L’Homme et la Terre/III/05

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Librairie universelle (tome troisièmep. 467-534).


CAROLINGIENS ET NORMANDS
Notice Historique

Le dernier roi mérovingien fut déposé en l’an 762, du vivant de Charlemagne, mais depuis plus de cent années, la famille carolingienne possédait le pouvoir effectif. Pépin le Vieux (Peppin ou Pippin de Landen), mort en 689, son fils Grimoald, puis Pépin d’Héristal (Herstal), mort en 714, un autre Grimoald, un Théobald, le célèbre Charles Martel, né en 689, mort en 741, enfin son fils Karloman (Karlmann), qui se retira en 747 au mont Cassin, ne furent que maires du Palais. Pépin le Bref, né à Jupille en 714, frère du précédent, fut le premier de la dynastie à prendre le titre de roi (752-768).

Charlemagne, né à Jupille (?) en 742 ou 747, monta sur le trône en même temps que son frère Karlmann, mais celui-ci étant mort en 771, Charles resta seul dominateur des peuples entre les Alpes et la Manche. En 772, il renversait la colonne d’Irmin, entre l’Ems et la Weser, et procédait dix ans plus tard à l’atroce massacre des Saxons ; c’est en 804 que se fit la dernière expédition militaire contre les populations des bords de l’Elbe. Dans la vallée du Danube, Charles avait conquis la Bavière dès 787, et il luttait dans la plaine hongroise de 791 à 799. Traversant les Alpes une première fois en 773, il se couronne roi des Lombards en 774, puis est sacré empereur par le pape Léon III en 799 ou 800. La prise de Pampelune et la défaite de Roncevaux (15 août) datent de 778, la prise de Barcelone de 801. Charlemagne mourut à Aix-la-Chapelle le 28 janvier 814.

Après lui, Louis le Débonnaire (814-840) régna aussi de l’Elbe à l’Ebre, mais la simple énumération des rois qui se succèdent, tant en France qu’en Lotharingie et en Germanie, ne donne aucune idée de la complication introduite dans l’histoire politique par les luttes entre les princes de la famille carolingienne et les partages auxquels ils se livrèrent. Du reste, moins de trois quarts de siècle après la mort de Charlemagne, un premier représentant d’une nouvelle lignée, Eudes, assume le titre de roi de France (887), et, cent ans plus tard, le dernier Carolingien est définitivement dépossédé.

Citons pourtant quelques rois de la liste classique. Charles le Chauve 840-870, Charles le Gros, déposé en 887, Charles le Simple 898-923, Louis IV d’Outremer 936-954, Hugues Capet 987-996, Robert II 996-1031, Henri Ier 1031-1060 se succèdent jusqu’à l’époque où s’organisent les Croisades vers le Lieu Saint.

Les principaux rois de la Germanie, souvent couronnés empereurs du saint empire Romain, furent, dans la période considérée, Lothaire 814-855, conjointement à Louis le Germanique 817-875, Henri l’Oiseleur 918-936, Othon ou Otton Ier 936-973, Othon II 971-983, etc., etc.

En Angleterre, Egbert, élevé à la cour de Charlemagne, devient roi de Wessex (800) et agrandit peu à peu ses États. Les Danois, repoussés sous le règne d’Alfred 871-901, reviennent souvent à la charge et, vers la fin de sa vie, Canut le Grand, de 1014 à 1036, régnait sur les terres insulaires et péninsulaires que baigne la mer du Nord ; après la mort de son fils Canut le Dur (Hardknut) en 1043, les Danois sont chassés. Un roi de race saxonne, Edward le Confesseur 1042-1066, monte sur le trône, mais Guillaume, sixième duc de Normandie, débarque à Hastings peu après sa mort et conquiert l’Angleterre.

En dehors du monde militaire et politique, aucune personnalité marquante n’est à citer parmi les chrétiens de cette époque : des œuvres de valeur, telle la chanson de Roland, sont parvenues jusqu’à nous sans nom d’auteur.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
CAROLINGIENS et NORMANDS
L’oubli dans lequel tomba le Grœnland
doit être attribué au renforcement du
pouvoir central, destructeur des énergies
personnelles.


CHAPITRE V


CHARLEMAGNE ET SON EMPIRE. — FRANCE, GERMANIE ET LOTHARINGIE

CYCLE LITTÉRAIRE. — IRLANDE ET SES MISSIONNAIRES
SCANDINAVIE. — TRAENDER ET ROIS DANOIS. — EXPÉDITIONS NORMANDES
PEUPLEMENT DE L’ISLANDE. — DÉCOUVERTE DU NOUVEAU MONDE

SLAVES, FINNOIS, TCHÈQUES, BULGARES, MAGYARS, TURCES SELDJOUCIDES

Le remplacement graduel des Mérovingiens par les Carolingiens et la substitution de puissants hommes de guerre à des rois fainéants peuvent être attribués par quelques conteurs et scribes à des conjurations, à des intrigues et autres causes secondaires ; mais il est facile de voir que, dans l’ensemble, il s’agit de la succession d’une race pleine de sève et d’énergie à des familles épuisées par l’exercice du pouvoir avec toutes ses folies et ses caprices. Des Francs Saliens qui avaient pénétré dans les Gaules en contournant à l’ouest la forêt Charbonnière et en prenant d’abord pour capitale Tournai, puis Soissons, la domination passait aux rudes Austrasiens qui, venus directement de leurs âpres contrées d’entre Rhin, Meuse et Moselle, campaient dans la France orientale en bandes de plus en plus nombreuses et redoutables. Les hommes représentatifs de ces nouveaux envahisseurs furent Karl Martel, Pépin le Bref et Charlemagne, le Barbare qui restaura l’Empire, ancêtres d’une singulière énergie, auxquels devait succéder une descendance encore plus rapide à s’avachir et à s’effondrer que celle des Mérovingiens.

Les Gaules, moins l’âpre Bretagne, tel était l’héritage que Charlemagne recueillit après la mort de son père Pépin puis de son frère Karlmann ; mais ces domaines n’étaient qu’une faible partie du monde connu, et Charles, qui bientôt devint le « Grand » en vertu de ses victoires et de ses massacres, était de ceux qui veulent tout avoir : du moins put-il réussir à constituer à son profit l’unité du monde chrétien de l’Occident ; il l’agrandit même notablement du côté de l’est, en pays germanique. Vers le sud, de l’autre côté des Pyrénées, il n’eut qu’un demi-succès, puisqu’à l’ouest de la chaîne, ses chevaliers, battant en retraite, furent écrasés par les Basques au défilé de Roncevaux, et qu’à l’est, après de nombreux faits d’armes, il n’arriva point à dépasser le cours de l’Ebre. Ses grands triomphes s’accomplirent à l’est du Rhin, de la Weser et de l’Elbe, contre ses frères de race, les Saxons et autres populations guerrières de l’Europe centrale.

Charlemagne personnifie la vague immense de reflux qui, succédant à la migration des peuples de l’est à l’ouest, quelques centaines d’années auparavant, précipite les Occidentaux vers l’Orient et reporte plus avant les frontières du monde déjà latinisé ; Allemand et barbare, mais assoupli par la culture, Charlemagne symbolise ainsi la civilisation latine contre les Germains, la foi chrétienne contre le paganisme.

C’est d’une main terrible qu’il écrase les tribus germaines qui lui résistaient. Dès sa première campagne, il abattit la colonne symbolique, Irminsul, où les adorateurs voyaient, dit-on, l’image de la force créatrice par excellence, et les Saxons se retiraient de forêt en forêt, derrière les larges fossés des fleuves. La guerre incessante prit un caractère atroce. Sur les bords de l’Aller, 4 500 Saxons prisonniers furent décapités. En 804, lorsque les vaincus se rendirent enfin à merci, le vainqueur n’emmena pas moins de dix mille otages pour garantir la soumission du peuple et la fidèle observance de la religion chrétienne : des évêchés et des couvents, établis de distance en distance au milieu des nouvelles conquêtes, furent institués pour assurer à la foi la domination matérielle et morale de la contrée.

N° 292. Empire de Charlemagne.

L’empire de Charlemagne est en blanc ; aux territoires directement administrés par les officiers de l’empereur sont ajoutées, sans ligne de démarcation, les contrées mal soumises ou simplement tributaires : Bretagne, Gascogne, Catalogne, duché de Spolete et de Benevent, plaine magyare et pays d’entre Elbe et Oder.

Des hachures différentes recouvrent : 1° les possessions musulmanes (Espagne, Maghreb), 2° celles de l’empire d’Orient (Sicile, Calabre, Fouille, littoraux dalmate et grec), 3° les États de l’Eglise, 4° les autres contrées indépendantes (royaume de Léon, Angleterre, Danemark, étendues slave, avare et bulgare).


Au nord, les armées de Charlemagne pénétrèrent jusqu’au bord de l’Eider, et dans l’est, elles s’avancèrent jusque dans la plaine hongroise et prirent d’assaut, près de la Tisza, les sept enceintes concentriques de la citadelle dans laquelle s’étaient enfermés les Avares. Enfin, du côté du sud, Charlemagne, qui menait de front les entreprises de guerre, d’administration, de législation, d’enseignement, s’empara de toute l’Italie du nord et du centre : les frontières de son empire
Musée du Louvre.Cl. Giraudon.
épée de charlemagne
ayant servi au sacre des rois de france
embrassaient la plus grande partie de la Péninsule. Au delà des limites des territoires soumis par la force des armes, de nombreux principicules, tel le doge de la Venise naissante, en 806, lui rendirent hommage.

Lorsque Charles, le jour de Noël de l’an 799, reçut des mains du pape, ou plutôt prit la couronne impériale sur les marches de l’autel de Saint-Pierre, son immense territoire était devenu limitrophe de celui de l’empire d’Orient, l’Europe chrétienne se trouvait partagée, et c’est au nouvel empire d’Occident qu’appartenait de beaucoup le premier rang en puissance : en 812, il reçut même officiellement l’investiture de son collègue bysantin. L’idée de l’empire, telle qu’elle s’était réalisée pour le monde romain, n’avait cessé de se maintenir, malgré les défaillances de l’histoire, malgré la chute de l’empire d’Occident et les vicissitudes de l’empire d’Orient ; Charlemagne reprit cette idée, non simplement par un effet de son ambition, mais parce que la société dont il faisait partie avait la même conception des choses. La forme impériale était celle que l’on imaginait devoir primer toutes les autres dans le monde entier et en dehors de laquelle on ne voyait que le chaos.

Maître absolu, le « grand » Charles entendait bien que sa domination fût reconnue comme le principe de toute autorité politique et sociale. Aussi se garde-t-il, quoi que les écrivains ecclésiastiques aient prétendu à cet égard, de reconnaître chez le pape, vicaire de Jésus-Christ, une prééminence, même spirituelle, sur sa propre personne
Trésor impérial de Vienne.
couronne de charlemagne
impériale. S’il conserve au pape les présents de territoires faits par son père, si même il accroît le patrimoine de l’Eglise, il ne confère ces domaines qu’à titre de fief et il n’en reste pas moins le souverain du prêtre qui représente dans l’Occident l’unité de la foi catholique. Mais cette unité, c’est à son profit qu-il veut la réaliser ; c’est pour affermir sa puissance qu’il utilise la force ecclésiastique et la subordonne à son pouvoir. Le serment ordinaire de fidélité ne lui suffisant plus, il exigea de ses feudataires qu’ils lui jurassent une deuxième fois obéissance comme au « chef de l’Eglise ». Et d’ailleurs, c’est lui qui distribuait les évêchés et en nommait les titulaires ; il n’hésitait pas à modifier les décisions des prélats ni à leur dicter les résolutions à prendre.

Mais il est vrai qu’à d’autres égards, Charlemagne sacrifia très imprudemment l’avenir de la société civile à la caste ecclésiastique, en assurant l’inamovibilité des biens donnés à l’Eglise : la mainmorte livrée aux monastères devait être, à la longue, une concession bien autrement dangereuse que la reconnaissance du pouvoir temporel des papes. Tant que les moines, issus du peuple, avaient dû travailler à côté des gens du commun et défricher le sol avec les roturiers, ils avaient continué de participer à la vie nationale, mais dès que, par la dîme et la possession intangible des terres, ils eurent constitué une classe à part, ils devinrent forcément des oppresseurs[1].

Plein de confiance en son rôle d’homme providentiel, Charlemagne ne cherchait dans l’Eglise que les moyens immédiats qui lui paraissaient nécessaires pour consolider son empire. L’unité de la foi avait été un de ces moyens contre les tribus allemandes. Il voulut s’en servir également contre les Aquitains et autres peuples du Midi des Gaules : Charlemagne et ses prédécesseurs Charles Martel et Pépin le Bref étaient les vengeurs des fils de Chlodowig, et les Francs que l’empereur envoyait en maîtres dans les contrées méridionales assouvissaient les vieilles haines de leurs ancêtres, expulsés autrefois des bassins de l’Aude et de la Garonne. Les gens du Midi se distinguaient de ceux du nord des Gaules par une apparence moins inculte, un langage plus élégant, des mœurs plus raffinées, des formes religieuses moins étroites, mais surtout par leur esprit de fière indépendance, et c’est là précisément ce que le roi des Francs voulait briser : son acharnement contre les « hérésies » du midi ne s’explique pas autrement. Le personnage représentatif des Méridionaux était alors Félix, l’évêque d’Urgel, qui voyait en Christ le « fils de l’Homme » autant que le « fils de Dieu », et se refusait énergiquement à voir en Marie la « mère de Dieu », l’Intermédiaire et Dispensatrice universelle ; prêtre lui-même, il ne croyait pas à la supériorité essentielle des prêtres et disait aux fidèles de ne se confesser qu’à Dieu. Naturellement, Charlemagne s’acharna contre ces conceptions libertaires, qui auraient soustrait à la règle commune des millions de ses sujets ; vrai pape, il convoqua les conciles, obligea les évêques et le pape lui-même à condamner Félix, et lança contre ses partisans la meute des moines bénédictins d’Aniane, qui avaient confédéré tous leurs couvents dans une même rigoureuse observance, rattachée au trône par un pacte d’absolue dévotion. Dans son zèle de propagande religieuse, qui n’était en réalité que le culte de son propre pouvoir, Charlemagne fit construire plus de mille églises sur les deux versants des Pyrénées, tous édifices consacrés à la Vierge, patronne des ordres monastiques. Un des nombreux couvents qu’il fit élever, celui de Saint-Volusien, près du rocher de Foix, fut chargé de surveiller spécialement le diocèse d’Urgel où Félix avait séjourné comme évêque. Telle est l’origine du contrôle que le comté de Foix a toujours eu depuis lors sur les habitants de l’Andorre, constitués en république sous le règne de Louis le Débonnaire[2].

