L’Homme et la Terre/III/01

La bibliothèque libre.
Librairie universelle (tome troisièmep. 237-294).


CHRÉTIENS : Notice Historique

Le Jésus des Chrétiens n’est mentionné par aucun écrivain profane, sauf Celse qui, cent cinquante ans après l’existence supposée de l’Homme-Dieu, composa le « Discours véritable », où la vie de Jésus et les Testaments sont critiqués au point de vue historique et rationnel. Ce travail nous est connu seulement par les extraits qu’Origène inséra dans son écrit « Contre Celse ». La vie de Jésus reconstituée d’après Celse n’a rien que de très plausible, mais comme on ignore l’origine des renseignements qu’il donne, il est préférable de ne point les considérer comme historiques. Du reste, le fait principal est hors de discussion : la croyance des premiers chrétiens en la personnalité de Jésus.

L’existence de Paul n’est point douteuse ; mais l’authenticité de toutes les épîtres que le Nouveau Testament lui attribue est loin d’être prouvée. Paul naquit à Tarse vers l’an de Rome 702, exerça en Palestine son zèle anti-chrétien — il participa à la condamnation à mort du diacre Étienne lapidé en l’an 790 (37 de l’ère vulgaire) — mais « trouva son chemin de Damas », et parcourut l’Orient en prêchant la Bonne parole. D’Antioche à Corinthe, de Galatie en Macédoine, il fonda des églises et arriva à Rome en l’an 805 (62, ère vulgaire). Il fut exécuté quatre ans plus tard, à la même époque que Pierre, dit-on.

La liste des Arsacides, ou rois parthes, entre Arsace, mort en l’an de Rome 497 (−254, ère vulgaire), et Artaban IV, mort en l’an de Rome 978 (+ 226, ère vulgaire), est des plus compliquées et des plus obscures. Parmi les monarques Sassanides antérieurs à la prise de Rome par Alaric, citons Ardéchir, qui régna de 978 à 992 (226 à 240, ère vulgaire), Chapur I (Sapor) (241-271), et Chapur II (309-380).

Odenath, prince de Palmyre, mourut en 267, et Zénobie en 272, peu de temps après sa défaite par Aurélien.

Pour la succession des empereurs romains jusqu’aux Antonins, nous renvoyons à la page 426, tome II. Après Marc-Aurèle, mort en 180 (ère vulgaire), et Commode (180−193), nous nous bornons à citer quelques-uns des soixante et quelques titulaires de la dignité impériale en Occident :

Septime Sévère (190−211), Caracalla (211−217), Héliogabale (218−222), Alexandre Sévère (221−230), Valérien (203−260), Gallien (260−268) — c’est à la même époque que les « Trente tyrans » se disputaient le pouvoir —, Aurélien (270−275), Probus (276−282), Dioclétien (284−305), Constantin (309−337), Julien (360−363), Valens et Valentinien (364−379), Théodose (379−395), Honorius (395−424).

Voici quelques noms d’écrivains et de philosophes :

  Ère vulgaire
Hillel, prophète juif 
Ie siècle avant J.-C.  
Philon, philosophe alexandrin, an de Rome 732-806 
54
Flavius Josèphe, historien né à Jérusalem 
37−90
Quintilien, né en Espagne, mort à Rome 
42−120
Tacite, né en Ombrie 
54−130
Irénée, né à Smyrne, évêque de Lyon 
125−200
Tertullien, né à Carthage 
160−240
Origène, né à Alexandrie 
185−234
Mani, réformateur persan 
240−274
Arius, né à Alexandrie, mort à Constantinople 
280−336
Eusèbe, né en Palestine, évêque de Césarée 
367−340
Martin (saint), né en Pannonie, évêque de Tours 
316−396
Innocent Ier, né à Albano, pape depuis l’an 404 
417
Jérôme (saint), né en Pannonie, mort à Bethléem 
331−420
Paul Orose, né à Tarragone, mort à Hippone 
fin du IVe siècle
Augustin (saint), né à Tagaste, mort à Hippone 
354−430
Salvien, né à Cologne, mort à Marseille 
390−484
Sidoine Apollinaire, né à Lyon, évêque de Clermont 
430−489

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
CHRÉTIENS
De tous temps, les passions religieuses n’ont
été que secondaires en comparaison de la
poussée des peuples vers le bien-être.



CHAPITRE Ier


JÉSUS. — BESOIN DE JUSTICE. — PHILON

INFLUENCE DES CULTES OCCIDENTAUX SUR LE CHRISTIANISME
DÉCADENCE DES ARTS. — L’EMPIRE ET LES EMPEREURS
L’ÉTAT, LA RELIGION ET L’ENSEIGNEMENT
LUTTE CONTRE LES BARBARES. — RAVENNE

PRISE DE ROME PAR ALARIC

À l’époque où les navigateurs de la mer des Indes apportaient au monde occidental les premières notions des peuples qui vivent à l’extrémité de l’Asie et dans les océans voisins, l’empire Romain comprenait dans l’immense développement de ses frontières un si grand nombre de nations ambitieuses de se romaniser complètement, il présentait un ensemble si puissant et si majestueux qu’il s’identifiait, pour ainsi dire, avec l’univers et paraissait avoir réalisé l’unité du genre humain. Et pourtant le mouvement de décomposition avait déjà commencé dans les couches profondes ; si la ruée des barbares finit par détruire la structure politique de l’immense domaine, c’est que la ruine se préparait depuis longtemps dans l’intérieur du grand corps : il se lézardait, craquait, se descellait, se fissurait dans tous les sens, en attendant le travail de sape qui devait un jour le miner et le renverser avec fracas.

Sur les frontières nord de l’Empire, il ne se mêlait aucune préoccupation religieuse aux guerres dont les marches étaient l’enjeu, mais vers l’Orient, tandis que les Parthes disputaient aux Romains la possession matérielle de l’Asie antérieure, de subtils dogmes se glissaient à la fois dans les imaginations des patriciens de Rome, condamnés à une fastueuse oisiveté, séduits par toutes les nouveautés étranges, et dans les cœurs des esclaves et des prolétaires, avides de toute doctrine parlant de justice et de réparation. La conquête romaine elle-même brisait les anciens cadres et faisait entrer les croyances monothéistes dans la circulation méditerranéenne.

De toutes les religions orientales qui entraînèrent la désagrégation graduelle de la société romaine et la mélangèrent avec les masses envahissantes des barbares, la plus efficace dans son œuvre de destruction fut la religion chrétienne, dont le triomphe alla jusqu’à faire disparaître tous les autres cultes, soit en se les incorporant, soit en les extirpant par le fer et par le feu. Naturellement, cette religion, de même que toutes celles qui l’ont précédée et toutes celles qui l’ont suivie, eut de multiples origines chez tous les peuples qui participèrent à son évolution, mais la légende en ramène la naissance miraculeuse à un seul point de la terre, Betlhéem, et à un seul homme, Jésus, qui d’ailleurs n’est point un personnage historique. Aucun document authentique ne témoigne de son existence ; cependant l’apostolat de Paul, venant si peu de temps après la période attribuée à Jésus-Christ, et certains traits, bien personnels, certaines paroles bien humaines et d’une évidente sincérité, que nous rapportent les Évangiles, ne permettent guère de douter qu’il y ait eu en Judée un prophète Jésus entraînant après lui de nombreux disciples.

Ou plutôt, il n’y eut pas un Jésus unique ; il y en eut probablement plusieurs. Tous ceux dont le nom et la vie s’encadraient facilement dans une figure légendaire y prirent place. Le personnage de Yechou, c’est-à-dire du « Sauveur », représente tout un cycle comme le Charlemagne des romans de chevalerie. Il réunit en lui les actions d’individus divers et notamment d’autres Juifs portant le même nom. Ainsi plusieurs versions nous montrent la famille de Jésus séjournant en Égypte[1] ; rien d’impossible qu’un prédicateur revenu d’Alexandrie n’ait contribué à la formation de la légende ; c’est même là un des détails les moins douteux de la vie du Jésus glorifié plus tard en Homme-Dieu[2]. De même, les Évangiles nous parlent beaucoup du séjour de Jésus sur les bords du lac de Tibériade et des miracles qu’il y aurait accomplis. Or, il semble que les légendes locales attribuées par les chrétiens à leur messie se rapportaient primitivement à un chef de bande, Jésus, qui combattit les troupes romaines commandées par Vespasien et qui, général habile, avisé, rapide et insaisissable, réussit à « nourrir de rien » son armée de cinq mille hommes et à fuir « invisible » sur les eau du lac : ce sont là les deux « miracles » de la multiplication des pains et de la marche de Jésus et de Pierre, le disciple de « peu de foi », sur l’eau de Genezareth[3]. On reconnaît aussi le Jésus qui criait : « Malheur à vous, Pharisiens ! » « Malheur à toi, Jérusalem ! »[4] dans ce Jésus, fils d’Ananos, qui lors du siège parcourait les rues en criant : « Malheur sur la ville, malheur sur le peuple, malheur sur le Temple ! »[5]

Si divers personnages ayant réellement existé se sont fondus dans un seul individu, créé par la légende, de même cet être collectif incorpore en lui des conceptions idéales très distinctes et souvent contradictoires : il embrasse un ensemble de dogmes et de philosophies provenant de toutes les contrées environnantes, Iranie, Babylone, Égypte, Asie mineure et Grèce. D’abord il est certainement juif, puisque on a vu en lui le Messie, le vengeur des offenses passées, le revendicateur de la gloire future du peuple élu, puisqu’il est entré dans Jérusalem monté sur une ânesse blanche et que même, sur le bras de la croix, une inscription le saluait « roi des Juifs ». C’est en qualité de Juif qu’il est né à Bethléem et les généalogies, d’ailleurs discordantes, ne manquent pas de le rattacher à David par l’intermédiaire de Joseph, l’époux de Marie. Mais s’il est juif de la pure Judée, une autre légende le fait aussi Galiléen, fils de la ville méprisée de Nazareth, ce qui permettait aux demi-païens, aux vagues convertis étrangers de le revendiquer comme l’un des leurs, et ce qui autorise de nos jours les antisémites à voir dans la personne de Jésus un authentique Aryen[6]. D’autre part le fils de Marie n’est-il pas quelque peu un Égyptien ? C’est grâce au séjour qu’il fit sur les bords du Nil pendant toute son enfance qu’il put revenir plein de science et confondre les docteurs du temple dès sa première rencontre avec eux. D’après l’Évangile de saint Jean, Jésus est aussi un philosophe platonicien : il est le Verbe, la parole créatrice, le « monde, représentation de la volonté ».

En sa personne, Jésus est le type contradictoire des deux extrêmes : il est à la fois le « Fils de l’Homme » et le « Fils de Dieu ». Depuis que le christianisme est devenu religion officielle, ce n’est pas seulement comme Fils de Dieu, c’est comme Dieu, comme Maître universel et Juge des Vivants et des Morts qu’apparaît le fondateur prétendu du culte qui porte son nom. Son image rayonne désormais du haut des cieux : les prêtres qui l’adorent, et qui tendent naturellement à se faire adorer, n’ont eu d’autre souci que de se grandir infiniment par son ascension divine. Mais dans la première période de l’évolution chrétienne, Jésus était surtout le Fils de l’Homme, un homme pauvre et humble, un fils de charpentier, condamné à mourir de la mort des esclaves, un compagnon des recors et des prostituées, qui ne « savait où reposer sa tête »[7]. C’est parce qu’il connaissait les misères et les humiliations du pauvre que les pauvres écoutèrent sa parole, il eut avec lui les femmes méprisée que l’on voulait lapider et dont il détournait les pierres, et tous ceux qui souffraient trouvaient en lui leur interprète auprès de Dieu parce qu’il était l’un des leurs. Avec lui les revendications sociales prenaient corps, devenaient un individu vivant, en chair et en os, et concentraient en lui tous les espoirs de justice accumulés pendant le cours des siècles chez tous les malheureux, juifs ou gentils. Car de tout temps les passions religieuses n’ont été que secondaires en comparaison de la poussée du peuple vers le bien-être : les porteurs de la « Bonne nouvelle » étaient ceux qui promettaient aux pauvres la possession de la terre et la paix en abondance. Les chants sibyllins, de même que les cris des prophètes, annonçaient la révolution sociale pour un jour très rapproché, pour demain, pour aujourd’hui peut-être. « La terre sera le bien de tous. On ne la divisera pas par des limites ; on ne la fermera plus en des murailles.

Cl. Bonfils.
jerusalem. ruelle montant au palais d’hérode


Il n’y aura plus de mendiant ni de riche, de maître ni d’esclave, de petit ni de grand, plus de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous… Ah ! si la terre n’était pas assise et fixée si loin du ciel, les riches se seraient arrangés pour que la lumière ne fût pas également répartie entre tous. Le soleil, acheté à prix d’or, ne luirait plus que pour eux, et Dieu aurait été contraint de faire un autre monde pour les pauvres »[8].

