêtement d’un Breton... Ayant acquis d’abord assez de puissance sur l’esprit du roi par son instruction comme par le ton plaisant avec lequel il raconte et surtout par une manière nouvelle d’entendre Homère qui intéressait Louis XVIII. » — La duchesse de Broglie raconte, de son côté, dans les Souvenirs du duc son mari, cette plaisante anecdote : « M. Corbière est allé porter son travail au roi dans le cabinet où le roi passe la matinée et s’est assis sans que le roi lui fît signe. Il a posé ensuite son portefeuille sur la table : le roi a rangé ses papiers ; puis il a tiré de sa poche un mouchoir rouge et l’a posé à côté du portefeuille, puis il a pris sa tabatière et l’a posée à côté du mouchoir. Le roi alors a retiré la sienne en disant : — Il n’y a pas de place pour les deux. — Il ne m’a pas offert de tabac, ajoutait le roi en racontant cette petite aventure. »
  4. Ces lettres sont reproduites au tome III des Mémoires et Correspondance de M. de Villèle. Elles ne sont pas, bien entendu, dans les Mémoires de Chateaubriand. On a les deux points de vue, les deux natures d’hommes. On peut aussi rapprocher ces protestations de dévoûment, feintes ou sincères, des fureurs d’hostilités qui devaient succéder à cette lune de miel.
  5. M. de Villèle a écrit dans ses Notes : « Je voyais sans la moindre indécision combien il importait à la stabilité et à l’honneur du règne des Bourbons en France, de maintenir sur le trône la branche des Bourbons d’Espagne, de conservera la France le plus grand résultat de la politique de Richelieu et de la puissance de Louis XIV, l’abaissement des Pyrénées et la libre disposition de toutes nos forces militaires sur les autres frontières, fondée sur une sécurité complète du côté de l’Espagne... » — (Mémoires, t. III. p. 273.)
  6. Le roi se défiait encore plus que son premier ministre de M. de Montmorency. Détail curieux et peu connu: Louis XVIII, ne pouvant aller lui-même au congrès des souverains, avait voulu d’abord envoyer M. de Villèle à Vérone. M. de Villèle s’y refusait, prétextant de son incompétence, de la nécessité de sa présence à Paris, au centre du gouvernement, mais surtout parce que le choix eût été par trop blessant pour M. de Montmorency.
  7. On peut mentionner ici les histoires du munitionnaire général de l’armée d’Espagne, les fameux « marchés Ouvrard, » qui devaient avoir un si fâcheux retentissement, qui étaient peut-être onéreux, mais sans lesquels l’armée n’aurait pas pu faire ses premières étapes, tant les approvisionnemens étaient insuffisans. C’était un grief du duc d’Angoulême contre le ministre de la guerre, le maréchal duc de Bellune, qu’on avait voulu un instant lui imposer comme major-général, comme mentor. Le prince refusait positivement de subir cette tutelle et menaçait même de déposer son commandement si on persistait. Il se plaignait amèrement de manquer de tout par l’impéritie des services de la guerre, et c’est dans cette pénurie menaçante pour la discipline qu’il n’avait pas hésité à traiter avec M. Ouvrard. A tout ce qu’on pouvait lui dire il avait une réponse péremptoire : avec les approvisionnemens de l’administration, l’armée était dans le dénûment et ne pouvait pas même entrer en Espagne; avec les marchés Ouvrard, elle se trouvait aussitôt dans l’abondance. M. de Villèle n’était pour rien dans ces marchés : il ne les connut que lorsqu’ils étaient faits. Il les déplorait sans en méconnaître la nécessité, et, dans tous les cas, il n’hésitait pas à couvrir le prince de sa responsabilité.
  8. Voir les Mémoires d’outre-tombe, t. VII, VIII, le Congrès de Vérone, les lettres de Chateaubriand, qui sont malheureusement pleins de ces jactances d’un homme de génie irrité qui ne voyait et ne vit jamais que lui dans les affaires.
  9. Les lettres de M. de Villèle, au nombre de près de 400, sont publiées sur une copie faite après la guerre, avec l’autorisation du duc d’Angoulême. Elles ont une petite histoire. Les originaux étaient restés aux Tuileries ; ils furent dérobés pendant les journées de juillet 1830, et il paraîtrait que l’inconnu qui se les était appropriés les aurait vendus au gouvernement espagnol. Ils sont peut-être aujourd’hui aux Archives du ministère d’État ou affaires étrangères de Madrid.
  10. Cela n’empêchait, bien entendu, M. de Chateaubriand de s’élever bientôt contre les réactions à outrance, contre les répressions illimitées de la Restauration espagnole, et d’écrire de fort belles dépêches ; mais alors pourquoi écrivait-il peu auparavant des billets intimes au président du conseil pour lui demander de prémunir le duc d’Angoulême contre ses velléités modératrices? Cela signifiait tout simplement qu’il ne s’entendait pas toujours avec lui-même, qu’il voulait tantôt plaire aux ultra-royalistes, tantôt rester en intelligence avec l’opinion libérale.