L’immense empire de Charlemagne, acquis en grande partie par le massacre et retenu dans son intégrité par une politique savante, non par la volonté des
saint pierre remettant à charlemagne l’étendard de la ville de rome et le pallium au pape léon iii.
Mosaïque conservée au triclinium de St-Jean de Latran.
populations, devait nécessairement tomber en pièces dès que ne fut glacée la forte main du fondateur. Tout se disloqua, mais les nations diverses qui se trouvaient juxtaposées ou confondues dans le vaste chaos, et dont les politiciens d’alors n’avaient pas la connaissance, et que du reste ils ne tenaient pas à respecter, tendirent spontanément à se diviser, lors du partage, suivant leurs langues, leurs mœurs et leurs affinités naturelles : de même, avant que les feuilles, s’épanouissent hors du bourgeon, peut-on les deviner dans la masse uniforme en apparence d’où elles sortiront. Ainsi, l’un des royaumes qui se forma de la ruine de l’Empire fut composé des contrées de la Germanie situées au delà du Rhin ; un autre royaume comprit toute la Gaule du Nord, entre la Meuse, le Rhône, la Loire et l’Océan ; au sud, l’Aquitaine se reconstitua comme royaume indépendant ; et, de l’autre côté des Alpes, l’Italie prit une existence distincte. Seulement, pour rendre hommage au titre d’empereur que portait le fils aîné de Louis le Débonnaire, Lothaire, roi d’Italie, on dut lui attribuer aussi les terres patrimoniales, c’est-à-dire les forêts austrasiennes, vers la Hollande et la Frise. Mais comment rattacher Rome, la capitale officielle de l’Empire, à Aix-la-Chapelle, métropole d’Austrasie ? Il fallut tailler à travers plaines et montagnes une bande de territoire composée de la Savoie, de la Suisse, du Jura, des Vosges, et naturellement cette création artificielle d’un État tout en longueur, formé de fragments disparates appartenant à des régions géographiques absolument distinctes, ne pouvait essayer de se maintenir que par d’incessantes guerres. Les deux extrémités seules de la part échue à Lothaire étaient viables, celles qui correspondaient au groupement normal des populations, d’un côté l’Italie, de l’autre la « Lotharingie » proprement dite, la Lorraine, noyau primitif de ces contrées d’entre Gaule et Germanie qui, depuis, ont trouvé leur expression politique dans la nation bilingue des Belges, Wallons et Flamands[3]. En 843, le traité de Verdun consacra la division de l’Empire carolingien ; il doit son importance capitale dans l’histoire à la formation consciente de deux nationalités bien distinctes, l’Allemagne et la Gaule : cette dernière peut même s’appeler « France » dès le milieu du neuvième siècle, car un document de 833 emploie déjà ce mot[4], et la langue dans laquelle Louis le Germanique dut s’adresser à l’armée neustrienne réunie à Strasbourg, pour la prendre à témoin de ses engagements solennels, n’était déjà plus du « latin » rustique : c’était bel et bien du français dans lequel se trouvent les mots, les tournures et la construction du clair et beau langage qui devait acquérir une si haute importance dans l’histoire de la pensée. De même, Charles, pour se faire entendre des Germains, dut leur parler en tudesque, l’idiome qui est devenu l’allemand de nos jours. Le contraste s’établissait nettement entre les deux nations et devait s’accroître de siècle en siècle par l’abandon, d’abord graduel, puis complet, du latin comme langue véhiculaire et par le développement des littératures respectives. Ainsi se préparait une ère nouvelle dans l’histoire de l’Europe occidentale, de même que les parlers populaires, les mœurs et les conditions politiques allaient changer à bien des égards.

N° 293. Terres patrimoniales des Carolingiens.

Aux villes de Landen, Herstal, Jupille — sur la rive droite de la Meuse, en face d’Herstal — et à Aix-la-Chapelle, se rattache le souvenir des Pépin, de Charles Martel et de Charlemagne. Tongres, dont le nom est identique à Thuringe (Cam. Huysmans), est l’ancienne Aduatica romaine. Elsloo et Louvain rappellent l’invasion normande (voir plus loin).


Charlemagne, quoique mort depuis quelques années à peine, était déjà devenu un personnage légendaire ; comme les anciens empereurs de Rome, il avait eu son apothéose, et cette élévation au rang des saints et des dieux ne lui venait pas de la foule des prêtres et des courtisans, mais bien des populations elles-mêmes qui se trouvaient encore dans le vertige de sa gloire et comparaient la majesté de sa puissance au rapide effondrement de la famille carolingienne. La société moderne, cherchant à se dégager des atrocités de l’époque, ne pouvait essayer de se constituer sans se donner un idéal, et, comme toujours, cet idéal, image rayonnante de l’avenir, fut pris dans le passé : Charlemagne divinisé devint le centre d’innombrables récits et romans que l’on se racontait partout, mais le héros principal en fut un personnage presque ignoré des chroniques et de l’histoire officielle. Le preux Roland resta, pendant plusieurs siècles, le type par excellence de toutes les vertus qui font le féal et courtois chevalier, et sa gloire ne pâlit qu’après avoir été chantée par son plus grand poète ; mais ce poète délicieux, l’Arioste, ne prenait pas le héros au sérieux, il ne pénétrait plus le génie du peuple qui avait fait naître Roland.

C’est en France que se développa presque exclusivement le cycle littéraire de Charlemagne et de ses preux, nouveau témoignage de ce fait que, dans son ensemble, le règne de Charlemagne représenta surtout le reflux du monde latinisé des Gaules contre la barbarie germanique, vouée encore à la sanglante épopée des Niebelungen, les farouches divinités des enfers auxquelles nul ne peut échapper. Mais aussi, dans le nord de l’Allemagne, le Dieu Charlemagne transfigura l’ancien Wotan, et le personnage de Roland prit un relief extraordinaire dans les mythologies locales. Les colonnes d’Irmin, rappelant à la fois Ilermann ou Arininius, le vainqueur des Romains, et Donar, le dieu du Tonnerre, furent consacrées à Roland, même divinité sous un autre nom, et pour tout changement on remplaça la massue par une épée[5] Presque partout ces colonnes ou « Rolands » s’élevèrent au milieu du marché dans les grandes villes de l’ancienne Saxe, et des églises furent consacrées à saint Pierre, autre héritier du dieu tonitruant.

Parallèlement au cycle de Charlemagne prenait naissance en Grande-Bretagne et même en France le cycle d’Arthur, qui symbolise en réalité non point un roi vainqueur mais une nationalité vaincue, celle des Gallois, des Écossais, des Bretons. Malgré les Angles et les Jutes de la Germanie, le peuple opprimé des Celtes se redressait dans la personne d’Arthur et redevenait, lui aussi, le modèle de toute chevalerie, l’idéal de toute vertu, le héros d’une croisade de justice et de bonté bien autrement belle que le furent les classiques croisades contre les Sarrasins.
roland et roger.
Bas-reliefs au-dessus de la porte de la cathédrale de Vérone

Mais à cette époque, tous, à l’exception de quelques mystiques, rêvaient de violences et de guerres ; même les meilleurs, ceux qui avaient l’ambition de mourir pour une bonne cause, ne pouvaient s’imaginer une société de paix dans laquelle l’action s’exercerait uniquement par la douceur de l’enseignement et le zèle de la propagande. De toutes parts se préparaient les agressions entre chrétiens et sarrasins, entre prétendus civilisés et envahisseurs barbares. Les contrées les plus paisibles étaient les régions extrêmes de l’ouest, situées précisément en dehors du chemin des invasions et des guerres, la Bretagne et les Galles, c’est-à-dire les deux pays de rocs et de montagnes où, grâce à l’indépendance relative des populations, avait pu naître la littérature vengeresse de la race celtique, représentée par les personnages d’Arthur et de Merlin. Quant à l’Irlande, elle dut aussi à son isolement, dans une mer éloignée du continent, les avantages de la paix. N’ayant été conquise ni par les Romains ni par aucun des peuples migrateurs qui renversèrent l’empire, l’ « Ile d’Emeraude » avait gardé dans les mœurs de ses différents groupes ethniques une singulière originalité. On y voyait d’étonnants contrastes de culture et de sauvagerie primitive.

La destinée de l’Irlande se lit dans la forme géographique de son territoire. Considérée seulement dans ses contours et non dans son relief, l’ile parait au premier abord constituer un ensemble organique d’une grande unité. Le quadrilatère presque régulier des rivages pourrait faire supposer que la masse insulaire est bien pondérée dans son architecture générale et présente du nord au sud un domaine favorable au développement normal d’une société politique. Mais il n’en est pas ainsi. L’Irlande est en réalité non pas une île mais un archipel. Une large plaine médiane, se déroulant de l’est à l’ouest, de la baie de Dublin à celle de Galway, coupe la contrée en deux moitiés, qui jadis communiquaient difficilement, à cause des lacs, des marais, des tourbières remplissant toutes les parties basses. Cette plaine, dont le plus haut seuil ne dépasse pas 75 mètres, se ramifie au nord et au sud par d’autres dépressions formant comme autant de détroits entre les massifs qui s’élèvent à plusieurs centaines, même à un millier de mètres. Des tourbières, des marais tremblants, des lacs rendent assez pénible l’accès de ces divers groupes montagneux, d’autant plus que de vastes espaces intermédiaires restent complètement inhabités : des marches séparent ainsi les divers districts de peuplement, que les vicissitudes de l’histoire tantôt rapprochèrent, tantôt éloignèrent les uns des autres. Les frontières de ces districts changèrent souvent pendant les guerres de l’époque féodale, mais on peut dire que, dans leur ensemble, les quatre anciens États devenus maintenant des provinces, le Connaught, le Munster, l’Ulster et le Leinster, ainsi que le Meath, simple comté, correspondent assez bien aux divisions naturelles du territoire insulaire ; chacun a son massif ou son groupe de massifs qui constituait un domaine ethnique et politique particulier.

Sans aucun doute les contrastes primitifs du sol et du relief durent se répercuter dans les populations elles-mêmes aux époques de la préhistoire et de la protohistoire ; en tous cas il est certain que, pendant les âges historiques, le caractère de l’immigration différa singulièrement suivant les diverses provinces. Les rocs abrupts du Connaught, tournés vers l’immense océan solitaire, ne pouvaient recevoir aucun étranger : la population native, que nul élément du dehors ne renouvelait, devait donc conserver ses vieilles coutumes plus longtemps que les habitants des autres provinces. Les rivages du Munster, échancrés de ports nombreux, étaient ceux où abordèrent naturellement les navigateurs de l’Europe occidentale et de la Méditerranée, Phéniciens, il y a deux ou trois mille années, puis Espagnols et Français et même, plus tard, Barbaresques. La partie nord-orientale de l’Irlande, tenant déjà par
pièce d’échiquier,
présent d’harun-al-rachid à charlemagne.
un seuil sous-marin à l’Ecosse, avec laquelle on projette de la réunir soit par une galerie profonde, soit par un viaduc prodigieux, devait être fréquemment en rapport avec la terre voisine ; elle lui fournit d’abord ses propres émigrants, les Scots, qui donnèrent leur nom à l’Ecosse ou Scotland et plus tard servit de chemin à l’émigration récurrente des colons et des industriels écossais. Enfin le Leinster et surtout le Meath, situés en face des côtes anglaises, devaient attirer vers leurs terres fertiles les laboureurs et les commerçants de la rive opposée. Tant que l’invasion des idées venues de la terre orientale se lit d’une manière pacifique, cette large plaine, où l’on accède par la baie de Dublin et qui s’avance comme un parvis à l’entrée d’un temple, devait être pour le reste de l’île comme un foyer de rayonnement intellectuel : dans les siècles suivants, lorsque les Anglais s’y furent solidement établis, ce fut aussi un centre de conquête d’où les envahisseurs s’avancèrent graduellement vers les massifs du pourtour insulaire, réduisant ou exterminant les tribus, qui manquaient de la cohésion nécessaire à une résistance victorieuse. Cette grande diversité des éléments géographiques de l’Irlande explique aussi la différence et le contraste des civilisations locales : dans la même île se maintenaient des survivances de la barbarie la plus atroce, tandis qu’ailleurs la nation s’était élevée à de hautes conceptions morales bien supérieures à celles qui régissent aujourd’hui presque toute l’humanité. Comme exemple des violences primitives, on peut citer un personnage des légendes, Conaoll le « Triomphateur », fils d’Amorgan à la « Chevelure de feu » : jamais ce roi ne laissait passer un jour, jamais une nuit sans tuer un homme du Connaught et jamais ne s’endormit sans avoir une tête coupée sur son genou. Une coutume qui persista très longtemps exigeait que tout guerrier fût enterré verticalement, face à l’ennemi. Jusqu’à la fin du septième siècle, les femmes de la contrée devaient le service militaire au roi et combattaient avec des faucilles[6]. Même après cette date, l’esclavage persista longtemps, et avant le dixième siècle, époque à laquelle les chefs Scandinaves frappèrent en Irlande les premières pièces de monnaie, le Senchus Môr ou recueil du droit irlandais, indiquait la cumhal, c’est-à-dire la femme esclave, comme signe représentatif de la valeur : son prix était censé égal à celui de trois bêtes à cornes.

D’autre part, aucun peuple d’Europe n’avait une idée aussi noble de la justice que le peuple irlandais. N’ayant jamais été conquis, n’ayant jamais subi l’oppression de la part des Césars, ces terribles destructeurs, Erin ne connut pas ce formidable « droit romain » qui dure encore et résiste à tant d’assauts depuis deux mille années. C’est aux Anglais, à leurs invasions successives et à leur domination définitive que fut réservé le triste privilège de supprimer les anciennes coutumes irlandaises. En réalité, il n’y avait point de lois dans le droit de la vieille Irlande, et ses juges n’étaient point des magistrats dans le sens romain et moderne du mot : le terme brithem, anglicisé en brehon, avait le sens d’ « arbitre ». Les dépositaires du droit, élevés en des écoles spéciales où ils apprenaient à connaître les traditions, les coutumes, les proverbes, les poèmes, prononçaient sur le cas litigieux, mais en se gardant bien de légiférer : le peuple ne leur en eût point donné licence. Tout individu qui comparaissait devant eux était traité en égal, il soumettait son cas et ses raisons, puis les arbitres se bornaient à exprimer leur opinion motivée sur les actes accomplis.

N° 294. Irlande, l’Ile d’Emeraude.