Le besoin de justice et d’équité qui se trouve à l’origine de toutes les transformations sociales se faisait sentir dans tout le monde romain, aussi bien dans l’Italie des vainqueurs que dans la Palestine des vaincus : partout la religion nouvelle recevait donc dès le commencement l’aliment nécessaire. Mais, partout également, elle était en présence d’éléments qui l’aidèrent à formuler sa doctrine et à se donner un cérémonial définitif : le christianisme s’étendit rapidement sur un immense territoire parce qu’un mouvement intime des esprits l’avait préparé en tout lieu et parce que les légionnaires de toutes les provinces s’en étaient faits les porteurs. Tout d’abord, la Palestine, pays officiel, pour ainsi dire, de la naissance du néo-judaïsme des gentils, eut une forte part dans sa genèse profonde. La société de justice, telle que l’avaient rêvée les prophètes juifs, n’avait pu naître sous le régime imposé par les divers conquérants, séleucides et romains, aux peuples conquis, et, sous la dure épreuve des événements, les malheureux, attendant en vain le miracle, avaient dû prendre le seul parti qui leur restât, et se résigner à la misère, aux iniquités triomphantes de ce monde odieux dans lequel ils vivaient. Échappant à la foule banale des gens de plaisir et d’affaires, ils s’étaient mis au nombre des frappés que recouvraient des ulcères, comme Job, ou qui, à l’exemple de Lazare, s’asseyaient à la porte du riche ramassant les miettes tombées de la table : toutefois, ils se promettaient une vie future, dans laquelle, à leur tour, ils jouiraient des béatitudes infinies et se donneraient contre les injustes de la vie terrestre la parfaite satisfaction de la vengeance.

De cette période de l’évolution judaïque date la croyance active, puissante, en une résurrection corporelle, qui serait en même temps une glorification, une apothéose pour tous ceux qui avaient injustement souffert ici-bas. Les Juifs primitifs, de même que tous les autres peuples, avaient certainement cru à la persistance de la vie au delà du tombeau, puisqu’ils redoutaient et parfois évoquaient les âmes des morts, mais les noirs antres funéraires leur paraissaient un triste séjour, et c’est dans la vie première du grand air et du clair soleil
Musée Guimet.Cl. Giraudon
fouilles d’antinoe, tête d’anachorète
les yeux sont recouverts d’une feuille d’or.
qu’ils suppliaient Yahveh de leur accorder ses grâces. Les déceptions constantes, héréditaires des affamés de justice firent naître une idée nouvelle de l’outre-tombe. L’invincible besoin de réparation exigea que l’Éternel fît ample compensation à ses fidèles en les faisant asseoir à ses côtés, qu’il les revêtît de sa propre gloire et leur assurât l’immortalité bien heureuse. Ce paradis, maintenant, pour beaucoup d’entre nous, une pure illusion, un miracle sans substance, était pourtant né de ce qui paraît à chaque homme être la vérité fondamentale, son droit personnel au bonheur, et le malheureux se voyant contraint d’y renoncer sur terre, dans la société des vivants, veut quand même le réaliser, et pour cela, imagine une seconde vie, dans les hauteurs de l’espace. Et combien, qui de nos jours ont délaissé les enseignements de l’Église, ne peuvent pourtant abandonner l’idée que « Justice sera rendue ». Ainsi se précisa, même avant le Christ, un des dogmes du christianisme, mais en dehors de la société officielle des maîtres et des docteurs, chez les pauvres et les vagabonds méprisés, principale source humaine de tout renouveau.

D’ailleurs, tous les dogmes de la religion juive devaient entrer dans le christianisme avec des modifications diverses, causées par des changements de milieu politique et social : c’est ainsi que, suivant une parole des Évangiles, Jésus était venu « non pour abolir la loi, mais pour l’accomplir »[9]. Toutefois la nouvelle évolution religieuse, destinée à s’étendre sur tout le monde romain, devait se préparer moins dans la petite Judée que dans la contrée limitrophe qui était alors le véritable foyer des études et de la pensée. Alexandrie était à la fois l’héritière de l’Égypte et celle de la Grèce. Aussi faut-il y voir certainement le lieu de naissance, sinon du christianisme populaire, au moins du mouvement général des idées duquel il est issu : les événements passent par une période de gestation profonde avant de prendre corps et de recevoir des historiens la constatation officielle de leur existence.

Antérieurement aux chrétiens de Judée et d’Antioche, et se rattachant aux sectes esséniennes, l’école judéo-grecque de Philon avait tenté de réaliser son idéal par l’Instilut des Thérapeutes ou « Guérisseurs », qui s’établit au bord du lac Maria (Maréotis, Mariut). Les novices qui s’y trouvaient réunis voulaient à la fois personnellement se « guérir » de la vie matérielle en détachant leur âme par la prière de la grosse servitude du corps, et « guérir » les hommes en s’offrant à Dieu comme victimes volontaires pour le salut des autres. Quelle différence y avait-il entre ces gens et les religieux qui, plus tard, prirent le nom de chrétiens ? Malgré les conditions du milieu historique, les Thérapeutes d’Égypte étaient réellement des chrétiens avant le Christ, et c’est très justement qu’Eusèbe de Césarée, l’historien de l’Église primitive, vit en eux des fidèles de son culte[10] ; ils devaient du reste plus tard se convertir explicitement, touchés par la parole de l’apôtre Pierre. Ainsi que le dit Ernest Havet[11], « Philon fut le premier père de l’Église » ; on peut même se demander avec Lejeal si le vocable grec μεσιτης ou « médiateur » qu’employait Philon pour désigner l’intermédiaire entre Dieu et le monde n’est pas celui qui prévalut plus tard sous la forme de « messie », mot que l’on dérive ordinairement d’un terme araméen, machiach ou l’ « oint » ; on peut aussi admettre comme très plausible une déviation analogue dans un autre titre de l’Homme-Dieu : avant d’être surnommé « Christ », dont la signification est aussi celle de « oint », Jésus était simplement « Chrestos », c’est-à-dire « le Bon ».
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
fouilles d’antinoe. dame chretienne.
peinture sur toile du IIIe siècle.

Il est incontestable que la doctrine de Paul suivie par le christianisme naissant reproduit avec une singulière fidélité l’enseignement de Philon d’Alexandrie ; celui-ci, l’apôtre par excellence de l’égalité, serait donc, en réalité, l’homme auquel on devrait attribuer la plus grosse part dans la rédaction de la formule définitive portée par la grande révolution religieuse. La phraséologie du philosophe juif et celle de l’apôtre chrétien diffèrent à peine. Pour l’un et pour l’autre, le Christ est le « fils de Dieu », le « créateur » et le « médiateur », l’ « héritier », le « pontife » et le « sacrificateur » ; il est la victime qui
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
croix ansée, symbole chrétienAvant les Chrétiens, les Égyptiens faisaient usage de la croix ansée qui, pour eux, symbolisait l’immortalité de l’âme.
s’incarne dans un homme afin d’expier les péchés d’autrui par ses propres souffrances[12]. Et les formes verbales que l’on trouve dans l’Évangile selon saint Jean ne sont-elles pas absolument les mêmes que celles employées par Philon ? La source commune est évidente.

Sous la poussée de la civilisation gréco-romaine qui rapprochait les peuples et leur faisait honte de l’ancien isolement politique et religieux, les Juifs eux-mêmes cherchaient à élargir le sens de leur culte strictement national : l’un d’eux, portant le nom grec d’Aristobule, alla même jusqu’à prétendre que Yahveh était identiquement le personnage représenté par les Grecs sous la forme de Zeus. D’ailleurs l’idée d’un Dieu unique, moins étroitement haineux et jaloux que le dieu des Juifs, l’idée d’un souverain père, d’un être épandant la justice et la bonté sur tous les hommes, n’était point étrangère aux Romains, puisque déjà, du temps des Tarquins, Jupiter était ainsi invoqué par les pontifes : « Ô Dieu très bon, très Grand, Jupiter, ou de quelque autre nom que tu veuilles être appelé ! » Le temple du Capitole, seul dans Rome et symbolisant par excellence la force de la nation, portait cette dédicace : Deo Optimo Maximo Sacrum, à laquelle les prêtres de la deuxième « Église romaine » ne trouvèrent rien à redire et qu’ils conservent respectueusement sur leurs monuments religieux[13].

Juif, égyptien, grec et romain par ses origines, le christianisme se rattachait également au monde iranien : ses racines plongeaient jusqu’au cœur de l’Orient. Aucun événement ne pouvait se produire sans que le contre-coup ne s’en fît sentir aussitôt dans l’ensemble du
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
fouilles d’antinoe, moule à hosties
Symbole chrétien des premiers siècles, les initiales des mots Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur formant le mot qui signifie poisson.
monde connu, en y comprenant même les pays comme la Perse, qui se trouvaient en dehors de l'empire mais participaient au même remous historique. Toute religion, pour devenir « œcuménique » au vrai sens du mot, devait avoir des éléments perses, aussi bien que grecs, dans son organisation durable.

Après la mort d’Alexandre, l’individualité de l’Iranie avait aussitôt reparu. Seleucus Nicator, tout Grec qu’il fût par l’origine, était principalement, au yeux de ses peuples, le maître de Babylone, commandant à soixante-douze satrapies dont le centre de gravité était celui de l’ancien empire des Perses. Mais ce domaine était trop vaste pour que Seleucus pût solidement l’assujétir, et la nation la plus énergique de la contrée, celle des Parthes, réussit bientôt, sous les princes arsacides, à reconstituer à son profit la Perse proprement dite. Ces Parthes appartenaient sans doute à la même souche que les Turcomans de nos jours[14], mais la domination du monde iranien, dans lequel ils n’étaient qu’une infinie minorité, les mêla graduellement avec la race qui constitue la masse de la nation, et bientôt ils devinrent de véritables Persans. Entraînés dans un mouvement de guerres incessantes, d’abord contre les lieutenants grecs des Séleucides, puis contre les proconsuls romains, ils eurent à déplacer fréquemment leur capitale, d’abord installée près des « Portes caspiennes » ; mais chaque victoire contre leurs rivaux de l’Ouest leur permettait d’avancer vers la Mésopotamie, et les derniers souverains parthes, soutenus par leurs sujets iraniens, souvent alliés à des peuples de l’Asie antérieure, purent construire leurs palais non loin des ruines de Babylone, dans les deux cités de Séleucie et de Ctésiphon qui se regardent l’une l’autre par-dessus le courant du Tigre ; on les connaît aujourd’hui sous le nom arabe de Madain, c’est-à-dire « les Deux ».

Cependant, sous le gouvernement des Parthes, le peuple le plus pur de race iranienne, celui des Perses, avait maintenu sa prépondérance dans le royaume, et finalement, avec Ardéchir ou Artaxerxès, aidé puissamment par l’élément religieux mazdéen, il reprit le pouvoir. L’ancien empire tel qu’il avait existé sous les Achéménides fut, sinon restauré, du moins imité sous ses formes premières : les grands feudataires disparurent, il n’y eut plus face à face que le Roi des rois, entouré de prêtres, et le peuple « pauvre afin que les bases de l’édifice politique demeurent immuables »[15]. En souvenir du mythique Déjocès et du roi Cyrus, l’ancienne Ecbatane redevint la capitale d’été, Ctésiphon restant la résidence d’hiver. Le nouveau Roi des rois, fondateur de la dynastie des Sassanides, en mémoire de son père Sassan, voulant faire grand, commença par envoyer à Rome quatre cents seigneurs pour intimer à l’empereur Alexandre Sévère l’ordre de retirer ses troupes de toute l’Asie mineure, antique possession de Darius. À cette injonction, les Romains répondirent par des préparatifs de guerre, et l’on peut dire que, pendant quatre cents années, la lutte fut incessante entre les rois sassanides et les empereurs de l’Occident, d’abord ceux de Rome, puis ceux de Byzance.

Lorsque l’âpre conflit commença, la décadence politique de Rome était déjà visible, les idées nouvelles représentées par le christianisme affaiblissaient l’ancienne religion de la patrie ; un vent de folie passait sur tout le monde romain.

N° 256. Théâtre de la Lutte entre Rome et Iran.

La possession de la Grande Arménie fut une éternelle pomme de discorde entre Rome et l’Iran, et cette province changea plus d’une fois de mains.

Dans la plaine, la frontière passait généralement entre les deux fleuves : Carrhae rappelle la mort de Crassus, Edesse la défaite de Valérien ; Madain fut prise plusieurs fois par les Romains, notamment sous Marc-Aurèle, puis par Septime Sèvère, enfin par Julien.

Mais les limites partho-romaines sortirent parfois de Mésopotamie. Avant la bataille d’Actium, les Parthes, aidés par das républicains romaine, prirent toute la Syrie et assiégèrent Antioche ; peu après, Antoine fit en Atropatène une expédition qui eut une fin malheureuse. Trajan réussit aussi à gravir les premiers contreforts du Zagros et institua une province d’Assyrie : elle ne dura que deux ans.


L’armée avait ramené d’Asie un jeune prêtre du soleil, Heliogabale, qui pour régler harmonieusement la vie de son immense empire, dansait, tout vêtu d’or et de pierreries, autour d’une pierre sacrée. La tourbe des eunuques et des hiérodules entourait le maître, à la fois prêtre, empereur et dieu, poussant des cris en langues inconnues, et se livrant à des gestes, à des contorsions qui semblaient obscènes aux vrais Romains, jaloux des cérémonies antiques.