  11. C’est M. de Chateaubriand lui-même, qui, dans ses Mémoires d’outre-tombe, a cru devoir raconter cette scène des Tuileries et faire confidence à la postérité de sa petite déconvenue.
  12. Les finances de la Restauration avaient été administrées, depuis près de dix ans, par des hommes d’une grande expérience, M. Corvetto, le baron Louis, M. Roy. M. de Villèle, on le reconnaît aujourd’hui, a été un des plus habiles ministres des finances. Il avait le génie de l’ordre. Il venait à cette époque de faire rendre une ordonnance sur la comptabilité publique et d’instituer le conseil supérieur du commerce sous la présidence de M. de Saint-Cricq. On lui doit des garanties financières qui lui ont survécu. M. Bertin de Veaux, l’un des directeurs du Journal des Débats, qui, avec M. de Chateaubriand pour complice, allait bientôt lui faire une si implacable guerre, disait de lui : — « Villèle est vraiment né pour les affaires, il en a la passion désintéressée aussi bien que la capacité. Ce n’est pas de briller, c’est de gouverner qu’il se soucie ; il serait ministre des finances dans la cave de son hôtel aussi volontiers que dans les salons du premier étage.. » — (Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, de M. Guizot, t. Ier, p. 268.)
  13. Un jour, dans cette discussion, Casimir Perier s’arrêtait et disait avec loyauté : — « Au surplus, je dois rendre justice à M. le ministre des finances. C’est, après M. le baron Louis, celui qui a le mieux soutenu notre crédit et mis le plus d’ordre dans les budgets, et sauf cette dernière opération dans laquelle je suis obligé d’avouer que je ne le reconnais pas, il a constamment suivi les principes d’une bonne administration des finances.. » — M. de Cormenin, dans son Livre des orateurs, a tracé de M. de Villèle et de Casimir Perier un curieux portrait : — « Lorsque Casimir Perier, comme un athlète fougueux, tournait autour de lui, cherchant partout du fer le défaut de sa cuirasse, M. de Villèle résistait par son immobilité. Puis, reprenant l’offensive, il rendait à chaque objection sa réponse, à chaque fait son caractère, à chaque chose sa valeur. Quelquefois il éludait un choc ou trop lourd ou inattendu avec une adresse toute languedocienne... » — (Voir le Livre des orateurs portrait de M. de Villèle.)
  14. On peut en voir un exemple dans une lettre de Chateaubriand (mars 1824), qui est assez curieuse, surtout par les derniers mots, qui ressemblaient à une menace. Chateaubriand réclamait une préfecture pour un de ses neveux; il ne pouvait l’obtenir de son collègue Corbière, qui n’était pas effectivement commode et se faisait tirer l’oreille. Là-dessus, portant ses plaintes avec hauteur au président du conseil, il ajoutait : — « Il est bizarre qu’entre collègues j’en sois réduit à vous prier de solliciter les faveurs de Corbière. Je suis, je pense, assez bon camarade pour qu’on le soit avec moi. Je n’importune guère pour ma famille et je vous déclare que, si ma sœur ne m’écrivait pas trois fois par semaine, je laisserais Corbière à sa désobligeance naturelle sans lui demander une place de portier. Arrangez cela si vous le pouvez. Je le désire pour le bien de la paix, car, vous le savez, les petites choses brouillent plus les hommes que les grandes. » — (Voir les Mémoires de M. de Villèle, t. v, p. 59.)
  15. La faveur que M. de Chateaubriand s’était ménagée à la cour de Russie n’était rien moins qu’agréable à Louis XVIII, et cette distribution de cordons, d’ailleurs assez gauchement faite, finissait par n’être agréable à personne. M. de Villèle avait été blessé de l’oubli de la cour de Russie, oubli réparé après coup sur une intervention presque blessante de son collègue des affaires étrangères. M. de Nesselrode était blessé à son tour de la façon dont il recevait le cordon bleu, et il écrivait à son ambassadeur, M. Pozzo de Borgo : — « Recevoir le cordon bleu sous de pareils auspices n’a, je vous assure, rien qui me satisfasse. Je ne m’y attendais pas, je n’y tiens nullement, et s’il est donné de mauvaise grâce, j’aime tout autant ne pas l’avoir. Ainsi, dans le cas où ce ne serait pas chose faite, tâchez qu’elle n’ait pas lieu... J’avais un moment regretté votre départ de Madrid; mais depuis l’arrivée de votre dernier courrier ces regrets ont cessé, car je vois... que vous êtes revenu à Paris à point nommé pour empêcher une véritable catastrophe. J’aurais regardé comme telle la retraite de Chateaubriand, et c’est un vrai service que vous avez rendu à la cour de l’avoir maintenu en place... » — Si M. Pozzo s’était vanté d’avoir sauvé M. de Chateaubriand, il y avait mis de la complaisance; il devait être bientôt détrompé. Tous ces petits incidens n’avaient peut-être pas peu servi à indisposer le roi Louis XVIII en éveillant ses soupçons sur la diplomatie de M. de Chateaubriand avec la Russie.