Mais si la sentence arbitrale ne disposait d’aucune force de contrainte à l’égard de l’individu, elle n’en recevait pas moins de l’opinion publique une puissance absolue. En admettant que la personne reconnue coupable par les arbitres refusât d’accepter la décision et déclarât ne rien devoir à son adversaire, les brehon proclamaient à leur tour que « ni dieu ni homme ne devaient rien » à celui qui méprisait leur sentence. Il cessait d’appartenir à leur société ; aucun débiteur n’était tenu de lui payer sa dette ; aucun mortel n’était son frère en humanité et n’avait à lui donner en cas de détresse un morceau de pain ou un verre d’eau. Tous étaient censés l’ignorer comme si déjà il était sorti de la vie. Aussi préférait-il presque toujours s’en remettre à la décision des arbitres, et se conformer à la sentence, qui était en général de livrer au plaignant un certain nombre de bestiaux, de meubles, d’instruments, ou bien, quand il appartenait à la classe des nemed ou « sacrés » — rois, nobles, prêtres, savants, maîtres, ouvriers —, il se soumettait au jeûne pendant une période plus ou moins longue. Tellement ancrée était cette jurisprudence d’origine antique dans la conscience du peuple irlandais que le droit britannique ne put se substituer à celui des brehon qu’à la fin du dix-septième siècle. Et l’on vit les derniers arbitres, suivis des adversaires en litige et de la foule des amis et curieux, gravir les pentes d’une colline pour aller prononcer leur verdict en pleine lumière, découpant fièrement le profil de leur visage sur la clarté du ciel[7].

Pendant leur longue période d’influence, les brehon irlandais auraient été des juristes bien exceptionnels, s’il est vrai, comme on l’a raconté, qu’ils eussent toujours insisté auprès du peuple pour qu’il cherchât à se passer, autant que possible, de leur concours, et que les intéressés s’entendissent directement entre eux en respectant la parole donnée, que l’on appelait le « contrat des lèvres ». Quoi qu’il en soit, il est certain, au grand honneur de la nation, que les engagements verbaux furent longtemps considérés par elle comme ayant une valeur de beaucoup supérieure à celle des engagements écrits, les signatures impliquant déjà un doute relativement à l’honneur des contractants. « Il y a trois périodes où le monde meurt, celle où se perd la bonté, celle de la peste et de la guerre, celle de la dissolution des contrats verbaux ». Ce parfait respect de la parole indiquait chez les Irlandais civilisés un haut souci de leur dignité propre, et divers traits de leur vie sociale témoignent en effet de la remarquable initiative laissée à l’individu dans ses rapports avec ses semblables. Ainsi les formes du mariage variaient suivant le désir des conjoints : on pouvait le faire à l’essai, pour un an ou plus longtemps, afin de s’éprouver l’un l’autre et sauvegarder les intérêts réciproques en cas de désaccord. La famille même n’était pas considérée comme un cadre fermé : le jeune homme devenait le « fils » de son professeur et celui-ci prenait le titre de « père nourricier », l’un et l’autre se devant entr’aide jusqu’à la mort[8].

A l’époque où parut le monument législatif de Senchus Môr, c’est-à-dire vers le milieu du cinquième siècle, la société irlandaise continuait à vivre de la vie du clan, mais elle admettait déjà la distinction des classes, fondée, non sur la noblesse du sang ou sur la profession des armes, mais d’une part sur la richesse, de l’autre sur le savoir. La caste des filé ou lettrés se divisait elle-même en dix classes, principalement d’après le nombre des légendes, des récits traditionnels que connaissait le savant. La haute noblesse, celle des ollam, retenait dans sa mémoire au moins 350 récits, tandis que la moindre classe privilégiée n’en maîtrisait que sept, tout en possédant aussi les arts de la grammaire et de la musique, les formules de la chimie et du droit. Les filé d’Irlande ressemblaient donc aux anciens druides des Gaules[9], si ce n’est qu’ils n’avaient plus à enseigner de doctrines religieuses ; il leur restait le pouvoir de rendre des jugements et, quoi qu’on en dise, ils durent souvent en abuser. C’est ainsi que, lors d’un fameux procès dit le « Dialogue des deux docteurs », les filé formulèrent des décisions incompréhensibles à force de pompe et d’emphase. Les mandataires du peuple durent se plaindre auprès du roi Conchebar : « Ces gens-là, dirent-ils, s’arrogent le monopole de la justice et de la science, mais nous n’avons pas compris un mot de ce qu’ils ont dit. » Il fut décidé que les filé pourraient continuer de formuler leur « considérant », mais que le peuple entier prendrait part à la décision finale[10].

La littérature d’Erin était relativement fort riche à cette époque. Le grand respect que, malgré tout, on avait pour la science et pour tous les « porteurs de torches », soit qu’ils représentassent le savoir ancien, soit qu’ils fussent déjà les annonciateurs d’une religion nouvelle, comme les moines irlandais apportant aux montagnards des Alpes les premières notions du christianisme» ce respect fut l’un des grands agents de la transformation graduelle des idées et des mœurs pendant le moyen âge ; grâce a la liberté d’aller et de venir que leur assurait la vénération de tous, ces missionnaires étaient reçus partout avec honneur et servaient ainsi d’ambassadeurs entre les peuples, fussent même ceux-ci en guerre les uns avec les autres. Les messagers de paix qui, sous divers noms, parcouraient l’Europe, jouant de leurs instruments, récitant leurs vers ou prêchant leurs idées ou leurs croyances, rapprochaient quand même les hommes, malgré les violences et les haines de guerres incessantes. Lors de l’effondrement de l’empire carolingien, et chaque fois qu’une nouvelle migration entraînait les Normands au pillage et à la conquête des régions côtières de l’Europe, les relations de peuple à peuple ne furent pourtant pas complètement supprimées, grâce aux chanteurs poètes ou missionnaires, hommes de paix devant lesquels toutes les routes restaient ouvertes.

La pression du monde germanique sur le monde latin ayant été arrêtée et même repoussée vers l’est par le Germain Charlemagne, les mouvements de migration furent détournés de leurs voies antérieures. Les Saxons vaincus s’étaient rejetés au nord sur les Scandinaves du littoral baltique, à l’est sur les Slaves et les Finnois. Ceux-ci n’avaient point d’issue pour continuer leur marche vers l’Occident, mais les Scandinaves voyant la mer libre devant eux devaient l’utiliser avec d’autant plus de zèle pour la piraterie et les conquêtes qu’ils étaient plus comprimés sur leurs frontières du sud. La poussée qui s’était produite à la grande époque de la migration des barbares, et qui avait peuplé de Jutes, de Frisons, de Saxons et d’Angles les côtes bataves et britanniques, même celles de la Gaule septentrionale ou occidentale, allait reprendre avec une force nouvelle. Les Danois et les Norvégiens, souvent confondus dans l’histoire sous le nom de Nordmænd, Northmen ou Normands, « hommes du Nord », poursuivent furieusement leurs courses de pillage : c’est l’âge des Vikingr on Viking, « gens des Estuaires » qui parcourent les mers pour débarquer à l’improviste dans les îles et sur les côtes, tuer les guerriers, ravir les femmes et s’emparer du butin.

Marins plus que terriens, ces Viking considéraient comme leur patrie commune toute la région septentrionale de l’Europe que les eaux marines divisent en îles, baignent en péninsules, pénètrent en golfes et en détroits. Bien que rattaché au continent, le Danemark appartenait pour eux au même ensemble de contrées que les autres terres marines du Nord, et c’est très justement, au double point de vue de la géographie et de l’ethnologie, que le terme de Scandinavie embrasse à la fois la grande péninsule du nord et la moindre péninsule du midi. Une légende des Edda nous dit comment un roi de Suède, Gylfi, récompensa la déesse Gafion de ce qu’elle l’avait ému par un beau chant en lui faisant cadeau de l’île de Seeland, qu’un attelage de quatre bœufs avait séparée de la terre voisine par un profond coup de charrue[11].

vallée norvégienne à l’extrémité d’un fjord.

D’ailleurs, les Danois, libres du côté de la mer, avaient pris soin de se murer du côté de la terre. Un étranglement très favorable de la péninsule permettait ces travaux de défense. Du côté de l’est, sur le versant de la Baltique, une série de détroits et de petits lacs constituant un véritable fjord, la Schlei, se projette jusqu’à une quarantaine de kilomètres dans l’intérieur, avec une profondeur suffisante pour donner accès à des embarcations d’un fort tonnage. Du côté de l’ouest, des estuaires profonds, des marais, des vasières rendaient le territoire absolument infranchissable à d’autres qu’aux indigènes, êtres amphibies, habiles à se mouvoir dans les bayous et à glisser sur les vases. Entre les deux domaines du fjord et des fondrières, il ne restait qu’un isthme d’une quinzaine de kilomètres, utilisé depuis les temps immémoriaux par les bateliers qui portaient leurs marchandises ou même leurs légers esquifs du fjord de la Schlei à la rivière paresseuse appelée aujourd’hui la Treene, sinuant entre les terres inondées. C’est à travers ce pédoncule de la presqu’île danoise que le roi Golrik établit, en 808, ou peut-être répara ses ouvrages de défense, il creusa d’abord un fossé, le Kograben — le « Fossé des Vaches » —, qui pouvait servir en même temps de canal pour la navigation, et en arrière, il éleva un solide rempart qui est le Danetrerk — l’ « ouvrage des Danois » — proprement dit. Vers l’extrémité orientale de ce mur s’ouvrait une porte unique, Wiglesdor, qui servait au va-et-vient des marchands et des pasteurs de bétail en temps de paix, mais qui se fermait en temps de guerre : l’empereur Othon II et d’autres souverains germaniques durent s’arrêter devant cet obstacle et même, en 1864, les Prussiens, avec leurs formidables engins de guerre, eurent à le forcer. Non loin de la porte, et près de la ville moderne de Sleswig ou Schleswig, s’élevait au moyen âge la ville de Haithabu (Hedeby), dont les archéologues ont retrouvé de précieux débris, racontant la civilisation de l’époque : des monnaies et divers objets témoignent de l’importance du Trafic de Hedeby, dont les tentacules se prolongeaient jusqu’en Orient. Avec son canal transpéninsulaire, Hedeby était, à l’époque de la Hanse, ce que sa voisine Kiel est devenue de nos jours[12].

Le milieu âpre et sauvage dans lequel vivaient les riverains des mers Scandinaves les préparait à cette existence de dangers et d’efforts, qui, sous la pression des nécessités économiques, devait dégénérer en une carrière de rapines et de meurtres. Souvent le ciel du Nord est brumeux et gris, parfois aussi noir de tempêtes ; la mer est dure et violente ; des bancs de sable, des écueils, des îlots la brisent de tous les côtés en flots d’écume, et la rencontre des marées y fait tournoyer les eaux en de périlleux remous.

N° 295. Pédoncule de la Presqu’île danoise.

De nos jours, le pédoncule de la presqu’île appartient en entier à l’empire allemand : la frontière passe à quelques kilomètres au sud de Ribe et de Kolding, puis suit le Petit Belt, en laissant les Iles de Fünen et de Laland au Danemark.

Entre l’embouchure de l’Elbe et Kiel est indiqué le tracé du canal maritime ouvert depuis quelques années.


Se dressant autour de la mer, les promontoires de granit s’élèvent jusqu’à la région des nuages qui se déchirent à leurs saillies, et de noires fissures les coupent de précipices où plongent les cascades ; des bras de mer, barrés à l’entrée d’îles et de récifs, pénètrent au loin dans l’intérieur des terres et se ramifient bizarrement dans toutes les vallées latérales entre les roches polies par les anciens glaciers ; sur les escarpements et les plateaux, de sombres vallées de conifères contrastent avec les coulées ou les nappes de neige. Partout la nature se montre grandiose et formidable, sans autres tableaux riants que ceux des villages, entourés d’un cercle de prairies, qui se blottissent dans les courbes du littoral.

Les clans de Normands ou Norvégiens qui avaient trouvé dans les vallées de prolongement des fjords assez de terrains fertiles pour leur alimentation et qui possédaient en outre dans les eaux voisines de très abondants viviers de pêche étaient dans les meilleures conditions pour constituer de petites républiques fédératives ayant toutes pour domaine naturel le cirque de montagnes dont leur havre principal était le centre. Isolées les unes des autres par des rochers, des forêts et des neiges, la plupart de ces communautés purent garder longtemps leur autonomie, et la valeur morale des individus en initiative et en courage s’en accrut d’autant. Ainsi le district de Trondhjem, moins hérissé d’âpres montagnes que les autres régions du littoral, au sud-ouest et au nord-est, s’était naturellement divisé en huit fylke ou petites confédérations républicaines, correspondant à autant de vallées. Les habitants du pays, désignés sous le nom de Traender, étaient assez nombreux pour former un groupe de population puissant, mais aucun des villages n’eût accepté la domination de l’une des autres communautés : toute décision relative aux intérêts de tous était librement discutée dans les fylke par les citoyens, laboureurs et pêcheurs. Mais directement au sud de Trondhjem, de l’autre côté des cols relativement peu élevés (670 mètres) s’ouvrent les larges vallées lacustres et fluviales qui s’inclinent vers le fjord de Kristiania et les campagnes de la Suède : dans ces contrées méridionales de la Norvège, soumises de tout temps aux influences germaniques d’outre-mer, — nous l’avons encore vu au début du vingtième siècle, — le pouvoir royal s’était déjà fortement constitué à l’époque de Charlemagne et menaçait également les petits chefs ou jarls ainsi que les communes républicaines. On raconte que, d’après la loi dite de Försten — l’une des confédérations des Traender —, les hommes libres ou buendi avaient pour devoir strict de tuer tout prince ou tout roi qui se serait emparé de leur bien ou aurait violé la paix de leur maison. Une légende, celle du chien-roi, témoigne des sentiments dans lesquels on tenait la royauté. Les gens de Trondhjem, vaincus eurent à choisir pour souverain entre un chien ou le ministre du vainqueur : ils préférèrent le chien dans l’espoir qu’il mourrait plus tôt.

N° 296. Isthme de Kristiania à Trondhjem.


En effet, pendant la nuit, le palais du chien-roi ayant été attaqué par les fauves, le malheureux animal fut mis en lambeaux[13] !

Le souvenir légendaire des pillages et des massacres commis par les anciens Normands sur le littoral de l’Europe antérieure porta les annalistes et les historiens à ne voir dans ces hommes du Nord que des barbares sans culture, tandis qu’à maints égards c’étaient des civilisés, supérieurs même à ceux dont ils venaient prendre les villes et les richesses. Leur armement, boucliers, ceinturons, glaives, était plus élégant, leurs armes plus fièrement ciselées et damasquinées. Leurs vêtements étaient plus riches, parce qu’ils étaient plus industrieux, plus habiles à tisser et à broder les étoffes. Leurs navires
Musée d'antiquités de Stockholm
bijoux des normands.
étaient plus beaux, mieux gréés, plus solidement construits : tel de leurs vaisseaux portait des rameurs et des combattants par centaines. Leur commerce était fort actif, notamment avec les régions orientales, qu’ils ne pouvaient atteindre que par le mouvement des échanges et non par des incursions armées : on a découvert en plusieurs îles de la Baltique et jusqu’en Norvège des amas de monnaies bysantines, sassanides et abbassides, ainsi que des objets précieux d’origine grecque et asiatique, fibules, agrafes, anneaux et colliers et autres bijoux : commerce et piraterie s’associaient volontiers chez les Normands, comme jadis chez les Phéniciens et les Grecs, et comme de nos jours chez les Malais. C’est incontestablement en Orient et dans le monde méditerranéen qu’il faut chercher les commencements de l’art scandinave, qui se développa peu à peu de manière originale[14]. L’écriture elle-même, ces caractères au moyen desquels furent reproduites les Saga, n’apparaissent d’abord que sous la forme d’incorrectes et barbares reproductions des lettres romaines ; mais ces traits grossiers se transformèrent graduellement en « runes » ayant une physionomie caractéristique.