Mais cette désagrégation de l’empire favorisait la pénétration des idées du dehors. En dépit de la guerre furieuse qui sévissait sur la frontière, les peuples de la Perse et ceux de l’Occident se trouvaient embrassés dans le même monde intellectuel. Par une contradiction apparente, la Perse semblait vouloir s’isoler absolument au moment même où le mouvement de la pensée la faisait entrer en communion profonde avec ses voisins occidentaux. À cette époque, les rois sassanides, soutenus évidemment par l’opinion publique, tâchaient de restaurer les prières et les enseignements traditionnels de l’ancienne religion. Mais la langue dans laquelle les préceptes sacrés avaient été formulés premièrement était alors presque oubliée ; même le nom précis de cet idiome antique des Iraniens nous est inconnu, puisque le terme de zend sous lequel on le désigne est emprunté au titre actuel de la « Bible » persane et n’a d’autre sens que celui de « interprétation ». Zend-Avesta signifie tout simplement « Commentaire de la Parole » ; ce n’est qu’un recueil de prières et de formulaires rédigé en pehlvi, la langue commune à l’époque des Sassanides, une sorte de missel à l’usage des prêtres ; on y cherche vainement, de même que dans les autres livres plus récents, tels que le Bundahach, une description détaillée de l’ancienne religion des Iraniens. Tout ce que peuvent les chercheurs est d’y poursuivre, comme dans la Bible et d’autres ouvrages dits sacrés, les filons des enseignements divers des cultes primitifs qui y sont enfermés. Le Zend-Avesta n’est nullement une œuvre originale, mais une interprétation faite par gens du temple intéressés à présenter les livres religieux d’autrefois comme le code de leur autorité, la justification de leur despotisme. « Le bien et le mal ne sont pas dans la conscience », dit un passage du livre, « mais dans l’obéissance ou la révolte à la parole du prêtre ». « Et maintenant que j’ai prié, ajoute un autre pontife, j’attends ma récompense ». Puis ailleurs : « J’ai prêché ta doctrine, donne-moi la fortune »  ! A cet égard, le Zend-Avesta ne vaut pas mieux que certaines parties des Veda, c’est également une œuvre de lucre.

Mais loin de pouvoir se constituer un culte complètement national, indépendant de tous les autres, la Perse participait de plus en plus aux mouvements religieux dans les contrées occidentales. L’échange des cultes se faisait de monde à monde et sur le pied d’égalité. Peut-être cependant que la Perse eut à donner davantage. À cette époque, la religion mazdéenne, que l’on avait eu la prétention de ressusciter sans rien y changer, avait dû cependant se transformer en entier.

D'après une photographie de J. de Morgan.
(Missions archéologiques en Perse.)

ruines sassanides dans le zagros

La pompe des cérémonies ne pouvait guère se rapporter à de pures abstractions comme le Bien et le Mal, les dieux réels avaient pris un caractère plus tangible. Les antiques Ormuzd et Ahriman avaient reculé dans le vague de l’infini, et Mithra, le dieu solaire par excellence, le fils de Zervan, c’est-à-dire du Temps, avait écarté son père, à l’imitation de Zeus, le dieu des Grecs : se plaçant au premier rang, il prit longtemps le rôle de médiateur, non seulement sur les plateaux iraniens, mais aussi dans les pays d’Occident, surtout au milieu des armées romaines. Grâce à la puissance militaire de la nation qui lui servait de véhicule et à l’extension rapide des communications entre l’Orient et l’Occident, la religion de Mithra se répandit dans tout le monde méditerranéen, balançant les progrès de l’autre religion, le christianisme, venu également de l’Est et souvent se confondant avec elle. Partout, jusque dans les Gaules, jusque dans la péninsule Hispanique, on sacrifia le taureau, l’animal spécialement consacré au soleil, afin d’attirer sur le peuple les faveurs de Mithra, la divinité de la Lumière et de la Force, le « Dieu invaincu ».

En même temps, le christianisme, sorti de Judée, de la Syrie, d’Alexandrie, de la Grèce, s’infiltrait dans l’Iran, en échange du mithraïsme. De ce mélange naquit le manichéisme qui pénétra tout l’Ancien Monde vers la Chine et vers l’Occident, et dont on retrouve l’influence jusque dans les doctrines albigeoises. Mani, d’après lequel la religion nouvelle fut désignée, s’en tint, vrai Persan, à l’idée du dualisme, le bien éternel et le mal éternel, comme principes irréductibles ; mais, appliquant cette doctrine à l’homme, il vit en lui un rayon de lumière pure, une parcelle de bien, enveloppée de ténèbres et de mal par l’intermédiaire impur de son corps. Pour revenir à l’innocence première, le fidèle avait à lutter incessamment contre ses passions, même à abdiquer le travail comme chose provenant de l’empire du mal : il en résultait forcément que la société se divisait en deux classes, celle des « purs » qui se donnaient la prière pour tout labeur et celle des « impurs » travaillant pour nourrir les prêtres. À cet égard, on peut dire que la pratique des catholiques occidentaux n’a point différé de la pratique manichéenne : si les dogmes sont distincts, l’une et l’autre religion aboutissent au même résultat social.

Et par delà la Perse, le buddhisme eut-il aussi quelque influence sur la religion du Christ ? On a beaucoup discuté la question, mais il est certain que cette influence fut considérable, moindre toutefois que celle du mazdéisme. Et l’on possède un témoignage des plus bizarres de cette influence, puisque le Buddha lui-même, quoique sous un nom d’emprunt, figure dans l’hagiographie de l’Église chrétienne. Jean Damascène, un moine du huitième siècle, ayant reproduit un récit buddhique en donnant à ses personnages les noms de Barlaam et de Josaphat, ces deux êtres de la légende furent mis au rang des saints, or Josaphat n’est autre que le Buddha ; dans l’Eglise d’Orient, sa fête tombe le 26 août, et c’est le 27 novembre que les fidèles romains l’invoquent[16]. Non seulement le bouddhisme et le christianisme présentent des ressemblances de culte qui — pour beaucoup de détails — vont jusqu’à l’identité, mais les enseignements donnés par les disciples de l’une et de l’autre foi coïncident en partie même par les paroles ; toutefois, il ne faut pas s’en étonner, car les prêtres sont essentiellement conservateurs et formalistes ; peut-être bien moines bouddhistes et prêtres catholiques ont-ils gardé avec un parfait scrupule les costumes, les rites et les paroles qu’un clergé des époques antérieures leur avait transmis.

Une des affirmations le plus souvent répétées par habitude irréfléchie de langage se rapporte à la « beauté » de la « morale évangélique », comme si toutes les maximes morales, excellentes, médiocres ou funestes qui se trouvent dans les Évangiles n’avaient pas été formulées antérieurement par les penseurs plus anciens de l’Asie et de l’Europe. Tous les préceptes qui passèrent depuis pour essentiellement chrétiens avaient été déjà exprimés dans les mêmes termes ou sous des formes encore plus précises ou plus compréhensibles[17]. Que dire de cette sentence de Hillel : « Ne juge ton adversaire que lorsque tu le trouveras dans sa position », ou de celle-ci : « Là où les hommes manquent, sois-en un ! » ou encore : « Qui suis-je pour ne songer qu’à moi seul ? » N’a-t-on pu soutenir que le Sermon sur la montagne se trouvait plus beau et plus complet dans le Pirke Aboth (Maximes des Pères) talmudique ? Ce n’est point tant la doctrine qui fait une religion que les agissements de ses prêtres, or le christianisme ne commence à donner ses pensées pour révélées qu’après sa victoire définitive, lorsqu’il peut faire taire ses contradicteurs par l’emprisonnement et le bûcher.

Le regain de ferveur qui s’est porté récemment vers le buddhisme a montré d’une manière désormais indiscutable que le charme de l’affection mutuelle entre les hommes, que l’esprit de solidarité dans tout son dévouement et le pardon des injures dans toute sa noblesse et grandeur d’âme avaient trouvé dans les premiers bouddhistes des défenseurs qui ne furent jamais dépassés en éloquence et en profondeur de conviction ; mais tous ces sentiments ne résident-ils pas dans le fond même de la nature humaine, de même que les sentiments contraires ? Les uns ne se sont-ils pas aimés de tout temps, et les autres ne se sont-ils pas haïs depuis les origines du monde animal, et n’est-ce pas dans les relations naturelles d’homme à homme, dans leurs attractions et répulsions mutuelles, que les morales et les religions ont pris naissance pour se développer diversement à la surface du monde ?

Si les ressemblances sont grandes entre les deux doctrines nées dans l’Inde et en Palestine à six siècles d’intervalle et si des pénétrations réciproques se produisirent de l’une à l’autre, il existe pourtant entre ces deux grands mouvements de l’humanité une différence essentielle : le bouddhisme, né du sentiment de la douleur humaine, a pour objectif suprême d’arriver à la détruire, tandis que le christianisme prêche la résignation aux misères de ce monde, considérées comme ayant été voulues par Dieu en guise d’achat des joies futures du paradis. Les « quatre vérités salutaires », bases de l’enseignement bouddhique, sont de « connaître la souffrance, en étudier les causes, en chercher la suppression et en trouver le remède ». Un homme de cœur et d’intelligence peut-il avoir maintenant un autre idéal ? Peut-il se résigner quand il a compris que l’union des bonnes volontés suffirait à écarter les principales causes de la souffrance parmi les hommes[18] ?

Un autre contraste fondamental entre le christianisme et le bouddhisme provient de ce que les chrétiens, immédiatement après leurs premiers essais passagers de communisme entre disciples juifs, maintinrent explicitement les différences de classes, depuis celle des souverains jusqu’à celle des esclaves. Évidemment, le christianisme contribua à l’émancipation de ces derniers, mais seulement pour son mouvement normal, venu d’en bas : au contraire par ses autorités, par son gouvernement, par le mouvement d’en haut, il travailla à consolider l’esclavage. Bien plus, la foi prêchée par saint Paul, et devenue celle de toute l’Église, crée encore une distinction nouvelle et terrible, celle qui sépare à tout jamais les élus et les réprouvés. Dans le bouddhisme, les condamnations irrémissibles sont écartées : tout ce qui palpite, consciemment ou inconsciemment, jouit d’une parfaite égalité avec tous les autres êtres, par le seul fait de son existence. « Ni supérieurs, ni inférieurs : point d’autres liens que celui de la fraternité universelle ». Nul ne doit s’agenouiller devant aucun, si grand qu’il soit : nul ne se redresse fièrement devant quiconque, même le plus vil. Dans la religion chrétienne, au contraire, il est des hommes pour lesquels il ne faut point prier : il en est qu’il faut maudire à jamais[19].

catacombes de san-gennaro à naples

En définitive, quelle chose peut être dite spécifiquement chrétienne ? Ce fut la doctrine de saint Paul, sa théorie de la Rédemption par la Grâce. Le pécheur est pardonné, justifié, sanctifié par décret spécial qui lui attribue les mérites d’un innocent ; il est absous, non par aucune vertu de sa part, ni même parce qu’il l’aurait demandé, mais parce qu’il plut au divin juge d’en agir ainsi. Ce fut une justice se manifestant par un triple arbitraire, ce fut le règne du Bon plaisir[20].

L’empire romain, grâce à sa majestueuse unité, se prêtait à l’extension d’un culte unique : un seul empereur, une seule loi impliquait l’existence d’une seule foi. Mais il fallait livrer bataille. Le conflit entre les diverses religions d’Orient, qui cherchaient à obtenir la suprématie sur les âmes, se termina en faveur des Nazaréens, dont l’enseignement se confondait sur tant de points avec la philosophie grecque ; toutefois, il restait à l’adapter parfaitement au milieu des institutions et des mœurs : ce qu’elle ne pouvait changer, elle était bien tenue de l’accepter. Et tout d’abord, comment s’y prendre pour établir des relations normales avec le gouvernement ?