  16. La communication signifiée au plus vite à M. de Chateaubriand se réduisait à ceci : — « J’obéis aux ordres du roi en transmettant à votre excellence une ordonnance que sa majesté vient de rendre. » — Et l’ordonnance portait simplement que M. de Villèle était chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères en remplacement de M. de Chateaubriand. — M. de Villèle, dans ses Mémoires, cherche à expliquer ce qu’il y avait eu de fortuit dans les circonstances qui accompagnaient la remise de la dépêche. L’ordonnance elle-même, dans son laconisme, était aussi extraordinaire que les incidens de la transmission ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire encore et de plus caractéristique, c’est que M. de Villèle ne paraît pas avoir jamais compris pourquoi il y avait eu tant de récriminations contre un fait qui lui paraissait sans doute tout simple.
  17. M. de Metternich, en parlant d’ailleurs fort légèrement de Louis XVIII, dit dans ses Mémoires : — « Jamais avènement au trône n’a été accompagné en France d’un calme plus parfait que celui de Charles X, et, néanmoins, au moment de la mort de Louis XVIII, beaucoup de personnes redoutaient que cette crise n’amenât une secousse trop forte peut-être pour des bases aussi neuves que le sont celles de la monarchie restaurée au moment du décès du roi. Quelques royalistes timorés parlaient d’une proclamation, de la nécessité de se montrer aux troupes, de recevoir leur serment. M. de Villèle s’est opposé à toutes ces mesures ; le résultat a prouvé en faveur de ces calculs. » — (Mémoires de M. de Metternich, t. IV.)
  18. M. de Villèle ne sentait pas moins vivement le danger des excès de dévotion du roi. Il écrivait un jour dans ses Notes à propos d’une procession où le roi se faisait suivre de toute sa cour : — « Le roi se livre trop à ces démonstrations religieuses au milieu d’une population travaillée contre lui... On l’a encore vu avec peine à la suite du clergé à la procession du 15 août. Il s’en est assuré et a bien senti le froid des dispositions du peuple de Paris. Cela l’a affecté. » — M. de Villèle avertissait parfois le roi avec sincérité « de l’effet produit par ces cérémonies. » Il n’obtenait rien de plus.
  19. Il s’agissait des éternels marches Ouvrard et d’une discussion violente qui s’était engagée à la chambre, où M. de Villèle, pour se dégager entièrement, n’aurait eu qu’à se servir d’une lettre que le duc d’Angoulême lui avait écrite au début de la guerre d’Espagne, que le prince l’avait autorisé à produire. M. de Villèle, par délicatesse, ne s’était pas servi de l’autorisation qu’il avait reçue et s’était tiré d’affaire tout de même, en dépit de l’opposition royaliste qui s’efforçait de se servir du prince contre le président du conseil.
  20. M. de Villèle assure dans ses Mémoires qu’il n’avait jamais eu à se plaindre de Mme du Cayla. Il raconte que M. de Semonville lui avait dit plaisamment un jour « qu’il était né coiffé, » qu’il fallait une favorite et que celle qui l’était ne se mêlerait jamais de ses affaires; il ajoute seulement: — « Il est vrai que par ricochet un autre s’en mêlait... Il me causa des difficultés par son incessante activité et son désir de se rendre utile. La vaine tentative d’amortir l’opposition des journaux, celle reproduite si souvent d’introduire dans le ministère des capacités supérieures à celles qui s’y trouvaient, ont été pour moi des occasions d’embarras. La première a coûté, je crois, beaucoup d’argent à la liste civile; mais c’est une chose dont je ne me suis jamais occupé... » — L’idée d’acheter les journaux par des faveurs ou même à prix d’argent donnait lieu à un des incidens amusans de l’époque. M. Delatouche, après avoir reçu l’argent, l’affectait, au nom du directeur des Beaux-Arts, à une souscription publique ouverte en ce moment. M. de La Rochefoucauld ne servait qu’à déverser le ridicule sur l’administration, sur le roi lui-même.
  21. On pourrait citer plus d’un témoignage de cette opinion de nombre de libéraux de la restauration sur M. de Villèle. Le bon Charles Dupin, qui n’eut jamais la renommée ni le rôle de son frère Dupin l’aîné, mais qui avait d’autres mérites, qui était un esprit libéral et a été pair de France sous la monarchie de juillet, écrivait, en 1827, au président du conseil : — « Vous seul pouvez être le centre d’un grand rapprochement, d’une grande concorde pour les hommes sages de l’ancienne génération française et pour la masse de la génération nouvelle. Monseigneur, acceptez les grandes et doubles destinées que la fortune vous présente pour le bonheur de notre pays. Fortifiez-vous de quelques hommes renommés pour leur modération,. leurs lumières, et marchez à la tête de la civilisation française sans craindre les menées obscures des faibles amis de la rétrogradation, qui, d’ailleurs, ne vous voient qu’avec peine au timon des affaires... » — (Mémoires de M. de Villèle, t. III.)