Chez ces peuples fiers, les hommes avaient des pratiques noblement chevaleresques : entre hommes du Nord, la lutte devait être égale, de buendi à buendi, de bateau à bateau. Les chefs se lancent fréquemment un défi personnel et vident eux-mêmes leurs querelles, d’ordinaire dans un îlot, sous les yeux des deux bandes, qui,
Musée de Copenhague.Cl. du Soir
image du soleil à l’age de bronze
Bronze partiellement doré trouvé en Seeland
postées chacune sur l’une des rives, assistent à la lutte de leurs champions. Parfois, à la place des chefs, les guerriers ennemis désignaient de part et d’autre celui d’entre eux qui, en combat singulier, devait décider de la victoire. En toute rencontre, le vaillant, épris de sa propre gloire, aimait à se signaler par des exploits, et mourir noblement était une joie pour lui, surtout quand il avait à venger un frère d’armes, plus qu’un frère de sang, celui auquel il était lié par des serments d’amitié. Mourir de maladie, de vieillesse était tenu pour une bonté, une malédiction des dieu. Le roi Hakon, menacé de finir ainsi, par la vile mort des pacifiques, se fait porter à bord de son navire de guerre, puis, le vent soufflant de la côte, met lui-même le feu à un bucher enduit de goudron et se couche royalement dans le rouge incendie qui s’enfuit sur la grande mer.

L’esclavage, amené par la guerre, se glissa quand même parmi ces hommes libres ; les étrangers pris dans les batailles restaient captifs. Mais le servage proprement dit ne s’introduisît point parmi les buendi du nord : chaque famille avait sa terre qu’elle cultivait de ses mains. À cet égard le contraste était complet entre les confédérations des Traender et la monarchie du Danemark où, sous l’influence des mœurs allemandes, les cultivateurs, graduellement attachés à la glèbe, avaient fini par être un objet de trafic comme les animaux. Les régions côtières du golfe de Kristiania furent naturellement la contrée de transition entre le pays de Trondhjem et le Danemark ; tout ce qui venait du midi pénétra par cette voie, la monarchie, le servage et le christianisme. Les connaissances industrielles apportées par ce chemin trouvèrent aussi des artisans très empressés parmi les hommes du Nord.

L’un d’eux, que les chroniques désignent sous le nom d’Ottar, fut même le héros d’un grand voyage, sans exemple par son désintéressement pendant cette cruelle période du moyen âge. Ce vaillant s’était demandé ce qu’il y avait dans les parages du nord, par delà les îles et les écueils dont lui avaient parlé les pêcheurs. « Il ne savait pas, et il voulait le savoir » : telle était l’expression naïve de son désir. Ottar partit en 870, naviguant toujours en vue des côtes ; diverses fois il entra en relations avec les indigènes, pêcheurs ou chasseurs, et reconnut qu’ils appartenaient à une race différente de la sienne : c’étaient des Lapons, comme de nos jours. Après avoir dépassé de trois journées l’extrême limite atteinte précédemment par les harponneurs de baleines, il constata que le rivage fuyait du côté de l’est et, cinglant autour du promontoire le plus avancé de la péninsule Scandinave, il suivit pendant quatre jours la côte dite aujourd’hui de la Mourmanie[15], puis entra dans une mer qui lui permit d’arriver après cinq jours de navigation à l’embouchure d’un fleuve : c’était la Dvina, qui se déverse dans la mer Blanche. Il n’osa pas débarquer sur la rive parce qu’il eut peur des Biarmiens ou Permiens, de race finnoise, qui s’y pressaient en grand nombre et qui auraient pu le tuer ou le réduire en esclavage. Il reprit le chemin de la Scandinavie occidentale, ayant ainsi constaté, ce que l’on ignorait avant lui, que le pays normand n’était point une terre isolée dans les mers du Nord. Vers la même époque un autre Normand, Wulfstan, avait exploré en géographe toutes les îles méridionales de la Baltique jusqu’aux parages de l’Ehstonie, « riche en miel et en poissons »[16]. Près de sept siècles s’écoulèrent avant que d’autres navigateurs suivissent Ottar autour du cap Nord et dans la mer Blanche : c’est en 1553 seulement que l’Anglais Chancellor visita le rivage de ces mers septentrionales de la Russie[17].

Les plus nombreux voyages des Normands eurent surtout pour mobile, non l’amour naïf de la science, mais la passion du pillage et des conquêtes.

N° 297. Scandinavie.


C’est vers le milieu du huitième siècle, à l’époque même où se consolidait la puissance des rois d’Austrasie, fondateurs de la dynastie carolingienne, que commença l’âge des Viking, ces redoutables pirates qui semblaient faire corps avec leurs rapides bateaux de guerre, à la proue redressée en gueule de dragon. Les nécessités économiques de l’existence avaient été pour une part dans cet exode armé des Normands vers toutes les côtes de l’Europe occidentale. Non seulement le refoulement des Saxons par les Francs, et par contre-coup celui des Danois par les Saxons, des Normands par les Danois, avait repoussé vers la mer les populations de l’intérieur, l’accroissement des habitants, dans cette terre salubre où les maladies sont rares, avait rendu aussi l’émigration nécessaire : ne pouvant être pacifique en ces temps de méfiance universelle, elle devait prendre un caractère guerrier. Généralement les familles se scindaient : tandis que les aînés gardaient la terre patrimoniale, les cadets prenaient le chemin de la mer qui les dirigeait vers de nouvelles terres, plus riches que celles des aïeux. Les exilés volontaires juraient sur leur épée, par laquelle ils espéraient acquérir la fortune de l’étranger ; ils juraient aussi par leur « dragon » qui, chaque année, les portait vers un lieu de pillage nouveau. Cette embarcation était sainte, car on l’avait baptisée de sang en plaçant des prisonniers de guerre parmi les rouleaux qui servaient au lancement[18]. La bannière de Harold le Cruel portait un nom significatif, « Landöde », ou « Dévastatrice des Contrées ».

Aux premières époques du pillage, chaque jarl scandinave, s’occupant à part de son œuvre de mort, avait son pennon particulier : la nation conquérante ne prit un drapeau commun qu’après la régularisation des expéditions annuelles, lorsque les divers « chefs de promontoires » réunirent leurs bandes respectives en de véritables armées d’invasion, d’ailleurs conscientes de la religion et de la civilisation différentes qu’elles représentaient contre le monde latin. Alors les Normands combattaient « pour Odin et pour Thor contre le Christ blanc » : ils s’étaient faits les champions des sombres divinités du Nord. La haine religieuse était le mobile qui poussait les envahisseurs normands à s’acharner contre les monastères et les églises, à briser et à brûler les reliques, à massacrer les moines et les prêtres. Mais déjà, dans la rivalité furieuse qui se produisait entre les cultes, se manifestait l’influence chrétienne. En réalité, il y avait analogie complète entre les personnages symboliques des races en lutte. C’était le vieillard Scandinave, Odin ou Wotan, au manteau gris comme le brouillard des mers, avec ses deux corbeaux noirs croassant des prophéties sur ses épaules, et Dieu le Père, également fleuri d’années, la tête entourée d’un nimbe d’or, près duquel vole une colombe. De
Cl. Sellier
nef scandinave.
même le dieu Thor, qui brandit le tonnerre, répond directement à Dieu le fils, le juge souverain qui pèsera dans la balance les actions des vivants et des morts. Dans le conflit des deux religions, les divinités Scandinaves, quoique appartenant à des vainqueurs, durent changer graduellement de physionomie pour ressembler de plus en plus aux dieux chrétiens ; d’ailleurs, les Normands ne savaient-ils pas d’avance, et par le texte même des anciennes prophéties, que leurs dieux devaient mourir un jour ? De nouvelles figures se montraient aux adorateurs : c’étaient les héritiers attendus[19]. Mais comme toujours, la conversion officielle du peuple n’eut qu’une bien lente prise sur l’âme héréditaire. Pillards étaient les Normands païens ; pillards restèrent longtemps leurs descendants convertis. Une saga du douzième siècle raconte comment le roi Sigurdr s’en alla rendre visite à Baudouin, roi de Jérusalem. Longeant les côtes, à la tête d’une grande flotte, il disait à ses hommes : « Quand vous rencontrerez une barque, commencez par la piller ; si l’équipage est chrétien, nous lui rendrons la moitié de ce que nous lui aurons pris, car il faut bien aider ses frères ; si les hommes sont païens, nous remercierons Dieu. »

L’exigence des convertisseurs chrétiens relativement à la division du temps en périodes de sept jours aurait été l’une des causes qui retardèrent le plus l’établissement du christianisme chez les populations du haut Nord. Ces gens simples ne comprenaient pas pourquoi on voulait leur imposer un groupement des jours contraire à leur coutume, sous prétexte que Dieu s’était repris à six fois pour faire le monde et s’était reposé le septième. Ce mode de régler le temps était devenu général dans l’empire romain à la fin du deuxième siècle, et les Germains l’avaient adopté, très probablement deux ou trois cents ans après[20]. Mais les hommes du Nord, accoutumés à suivre le cours des saisons, à travailler pendant les longues journées d’été, à rapprocher les fêtes pendant les nuits hivernales, se refusaient à ces interruptions régulières de la vie normale de sept jours en sept jours, hiver comme été. D’autre part, les maîtres ne voulaient pas nourrir leurs esclaves aux jours de repos, et de leur côté, les esclaves se refusaient à observer les jours de jeune[21].

C’est vers les îles et les côtes occidentales de l’Europe que se porta l’effort des pirates normands. Dès l’année 795, ils s’étaient emparés de l’île Ralhlin, à l’angle nord-oriental de l’Irlande, et, de ce point d’appui, ils commandaient les fjords de l’Ecosse et de la mer dite actuellement de Saint-Georges. Bientôt ils occupèrent les Hébrides, puis, dès le commencement du neuvième siècle, ils attaquent l’île sainte de Iona, d’où tant de missionnaires étaient partis vers les terres voisines. Ils s’installent comme en un centre de conquête dans la longue péninsule de Catnibh, dite aujourd’hui de Caithness, ainsi que dans l’île de Man, qui leur appartint longtemps et doit même à cette ancienne domination de constituer encore officiellement un royaume distinct de l’empire Britannique. Une sorte de division du travail s’était produite dans l’œuvre de conquête. Tandis que les Norvégiens s’étaient attribué la colonisation des îles du Nord, Shetland et Orcades, et du pays voisin, dans la Haute Écosse, dit encore en souvenir d’eux Sutherland (Sudrland) ou « Terre du Sud », ce furent les Danois qui s’établirent sur les côtes d’Angleterre, où ils semblent avoir agi plus en civilisateurs qu’en conquérants. Canut (Knut), qui régna simultanément sur la terre des Scandinaves et sur celle des Bretons et des Angles, a laissé un renom de justice et de sagesse qui témoigne du moins en faveur de la civilisation dont il était le représentant.

Cl. Kuhn.
côte occidentale de iona

Maîtres des mers britanniques, les Normands avaient aussi pénétré fort avant dans les estuaires et les fleuves de l’Europe continentale. Pendant trois quarts de siècle, de 820 à 891, ils avaient ravagé toute la région maritime des Pays-Bas, utilisant avec méthode les diverses bouches des trois fleuves, Rhin, Meuse, Escaut, pour visiter successivement les diverses contrées de l’intérieur et « mettre dans leurs dévastations tout le soin d’opérations commerciales bien conduites »[22]. Ils en arrivent même à fonder près de Maestricht, à Elsloo[23], en 881, une sorte de camp retranché d’où ils font maintes sorties vers les cités et les monastères du pourtour et dans lequel ils entassent leur butin. Rien ne peut leur résister que les forteresses, imprenables pour leurs armes de marins, mais ils rasent les villes, les villages, les couvents : c’est par le fait des Normands que nul vestige de la sculpture et de l’architecture carolingiennes ne s’est conservé jusqu’à nos jours.

N° 298. Côtes occidentales de l’Ecosse.

Tel était le manque de cohésion du groupe politique appelé « France » que les Normands, dans leurs cent vingt bateaux, s’avancent jusqu’à Paris (845, 856, 861) dont ils pillent les faubourgs abandonnés, puis, après un intervalle, dû en partie aux mesures victorieuses de Robert le Fort, ancêtre des Capétiens, les Viking reviennent devant la cité (885) et, après l’avoir bloquée pendant une année et demie et en avoir obtenu rançon, poussent jusqu’en Bourgogne où ils ravagent la ville de Sens.

N° 299. Côtes septentrionales de l’Ecosse.
Les cartes N° 298 et 299 se recouvrent en partie : ainsi les péninsules nord de l’ile Skye se trouvent sur les deux cartes.


Ils remontaient aussi la Somme, la Vilaine, la Loire, la Garonne, l’Adour. Des points fixes, îles ou promontoires, leur servent de camps retranchés pour l’attaque ou la défense et de dépôts pour le butin : dans la Seine, c’est l’île d’Oîssel : dans la péninsule du Cotentin, dominant à la fois la Manche et le golfe des îles Jersiaires, c’est l’enclos du Hague-dike ; au bord de l’Océan, ce sont les îles de Noirmoutiers et de Ré. En 844, on les voit déjà bien loin de la mer, puisqu’ils entrent dans Périgueux par la porte dite depuis « porte Normande », preuve de la facilité avec laquelle les pirates s’organisaient en armées de piétons ou de cavaliers, car ils n’auraient certainement pu remonter l’Isle dans leurs bateaux de mer. Leur arrivée dans le royaume était si bien prévue que l’on prélevait régulièrement un « impôt des Normands » sur les populations. Parmi les villes du continent qui sont envahies, on cite Aix-la-Chapelle, Cologne, Trêves, Metz, Mayence, Worms, Nantes, Le Mans, Bordeaux, Toulouse, Melun, Meaux, Sens et même Clermont. On croit aussi qu’ils poussèrent jusqu’en Suisse, dans la vallée de Hasli, et ce seraient eux qui auraient porté aux indigènes la légende de Guillaume Tell, naguère si fièrement revendiquée par les républicains de l’Helvétie. Enfin une troupe de Normands eut, en 859, l’audace, presque inconcevable pour l’époque, de contourner l’Europe afin d’entrer dans la Méditerranée et s’établir en un camp de la Camargue, aller ravager les cotes de l’Italie, même piller la cité de Pise et d’autres villes[24] ; mais les navigateurs du Nord s’accoutumèrent vite aux voyages vers les terres méridionales et se rencontraient sur ces rivages avec d’autres pirates, les Sarrasins, qui en 838 avaient dévasté Marseille et en 869 faisaient l’évêque d’Arles prisonnier, tandis qu’entre temps les Normands remontaient le Rhône jusqu’à Valence[25].