Une première génération de révoltés pouvait bien entrer en lutte, confiante dans les promesses de son prophète ou de son dieu, et l’on vit, en effet, de nombreuses communautés chrétiennes se constituer librement sans se conformer aux lois : c’est qu’on s’attendait à la prochaine fin du monde : les fidèles ne doutaient point de l’accomplissement des prédictions annoncées. Le ciel allait se déchirer et la terre s’entr’ouvrir ; toutes choses visibles allaient disparaître en un immense incendie, puis, après le grand fracas de la mort universelle, le jugement dernier allait être prononcé sur tout ce qui vécut. À la veille du cataclysme suprême, qui devait engouffrer à jamais tous les méchants, il était facile de répondre fièrement : « Plutôt désobéir aux hommes que de déplaire à Dieu ! »

catacombes de san-gennaro à naples
Les murs et le plafond sont couverts de peintures

Mais le jour de la grande colère qui devait réduire la terre en poudre se faisait attendre d’année en année et de décade en décade, tandis que les empereurs continuaient de trôner dans Rome. Il importait donc de procéder avec prudence pour ne pas risquer immédiatement sa liberté ou sa vie, car une foule, même élevée au-dessus d’elle-même par une idée morale ou par un fanatisme collectif, ne se compose jamais en entier d’hommes risquant héroïquement leur existence : la plupart font effort pour la conserver en cherchant des accommodements entre leur conscience et la nécessité des temps. Aussi l’Église proclamait-elle bien haut son respect pour les autorités qui « tiennent le glaive en main » ; tout fidèle aimait à se déclarer strict observateur des lois, sujet obéissant des maîtres. Néanmoins, elle ne put éviter les persécutions, puisque, inspirée par l’ « esprit de Dieu », elle visait nécessairement par cela même à la domination absolue et se trouvait en conflit avec une autre puissance souveraine, celle des empereurs : elle cachait ses desseins, mais par son humilité même elle en préparait la réalisation. Si la « folie de la croix » avait animé tous les confesseurs de la foi chrétienne, ainsi que nous le racontent les martyrologes, rédigés longtemps après, lorsque le christianisme était, à son tour, devenu la religion dominante, le pouvoir aurait procédé contre eux par une extermination méthodique, et jamais Tertullien n’eût eu l’occasion de lancer son apostrophe fameuse sur la présence des chrétiens dans toutes les parties de l’Empire, dans les armées, les prétoires et les palais. S’ils avaient pu se glisser partout, c’est que partout ils s’étaient accommodés à des institutions réprouvées par leurs convictions intimes ! Sauf en quelques périodes exceptionnelles, les sujets chrétiens n’eurent donc pas à subir l’oppression systématique des grands, et les persécutions qui se produisirent furent plus déterminées par des haines de race ou de classe que par des dissensions religieuses. Dans les armées, ce fut comme chefs de légions, et non en leur qualité de dépositaires de la foi et de régulateurs des cérémonies religieuses que les empereurs ou leurs lieutenants en vinrent à sévir contre les chrétiens : lorsque des soldats, professant le nouveau culte, refusaient de sacrifier aux enseignes et aux aigles, les propres dieux du grand corps militaire, ils se trouvaient dans une position analogue à celle de recrues anarchistes refusant dans une armée actuelle le salut au drapeau[21].

L’adaptation, ou, du moins, un certain assouplissement aux mœurs nationales dans chaque partie de l’empire était tout aussi indispensable au christianisme que la faveur ou la tolérance du pouvoir. Cette évolution ne manqua donc pas de se faire. Tout d’abord, le christianisme, prenant sa forme définitive, se présenta de manière à se faire très acceptable aux yeux de la société romaine. Bien que la plupart de ses membres fussent des pauvres, des humbles, des esclaves et fils d’esclaves, ils se dégagèrent bien vite de leurs premières pratiques de communisme qui les rendaient suspects aux marchands et fournisseurs de toute espèce et qui avaient été probablement la cause du premier « martyre de la foi » : si la multitude fanatique des Juifs lapida le « diacre » Étienne, c’est précisément parce qu’il était le gérant, le personnage le plus en vue de la petite communauté chrétienne qui visait par l’association des forces à saper les bases de la société « traditionnelle ». Les chrétiens apprirent bientôt à ne pas soulever contre eux la colère des petits marchands. Lorsque l’apôtre Paul, prêchant à Éphèse, voulut entraîner la foule vers un dieu nouveau, ce furent les industriels intéressés qui s’ameutèrent contre lui, surtout les orfèvres, « fabricants de petits temples en argent dont ils tiraient toute leur subsistance ». Ils vivaient du culte de la déesse locale et c’est pour sauver leur pain quotidien qu’ils hurlèrent de concert pendant deux heures : « Grande, grande est la Diane des Ephésiens ! »[22] Trois cents ans plus tard, les industries étaient changées, mais l’esprit de lucre était bien resté le même, car les conciles ayant proclamé que la Vierge Marie garderait son titre de « Mère de Dieu », et que les médailles portant ce nom auraient toujours leur caractère de sainteté, le peuple d’Éphèsc fut rempli de joie et dans les rues on se précipitait aux pieds des évêques pour embrasser leurs genoux[23].

L’organisation intime de l’Église se modela aussi sur celle de l’Empire ; les successeurs des apôtres se firent prêtres et peu à peu la hiérarchie s’établit parmi les évêques, les prêtres et les simples catéchistes : les fidèles durent s’habituer à l’obéissance, et les agapes fraternelles des premières années d’amour et d’enthousiasme furent abandonnées sous prétexte de scandale. Tant que les croyants étaient égaux et constituaient l’ « assemblée », ils mangeaient volontiers en commun : dès que l’Église eut des surveillants et des maîtres, on dut s’asseoir à des tables différentes. Les prêtres se distinguèrent du commun des convertis et prirent leur nourriture à part : même leurs aliments acquirent un caractère divin, convenant à des êtres devenus sacrés. C’est ainsi que, dans l’Église catholique, la « cène », que l’on s’imagine d’ordinaire avoir eu pour modèle la Pâques de Jésus avec ses disciples, se trouva reproduire beaucoup plus exactement le repas sacré des prêtres mazdéens. Le prêtre du Christ boit la liqueur de la vigne devant les fidèles, de même que le dajondaj buvait la sève du homa : il avale l’hostie, de même que son prédécesseur iranien prenait le daroun, rondelle de farine également cuite sans levain[24].

Une des causes assignées par Tacite au relâchement du lien national et à la décadence de la personnalité romaine, l’affluence des barbares à Rome, eut certainement une importance capitale : l’histoire a fourni des exemples fréquents et continue à en fournir. Les étrangers
Cl. Alinari.
statue de saint pierre à rome.
Cette statue en bronze dont le pied droit est usé par les baisers des fidèles est généralement considérée comme datant du ve siècle, mais quelques spécialistes la croient de beaucoup postérieure, peut-être du xiie siècle.
changent rapidement la vie d’une agglomération urbaine, même lorsqu’ils sont encore loin d’égaler en nombre les habitants d’origine locale, car poussés par l’amour des aventures ou quelque ambition tenace, ils l’emportent d’ordinaire sur les indigènes par l’énergie des passions et la puissance de la volonté. Lors de l’arrivée de l’apôtre Paul à Rome, on y compte déjà 20 ou 30 000 Juifs, et les chrétiens se mêlant parmi eux aux adorateurs de l’ancienne foi, des luttes éclatent sans cesse, en sorte que l’empereur Claude lance contre eux un décret d’exil collectif. Mais ils reviennent, et la propagande, l’ennui du présent, le désir du mieux doublent, décuplent leurs multitudes. Par les idées, les traditions, les désirs et les haines, les Juifs christianisés et les Gentils de toute race ayant accepté la foi du Christ devinrent complètement étrangers à la religion de la cité romaine, si bien qu’on put les accuser, avec quelque vraisemblance, d’avoir allumé, sous Néron, ce terrible incendie qui des 14 quartiers de Rome en détruisit complètement trois et ne laissa de sept autres que des murailles noircies. Le fait est que la foule, persuadée de la culpabilité des chrétiens, applaudit à leur supplice dans les jardins de Néron. Si nul incendiaire ne se trouva parmi ces hommes qui prédisaient constamment la destruction de Rome comme le préliminaire de la venue du Christ-Rédempteur et du commencement du nouvel âge d’or, le « Règne de mille ans », du moins devaient-ils se réjouir de cet événement dans lequel ils voyaient l’accomplissement des prophéties, et cette joie du triomphe éprouvée d’avance ne pouvait manquer de les faire prendre pour des complices. Aux temps de lutte, on se contente souvent d’une preuve de complicité « morale ».

Dès la fin du deuxième siècle après la naissance de Jésus, le christianisme avait, sinon la forme qu’il présente de nos jours, du moins tous les traits arrêtés qui en faisaient un corps bien défini et dont les modifications se sont, depuis lors, très graduellement opérées. Les chrétiens, qui s’accommodent de leur mieux à la philosophie grecque et aux exigences de la société romaine, se sont nettement séparés des Juifs, leurs initiateurs : désormais « la haine la plus sombre s’est allumée entre la mère et la fille »[25].

L’exécration mutuelle prit des proportions d’autant plus grandes que l’origine des chrétiens était incontestablement judaïque : les Juifs, restés fidèles à leur foi, voyaient des renégats, des blasphémateurs dans les chrétiens, et ceux-ci considéraient les Juifs comme les bourreaux de leur dieu. Entre les deux frères ennemis, l’inimitié devint sans bornes. Ce fut longtemps coutume, dit la légende, de mettre dans le cercueil d’un fils d’Abraham quelques cailloux, afin qu’il pût les jeter contre « le fils du charpentier » s’il avait l’occasion de le rencontrer sur les chemins d’outre-tombe. C’était là tout le bagage du mort, avec quelques pièces de monnaie et le bâton de voyage sur lequel il devait s’appuyer pour « monter » à Jérusalem. On accusait, on accuse encore les Juifs de méfaits plus graves, puisque souvent l’opinion leur attribua le meurtre d’enfants chrétiens dont le sang devait servir à la préparation du pain de la Pâque. Il est curieux que cette accusation soit précisément une vieille arme employée jadis par les païens contre les chrétiens eux-mêmes[26]. Les calomnies féroces sont de tous les temps et servent à tous les partis. Qu’il y ait eu de part et d’autre des scélératesses commises, infanticides et autres, on ne saurait en douter, mais il est non moins certain qu’elles furent surtout le fait des chrétiens, puisque ceux-ci ont presque toujours disposé de la force et furent les persécuteurs.

N° 257. Répartition des Chrétiens vers l’An 180

Cette carte est dressée d’après E. Renan : Index général de l’Histoire des Origines du Christianisme.

Durant le IIIe siècle, on voit de nouvelles églises surgir en Italie, dans l’Espagne méridionale, ainsi qu’en Sicile et en Tripolitaine. Quant aux Gaules, si l’on excepte Lyon qui eut une église en l’an 168, il n’y avait encore au milieu du IIIe siècle aucune trace sérieuse de christianisme ; en réalité l’évangélisation y date de saint Martin (Remy de Gourmont).


Tandis que le christianisme divorçait violemment d’avec les Juifs, il se substituait aux anciens cultes païens autant que le permettait la rigidité des dogmes : le clergé reconstitué s’occupait maintenant d’introduire de l’ordre dans le chaos et d’interpréter toutes choses au mieux de son intérêt. Il a fait un choix entre les Évangiles canoniques et les autres, rejetés comme « apocryphes », bien que de valeur sensiblement égale quant à l’authenticité des faits que racontent ces livres[27] ; le Nouveau Testament est clos. Ayant arrêté l’émission de la « parole divine », l’autorité ecclésiastique n’a plus qu’à en fixer le sens, à en expliquer les passages obscurs, à en concilier les contradictions. Dans le tourbillon des commentaires, dans le conflit des opinions qui ont été successivement présentées et qui s’entre-heurtent de part et d’autre, il s’agit de choisir ce qui sera l’orthodoxie et ce qui sera l’erreur. Du moins pourra-t-on créer l’apparence de l’unanimité et cacher les divergences sous des phrases sacramentelles et convenues.

L’unité de foi avait été proclamée. « Un seul Dieu en trois personnes » ! Tel était le dogme : mais la vérité est que les anciens cultes locaux se maintinrent sous des noms différents et avec les modifications indispensables rendues nécessaires par le changement du milieu. Les rites changèrent quelque peu, certaines cérémonies tombèrent en désuétude, tandis que d’autres, importées ou formées sur place, finirent par l’emporter ; çà et là, des révolutions brusques se produisirent à la suite d’invasions, de migrations, de guerres civiles, mais dans l’ensemble il y eut transition graduelle d’un culte à l’autre culte. Nombre de saints, tels saint Hermès ou saint Éleuthère, furent créés par la simple introduction des appellations d’anciennes divinités dans le rituel de l’Église. Les trois personnes de la Trinité, dont il était absolument impossible à l’esprit humain d’accepter la définition théorique les représentant comme de purs esprits, égaux en puissance, également infinis dans le temps et dans l’espace, prirent une réalité tangible aux yeux des fidèles, de manière à se superposer aux grands dieux d’autrefois. Ici, Dieu le Père remplaçait Jupiter ; là, Dieu le Fils succédait à Mithra, à Bacchus, à Phœbus Apollon ; quant au Saint-Esprit, il était par définition d’essence trop subtile pour se concrétiser en un dieu populaire. Et si le culte de la Vierge prit une telle importance dans la religion catholique, si Marie, la « Mère de Dieu », finit même par constituer le quatrième terme de l’être multiple et un, bien que tous les récits miraculeux à elle attribués dans les Évangiles apocryphes eussent été rejetés du canon des Écritures dans les premiers temps de l’Église[28], si même, en certaines régions de la chrétienté, le culte de l’épouse du charpentier l’emporta sur celui de Dieu, c’est que les antiques adorations s’étaient perpétuées. Il fallait une héritière aux déesses païennes d’autrefois. Les Aphrodite et les Artemis, les Démêter et les Pallas Athéné avaient longtemps gardé les hommages des fidèles ; elles continuèrent de les recevoir, quoique sous d’autres noms, et même elles ne perdirent point les vocables par lesquels le peuple les avait invoquées : ce furent toujours les Panagies ou Saintes par excellence, les « Notre-Dame » et les « Bonne Mère ». Sans doute l’Église, changeant officiellement les dieux et la hiérarchie céleste, ne se laissa point aller à voir mille déesses antiques dans l’auguste Mère de sa liturgie, mais les adorateurs s’adressaient chacun à la puissance différente, à la déesse spéciale qui s’était réservé telle ou telle part de gouvernement dans les affaires humaines : les fils invoquaient la patronne qui avait secouru leurs aïeux.

Cl. Alinari.
rome. ruines du palais des sévères sur le palatin

De même que les dieux, les symboles religieux s’étaient également conservés et ne se modifièrent que par lente évolution. Ce que les écrivains indiquaient naguère comme des symboles particuliers à la religion du Christ lui avait été transmis par les cultes païens. La lampe du feu solaire éternel brûlait dans les temples de Minerve, d’Apollon, de Jupiter, comme elle brûle dans ceux de la Vierge ; la vapeur de l’encens flottait autour des statues de dieux comme elle monte de nos jours vers le saint ciboire. Minerve, comme Marie, avait des zélatrices et leur faisait distribuer le pain bénit. Les prêtres avaient également leur tonsure et se livraient aux mêmes balancements de corps et génuflexions. Les tombeaux des premiers martyrs eurent une décoration purement mythologique : les chrétiens avaient tout accepté de leurs devanciers païens, les victoires, les amours, les Dioscures, Icare, Psyché, mais en leur donnant peu à peu une signification différente. Orphée, le chantre divin, se transforma aux yeux des fidèles en la personne auguste du Christ, le fils de Dieu. Représenté d’abord au milieu d’animaux qu’il charme par le son de sa lyre, il finit par n’avoir plus qu’un seul agneau pour auditoire ; il s’identifie avec le bon Pasteur, et finalement la symbolique chrétienne le figure sous la seule forme de l’agneau : l’évolution est accomplie[29].

Cette religion des prolétaires révoltés qui débuta, au cri de l’apôtre Paul, par la destruction des livres et des œuvres d’art resta longtemps fidèle à ses origines par sa haine de la science, toujours qualifiée de « fausse » et de « prétendue », et par son impuissance à se manifester sous une forme artistique, autre que la véhémence oratoire. Les premiers poètes chrétiens sont d’une lamentable médiocrité. Les sculpteurs chrétiens deviennent très vite incapables de reproduire décemment les formes humaines. Bientôt ils ne figurent même plus de grossières effigies : ils se contentent de représenter vaguement des colombes ou de tailler des monogrammes du Christ, ils finissent par ne plus savoir sculpter que la croix : l’ignorance des artistes, leur impuissance se résume pour ainsi dire dans l’incessante reproduction de ce symbole. « La barbarie dans l’art précéda les barbares »[30]. D’ailleurs le christianisme avait été, dès l’origine, aussi contraire à la figuration de la force humaine que plus tard le fut l’Islam ; il observait à cet égard le précepte de Moïse qui condamnait la pratique de « tailler des images ». Les rigoristes répétaient volontiers que Jésus avait été laid, condamnant ainsi en sa personne le culte de la beauté ; plus tard, lorsque la vénération
Musée du Louvre.Cl. Alinari.
rome. le bon pasteur
Statue chrétienne des premiers siècles.
religieuse se porta vers la mère de Jésus, les fidèles qui s’opposaient à cette idolâtrie professaient également que la Vierge avait été choisie spécialement parmi les humbles et les laides. Au commencement du IVe siècle, Eusèbe, l’un des plus illustres pères de l’Église, réprouve comme profane le désir de posséder de « saintes images », et jusqu’en plein moyen âge, des docteurs autorisés, des conciles condamnent l’art et les artistes[31]. Les anciennes coutumes funéraires s’étant maintenues comme toutes les autres habitudes sociales, les images que l’on reproduisait sur les tombeaux des chrétiens devaient par cela même être empruntées à l’art païen : les artistes des catacombes continuaient les peintres de Pompéi. L’art dit chrétien fut en réalité purement païen jusqu’à l’époque où l’hérésie força les portes de l’Église, et dans cet art qui lui servait de nourriture, il ne prenait que ce qui était vieilli et corrompu. Les chrétiens n’imitaient que des imitations et ne copiaient que des copies.

De même toutes les connaissances et raffinements de l’esprit furent méprisés par les néophytes. L’éducation, même celle des chrétiens, était forcément païenne, puisque ceux qui professaient la « folie de la croix » étaient des ignorants. L’école restait ainsi d’une façon indirecte l’ennemie du christianisme : elle contraria longtemps la religion nouvelle, de même que, de nos jours, l’éducation catholique subjugue encore les enfants des penseurs libres. Institutions, mœurs, langage, la vie entière était imprégnée de l’esprit du passé et pénétrait, transformait le christianisme, même quand celui-ci eut conquis le pouvoir matériel. Étouffés par le régime politique, les citoyens n’avaient plus de vouloir ni de franchise, et leurs arts avaient perdu la sincérité de l’expression, la littérature était devenue rhétorique et formule convenue, la pensée n’était plus qu’un reflet et la philosophie avait cédé la place aux rêveries mystiques.

L’infériorité patente des chrétiens au point de vue de la science, de la poésie, des arts plastiques contribua pour une part à fortifier chez les conservateurs romains le sentiment de mépris qu’ils éprouvaient à l’égard de la religion nouvelle, déjà tenue pour honteuse à cause de son origine orientale et du milieu dans lequel se recrutaient ses adeptes, esclaves, affranchis, prolétaires et pauvres pécheresses. Et pourtant cette origine populaire, avec toutes les conditions d’un pareil milieu, fut précisément ce qui permit au christianisme de se développer et de triompher à la longue, en dépit de l’aversion que les raffinés de la civilisation gréco-romaine lui témoignaient. Certes, les nobles stoïciens, qui se tenaient à l’écart de la société corrompue d’en haut et qui tâchaient de vivre conformément à leur bel idéal avec les rares amis qui les comprenaient, formaient un groupe admirable, contrastant avec la multitude ignorante et envieuse des chrétiens. Religion de tête, le stoïcisme avait beau exalter la pauvreté, glorifier l’esprit de sacrifice, élever le dur labeur au-dessus de la richesse et des plaisirs, exiger la « charité » du cœur qui cherche à se faire pardonner le bienfait, le peuple resta sourd à cet enseignement, auquel manquait la sanction grossière et traditionnelle des récompenses et des peines. Le stoïcisme était trop sincère et trop pur pour promettre de placer ses fidèles à la droite de Dieu et pour attirer à soi les cruels et les vindicatifs en imaginant un enfer « dont le feu ne s’éteint point »[32].

Mais si la foule ne comprenait pas le stoïcisme, celui-ci montrait bien le même aveuglement, il ne discernait pas la force qui entraînait les masses populaires vers un nouvel idéal ; il ne croyait assister qu’à une dispute entre sectes judaïques[33]. Cette aristocratie de la pensée méprisait l’ignorance, dédaignait les passions, les enthousiasmes et les haines, elle ne savait point descendre dans le peuple, et c’est à juste titre que celui-ci ne la distinguait pas de la tourbe des jouisseurs ; pour autant qu’ils ne s’ignoraient point, stoïcisme et christianisme se détestaient. Combien s’écoulèrent de siècles avant que fût possible une synthèse entre des éléments si divers et que la raison éclairée considérât l’humanité entière comme véhicule !

Le christianisme, sous ses diverses formes, et notamment celle qui, après avoir triomphé, prit le nom d’orthodoxie, continua donc de se propager dans les masses profondes des nations réunies sous le pouvoir de Rome. A mesure que l’unité semble se faire plus solide par l’achèvement des rayons routiers entre Rome et tous les points stratégiques du pourtour de l’empire, à mesure que le nombre des citoyens s’accroît, au point d’englober, dès le commencement du IIIe siècle, tous les hommes libres, le désordre moral produit par la différence des cultes, des idées, des ambitions se généralise dans toutes les parties du monde romain. Le pouvoir central, représenté par l’empereur, ne peut donc plus s’appuyer sur le consentement universel des sujets, ceux-ci sont désormais divisés en nations et en classes qui s’entre-haïssent : pour les maintenir en troupeau docile, il faut se servir de l’armée comme principal instrument du règne. Peu d’années après le gouvernement pacifique des Antonins, Septime Sévère, victorieux de deux puissants compétiteurs, profita de ses victoires pour réorganiser complètement l’armée en constituant un corps de prétoriens choisis parmi toutes les légions et principalement parmi celles qui avaient tenu garnison dans les provinces orientales de l’empire : les noms transmis indiquent surtout cette origine[34].

Évidemment Septime Sévère avait constitué une force militaire sur laquelle il pouvait personnellement compter, soit dans les guerres civiles, soit dans les guerres étrangères ; mais ces prétoriens qui lui étaient dévoués et qui l’eussent volontiers servi contre Rome elle-même, puisqu’ils n’étaient Romains que de nom, devenaient d’autant plus dangereux pour les citoyens et pour l’ensemble de la nation ; quand ils n’eurent plus à dépenser leur force dans les guerres extérieures sur les frontières du Rhin, du Danube et de l’Euphrate, ils l’employèrent à brigander à travers les provinces et à se disputer Rome comme une proie : on vit, au milieu du IIIe siècle, jusqu’à trente candidats — les trente tyrans — soutenus par autant de groupes militaires distincts, se disputer l’empire.

Cette division profonde, essentielle, entre Rome et son armée avait déjà commencé sous la République. De nombreux barbares, enrôlés parmi les soldats par les triumvirs, avaient reçu le titre de citoyens et pris part aux grandes distributions de terres dans les campagnes de l’Italie septentrionale. Tandis que les étrangers entraient dans l’armée, les Romains en sortaient. Les jeunes gens de Rome, puis ceux des villes italiennes avaient profité de leurs privilèges pour s’exempter du service militaire : ils se contentaient de la gloire de leurs aïeux et se gardaient bien d’en conquérir pour eux-mêmes[35]. C’étaient les gens de la campagne qui prenaient le glaive en main et qui finissaient par devenir les maîtres. Il n’y avait plus de Romains proprement dits parmi les prétoriens qui nommaient et renversaient les empereurs et traitaient la « ville éternelle » en cité conquise[36].

Sous Dioclétien, les soldats ne sont plus même des sujets de Rome, ce sont des mercenaires recrutés en dehors des limites de l’empire : les barbares, futurs conquérants, sont ainsi introduits par le souverain lui-même, et l’on s’étonne qu’ils soient restés si longtemps sans employer pour leur propre compte la force dont ils étaient investis. La vénération de la sainte Rome les retenait dans l’exercice de leur pouvoir.

La nation, que son impuissance même avait fini par désintéresser complètement de ses propres destinées politiques, n’avait plus de passion que pour les jeux sanglants du cirque. L’art dans le meurtre, tel était devenu le raffinement par excellence, et la tourbe romaine, avide de spectacles, en discourait savamment : tuer un homme avec élégance
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
fouilles d’antinoë. compte-prières
menait à la richesse et à la gloire, comme le fait aujourd’hui coup d’épée planté d’un air distrait dans le cou d’un animal par l’infaillible main du torero. Les princes qui assistaient sans intérêt aux jeux du cirque devenaient rapidement impopulaires, et si les chrétiens restèrent si longtemps abhorrés par la foule romaine, c’est qu’on leur attribuait l’idée d’abolir les spectacles sanglants ; on pensait que s’ils arrivaient au pouvoir ils resteraient fidèles à leurs principes, comme si la conquête du trône n’avait pas toujours pour effet de consolider les abus. Le fait est qu’après le triomphe de la « croix », les empereurs chrétiens se gardèrent bien de toucher aux horribles fêtes ; celles-ci se maintinrent jusqu’à la destruction de l’empire, et même plus longtemps, au moins jusqu’au règne de Théodoric[37]. Encore nous dit-on qu’il fallut l’initiative d’un moine révolutionnaire pour mettre un terme aux combats de gladiateurs : un certain Telemachus, Africain d’origine, se précipita dans l’arène pour séparer les combattants : il fut tué, mais l’institution avait reçu le coup de grâce[38].

Le besoin de voir souffrir était devenu tel que tout drame devait être non pas figuré mais réalisé matériellement. Pour rendre quelque intérêt au vieux personnage d’Hercule sur le mont Œta, il fallait aux Romains blasés que l’on brûlât un condamné à mort sur un bûcher véritable. Quand on représentait un procès suivi d’un supplice, le principal personnage du drame était remplacé par un sosie que l’on mettait réellement en croix et qui réjouissait le peuple du spectacle de son agonie. Le pur caprice suffisait quelquefois à déterminer des massacres sans autre excuse que le dilettantisme de l’art pour l’art. Ainsi, lorsque Caracalla, le ϰοσμοϰράτωρ ou « maître du monde » que célébraient bassement les inscriptions des temples d’Alexandrie, prit plaisir pendant plusieurs jours et plusieurs nuits à faire massacrer la population qui l’adulait, il n’avait d’autre motif que le goût du meurtre, peut-être aussi le ressentiment causé par quelque trait d’esprit, ou bien la conscience intime de sa laideur et de sa lâcheté ; c’était au fond le besoin d’écarter par un forfait sans nom la comparaison qu’il avait établie lui-même publiquement entre sa basse personne, Achille, le plus beau des Grecs, et Alexandre, le plus illustre des conquérants. La vie humaine était si peu de chose que la peste effroyable survenue vers le milieu du IIIe siècle parut un phénomène normal : avec les guerres, les invasions, les tueries, elle emporta, dit-on, la moitié des habitants du monde romain.