A la fin du neuvième siècle, l’Allemagne du moins réussit à s’affranchir de nouveaux pillages par la victoire que l’empereur Arnulf de Carinthie remporta près de Louvain, aux bords de la Dyle (891), sur les Normands qui y étaient établis depuis six ans ; d’ailleurs, les invasions n’avaient guère de raison d’être à cette époque, puisque le pays, dévasté, n’avait plus de valeur pour les pirates. Mais sur les autres parties du littoral européen la pression ne fit que s’accroître. Tandis que des Normands disputaient l’Angleterre aux Saxons et aux Danois, d’autres Viking Scandinaves s’aventuraient dans la Méditerranée par le détroit de Gibraltar et capturaient des esclaves, enlevaient du butin dans les Baléares, sur les côtes africaines, en Italie, en Grèce, même en Asie Mineure. Dès l’an 896, un banni normand, Rou (Rolf, Rollo, Rollon), s’établissait solidement sur la terre ferme de France et commençait une campagne méthodique de conquête. Tandis qu’une armée Scandinave s’avançait du nord au sud dans le bassin de la Seine, une autre remontait de l’ouest à l’est dans le bassin de la Loire, et de grandes batailles se livraient dans les campagnes intermédiaires. Partout les seigneurs changeaient de maîtres, et finalement, en 912, le roi de France, Charles dit « le Simple », dans le sens de « pauvre d’esprit », dut aussi abandonner toute prétention sur les terres disputées et donner en fief à l’envahisseur Rou tout le beau territoire qui depuis a porté le nom de « Normandie ».

N° 300. Incursions normandes en France.


Trop peu nombreuse était l’armée d’invasion pour qu’elle pût se substituer à la population indigène : elle se francisa donc, comme les Francs Neustriens s’étaient jadis gallicisés. Les Normands oublièrent leur parler Scandinave, dont il ne reste aujourd’hui qu’une faible proportion de mots et quelques noms géographiques ; ils abandonnèrent aussi leur religion sans trop de répugnance, car un changement de pays et d’existence s’accommode volontiers d’un changement de dieu ; mais la passion des aventures et des batailles que les dangers de la mer et les hurlements des tempêtes avaient donnée à leurs ancêtres se maintint longtemps dans les âmes des Normands français : l’influence de l’ancien milieu continua d’agir dans le nouveau, et ce fut la vieille impulsion des Viking qui poussa Guillaume le Conquérant à la conquête de l’Angleterre et plus tard les Tancrède à l’occupation de l’Italie, de même que les marchands de Dieppe et d’autres lieux normands à l’exploration des Canaries et de l’Afrique. Jusqu’au treizième siècle, le titre de « chef des pirates » fut considère comme un titre d’honneur en Normandie et en Angleterre : le vieux sang des Viking coulait encore dans les veines de leurs marins.

A l’orient de l’Europe, un travail analogue de poussée ethnique entraînait les Scandinaves, Normands et autres à l’invasion des terres circumbaltiques. Les Varègues ou Varinger avaient soumis à leur domination les Finnois, les Ehstes et les Slaves du littoral et se tenaient prêts à profiter de toutes les occasions favorables d’accroître le nombre de leurs sujets. Des rosslagen ou communautés d’industriels et marchands d’outre-Baltique s’établirent en maints endroits des plaines sarmates, vers le confluent des routes naturelles, et servirent de centre à la domination politique. Les désunions des Slaves fournirent la circonstance propice et, en 862, les trois frères Rods ou « Russes », Rurik, Sineus et Truvor, entrèrent en vainqueurs dans le pays des grandes plaines orientales, qui se dit aujourd’hui la « sainte » Russie, comme si ce nom même ne rappelait pas l’humiliation de la conquête : d’après les étymologistes, le mot « Russe » serait dérivé du terme finnois Rodsen, ayant le sens de « Rameurs ». La Suède est encore pour les Finnois le pays des Russes ou des Rameurs, Ruotse Moa, tandis que la Russie a gardé pour eux son ancienne appellation Wenne-Moa, le pays des Wendes.

L’empire des trois frères, réuni plus tard sous la domination du seul Rurik, ne comprenait d’abord que la partie de la Russie actuelle qui s’étend au sud et au sud-est du golfe de Finlande, vers la haute Volga, avec la cité de Novgorod pour centre : mais les aventuriers varègues, constamment renforcés par de nouvelles recrues, ne pouvaient pas se contenter de commander pacifiquement les territoires conquis. Le midi les attirait. Au commencement du dixième siècle, la capitale de l’empire est déplacée. Kiyev est devenue la résidence du fils de Rurik et les conquêtes se continuent vers le sud.

N° 301. Incursions normandes en Russie.

Les lignes d’invasions des Normands varègues en Russie sont tracées d’après A. Lefèvre : Germains et Slaves.

On raconte que ce furent des habitants du district de Novgorod — bien servis depuis — qui demandèrent aux Varègues de « venir faire régner l’ordre et la justice » chez eux !

Les Normands se présentèrent à trois reprises devant Constantinople, en 903, 907 et 930. On sait que la garde particulière des empereurs de Bysance était composée de Normands.


Avant le milieu du siècle, les Normands sont devant Constantinople que, d’ailleurs, ils ne peuvent prendre, mais ils reviennent à l’assaut et force est à l’empereur Romanos d’acheter la paix par des présents et des promesses. Déjà christianisés, les Normands de Russie perdent leur force agressive contre les chrétiens d’Orient, et ce sont eux au contraire qui subissent l’influence bysantine et qui modèlent graduellement leurs idées et leurs mœurs sur l’exemple qui leur vient de la Rome orientale. Mais le curieux phénomène d’un circuit complet d’invasions autour du continent d’Europe n’en est pas moins accompli : les Normands « Varangiens », partis de la Norvège par le détour de l’Europe occidentale, se rencontraient dans les îles de la Méditerranée avec d’autres Normands « Varègues », qui avaient parcouru les chemins de la Slavie entre la Suède et Bysance : de la Scandinavie à la Sicile, le cercle s’était refermé.

En dehors de l’Europe proprement dite, les Normands devaient être aussi les héros d’une œuvre capitale dans l’histoire de l’humanité, le peuplement de l’Islande et une première découverte du Nouveau Monde. Et du moins le premier de ces événements se fit sans bataille, sans meurtre ni pillage. La partie de la population norvégienne qui accomplit l’exode constituait d’ailleurs un élément social de beaucoup supérieur à celui des conquérants viking. Ce fut l’amour de la liberté, et non la passion du butin, qui détermina l’émigration des confédérés de Trondhjem.

À cette époque, vers la fin du neuvième siècle, le roi Harald « aux beaux cheveux » avait réussi à constituer l’empire norvégien à son profit : maître des passages qui font communiquer les fjords du sud avec ceux du nord, il avait pu donner l’unité géographique à ses États, et les hommes libres qui ne pouvaient s’accommoder de l’obéissance n’avaient plus qu’à s’expatrier. Or, un aventureux voyageur, Nad-Odd, avait déjà porté dans le pays des nouvelles de la « Terre des neiges », appelée plus tard « Terre des glaces », l’Islande, où, disait-il, tout homme pourrait vivre fier et libre : « Il n’y avait ni rois, ni tyrans ! » Cependant quelques immigrants y avaient déjà trouvé place. Dès 796, les papæ ou anachorètes celtes, d’Iona et d’Irlande, dont les cellules ont été reconnues dans toutes les îles situées au nord de la Grande-Bretagne, occupaient les terres dites Vestmanneyjar, qui parsèment la mer au sud-ouest de la côte islandaise : leur nom même signifie « Iles des Hommes de l’Ouest », c’est-à-dire « îles des Irlandais ». Ces moines avaient également débarqué dans la grande terre d’Islande : les objets laissés par eux, il y a onze siècles, cloches, livres religieux, crosses abbatiales en témoignent[26]. Quelques Celtes d’Ecosse avaient aussi pénétré dans l’île vers l’année 825. Des noms locaux d’origine irlandaise rappellent l’arrivée des anciens colons des îles Britanniques, et c’est à l’influence persistante de leur race que l’on attribue le type brun dont il existe de nombreux représentants en Islande[27].

Cl. Alinari.
intérieur de l’église saint-clément à rome
(En partie du neuvième siècle.)

Trois quarts de siècle après l’apparition des premiers hommes sur les côtes de l’Islande, les fugitifs norvégiens se montrèrent à leur tour. Un premier colon. Ingolf, avait déjà débarqué en 870, mais le grand exode se fit seulement quatre ans plus tard[28]. Alors des milliers d’immigrants se présentèrent à intervalles de temps très rapprochés sur la côte sud-occidentale de l’île, et il fallut s’arranger de manière à donner sa part de terre à chacune des familles nouvellement arrivées. Tout colon put acquérir en domaine libre l’espace de terre qu’il avait parcouru pendant le jour le long de la côte et qu’il avait limité par deux bûchers flambants élevés l’un à l’apparition, l’autre au coucher du soleil[29]. Puis des subdivisions eurent lieu, de manière à fournir chaque paysan de champs pour ses cultures et de pâturages pour ses bestiaux. L’opinion publique islandaise consacra si bien le principe de la « terre aux paysans » qu’il s’est maintenu quand même jusqu’au dix-neuvième siècle à travers toutes les révolutions économiques.

En peu d’années le peuplement complet de toute la partie des côtes islandaises où peut vivre l’homme, même des districts tournés vers le pôle, était achevé[30], et bientôt l’île eut un nombre d’habitants aussi considérable, peut-être même plus considérable que de nos jours. Sans doute, l’île est fort étendue, puisqu’elle occupe une superficie égalant à peu près un cinquième de la France ; même au point de vue du climat, elle possède certains avantages, car sa température moyenne — jusqu’à 5 degrés et davantage au-dessus du point de glace — est notablement plus élevée que ne le permettrait d’espérer sa haute latitude. Mais ce privilège, dû aux eaux tièdes apportées par les courants du sud sur les côtes occidentales et même partiellement sur les côtes septentrionales, peut être supprimé en certaines années par la prépondérance du courant froid polaire qui vient frapper les rivages de l’est et se continue sur le littoral du sud : il arrive parfois que l’île est défendue au sud par un cordon de banquises et que les ours blancs débarquent de leur véhicule de glace pour ravager les troupeaux. Suivant le balancement des eaux tièdes ou froides, l’hiver d’un même lieu peut présenter d’une année à l’autre des écarts d’une quinzaine de degrés. Les giboulées de tempêtes sont presque constantes pendant la saison du printemps, si douce et si charmante en tant d’autres contrées de l’Europe. Les forêts ne se composent pas d’arbres, mais de faibles arbrisseaux, et même manquent-ils complètement en de vastes districts. Jusqu’à l’époque moderne, où des explorateurs tenaces ont réussi, à force d’énergie et grâce aux ressources que fournit la science, à reconnaître tout l’intérieur du pays, nombre de territoires étaient inabordables à l’homme à cause de leurs neiges ou de leurs glaces, de leurs torrents aux alluvions mobiles et fuyant sous les pas ; parfois les volcans projettent au loin des nuages de cendres qui recouvrent les prairies et les cultures, affamant le bétail et les hommes. Et lors des disettes ou des famines, l’Islande, isolée dans l’immense étendue des mers, n’avait guère de nations amies pour lui fournir du pain. Les Islandais ont à prendre des soins exceptionnels de leurs enfants pour les mener à bien.

N° 302. L’Islande, l’Ile des Glaces et des Laves

Au sud-est de l’île, Ingolfsholdi rappelle le point de débarquement du premier colon norvégien. Le lac au sud de l’A de Almannagja est le Tingvellir.

Et, malgré ces extrêmes difficultés que la nature oppose aux insulaires, ceux-ci réussirent à prendre tout d’abord, au point de vue intellectuel et moral, un des premiers rangs dans le monde, sinon le premier, eu égard à leur nombre relativement si faible. Protégés efficacement par l’étendue des mers pendant près de trois siècles et demi, les buendi d’Islande, plus heureux que ceux de Trondhjem. réussirent complètement à maintenir leur dignité d’hommes libres, sans roi, ni princes féodaux, ni hiérarchie, ni aucun établissement militaire. Les intérêts communs étaient discutés en plein air entre tous les habitants revêtus de leurs armures, symbole du droit absolu de défense personnelle appartenant à chaque individu. Le lieu de réunion, qui était aussi le marché annuel, et que l’on considère encore comme une sorte de capitale virtuelle de l’Islande, était la gorge volcanique d’Almannagja ou « Couloir de tous les hommes », formée par l’écoulement de laves liquides entre les parois d’une fracture au travers d’une nappe ignée, déjà consolidée. Sur un bloc énorme aux flancs disposés en gradins se tenait le « Liseur de la Loi », le Lögmadr, répétant à haute voix le texte des décisions promulguées par les assemblées précédentes : celles qu’il ne récitait point pendant trois années consécutives et dont on n’exigeait pas la proclamation étaient tenues pour abolies[31]. Au pied de l’Almannagja, dans la plaine de Tingvellir, recouverte de laves fissurées et inondées, se trouvait le Tertre de la Loi. Sur une langue de lave, d’accès difficile, le juge et l’accusé se tenaient face à face, sous l’œil vigilant de la multitude armée[32].
Cl. Schmid.
plaine de l’alting, au premier plan, le tertre de la loi, au fond, le tingvellir, à droite, les parois de l’almannagja.

Restés libres, les fiers buendi d’Islande purent donc cultiver avec soin le trésor de connaissances que leurs pères avaient apporté du continent lointain. Dans chaque famille on apprenait à lire ; les professions de poète, de récitateur des poèmes antiques étaient fort appréciées, et sur chaque navire qui emportait des provisions de morue pour les longs carêmes de l’Europe occidentale voyageaient aussi des skald qui allaient aux nouvelles pour les réciter ensuite dans la patrie. Ce fut une des grandes causes du remarquable développement intellectuel des Islandais.

L’île des Glaces entretenant la paix avec tous les pays étrangers, ses nationaux n’avaient point à craindre qu’on exerçât contre eux de violences en temps de guerre : alors qu’un marchand anglais voyageant en Norvège ou un Norvégien parcourant l’Angleterre ennemie eût été dépouillé de ses biens, peut-être même emprisonné ou massacré, l’Islandais se mouvait librement, assuré d’une généreuse hospitalité, grâce à ces conditions générales de liberté et de bienveillance mutuelle, la conversion des Islandais au christianisme se fit, comme la colonisation, sans luttes ni guerre civile. Les premiers réfugiés étant encore païens, ceux qui les suivirent se trouvaient plus ou moins sous l’influence des enseignements chrétiens, et, de proche en proche, entre voisins qui s’entretenaient le soir devant l’âtre, la nouvelle foi se substitua à l’ancienne, ou plutôt se mêla au fond primitif. Les dieux Scandinaves ne furent pas considérés comme des incarnations du diable, mais se transformèrent graduellement en personnages divins de la religion chrétienne : le nom même de celui qu’invoquèrent les Islandais convertis resta le même qu’au temps des païens : Allfadir, le « Père Universel », n’eut point à vider les cieux pour faire place à un nouveau venu[33]. Chose inouïe dans l’histoire du christianisme, des chrétiens islandais, loin de détruire les monuments relatifs à l’ancienne histoire païenne, s’occupèrent pieusement de les recueillir, tels, vers l’an 1100, Saemund Sigfusen et, cent années plus tard, Snorro Sturleson, l’auteur de Heimskringla, le « Cercle du monde », et plus spécialement de l’histoire des rois de Norvège, le récit du moyen âge le plus vivant, le plus héroïque et le plus beau[34]. C’est grâce à la sollicitude de ces Islandais convertis que furent recueillis les récits et les chants de l’Edda ou de la « Vieille grand’mère », la source la plus précieuse de l’histoire mythologique et légendaire des anciens scandinaves.