D’ailleurs, on peut dire que, même au point de vue matériel, il n’y avait guère plus de Romains dans Rome lorsque les barbares vinrent mettre fin à l’empire. D’abord les généraux vainqueurs avaient ramené des tourbes d’esclaves qui, devenus affranchis, puis citoyens libres, changèrent le sang de la race ; ensuite les spéculateurs, les aventuriers, les lettrés, les savants, tous les chercheurs de fortune vinrent contribuer également à modifier graduellement les éléments ethniques de la population. D’autre part, un mouvement s’était produit en sens inverse : des soldats romains, auxquels on avait concédé des terres dans leurs propres conquêtes, s’étaient établis loin de l’Italie sans aucun espoir de retour : un cercle immense de colonies s’était formé aux dépens du foyer central, de même que les soldats vétérans, les généraux et autres personnages de la classe patricienne avaient quitté Rome pour s’établir dans les provinces comme proconsuls, amenant avec eux tout un peuple de légistes, de scribes et de bas officiers[39].

Pendant cette période critique de l’histoire romaine, la tendance du grand corps œcuménique de l’empire à se diviser
palmyre.
mausolée entièrement garni de sarcophages.
administrativement et politiquement en ses deux moitiés naturelles, l’Orient et l’Occident, devenait de plus en plus impérieuse ; le schisme s’était déjà préparé avant la fin de la République, mais à cette époque, la croyance quasi religieuse en la gloire toujours croissante de Rome et la ferveur d’un impérialisme naissant avaient masqué le contraste ; chaque territoire géographique reprenant pourtant peu à peu conscience de son individualité, la fusion devenait de plus en plus difficile entre les éléments divers, et la rupture était inévitable. Il était à craindre que le déchirement se fît à l’avantage de quelque puissance non romaine, comme celle des Arméniens ou des Perses qui menaçaient les frontières orientales, mais le danger se produisit tout à coup en deçà des limites, à moitié chemin du fleuve Euphrate et de la Méditerranée : on vit avec surprise un simple lieu de marché, Tadmor, ou la « Palmeraie », la Palmyre de l’Histoire, devenir une capitale d’empire et balancer la fortune de Rome.

Depuis un temps immémorial, Tadmor était restée ce que la nature l’avait faite, un lieu de rendez-vous pour les caravanes, un centre d’échanges où devaient se réunir les marchands phéniciens du littoral, les négociants de Damas, porteurs des denrées recueillies dans toutes les vallées du Liban et de l’Anti-Liban, les commissionnaires du trafic de l’Euphrate et les acheteurs du Taurus arménien, venus par la vallée du Chapur. Grâce à sa situation entre fleuve et mer, dans le voisinage d’un grand désert, difficile ou même dangereux à traverser, Tadmor était l’étape obligée sur la route la plus avancée vers le sud, parmi toutes les voies de communication naturelles ouvertes d’oasis en oasis. Utile à tous ses voisins, et même, par le rayonnement de son commerce, à tous les habitants de l’immense hémicycle de montagnes qui se recourbe du golfe d’Arabie au golfe de Perse, Tadmor avait donc un intérêt capital à vivre en paix avec tous, afin de ne pas inquiéter les trafiquants et les détourner vers les routes du nord par Haleb et le grand coude de l’Euphrate. Aussi fut-elle, pendant de longs siècles, la ville hospitalière par excellence. Les gens de toute race y étaient cordialement accueillis, et son marché présentait la plus curieuse réunion de types et de costumes. Aucune religion n’en était bannie : on adorait tous les dieux dans Tadmor, et lorsque le culte du Christ eut commencé de se répandre, les nouveaux religionnaires se pressèrent dans l’oasis à côté des Juifs, des adorateurs de Jupiter et de Mithra, des philosophes hellènes sans aucune attache religieuse. La « ville des Palmes » constituait une république, une cité libre, n’ayant que des alliés, n’attaquant personne et par conséquent non obligée de se défendre : elle resta longtemps sans histoire, malgré l’importance des transactions pacifiques dont elle était le centre.

Malheureusement, Tadmor s’était emplie de trésors par l’effet des bénéfices séculaires réalisés sur tout le monde de l’Asie antérieure, y compris Cypre et l’Égypte. En outre, la république commerciale était tombée sous la domination d’un homme de guerre, Odenath, dont les intérêts politiques dépassaient de beaucoup la région de l’Euphrate et de l’Oronte : ce personnage ambitieux profita de ses énormes revenus pour lever de puissantes armées et guerroyer, d’abord pour la plus grande gloire de Rome, sa suzeraine, puis pour son propre compte, comme « empereur », allié, mais rival. Sa femme, connue dans l’histoire sous le nom de Zénobie (Batzebinah), continua les guerres de son mari et ne craignit pas de s’attaquer à l’empire.

N° 258. Oasis de Palmyre.


Reine d’une cité devenue judéo-grecque, elle eut, dit-on, l’ambition prématurée de faire équilibre au monde occidental et de créer, deux générations avant Constantin, un groupement oriental de provinces « à civilisation et à religion grecques, devançant, par son monothéisme simple, l’arianisme et l’islamisme »[40]. Mais Palmyre, quoique très centrale relativement à la mer et au bassin des deux fleuves Euphrate et Tigre, n’avait pas une situation géographique comparable à celle de Babylone ou de Bysance : il lui manquait un ensemble de terres fertiles et populeuses servant de point d’appui à ses forces militaires ; il suffit de couper les chemins autour d’elle pour la réduire à l’inanition et à l’impuissance[41].

Ce dédoublement de l’empire, qui n’avait pas réussi à des ennemis, était devenu tellement nécessaire que les empereurs mêmes durent le réaliser. D’ailleurs, des signes prémonitoires avaient depuis des siècles indiqué le partage futur des possessions de Rome. L’immense ellipse devait avoir deux foyers. Antoine n’avait-il pas été le maître de l’Orient dans Alexandrie, et, avant lui, César n’avait-il pas songé à transporter dans cette ville, ou bien à Troie, la capitale du monde romain ?[42] Trois siècles après, sous le règne de Dioclétien, le travail de dissociation était déjà tellement avancé que cet empereur, génie administratif de premier ordre, avait pris les devants en divisant lui-même l’immense agglomération de ses territoires en quatre segments, énormes déjà, deux gouvernés par des Augustes et deux soumis à des Césars, ayant rang d’empereurs mais de dignité secondaire. En même temps, il voulut soustraire le pouvoir absolu au reste de puissance que pouvait encore exercer la tradition romaine, puisque, pour remanier l’empire à nouveau, il fit choix de deux capitales en dehors de Rome découronnée, Milan, dans la moitié occidentale de l’empire, et Nicomédie, dans la moitié orientale. Son œuvre toutefois ne fut que provisoire ; chaque empereur ne pouvait que tendre à la domination sans partage et l’unité nominale fut rétablie, pour un temps, après la victoire d’un des successeurs de Dioclétien sur les autres copartageants de la dignité impériale.

Constantin fut le plus fort : il se trouva soutenu par une puissance qui donna soudain à l’empire un regain de cohésion et d’unité. Cette puissance fut la religion chrétienne, plus unie et plus solidaire dans ses manifestations que ne l’étaient, de l’Euphrate à l’Océan, les divers cultes païens, policés et barbares. D’ailleurs, il ressort nettement de la lecture des auteurs du temps que la lutte de laquelle sortit la proclamation du christianisme comme religion d’État n’eut aucun caractère religieux : les deux antagonistes, Constantin et Maxence, n’avaient d’autre objectif que la domination politique du monde. Nulle discussion théologique n’avait eu lieu entre les empereurs ennemis : l’un et l’autre n’avaient eu recours qu’aux prêtres. Maxence, très effrayé de l’avenir, avait consulté les oracles, conformément aux anciens rites ; Constantin, non moins anxieux, et sachant que son adversaire s’était assuré l’appui des divinités païennes, devait faire appel à de nouveaux dieux. La magie de ces derniers fut la plus efficace[43].

N° 259. Division de l’Empire sous Dioclétien.

Le domaine de chacun des quatre empereurs est indiqué par des hachures de directions différentes.

Sous Dioclétien, l’empire était partagé en douze diocèses, gérés chacun par un vicarius, cette division ne fut que peu modifiée par la suite. Quant aux provinces, leur nombre ne cessa de s’accroître pendant toute la durée de l’empire romain. Il y en avait 29 à la mort d’Auguste, 42 à la mort de Marc-Aurèle, 96 sous Dioclétien, 120 sous Honorius (Paul Guiraud).

Toutefois Constantin, dont les légendes catholiques ont fait un ardent champion de la foi chrétienne, n’était pas très rassuré, ne sachant s’il avait avec lui l’élément le plus fort. Comme par un phénomène de mécanique et sous l’empire de lois analogues, les deux formes religieuses, paganisme et christianisme, en conflit l’une avec l’autre, se trouvèrent pendant une certaine période en état d’équilibre, et de subtils politiciens, tels que Constantin, pouvaient se demander avec hésitation laquelle des deux finirait par triompher. C’est alors que, par crainte de l’avenir, on en vint, de part et d’autre, à demander pour tous les croyants pleine liberté de pensée et de foi. L’idée de tolérance germa dans quelques esprits prudents, et l’on entendit jusqu’à des empereurs prononcer des paroles qui sont vrais propos d’anarchistes : « Personne n’en doit gêner un autre, et chacun doit faire comme il l’entend ». Ainsi s’exprimait Constantin lorsqu’il avait déjà vaincu les païens par le symbole de la croix, mais en pleine connaissance de la puissante force d’inertie qui restait à ses adversaires.

Lorsque son pouvoir fut enfin consolidé, il prit bien soin d’être en même temps le grand maître des deux religions ennemies, comme un souverain moderne duquel prêtres, pasteurs et rabbins dépendent administrativement les uns comme les autres et lui doivent au même titre prières, bénédictions et actions de grâce. Constantin sut tenir en balance les craintes, les espérances et les rivalités jalouses de ses sujets païens et chrétiens, conservateurs et novateurs. Ainsi, dans la même année, il publia deux édits dont l’un ordonnait la célébration du dimanche, tandis que l’autre recommandait la consultation régulière des auspices. Et le dimanche se trouvait être en même temps le « jour du Seigneur » et le « jour du soleil », Dies solis, sunday. Constantin éleva des églises, mais, avec une générosité pareille, il reconstruisait et enrichissait les temples. Il faisait frapper des médailles en l’honneur de Jupiter et d’Apollon, de Mars et d’Hercule et ne négligea point son devoir de fils reconnaissant qui lui ordonnait de faire monter son père Constance au rang des dieux.

Il ne s’agissait donc que d’établir l’alliance entre le trône et l’autel : mais quand le christianisme devint la religion vraiment dominante et que l’observance de l’ancienne foi fut presque un acte de révolte, quand les souverains crurent pouvoir disposer de la force sans ménagement aucun, ils tinrent le langage qui leur était dicté par les saints docteurs de l’Église : « Déracinez de la terre celui qui sacrifie aux dieux. Il est défendu d’avoir aucune pitié pour lui : il faut le lapider, le mettre à mort, quand ce serait ton frère, ton fils et la femme qui dort sur ton sein » ! C’est ainsi que le pieux Firmicus Maternus exhorte à leurs devoirs de persécuteurs consciencieux les fils de Constantin[44]. Et
Musée du Louvre.Cl. Giraudon.
l’empereur constantin
saint Augustin, le docteur par excellence, en arrive également à parler du « glaive des justes lois » contre l’erreur et à dresser le terrible code en vertu duquel les inquisiteurs brûlèrent plus tard les hérétiques en toute tranquillité de conscience.

Ce droit de punir le païen et le schismatique, tous les deux ennemis du dieu des orthodoxes, appartient sans doute à ceux-ci puisqu’ils s’imaginent obéir aux ordres précis venus d’en haut, et ce droit devient facilement un devoir ; mais il convient surtout aux maîtres de se venger des persécutions d’autrefois, des terreurs de la veille. « Le Seigneur est jaloux et vindicatif », de même aussi les troupeaux de ses fidèles. « Bienheureux seront les saints, nous dit un des leurs, Thomas d’Aquin, puisqu’ils auront la joie de voir les souffrances des damnés ». Les enseignements de l’Évangile et les commentaires de ses interprètes sont formels à cet égard. Même le doux Jésus parle dans ses paraboles comme le ferait un despote d’Assyrie : « Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits doit être coupé et jeté au feu ». — « Lancez le serviteur inutile dans les ténèbres de dehors : là il aura des pleurs et des grincements de dents ». — « Amenez ici les ennemis qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux et tuez-les devant moi ». — « La véritable pitié, c’est d’être impitoyable » ! ajoute saint Jérôme[45].

Les persécutions furent beaucoup moins appliquées à des ennemis païens qu’à des frères en la foi, rivaux pour la conquête du pouvoir. La première loi édictant la mort pour hérésie fut promulguée par Théodose contre quelque secte des manichéens : c’est le premier texte dans lequel il soit fait mention de l’Inquisition de la Foi[46]. De loin, les disputes théologiques paraissent avoir été inspirées seulement par l’ardeur des convictions et la passion de la domination religieuse, mais en regardant les choses de près, on s’aperçoit que d’autres causes furent également à l’œuvre. Or, à l’époque où le christianisme monta sur le trône avec Constantin, les membres du clergé, surtout en Orient, disputaient avec acharnement sur la nature de Jésus Christ  : les influences persanes, égyptiennes, judaïques et grecques se croisaient diversement, mêlant à l’infini leurs arguties théologiques : Christ avait-il été créé par son père, comme le professait Arius ? ou bien avait-il existé de toute éternité, égal au Père par son essence ? Ou bien ne l’égalait-il que par la volonté ? Toutes questions qui certainement passionnèrent la foule, mais que celle-ci ne put comprendre. On s’entre-maudit et s’entre-tua, mais sans bien savoir pour quel prétexte, car les raisons vraies n’étaient autres que l’enjeu des richesses et de pouvoir constitué par les propriétés, les palais, les capitaux : les intérêts économiques se cachaient sous un aspect religieux[47]. Pendant plus d’un demi-siècle la lutte se poursuivit avec oscillations diverses : conciles et empereurs décidèrent le pour et le contre, mais la victoire finit par rester au « symbole de Nicée » promulgué par le premier concile, sous le règne de Constantin ; l’opinion d’Arius devint donc une « hérésie » et sa doctrine, bannie de l’empire, ne trouva de refuge, pour un temps, que chez les barbares, Goths, Vandales et Lombards. L’unité de foi fut proclamée dans l’empire : grand avantage pour les maîtres qui voulaient imposer à leurs sujets l’unité dans l’obéissance.

À la même époque, les rois de Perse avaient également obtenu par la persécution l’unité de la foi, du moins en apparence, dans leur religion officielle, le mazdéisme : les manichéens du royaume avaient été condamnés à la prison ou à la mort, peut-être Mani lui-même fut-il écorché vif. C’est ce qu’on appelait le « supplice persan » ; les peaux des suppliciés, emplies d’air ou de paille, étaient destinées à se balancer devant le palais des souverains.

La direction de la foi religieuse, qu’assumait désormais le gouvernement en donnant au culte un caractère officiel, impliquait aussi la direction de la morale : c’est-à-dire que le pouvoir tendait à prendre le rôle d’éducateur. Autrefois, sous la République, les censeurs veillaient à ce que chaque citoyen conformât sa vie aux mœurs générales et aux injonctions de magistrats, incarnation de l’État romain : cinq cents ans après, sous l’administration des fonctionnaires impériaux, alors que le scepticisme avait dissous les anciennes lois morales, les maîtres s’imaginaient qu’ils pourraient en dicter de nouvelles. L’État moderne, avec son prétendu rôle de Providence, se chargeant du bonheur des sujets et leur dictant conduite et pensées, était déjà né avant les Dioclétien et les Constantin. Pour la première fois, sous Vespasien, l’enseignement s’était rattaché vaguement à l’État. Les rhéteurs étaient devenus, sinon des fonctionnaires, du moins des pensionnaires comme sous les Ptolémées. Quintilien notamment avait professé la rhétorique aux frais de l’empereur, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle fondèrent également des chaires pour les grammairiens et les rhéteurs ; Alexandre Sévère bâtit des écoles et donna des bourses aux enfants pauvres, ou plutôt décida que les villes entretiendraient les élèves désignés par elles comme dignes d’une instruction complète. Le premier pas était fait, et de ce mouvement devait découler le système d’enseignement qui prévaut encore dans le monde civilisé.

L’empereur qui s’avança le plus loin dans cette voie et qui à cet égard fut tout à fait un novateur est ce Julien que l’Église chrétienne continue de désigner par le surnom d’ « Apostat », parce qu’il représente la réaction des païens lettrés contre la domination des chrétiens ignorants et grossiers. Mais, en réalité, Julien ne cherchait pas à revenir au paganisme antique : chrétien malgré lui, il voulait en instaurer ce qu’il y trouvait de bon et le mêler à une religion de son choix qui eût gardé la forme païenne, quoique la morale en eût été nouvelle. Cette religion est celle que lui-même appelait « hellénisme » et qui eût été en effet complètement grecque par sa philosophie, par sa haute morale. Entraîné par ce projet à réalisation impossible, cet empereur qui désirait le bien, mais qui n’en faisait pas moins le mal, parce qu’il était nanti de cette terrible prérogative du pouvoir absolu, fut le premier qui utilisa la puissante organisation administrative de l’empire pour constituer au profit de l’État l’unité de l’enseignement. Il imposa aux villes l’obligation de lui soumettre le choix des professeurs, puis à ceux-ci il dicta le programme de ce qu’il leur faudrait enseigner et des doctrines qu’ils auraient à écarter. Il leur défendit de professer des opinions différant des croyances populaires. Ainsi l’État devint maître d’école. C’en était fait, et pour longtemps, de la liberté[48]. Cette organisation centralisée de l’enseignement, imaginée contre les chrétiens par le paganisme mourant, devait surtout servir aux chrétiens contre toute hérésie, contre toute nouveauté, contre la liberté même de la pensée, et sert encore à tout gouvernement contre ceux dont il a peur.

Un édit de 870, adressé par Valentinien, Valens et Gratien à Olybrius, préfet de Rome, nous montre dans quel esprit de despotisme fut interprété ce droit d’intervention du gouvernement, considéré comme directeur de l’instruction publique : tous ceux qui voulaient étudier à Rome devaient d’abord apporter au « maître du cens » ou préfet de police les lettres des gouverneurs de province leur donnant permission d’étudier et déclarant leur lieu de naissance, âge et qualités. Après s’être inscrits au cours, ils devaient faire strictement les études indiquées, obéir aux règlements de police sous peine de fustigation, et partir après avoir accompli leur vingtième année : « s’ils négligent de partir d’eux-mêmes, le préfet aura soin de les expédier, fût-ce contre leur gré »[49]. Il ne leur restait plus qu’à supprimer l’initiative des villes et des individus pour l’enseignement. C’est ce que les empereurs bysantins, suivant la logique des idées, accomplirent bientôt après.

Toutefois, le long et savant détour de l’assouplissement parfait des hommes par l’éducation était une méthode trop patiente et trop en désaccord avec le caprice ordinaire et la passion des maîtres pour que ceux-ci ne préférassent pas la méthode plus facile du commandement brutal. Il valait mieux empêcher la pensée de naître.

fouilles d'antinoe, femme en prière accompagnée d’horus et d’anubis
Mélange de religions chrétienne et égyptienne.


Ainsi le sagace Trajan, très logique dans sa conception du pouvoir, ne voulut jamais permettre aux ouvriers nicomédiens de fonder une association pour l’extinction des incendies ; c’est que toute réunion de gens intelligents pouvait, d’après lui, entraîner des conséquences bien autrement graves que la destruction de quelques maisons ou de toute une ville[50]. Réprimer, empêcher, interdire, telle est la pratique par excellence des souverains, d’ailleurs très facile à pratiquer, même par les plus inintelligents des maîtres.

N° 260. Europe de 375 à 400.

La surface grisée est celle de l’empire romain vers l’an 380.

Les Goths avaient constitué au IVe siècle un empire s’étendant de la Mer Noire à la Baltique. Sous la pression que font subir au royaume les Huns, apparus en 372 sur les bords de la Volga, la partie occidentale de la nation se met en marche. En 378, l’empereur Valens périt à Andrinople en essayant de les arrêter, et tout ce que peut faire Théodose, c’est d’en prendre un grand nombre à sa solde et de cantonner les autres le long du bas Danube. Mais quelques années plus tard, sous la conduite d’Alaric, les Visigoths repartent, traversent la Grèce et se dirigent vers l’Italie.

Le tracé de leurs mouvements est emprunté à André Lefèvre (Germains et Slaves), ainsi que celui des déplacements qu’effectuèrent, entr’autres, Burgondes, Longobards et Vandales.


En l’an 290, Dioclétien ordonne de brûler tous les vieux livres d’alchimie, afin que les Égyptiens n’apprennent les anciens secrets, cessent de connaître la fabrication des métaux et ne s’élèvent par leurs richesses au-dessus des Romains[51].

Après les victoires de Théodose, qui reconstituèrent en apparence et pour de courtes années l’unité de l’empire, le dédoublement en deux moitiés de l’Orient et de l’Occident s’accomplit enfin d’une façon définitive. C’était à la fin du quatrième siècle de l’ère vulgaire.

N° 261. Europe de 400 à 425.

La surface grisée est celle de l’empire romain vers l’an 420.

Continuant leur mouvement, les Visigoths traversent la vallée du Pô. Un Vandale, général des Romains, Stilicon, secondé par 60 000 Huns, les bat à Pollentia (403). Mais quelques années plus tard, Alaric prend Rome, continue sa marche vers l’Italie méridionale et meurt près du détroit de Messine. Le chef qui le remplace se met au service du gouvernement romain ; il part à la poursuite des Vandales et atteint la vallée de l’Ebre en 417.

En 405, Stilicon écrase, près de Florence, une cohue énorme descendue par la vallée de l’Adige et que conduisait un prêtre-roi, Radagaise.

Les Vandales, entraînés par les Alains, remontent la vallée du Danube, poussent devant eux Suèves et autres peuplades, débouchent en Gaule en 406 et traversent les Pyrénées en 410.

Le tracé de ces mouvements est emprunté à André Lefèvre, ainsi que celui des déplacements des Burgondes, Hérules, Bulgares et Huns.


Mais les deux moitiés ne représentaient déjà plus en étendue, et surtout en force, l’ensemble du monde romain tel qu’il avait existé sous les Trajan et les Marc-Aurèle. Les barbares avaient pénétré dans l’empire. La nation des Goths, d’ailleurs une de celles qui méritaient le moins ce nom de « barbare » et qui s’était graduellement policée par son contact avec les populations de la Dacie et de la Thrace, s’était avancée au sud du Danube, puis avait franchi les Balkans et livré une bataille victorieuse aux Romains de Bysance, près de la cité d’Andrinople. Leurs cavaliers atteignirent d’un côté la mer Égée, de l’autre la mer Adriatique. Il est vrai que Théodose réussit à barrer la route à cette inondation d’hommes, mais il avait dû faire la part du danger en acceptant les nouvelles conditions économiques, créées par l’irruption des Goths. Il leur avait donné des terres dans l’espérance de les enraciner au sol, faisant ainsi de jeunes et belliqueux pillards autant de soldats laboureurs ; il incorpora aussi dans sa propre armée quarante mille Goths devenus Romains.

Du reste, malgré la décadence dont les témoignages évidents remplissaient d’amertume des citoyens à l’âme haute, la « ville Éternelle », incarnant l’empire, gardait si bien son prestige que même les barbares envahisseurs ne songeaient guère à la destruction de sa puissance ; ils ne voulaient que participer à ses richesses et à sa gloire, mais croyaient à son éternité. Ces étrangers de toutes races englobés dans l’immense étendue du monde romain aspiraient surtout à devenir des citoyens, à faire partie du peuple par excellence. Nulle province anciennement conquise ne tenta de reprendre son individualité politique, nulle antique nationalité ne revendiqua son indépendance pour s’isoler à nouveau de l’œcumène universel. L’empire romain se maintenait par sa masse puissante et par sa majesté, comme un de ces lourds arcs de triomphe qu’élevèrent ses bâtisseurs et qui subsistent encore rongés par le temps. Ce ne sont pas les quelques milliers d’hommes épars dans les Gaules qui auraient pu contenir les populations pendant cinq siècles si la domination du Romain avait été véritablement exécrée, si les fils des vaincus avaient ressenti l’injure de la défaite. Non, si pesante que fut la loi de l’étranger, elle venait de si haut qu’elle paraissait divine. Pour d’humbles sujets sans cohésion, conscients de leur faiblesse, quelle puissance auguste devait émaner du simple nom de Rome, considéré comme le symbole de la force par excellence, presque comme celle du Destin ! Quoi d’étonnant à ce que les peuples de l’amphithéâtre méditerranéen se soient prosternés devant les statues des empereurs et qu’ils aient réellement cru à la divinité de ces maîtres ? C’est le contraire qui eût été difficile à comprendre. L’instinct d’adoration, qui correspond chez l’homme au sentiment de sa propre faiblesse et de son impuissance, ne demande qu’à se produire envers tous les détenteurs de la force, surtout quand elle paraît immuable, comme l’était depuis longtemps la domination romaine. Après la chute de Rome, la révérence superstitieuse pour le saint empire romain dura des siècles, et même elle n’est point encore éteinte.

sarcophage chrétien avec ossements des vrais martyrs
(Eglise de Saint-Pressède.)