La découverte du Grœnland et celle du continent américain sont également dues à des Normands d’Islande. Trois années seulement après le mouvement d’exode vers l’île des Glaces, un explorateur, Gunnbjorn, avait poussé jusque vers une autre « terre glacée » que l’on ne jugea pas à propos de coloniser. Mais un banni, Erik le Roux, se dirigea vers cette terre nouvelle, dont il contourna le cap extrême, le Hvarf, connu aujourd’hui sous le nom anglais de Farewell, puis, arrivé sur la côte occidentale, il y fonda le premier campement d’Européens qui ait existé dans le Nouveau Monde. Le pays était si âpre, pourvu au pied des monts et des glaciers d’une bande de terre cultivable si étroite que d’autres explorateurs ont pu appliquer à la contrée le nom de « Terre de Désolation »[35]; mais Erik le Roux, comprenant que « pour donner une bonne réputation à sa colonie, il fallait lui donner un beau nom », l’appela audacieusement Grœnland, la « Terre Verte », et sa ruse eut plein succès. Bientôt les Normands y furent plus nombreux que les Eskimaux indigènes, construisirent des villages et même des villes, puis, devenus chrétiens comme leurs frères les Islandais, édifièrent des églises, dont il existe encore des restes. Un évêque gouverna le diocèse du Grœnland au nom du pontife de Rome.

N° 303. Plan de l’Althing

Il n’est pas possible de fixer l’échelle de cet ancien levé, évidemment défectueux, les mesures données par Lord Dufferin, Jules Leclercq et autres pour les dimensions de l’Almannagja et du Tertre de la Loi ne concordant aucunement. L’orientation n’est qu’approximative.

La paroi nord de l’Almannagja, dont on voit bien la nature volcanique sur la gravure de la page 515, est sensiblement plus élevée que la paroi du sud, de sorte que dans la gravure de la page 511, on peut les voir toutes deux l’une derrière l’autre.

Mais la force d’expansion des Normands n’était pas encore amortie, et deux décades ne s’étaient pas écoulées depuis la colonisation du littoral grœnlandais par Erik le Roux que de nouvelles terres étaient découvertes, et parmi elles, celle qui porte jusqu’à nos jours le nom de « Terre Neuve », Fundu Nya Land ou Helluland. Un premier voyage avait été fait involontairement dans ces régions par des bateaux égarés dans le brouillard, mais en l’an 1000, ce fut résolument que Leif Eriksson, fils du premier colon grœnlandais, s’aventura vers les côtes du sud, que l’on sait être maintenant celles du Labrador, des terres Laurentiennes et de la Nouvelle Angleterre. Il poussa jusqu’au « pays de la vigne » ou Vinland, ainsi nommé des vignes sauvages qu’y reconnut l’Allemand Tyrker, l’un des compagnons de Leif. A quelle contrée actuelle doit s’appliquer celle appellation normande ? Si l’on a bien interprété un passage des saga relatif à la longueur des
Cl. Schmid.
cascade de l’oxara dans l’almannagja.
jours d’hiver dans le Vinland, c’est entre le 40e et le 42e degré de latitude qu’il faudrait chercher le lieu de séjour des Viking, c’est-à-dire sur les côtes du Massachusetts[36]. Parmi les divers débris signalés comme fournissant un témoignage de ce grand événement géographique, il en est qu’Horsford a décrit en des termes qui s’appliqueraient aussi bien à des constructions que l’on élevait en Islande vers la même époque[37] ; toutefois, ces monuments sont trop grossiers pour qu’il ne reste pas un certain doute dans les esprits et que la venue des Normands dans les environs de la Boston actuelle ne rencontre beaucoup d’incrédules[38]. Gustaf Storm croit avoir établi que le Vinland est la partie de la Nouvelle-Ecosse qui fait face à Terre-Neuve.

Quoi qu’il en soit, les expéditions des navigateurs normands sur les côtes de l’Amérique du Nord ne furent pas nombreuses, et après les premières années, s’espacèrent de plus en plus. Une inscription runnique, datant de la moitié du onzième siècle, raconte l’expédition malheureuse d’une barque normande qui cinglait vers le Vinland et se perdit « au milieu des glaces, sur la mer solitaire »[39]. Au douzième siècle, les voyages cessèrent complètement à cause des difficultés de la navigation, la chaîne des banquises se reformant chaque année en barrière infranchissable, ou du moins très périlleuse à traverser, entre l’Islande et la pointe méridionale du Grœnland[40]. La « Terre de la vigne » se perdit ainsi pour les Normands, mais la mémoire légendaire s’en perpétua pendant quelque temps comme celle d’un paradis terrestre : Adam de Brème raconte dans son histoire ecclésiastique, rédigée vers 1070, que le roi Sven Estridson lui parla d’une grande île de Vinland située fort loin dans la mer occidentale, et lui vanta les raisins exquis de ses vignes sauvages ainsi que ses vastes champs de céréales donnant leur récolte au centuple sans avoir été semés par la main de l’homme.

Puis la légende se perdit comme la découverte ; le nom des territoires lointains ne se conserva que dans la mémoire des récitateurs de saga et des lecteurs de manuscrits anciens. Le Grœnland même finit par retomber dans la nuit, et la cause de cette disparition n’est pas due seulement aux difficultés du voyage. Comme la plupart des retours et régressions dans l’histoire, elle doit être attribuée à la diminution de l’initiative humaine, conséquence du renforcement d’un pouvoir central, destructeur des énergies personnelles. Déjà en 1261, le Grœnland étant tombé sous la dépendance politique directe de la Norvège, le commerce entre la métropole et la colonie était devenu monopole royal, et les expéditions, changées en un service public, se firent de plus en plus rares. Le dernier bateau du Markland à destination du Grœnland et de l’Europe partit en 1347. Puis, en 1387, lorsque la reine Marguerite, unissant la souveraineté des trois États Scandinaves, revendiqua pour elle seule le privilège du commerce avec toutes les dépendances de son royaume, de la Finlande au Grœnland, il en résulta que les navires partis du Danemark sous pavillon d’État pour faire leur tournée réglementaire par les Faroer et l’Islande n’eurent plus le temps d’aller jusqu’à la « Terre Verte »[41]. Le manque de communication finit même par rompre toutes relations avec l’ancienne colonie et l’on arriva à si bien l’ignorer que l’on contesta jusqu’à l’existence de cette terre qui jadis avait régulièrement acquitté la dîme et payé le denier de Saint-Pierre ; on y avait même prêché les croisades comme dans les autres pays de la chrétienté[42]. Il n’en resta qu’un nom vaguement indiqué sur les cartes, et les marins, en répétant les récits anciens, racontaient qu’un mur de glace s’était dressé à l’ouest de l’Islande, arrêtant la navigation à tout jamais.

N° 304. Voyages lointains des Normands.

Les noms de pays portés sur cette carte sont ceux qu’on rencontre dans les saga islandaises.

On a indiqué le voyage d’Ottar vers Bjarmaland, celui des Varègues vers Gardariki et Miklagard (Constantinople), et celui de Sigurdr vers la Terre Sainte.

Tandis que les Normands, les « hommes du Nord », appelés aussi les « hommes de la mer », parcouraient les eaux vers toutes les côtes de l’Europe méridionale, vers les îles et les péninsules polaires, d’autres peuples en mouvement obéissaient encore à l’immense vague d’ébranlement qui avait renversé l’empire de Rome et changé l’équilibre des nations. La première grande période de migration au temps des Gensoric, des Alaric et des Attila avait mis en branle tous les peuples de l’ancien monde, des bords de la mer du Japon au rivages de la Méditerranée et de l’Atlantique, mais son résultat principal avait été d’établir nettement l’importance des peuples germaniques et de leur assurer la possession incontestée de domaines politiques constitués en États distincts. A l’époque même où, sous le gouvernement de Charlemagne, la race tudesque arrivait à prendre l’hégémonie parmi les peuples, un autre ensemble ethnique, celui des Slaves, — jadis désignés sous les noms très généraux de Scythes, Sarmates, Hyperboréens —, commence à se préciser dans l’histoire et à s’unir en communautés d’États subissant déjà l’influence directe du christianisme et de la civilisation gréco-romaine.

Au commencement de l’histoire écrite des peuples européens, Phéniciens et Grecs n’avaient qu’une idée fort vague des immenses régions du Nord inclinées vers d’autres mers et peuplées de races ayant des mœurs différentes de celles des Méridionaux. Ce monde dans lequel ils ne pénétraient pas était resté assez obscur pour qu’on en racontât non l’histoire, mais des fables et des légendes merveilleuses auxquelles d’ailleurs devait se mêler un peu de vérité. Ainsi les récits que fait Hérodote sur les « Scythes laboureurs qui sèment le blé non pour le consommer, mais pour le vendre »[43] nous prouvent que les Grecs avaient quelques notions de ces riches contrées à « terre noire » qui produisaient des céréales en abondance pour l’exportation. Mais au delà, disait-on, l’espace était complètement inhabité, « les lieux n’étant ni visibles, ni abordables, à cause des plumes répandues sur le sol ». En effet, dit Hérodote, « quiconque a vu la neige tomber à flocons pressés sait que les flocons ressemblent à des plumes »[44]

La vie des « Scythes », telle que la décrivent les auteurs anciens, est bien celle que déterminait la nature du sol et du climat. Si les laboureurs résidants ou à demi sédentaires utilisaient les terres les plus fertiles, le gros de la nation, trop peu nombreux pour la vaste étendue du territoire, se composait de pasteurs poussant devant eux, de steppe en steppe, des troupeaux de bêtes domestiquées, chevaux, bœufs et brebis. Les descriptions qu’on en donne sont, à peu de chose près, celle que, dix siècles plus tard, les chroniqueurs font des Huns, et qu’ils répètent, d’autres siècles ensuite, à propos des Mongols. Les Scythes vivaient en plein air ou sous la tente ; lors des voyages de migration, les femmes travaillaient paisiblement sur leurs chars, tandis que les hommes chevauchaient à côté, vêtus de toisons, quelquefois même de peaux d’ennemis vaincus, et portant sur leur carquois des mains coupées sur le cadavre. Habitues à changer fréquemment de territoire, sans souci des premiers occupants, les Scythes étaient de redoutables hommes de guerre, habiles à éviter les batailles rangées par de rapides attaques suivies de fuites soudaines, mais se ramassant en armées solides quand il s’agissait de défendre les buttes de terre sous lesquelles dormaient les aïeux.

fragment de la tapisserie de bayeux.
(Onzième siècle.)

Chez ces peuples, on méprisait la mort. Jusqu’au milieu du dixième siècle, le sacrifice volontaire des veuves sur le bûcher du mari était de pratique générale chez les Slaves de la Pologne actuelle[45]. Au temps d’Hérodote, les Massagètes qui se sentaient vieillir étaient immolés par leurs parents, et leur chair, mêlée à celle de divers animaux, servait au repas funéraire par lequel on honorait leur mémoire ; mais celui qui avait le malheur de mourir de maladie n’était point glorifié par un festin, car sa mort était considérée comme une sorte de honte. Les trouvailles faites dans maintes tombelles ou kourgani de la Russie méridionale complètent les récits d’Hérodote[46].

Aux funérailles des grands personnages, une épouse, des serviteurs, des chevaux suivaient le chef dans la mort, et l’on retrouve en effet dans les tombes royales de nombreux ossements, ceux des victimes sacrifiées à la vanité du rang. Dans ces buttes funéraires, on recueille des objets de cuivre et d’or, armes et bijoux, mais le fer y est assez rare, preuve qu’à cette époque l’industrie européenne venait à peine de conquérir le métal par excellence.

Mais cet or, cet étain et ce cuivre, nécessaires à la fabrication du bronze, ne se trouvaient point dans les plaines des Scythes, et c’est ailleurs qu’ils devaient se le procurer. Depuis les temps les plus reculés, les habitants des étendues sarmates, si belliqueux que les eussent rendus les vanités locales et les pratiques obligatoires de la vengeance, avaient dû pourtant s’accommoder aux nécessités du commerce, dont les intermédiaires traditionnels étaient des bandes de porteurs, constituant des castes spéciales presque toujours méprisées mais indispensables, et se mouvant en sécurité le long de chemins pratiqués de tout temps et protégés par la foi publique de tous, amis ou ennemis. C’est ainsi que les objets précieux nécessaires à l’industrie se transmettaient sur les routes historiques de l’Asie, entre la Chine et l’Occident, entre le Caucase et les régions du Nord. Des voies commerciales aboutissaient également au littoral du Pont-Euxin où s’étaient installés des colons grecs, entourés de populations à demi hellénisées. Le commerce de l’or, on le sait par l’expédition des Argonautes, avait un de ses grands marchés sur le versant méridional du Caucase, dans la Colchide, la Géorgie actuelle. Or cette même contrée possédait aussi des gisements d’étain qui fournissaient aux artistes l’élément d’alliage nécessaire à la fabrication du bronze d’art (E. Chantre). Du temps d’Hérodote, les marchands venus de ces régions caucasiques, de même que les trafiquants d’Asie, apportaient leurs métaux à la ville d’Olbia, sur le cours inférieur du Borysthènes. Plus tard, une autre cité grecque, Panticapée, la moderne Kertch, sur la côte méridionale de la péninsule de Tauride, hérita de ce trafic avec les Asiates ; d’ailleurs les marchands ne faisaient probablement qu’une partie du chemin : c’est d’étape en étape, de marché en marché, et par des relais de caravanes nombreuses que les objets précieux, indispensables aux travaux de luxe, finissaient par atteindre le Pont-Euxin.

Les mélanges et les croisements eurent pour conséquence que tous les Slaves ou slavisés de nos jours, de même que les autres habitants, Finnois et Turcs, des grandes plaines de l’Eur-Asie, pourraient revendiquer comme leurs ancêtres non seulement les tribus guerrières dont les buttes s’alignent çà et là sur l’horizon, mais aussi les anciens peuples mineurs et commerçants appelés Tchoudes. Ce vocable, n’ayant plus aujourd’hui que la signification de « misérable » et de « mauvais », représente dans l’imagination populaire beaucoup moins une caste, une classe ou une nation particulière qu’une race mystérieuse de gnomes ou farfadets ayant connu l’art de fabriquer les métaux et d’extraire les pierres précieuses des profondeurs de la terre.