Cependant toutes les luttes intestines et extérieures finirent par affaiblir le sentiment de l’intangibilité romaine (Fustel de Coulanges) : la conscience nationale disparut chez les citoyens eux-mêmes, quoique survivant encore dans les formules et traditions. Lorsque Bysance remplaça enfin Rome comme centre de la puissance impériale, ce n’est pas la nation romaine, c’est une agglomération de peuples à demi-barbares et se connaissant à peine les uns les autres que les empereurs réunissaient sous leur autorité[52] ; bien que l’idée de l’unité romaine persistât quand même, la scission s’accomplissait sans être voulue. On croyait encore à la persistance de la grande Rome alors qu’il existait déjà deux empereurs avec des intérêts foncièrement distincts. Les deux, de pouvoir et de prestige égaux, n’étaient, pensait-on, que la double représentation de la puissance souveraine considérée comme unique. Vaine illusion, car lorsque Rome fut attaquée, Bysance, qui continuait à avoir son existence propre et ses forces spéciales de vitalité, était devenue cependant incapable d’aider l’empire occidental contre l’ennemi commun.

Le travail de désagrégation, dû pour une si grande part à la pression du dehors qu’exerçaient les peuples immigrants, était déterminé également par des causes intérieures, au nombre desquelles le christianisme était la plus active. La propagande chrétienne dépassait les bornes de l’empire, elle s’adressait aux Goths et aux Vandales non moins qu’aux Romains, et même avec une réelle préférence, car il était plus facile aux évangélistes de convertir les étrangers naïfs que de faire pénétrer la foi dans les âmes sceptiques de civilisés ayant la conscience de l’antique supériorité romaine. Pouvait-on à la fois confesser Jésus et vénérer les héros qui avaient fait la grandeur de la cité ?

De même qu’en naissant le christianisme s’était libéré du cercle étroit de la synagogue juive pour s’adresser aux Grecs et aux Romains, de même il franchissait maintenant les bornes de l’immense empire pour embrasser les multitudes barbares jusqu’aux extrémités du monde : ne connaissant pas les frontières, la religion chrétienne en diminuait par cela même la force conventionnelle et contribuait ainsi pour une certaine part avec la philosophie à développer la notion d’une humanité supérieure à chaque peuple, groupe ou État particulier.

Toute révolution est un phénomène complexe, et cette même religion qui aidait à la ruine de Rome par l’ampleur universelle de son idéal hâtait également la décomposition de la société romaine par l’importance exclusive qu’elle donnait à l’individu. Chaque homme, livré pantelant à la main vengeresse de Dieu, n’avait de commun avec les autres hommes que la solidarité du péché dans la faute originelle, et, menacé des peines terribles de l’enfer, il n’avait d’autre espoir que dans les macérations et la prière.

N° 262. Ravenne et ses Abords.

Le tracé des eaux est celui que donnent les cartes de la fin du xixe siècle. A l’époque où Ravenne devint capitale de l’empire, le delta du Pô et la ligne des côtes s’avançaient moins en mer et la zone marécageuse était plus étendue que de nos jours. Le cours inférieur du Reno est un ancien bras du Pô.


Chacun devait prendre son propre salut pour objectif essentiel, travailler à chaque instant du jour à libérer son âme. Mais jusqu’au dernier moment il pouvait craindre de ne pas réussir, car, « s’il y a beaucoup d’appelés, il y a peu d’élus ». Tellement personnelle est la recherche du salut que pour plaire à Dieu, il convient même de « haïr » ses parents les plus proches : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, il ne peut être mon disciple »[53]. Si la religion enjoint cependant à l’homme d’aider son prochain, c’est en Dieu et pour l’amour supérieur de Dieu. Entre deux personnes, même entre les époux, la divinité omniprésente reste toujours entière[54].

À la fin de l’empire, le dogme chrétien était arrivé à prendre sa forme définitive sous l’influence du vrai continuateur de l’apôtre Paul, saint Augustin, le théologien qui devait, pendant plus de mille ans, inspirer les orthodoxes catholiques, puis les réformateurs protestants. Du moins dans l’Église d’Occident, la doctrine de cet évêque impérieux se confondit avec le dogme même : tandis que l’enseignement hellénique familiarisait la pensée de l’homme avec la vertu, la religion chrétienne le mit face à face avec la conscience humiliante du « péché originel »[55]. L’homme apprit à ne plus compter sur lui-même, à tout attendre de la Grâce, c’est-à-dire de la volonté capricieuse du maître inconnu et tout-puissant qui siège au delà des nuées. Et, par une frappante coïncidence, l’époque précise à laquelle Augustin proclama la déchéance absolue de l’homme, lui signifiant pour ainsi dire son arrêt de mort, fut également la période de l’histoire où les barbares se chargèrent d’exécuter cet arrêt en ruinant à fond son pays, en détruisant la civilisation locale, en mettant l’Afrique pour des siècles hors de l’histoire[56].

Les condamnés vont toujours au-devant de leur destin. Les Romains de la décadence s’engouent des barbares et souvent cherchent à les imiter dans leurs modes. Les chrétiens surtout, heureux de voir en eux des convertis à leur foi, les donnent en exemple aux Grecs et aux Romains comme s’ils apportaient une civilisation plus haute. De même que Salvien prêche la haine des riches et absout les Bagaudes révoltés mettant la Gaule à feu et à sang, saint Augustin appelle les Vandales pour fonder avec eux la Cité de Dieu : il croyait qu’à l’aide de ces barbares d’hier devenus de naïfs et confiants serviteurs de l’Église, il réussirait à fonder une société parfaite, digne d’entrer de plain-pied dans le paradis céleste. Les Vandales se rendirent en effet à son invitation et assiégèrent Hippone (430). Saint Augustin mourut toutefois avant d’assister aux horreurs du pillage.

À cette époque Rome était déjà tombée. L’empire avait pourtant très vaillamment lutté. En 403, le centre de résistance s’était déplacé vers la cité de Ravenne, mieux située que Rome pour repousser les invasions des Visigoths, puisqu’elle était plus rapprochée des passages alpins et qu’elle était défendue par une ceinture de rivières et de marais. Mais ces victoires ne faisaient que retarder l’irruption des multitudes armées. Visigoths, Vandales, Suèves, Alains, Burgondes, tous se dirigeaient vers Rome, restée la capitale quand même. Enfin, en 410, l’attentat depuis si longtemps attendu finit par s’accomplir. Alaric, chrétien lui-même et chef d’une armée de Visigoths chrétiens, s’était présenté devant Rome, et ce fut une noble dame chrétienne qui en fit ouvrir une porte aux massacreurs. Le pape Innocent avait déjà quitté la ville « pour ne pas être témoin de la ruine d’un peuple pécheur, de même que le juste Loth était sorti de Sodome pour échapper à l’embrasement que préparait la Providence ». Après son œuvre de dévastation Alaric trouva chez les chrétiens le panégyrique auquel il avait droit. Paul Orose, disciple de saint Augustin, glorifie ainsi le dévastateur : « Alaric a été l’envoyé de Dieu… Il a été le plus doux des vainqueurs, puisqu’il était chrétien : il a respecté les églises, épargnant les Romains qui s’y étaient réfugiés, il n’a tué qu’en dehors des basiliques, et seulement des idolâtres ; c’était leur lot. »

Quelques années avant la prise de Rome, le même Alaric avait paru devant Athènes, mais il avait résisté à la pression des « hommes impies vêtus de noir » — c’est-à-dire des moines — qui l’exhortaient furieusement à détruire ce « dernier habitacle des démons ». Peut être n’osait-il pas attenter à la splendeur du Parthénon ; moins timide devant Éleusis, il céda aux objurgations de ces mêmes hommes noirs qui l’accompagnaient partout, et leur laissa porter la torche dans l’un des plus beaux temples que l’homme ait jamais dressés. On canonisa ces Érostrates chrétiens[57], mais en dépit du triomphe que célébrait la foi vengeresse, heureuse de voir s’accomplir ses prophéties, la secousse morale produite par la chute de Rome retentit dans le monde civilisé comme un écroulement de toutes choses. Un de ceux qui maudissaient la « Babylone » romaine avec le plus de véhémence, saint Jérôme, s’écria du fond de son couvent de Bethléem, aux confins du désert : « Le flambeau du monde s’est éteint, et, dans une seule ville qui tombe, c’est le genre humain tout entier qui périt !



  1. Évangile selon saint Mathieu, chap. xi, v, 13, 14 ; Deux Apocryphes.
  2. G. Lejeal, Humanité nouvelle, janv. 1899.
  3. Évangile selon saint Mathieu, chap. xv et xvi.
  4. Évangile selon saint Luc, chap. xi et xiii.
  5. Flav. Josèphe, vi, 31. G. Lejeal, Humanité nouvelle, déc. 1899.
  6. Edmond Picard.
  7. Évangile selon saint Mathieu, ix, 11 ; viii, 20.
  8. Chants sibyllins, II, 320 ; VIII, 3, cités par Gaston Boissier. La Fin du Paganisme, t. II, p. 25.
  9. Évangile selon saint Mathieu, v, 17.
  10. Gustave Lejeal, Humanité nouvelle, janv. 1899.
  11. Le Christianisme et ses Origines, II, p. 243.
  12. Gustave Lejeal, Humanité nouvelle, déc. 1899, pp. 657 à 669.
  13. Jules Baissac, Société nouvelle, mai 1896, p. 628.
  14. A. Keane, Man, Past and Present, p. 319.
  15. A. Gobineau, Histoire des Perses, II, p. 626.
  16. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, traduction de G. Perrot, pp. 464 et suiv.
  17. Fréret, Examen des Apologistes de la Religion chrétienne ; Havet, Rosières, etc., etc.
  18. Mithra, par Alexandra David, Étoile Socialiste, n° 20, 18 au 25 avril 1895.
  19. Première Corinthienne, XVI, 22.
  20. Élie Reclus, notes manuscrites.
  21. Eugène Guillaume, Revue des Deux Mondes, 15 juillet, 1897.
  22. Actes des Apôtres, XIX, v, 24 à 34.
  23. Montesquieu, Esprit des Lois, I, XXV, ch. 11.
  24. R. C. d’Ablaing van Giessenburg, Évolution des Idées religieuses dans la Mésopotamie et dans l’Égypte, pp. 149 à 151.
  25. Ernest Renan, Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, p. 111.
  26. H. L. Strack, Le Sang et la fausse Accusation du Meurtre rituel, pp. 28 et ss.
  27. G. Lejeal, Humanité nouvelle, février 1898.
  28. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, t. II, p. 11.
  29. Remy de Gourmont, Revue Blanche, 1er avril 1898.
  30. Gaston Boissier, Revue des Deux Mondes, 15 juin 1866, p. 98.
  31. Ernest Renan, Marc-Aurèle, pp. 540 à 545.
  32. Jules Baissac, Le Dieu sémite et le Dieu aryen, Société nouvelle, mai 1898.
  33. Anatole France, Sur la Pierre blanche.
  34. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, IIIer Teil, Erste Abteilung, p. 367.
  35. Virgile, Églogues, II, 72.
  36. Eduard Meyer, Die wirthschaftliche Entwichelung des Alterthums, pp. 54, 55.
  37. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, pp. 94 et suiv.
  38. Hartpole Lecky, Rationalism in Europe, p. 37.
  39. Théodore Duret, Études critiques d’Histoire, Revue Blanche, I, viii, 1899.
  40. E. Renan, Histoire des Origines du Christianisme, Les Évangiles, p. 3.
  41. Eugène Guillaume, Les Ruines de Palmyre, Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1897.
  42. Suétone, De Vita Cæsarum ; Horace, Odes, livre iii, 3, Iustum ac tenacem.
  43. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, p. 38.
  44. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, t. I, p. 80.
  45. Mathieu, vii, 19 ; xxv 30 ; Luc, iii, 9 ; xix, 27 ; — Raoul Rosières, Recherches critiques sur l’Histoire religieuse de la France, pp. 23, 24.
  46. Hartpole Lecky, Rationalism in Europe.
  47. J. Novicov, Conscience et Volonté sociales, p. 253.
  48. Albert Harrent, Les Écoles d’Antioche, pp. 52 à 59.
  49. Même ouvrage, pp. 215-216.
  50. Gaston Boissier, La Fin du Paganisme, t. I, p. 422.
  51. Marcelin Berthelot, Collection des anciens Alchimistes grecs, Introduction, p. 4.
  52. Victor Arnould, Histoire sociale de l’Église, Société nouvelle, juin 1895.
  53. Mathieu, xxii, 14.
  54. Michel Bakounine, Le Principe de l’État, Société nouvelle, nov. 1899, pp. 582 et suiv.
  55. Hartpole Lecky, Rationalism in Europe.
  56. Victor Arnould, Histoire Sociale de l’Église, Société nouvelle, oct. 1895, p. 417.
  57. Jules Baissac, Société nouvelle, août 1896, pp. 165 et suiv.