Au commencement du moyen âge, aucun nom commun de race n’embrasse les diverses nations qui sont maintenant désignées sous le nom de « Slaves », terme dont l’origine est d’ailleurs inconnue. Peut-être dérive-t-il d’un mot, Slovo, qui a le sens de « gloire », mais il se trouve précisément que les premiers Slaves portant ce nom étaient surtout des laboureurs pacifiques, très doux, très bienveillants, pratiquant volontiers la vie en commun[47] et n’ayant aucune prétention à la réputation de guerriers et de conquérants. Plus tard seulement, par extension patriotique, ce terme a fini par signifier « renommé », « illustre », car les peuples aiment toujours à modifier la langue en la faisant servir à leur propre gloire. Il est probable que la véritable étymologie du mot « Slaves » est celle de « Parole », « Langage », exprimant ainsi l’ensemble des individus qui parlent de manière à pouvoir être compris. Puis, par une bizarre ironie du sort, ce nom de Slaves (Slavon, Schiavoni, Esclavons) devint, chez les Vénitiens puis chez tous les peuples occidentaux de l’Europe, le synonyme de captifs, « esclaves », tant les conquérants et convertisseurs chrétiens, Charlemagne tout le premier, firent de prisonniers parmi ces tribus orientales aussi longtemps qu’elles restèrent païennes et même après leur conversion ! C’est un fait reconnu des historiens[48] que le christianisme et l’esclavage, venant de l’Ouest, pénétrèrent en même temps dans les pays slaves.

Longtemps les peuplades agricoles de la Slavie restèrent inconscientes de leur parenté. Dans leurs exodes, elles ne présentent aucune cohésion et même s’éparpillent vers divers points de l’Europe. Ainsi ces Vénètes qui franchissent les Alpes, et dont on retrouve la dénomination dans la Venise (Wenedig, Venezia) actuelle, sont les frères de ces Vénètes auxquels les Allemands ont donné le nom de Wenden et qui se sont avancés au loin dans la Germanie septentrionale jusqu’à l’Elbe, et plus au sud jusqu’à la Saale ; même on constate l’arrivée d’une de leurs tribus dans le pays de Lüneburg, entre Elbe et Weser, et des noms de rivières et de lieux nous les montrent en pleine Franconie, là où se dresse aujourd’hui la cité de Nürnberg (Nuremberg). Au sud, les invasions des Slaves suivent celles des Goths et autres nations germaniques entraînées vers le Sud et vers l’Ouest ; ils occupent les régions danubiennes connues de nos jours sous le nom de Haute Autriche et remplissent la plus grande partie de la péninsule des Balkans.

La Macédoine, la Thrace, la Thessalie deviennent des pays slaves ; les envahisseurs du Nord poussent même jusque dans le Péloponèse, et la Grèce entière prend le nom de « Slavie » : la nomenclature géographique de la contrée permet de constater combien grande fut l’influence de la langue, très rapprochée du serbe actuel, qu’apportèrent les étrangers. Quoi qu’on disent maints écrivains hellènes, fiers de la gloire acquise par leurs ancêtres des grands siècles, le croisement de la race slave avec celle des indigènes modifia singulièrement les éléments ethniques de l’ancienne Grèce ; mais les produits du mélange, soumis à l’influence très puissante et toujours agissante du milieu géographique, ont graduellement reconstitué un type grec moderne très rapproché de l’ancien.

N° 305. Cheminement des Slaves en Europe.

Les territoires grisés sont ceux dont les populations actuelles utilisent une langue slave.

Les lignes en pointillé indiquent, d’après A. Lefèvre, Germains et Slaves, la marche générale des Slaves, du cinquième siècle avant l’ère vulgaire jusqu’au huitième siècle.


Aventurées dans les plaines basses, sans frontières naturelles de défense contre les peuples germaniques environnants, les tribus slaves se trouvaient dans une position naturellement instable, et depuis mille années, elles ont dû beaucoup reculer : les Allemands leur ont repris la plus grande partie du territoire qu’elles avaient envahi. Soit par la conquête et le massacre, soit par lente pénétration et substitution de race, de culture et d’influence, ils ont refoulé l’élément slave vers les steppes originaires. Mais précisément dans le centre naturel de l’Europe et du monde germanique, les Tchèques et leurs frères de race, les Moraves, ont tenu bon. C’est qu’en cet endroit le grand quadrilatère de la Bohême, occupé jadis par les Celtes boïens, constitue une véritable citadelle disposée par la nature suivant des formes remarquablement géométriques. Le haut bassin de l’Elbe et de sa branche maîtresse, la Vltava ou Moldau, ne s’ouvre que par un long et tortueux défilé vers les régions germaniques de l’extérieur ; sur trois de ses faces, au sud-ouest, au nord-ouest, au nord-est, le pays est très nettement limité par des remparts de monts qui, avant la construction des routes, furent doublement des obstacles, à la fois par leurs forêts et leurs précipices et par le manque de populations à pressurer. Le quatrième côté du quadrilatère de Bohême, celui du sud-est, présente également une rangée de croupes et d’aspérités formant une ligne de partage entre les affluents de l’Elbe et ceux du Danube ; mais cette succession de hauteurs, où des mines depuis longtemps exploitées ont appelé de nombreux ouvriers, était beaucoup plus facile à traverser que les autres faces du losange et permettait ainsi les communications entre les campagnes de la cavité bohémienne et les contrés orientales d’où venaient les immigrants tchèques. Cependant la profonde dépression qui s’ouvre du sud au nord par la vallée de la Morava (March en allemand), entre les plaines du Danube et le haut bassin de l’Oder, facilita beaucoup de part et d’autre la pression des populations germaniques, et, de ce côté, le domaine des Slaves se trouve réduite un étroit pédoncule.

Les peuples d’origine finnoise, qui, après les Slaves, avaient de beaucoup la prépondérance numérique parmi les habitants des plaines de l’Europe orientale, se trouvèrent naturellement entraînés dans le mouvement de migration avec leur avant-garde germanique et slavonne. Mais il arriva souvent que des migrateurs s’entremêlèrent et s’entre-civilisèrent par l’effet des rencontres et des remous ; les langues et les souvenirs même de la race primitive changèrent pendant le voyage. C’est un résultat de cette nature, nettement caractérisé, que l’on rencontre chez les Bulgares. Ces habitants de l’antique Mœsie étaient bien certainement de souche ougrienne comme les Huns, et leur parler primitif devait ressembler à celui des Samoyèdes, leurs parents, refoulés sur les bords de l’Océan glacial. Lorsqu’ils apparaissent pour la première fois dans l’histoire, ils sont campés sur les bords du fleuve Volga, auquel ils doivent leur nom — à moins que le cours d’eau ait été appelé d’après eux —, et leur capitale, située en aval du confluent de la kama, est un des plus grands centres de trafic dans tout le monde oriental. Leur carrière de conquêtes, de destruction, puis de défaites, de désastres et de retours offensifs est une des plus effroyables que racontent les terribles annales des migrations guerrières, et, pendant ces guerres, ils se mêlent et se remêlent avec tous les débris ethniques des peuples vaincus, dans les campagnes ravagées et sur les champs de bataille. Leur nom, prononcé avec horreur, est un de ceux qui, dans le langage des peuples occidentaux, est devenu l’une des expressions les plus mal sonnantes, et, jusque dans le Brésil lointain, les Indiens Bugres, qui furent longtemps la terreur des colons portugais, sont encore désignés d’après l’appellation du peuple ougrien. Traversant une première fois le Danube en 498, les Bulgares furent pendant plus
sacramentaire de drogon, fils de charlemagne
(Ivoire sculpté.)
de quatre siècles un danger permanent pour l’empire d’Orient ; en 814, ils se heurtent aux murs de Constantinople ; un siècle après, Basile II l’Arménien reçoit le titre de « Tueur de Bulgares », bien justifié par ses massacres atroces. Mais, quand même, les Bulgares, christianisés entre temps, se maintiennent au sud du Danube, quoique tellement mélangés à d’autres arrivants que l’origine ougrienne a disparu : ils sont devenus des Slaves par la langue et les mœurs, comme leurs voisins les Russes.

D’autres populations de souche finnoise, qui avaient pénétré aussi dans les plaines de l’Europe orientale, ont pu rester, sinon pures, du moins avec une cohérence nationale suffisante pour demeurer nettement distinctes jusqu’à nos jours, conservant leurs idiomes ainsi qu’une part caractéristique de leurs anciennes mœurs. Parmi ces Finnois, les Sams ou Lapons occupent une place tout à fait spéciale par l’effet des conditions géographiques auxquelles ils ont été soumis. après le refoulement vers le Nord qu’ils ont dû subir des deux côtés du golfe de Botnie, en Finlande et en Suéde ; dans les contrées où l’agriculture n’est possible qu’en de rares endroits bien abrités, l’homme n’a d’autre ressource que le poisson et le sang, la chair ou le lait des rennes ; il est donc forcément astreint à la vie nomade, d’autant plus que le lichen, principale nourriture de leur animal domestique, ne repousse bien qu’une dizaine d’années après avoir été brouté. Dans les districts de l’intérieur où les familles n’ont pas suffisamment la nourriture que fournit la mer, et où le sol ne peut être cultivé, l’alimentation habituelle pendant l’hiver se compose d’une herbe amère, de mousse et d’écorces : on y ajoute parfois une terre farineuse formée en grande partie de lamelles de mica[49]. D’après Düben, la langue des Lapons contient 41 mots pour désigner la neige, 20 pour la glace, et 26 pour le gel et le dégel[50]. Manger, vivre, telle devait être l’unique préoccupation de ces hommes du Nord, et les espaces déserts étaient trop vastes autour d’eux, les mers trop solitaires et trop glacées pour qu’ils eussent la ressource du pillage comme les Normands, leurs voisins du Sud.

Maintes peuplades dites actuellement « allophyles » à cause de leur évidente diversité d’origine, comparées aux Slaves de la Russie, les Bachkir, Ostiak et Vogoul, les Mordvin, Tcheremiss et Tchouvack, Sîrian, Votiak et autres, avaient trop peu de cohésion ethnique, et leur état semi-nomade donnait à leurs territoires des contours trop flottants pour qu’elles pussent constituer des nationalités conscientes dans l’histoire européenne ; mais celles des tribus qui s’établirent sur les bords de la Baltique, Ehstes et Lives, Karéliens et Finlandais ont du moins pu se fonder une patrie bien déterminée. Déjà sous le nom de Biarmiens, lorsqu’ils habitaient, plus à l’Orient, la Biarmie ou contrée de Perm, ces Finnois avaient acquis une assez grande importance comme intermédiaires de commerce entre l’Europe et l’Asie ; ils comptèrent davantage en arrivant au bord d’une mer qui les mettait en communication, indirectement au moins, avec les pays de l’Europe occidentale. Ils avaient même pénétré jusqu’en Scandinavie, où ils se trouvèrent en contact avec les Normands, mais ils n’étaient pas de force à lutter avec de pareils ennemis, et ceux-ci les refoulèrent hors de la Péninsule, dans le « Pays des Marais », le Fenn-land, dont ils portent encore le nom. Une de leurs tribus, celle des Qväner, établie sur la rive orientale du golfe de Botnie, dut à son appellation, qui a le sens de « Femmes » en suédois, de passer pour une nation d’Amazones, et, comme telle, sa renommée fut portée jusqu’au bout
tambour
sur lequel les lapons interrogent le sort
de l’Ancien Monde par les navigateurs arabes. Quant aux Finnois, le fait même de leur différence de figure, de langue et de mœurs d’avec les Slaves, les Scandinaves, les Germains suffisait pour qu’on vît en eux de redoutables sorciers.

Au centre de l’Europe, les Ougriens et les Turcs, suivant la trace des Goths, poussèrent plus avant que les Finlandais dans la direction de l’ouest : ils finirent par occuper presque en entier l’amphithéâtre immense des Carpates qu’emplissait confluent du Danube autrefois la mer intérieure formée par le confluent du Danube et de la Tisza. Des nations asiatiques s’y étaient successivement cantonnées, grâce à la plaine unie de l’Alföld, qui leur rappelait les « mers d’herbes » de la Mongolie et qu’entourent des monts boisés et neigeux comme le Sayan et l’Altaï. Les Huns en firent le centre de leurs expéditions de ravageurs ; les Avares y possédèrent aussi, entre Danube et Tisza, la citadelle circulaire au septuple rempart dans laquelle ils avaient accumulé tout le butin amassé pendant trois siècles de pillage à travers le monde grec et romain. Après le refoulement complet des Avares qui perdent même leur nom pour se fondre avec Slaves ou Bulgares, d’autres peuples, venus primitivement de l’Asie, pénètrent aussi dans la grande plaine d’entre-Carpates. Ce sont les Magyars, que suivent les Pelchénègues, puis les Koumanes, les Palocres, les Jazyges, et qui s’entremêlent avec eux tous ainsi qu’avec les Khazar, les Avares et les Slaves qu’ils trouvent dans la contrée.

Les Magyars se rappellent le passage des Carpates par lequel ils sont entrés dans la plaine qu’ils occupent depuis dix siècles révolus. Au nord-est de la grande courbe des monts, là où la vallée du Stryj, affluent du Dniestr, se rapproche de la rivière Latoreza, un des rameaux supérieurs de la Tisza, s’ouvre le col de Vereczke, dont le plus haut seuil, dominé par des croupes de 300 mètres plus élevées, atteint l’altitude de 841 mètres. L’escalade en est facile. Ce fut la porte d’entrée, « le chemin des Magyars », comme le dit encore la population des alentours. C’est là que le peuple hongrois, fortement pressé par les Petchénègues, et avec la complicité d’Arnulf de Carinthie, vainqueur des Normands, aurait élevé ses principaux retranchements de défense : la ville de Munkacs, qui garde les défilés du côté du sud, dut veiller en sentinelle jusqu’au siècle dernier pour empêcher les armées ennemies, allemandes, slaves, ougriennes, de pénétrer par la même ouverture : mais nombre de réfugiés et parmi eux ces mêmes Petchénègues qui poursuivaient les Magyars en 898 y vinrent demander bon accueil aux Hongrois, désormais les maîtres incontestés de la grande plaine.

Encore païens lors de leur arrivée dans le pays conquis sous la conduite d’Arpad, les Hongrois se ruèrent contre le monde chrétien avec la même fureur que leurs devanciers les Huns et les Avares : ils traversèrent en ravageurs toute l’Allemagne du Sud et pénétrèrent d’un côté jusqu’en Italie, de l’autre jusqu’en France ; mais, leur force ayant été rompue par les empereurs d’Allemagne en deux grandes rencontres, ils furent cependant obligés de s’enfermer dans leur vaste cirque de montagnes et de prendre la religion des peuples occidentaux : en 1001, un siècle après l’invasion, leur roi reçut même de la main du pape la couronne qui, depuis cette époque, a gardé le nom de « saint Etienne ». Les Hongrois, toujours batailleurs, tournèrent désormais leurs instincts de lutte contre les peuples orientaux restés encore païens ou convertis à l’Islam. Ils devinrent du côté de l’Orient les champions avancés de l’Europe chrétienne : la vie paisible du laboureur ne leur convenait point. Pendant des siècles, les Hongrois restèrent à demi nomades, se déplaçant d’une campagne à l’autre après épuisement du sol, prêts à se transporter en des contrées lointaines pour le pillage et la conquête.

N° 306. Porte des Magyars.


La nation se considérait comme une armée en marche, sous le commandement non d’un « roi de Hongrie », mais d’un « roi des Hongrois ». Du reste, l’expression idiomatique employée jadis pour les compagnons du chef de guerre a fini par être appliquée au lieu de séjour, devenu permanent[51].

Guidés par leur vive imagination, les Hongrois font remonter volontiers leur généalogie jusqu’au roi des Huns, le formidable Attila ; cependant, il est fort probable que, parmi leurs ancêtres, les Avares remportèrent de beaucoup en nombre sur les Huns, puisque les premiers les avaient immédiatement précédés dans la grande plaine et qu’ils y avaient séjourné beaucoup plus longtemps. Les Magyars sont évidemment un peuple très mélangé, et, si l’on en doit juger par leurs traits et leur physionomie, ils ne présentent que d’une manière exceptionnelle des traits mongoloïdes : on constate parmi eux les types les plus divers, offrant pourtant la ressemblance commune que donne une allure très dégagée, très franche, souvent même chevaleresque. Quant à la langue, elle témoigne aussi du remous chaotique dans lequel se sont unis les éléments constituants de la nation actuelle. Le parler magyar se compose essentiellement de deux langages principaux, l’ougrien et le turc, mais en une combinaison telle que l’ougrien a fourni surtout la construction des phrases, tandis que le turc a pris une plus forte part à la constitution du vocabulaire. Mais il ne serait peut-être pas légitime d’en tirer la conclusion que le magyar est par cela même une langue ougrienne, comme on classe l’anglais, grâce à sa syntaxe, parmi les idiomes germaniques. La loi générale, d’après laquelle la grammaire se transmettrait de langue en langue sous forme d’un héritage intact, et cette autre loi, qui attribue au langage le plus ancien les termes relatifs aux choses de la vie primitive, n’ont point une valeur absolue. Ainsi, dans le magyar, la grammaire présente des formes turques à côté des formes ougriennes plus nombreuses, et, d’autre part, des termes essentiels d’origine ougrienne se placent à côté des vocables turcs. Les mots qui désignent l’œil, la bouche, l’oreille, la langue, la dent, le palais, ; la main, le cœur, le sang, la moelle sont ougriens, tandis que les mots relatifs au bras, au genou, au dos, au ventre, au nez, au col, à l’ombilic, à la barbe et à la moustache sont d’origine turque. Faudrait-il en conclure que les Magyars de descendance ougrienne et ceux de provenance turque étaient venus au monde privés des organes qui ne se trouvent pas dans leurs vocabulaires respectifs ? Les Slaves ont également contribué pour une forte part à l’enrichissement de la langue magyare et même à sa transformation en substituant des vocables nouveaux à des mots anciens. Il est indéniable que l’amalgame de la langue magyare indique une extrême variété d’origines correspondant à un extraordinaire mélange de races[52].
D’après G. Bock.
sceptre des rois de hongrie

A l’époque où les Hongrois s’établissaient définitivement dans l’Europe centrale, leurs parents, les Turcs de race pure, étaient encore en marche vers l’empire bysantin qu’ils ont fini par conquérir. Les Turcs ou Tou-Kioue, qui se disaient les « fils de la Louve », étaient de rudes compères. La tribu de ce nom, dans laquelle Deguignes voit les représentants par excellence de la race, commença ses conquêtes vers le milieu du sixième siècle, et en peu d’années devint maîtresse de toute l’Asie, depuis la Corée jusqu’au Turkestan. Deux cents ans plus tard, cet empire n’existait plus : il avait été remplacé par celui des Ouïgour (Uigur), autres Turcs, plus civilisés, grâce aux missionnaires nestoriens. En ces immenses contrées sans frontières, les États fondés par les conquérants nomades apparaissent sur des points divers et avec des contours changeants, grossissant tout à coup en proportions démesurées, puis se fragmentant et se dispersant au hasard comme des nuages dans le ciel. D’ailleurs, le lien féodal qui rattachait les chefs à leur grand khan devait être assez peu solide, à en juger d’après les cérémonies d’instauration royale telles que les raconte un auteur chinois : « Quand leur chef vient d’être nommé, ses grands officiers le transportent dans une litière de feutre, et, en un jour, ils lui font accomplir neuf promenades circulaires… ils le prennent ensuite sous le bras et le font monter à cheval ; alors ils lui serrent le cou avec une bande de soie, sans aller jusqu’à l’étrangler, puis, desserrant le lien, ils s’adressent vivement au chef : « Pendant combien de temps serez-vous notre khan ? » Le roi, dont les esprits sont troublés, répond un peu au hasard, et les sujets interprètent de leur mieux sa réponse »[53] Le khan, en guise d’oracle, révélait ainsi mystérieusement son histoire future.

Les Ouïgour, qui eurent une importance ethnique considérable dans l’Asie centrale, à une époque où le splendide amphithéâtre de la vallée du Tarim, de nos jours presque désert, était beaucoup plus populeux et parsemé de grandes cités qui dorment actuellement sous les sables arides, ne semblent pas avoir participé au mouvement d’exode dans la direction de l’occident : ayant un domaine nettement limité de trois côtés, au sud, à l’ouest, au nord, ils pouvaient développer en paix leur civilisation médiaire entre celles de la Chine et de la Bactriane. Des voyageurs bouddhistes, dont les noms nous ont été conservés par les annales chinoises, parcouraient alors cette contrée aux merveilleux horizons, non moins belle que le Piémont ou la Lombardie, et discutaient les principes de leur foi avec les nestoriens, les mazdéens, les musulmans du pays. Vers l’an mil, la nation des Ouïgour était en haute estime par sa connaissance des lettres et des arts[54] ; mais s’il est vrai, comme le croient la plupart des géographes d’après examen du sol, que les neiges aient diminué sur les montagnes du pourtour, que les torrents aient graduellement tari et que la vaste « Méditerranée » des Ouïgour se soit peu à peu racornie sous forme de marécages, déplacés de-ci de-là par les souffles du vent, le nombre des habitants dut s’affaiblir en proportion ; les foyers de culture devinrent de plus en plus espacés, et finalement le groupe ethnique n’eut plus assez de cohésion pour résister à la pression des Mongols de l’Orient. Du moins pendant la durée de leur civilisation spéciale, les Ouïgour furent-ils les intermédiaires naturels de l’Europe et de l’Asie, et c’est grâce à leur concours que les voyageurs arabes apprirent à connaître les chemins qui, après avoir franchi le grand seuil du Pamir, convergent au coude de Lan-tcheu, sur le fleuve Jaune, et de là rejoignent la Fleur du Milieu.

Mais d’autres Turcs, amenés par des migrations antérieures sur le versant occidental des monts Célestes, dans la contrée qui de leur nom fut longtemps appelée Turkestan, avaient l’espace librement ouvert devant eux dans la direction de l’occident, et ils se sentaient attirés par la civilisation des Arabes, comme les Normands l’avaient été par celle des chrétiens. C’était la horde de Seldjuk, les Seldjoucides. Convertis à l’Islam, non celui que professaient leurs voisins, les Persans chiites, mais la religion orthodoxe de La Mecque, ils n’en firent pas moins la guerre à leurs frères en la foi. En 1040, les Turcs abordent le plateau d’Iran par la trouée de Herat et rejettent vers l’est la dynastie des Ghaznavides dont le représentant le plus illustre, le sultan Mahmud, venait de mourir (1033) après avoir introduit dans l’Inde, jusqu’aux bords de la Gangâ, la religion du prophète. En 1048, les Seldjoucides se heurtent en Arménie aux Grecs et les repoussent ; en 1055, Toghril, petits-fils de Seldjuk, entre à Bagdad et traite le khalife, successeur de Mahomet, à peu près comme en agissent, à la même époque, les Tancrède envers le successeur de saint Pierre[55]. Jérusalem, Damas, l’Anatolie (1087) se soumettent aux Turcs, et c’est devant un empire formidable, défendu par des guerriers auxquels a été infusé un sang nouveau, que se présenteront les chrétiens pour conquérir les Lieux saints. Melick-chah (1073-1092) se fait obéir de Kachgar à Nicée et de la Caspienne à l’Arabie Heureuse. Ispahan était devenue la capitale d’un État beaucoup plus considérable que celui de Constantinople.

A en juger par les inscriptions des monuments bâtis par des sultans seldjoucides, ceux-ci étaient de redoutables maîtres. Sur la porte d’un han ou caravansérail, le voyageur von Luschan a déchiffré ces paroles : « J’ai donné l’ordre de bâtir ce han béni, moi le sultan sublime, le haut Roi des rois, qui tiens les peuples par la gorge… »[56] ! Ces dominateurs insolents étaient pourtant de grands amateurs de pompes et de fêtes et traînaient après eux des savants, des lettrés, des poètes et des chanteurs, des sculpteurs et des architectes : Ouïgour, Iraniens, Syriens réputés dans leur pays se rassemblaient autour des sultans. Les édifices fort nombreux qu’ils ont laissés dans l’Asie Mineure, du onzième siècle au treizième, témoignent d’un mélange très heureux des styles de Bysance et de la Perse. Des écoles, des universités, des mosquées et surtout des caravansérails s’élevaient dans toutes les cités et sur les routes fréquentées. Tel de ces han, aux voûtes superbes, aux tours d’angle crénelées, aux cours immenses, peut abriter à la fois toute une armée ainsi que des milliers de chameaux et de chevaux (Fr. Sarre).

Aux Turcs Seldjoucides se mêlaient d’autres peuples musulmans qui, avec les Arabes, se pressaient sur les bords de la Méditerranée orientale, prêts à la lutte contre les chrétiens de Bysance et de Rome. Pendant deux siècles, les deux mondes de l’Occident et de l’Orient allaient s’entre-choquer, en apparence pour la possession d’un tombeau !



  1. Victor Arnould, Histoire Sociale de l’Eglise, Société Nouvelle, nov. 1896.
  2. Nap. Peyrat. Les Réformateurs au xiie siècle.
  3. H. Pirenne, Histoire de Belgique.
  4. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, sechster Theil, erste Abtheilung, p. 93.
  5. Paul Platen ; — Alfr. Kirchhoff, Mitteilungen des Vereins für Erdkunde zu Halle, 1900, p. 97.
  6. D’Arbois de Jubainville, Etudes sur le Droit celtique, t. II, p. 123.
  7. D’Arbois de Jubainville ; — Ernest Nys, Société Nouvelle, Mai 1896, p. 604.
  8. Ernest Nys, même recueil, même livraison, p. 608.
  9. Maxime Kovalevsky, Coutume contemporaine et Loi ancienne. Droit coutumier ossétien, p. 370
  10. D’Arbois de Jubainville, Senchus Môr, p. 99.
  11. Edda, Der Gesang bei der Mûhle, Edition de Hans von Wolzogen, p. 405.
  12. Fräulein Mestorf, ''Mitt. d. Anthropologischen Vereins in Schleswig-Holstein, Heft 14, 1901.
  13. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 14.
  14. Alfred Maury, La vieille Civilisation Scandinave. Revue des Deux Mondes, 15, IX, 1880.
  15. Mourmanie signifie probablement « le pays des Normands ».
  16. Bosworth, King Alfred’s Anglo-Saxon Version of Orosius ; Lowenberg, Geschichte der Géographie, p. 90.
  17. Oscar Peschel, Geschichte der Entdeckungen, pp. 80 et suiv.
  18. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 17.
  19. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, trad. par G. Perrot, p. 227.
  20. Geffroy, Rome et les Barbares, p. 116.
  21. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 26.
  22. H. Pirenne, Histoire de Belgique, p. 37.
  23. Voir Carte n° 293, p. 477.
  24. Annales de Saint Bertin ; Alfred Maury, Revue des Deux—Mondes, 15 sept. 1880.
  25. Kleinclausz, dans l’Histoire de France de E. Lavisse, II, 1, p. 381.
  26. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 5.
  27. Jules Leclercq, La Terre de Glace.
  28. C. Rafn, Antiquitates Americanæ, 1837.
  29. Ernest Nys, Le haut Nord, pp. 6, 7.
  30. On admet généralement qu’à la fin du douzième siècle l’Islande comptait 120 000 habitants, il y en aurait eu moins de 40 000 au dix-huitième siècle. Le recensement de 1901 a donné environ 78 000 habitants.
  31. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 12.
  32. Voir la gravure de la p. 511, la carte n° 303, page 514, et le cul-de-lampe du chapitre.
  33. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, trad. G. Perrot, p. 227.
  34. Flint, Philosophy of History.
  35. I. I. Hayes, The Land of Désolation, London, 1871.
  36. Oscar Peschel, Geschichte der Entdeckungen.
  37. Cornelia Horstord, National geographical Magazine, March 1898, n° 3, pp. 73 et suiv.
  38. Ph. Marcou, Notes manuscrites.
  39. Sophus Bugge, Voir Globus, 22 mai 1902.
  40. H. J. Mackinder, Britain and the Bristih Seas, p. 7.
  41. Ernest Nys, Le haut Nord, p. 9.
  42. P. Riant, Expéditions et Pèlerinages des Scandinaves.
  43. Histoires, livre IV, § 17.
  44. Livre IV, § 7 et 30.
  45. H. M. Chadwick, The Cult of Othin, p. 42.
  46. Histoires, livre I, § 215, 216.
  47. Palaky, Geschichte von Böhmen; P.-J. Schafarik, Geschichte der Slawischen Sprache ; L.-J. Hannusch, Wissenschaft des Slawischen Mythus.
  48. Schnitzler, Macciowski, Schafarik, Hannusch.
  49. C. Schmidt. Bull. de l’Acad. des Sciences de Pétersbourg, vol. XVI, 1871.
  50. Gust. von Düben, Lappland och Lapparne.
  51. Ursàg, « cortège »; Magyar ország, « pays des Hongrois ». Bernhard Munkáczi, Ethnographia; Karl Tagànyi, Ungarische Revue, 1895.
  52. Arminius Vàmbéry, Ungarische Revue, Mai, Juli, 1894, pp. 247, 248.
  53. G. de Saint-Yves, Revue scientifique, 10 févr. 1900.
  54. A. Vàmbéry, Uigurische Sprachmonumente.
  55. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil, p. 32.
  56. Verhandlungen der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, 1897, n° II, p. 357.