L’Homme sans visage/I/IV

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Albert Mérican (p. 12-18).


IV

MADRID, LA CAPITALE DU GLOBE LA PLUS PROCHE DU CIEL


C’est ainsi, qu’à raison de son altitude, les Espagnols enclins aux dictons imagés, désignent la métropole ibérique.

Vingt-trois heures après mon départ de Paris, le train me déposait à la gare del Norte, proche du palais du roi, et trop fatigué pour admirer quoi que ce fût, je sautai dans un coche (voiture) disponible devant les bâtiments de la station.

À l’automédon, raide, froid et digne sur son siège, ainsi qu’un monarque sur son trône, j’ordonnai :

— Puerta del Sol. Hôtel de la Paix.

Et je me laissai emporter par le véhicule en me servant à moi-même ce délicat aphorisme :

— En Espagne, toute la population, du mendiant au plus grand seigneur, a le don de la majesté. Don, qui devient comique par sa généralité.

Je fus très satisfait de cette définition, fort exacte en somme, car je crois bien que le roi des Espagnes, ce sémillant jeune homme que l’on appelle Majesté, est le seul citoyen de la péninsule qui ne soit pas majestueux.

Je pense, d’ailleurs, qu’une grande part de ma satisfaction venait de ce que j’allais dormir. À neuf heures du soir, les ambassades, même anglaises, sont fermées, et il m’était matériellement impossible de me mettre en rapport avec sir Lewis Markham, avant le lendemain.

Toutefois, en arrivant à l’hôtel, je rédigeai une courte lettre, annonçant à ce fonctionnaire ma visite pour le lendemain matin. Je chargeai un « chasseur » de l’établissement de la porter à l’instant même.

Après quoi, convaincu que je n’avais rien négligé de mes devoirs professionnels, je me fis conduire à ma chambre qui, je l’appris avec gratitude, avait été retenue par le Times, et je me couchai, sans plus penser aux énigmes dont ma vie était remplie depuis quelques jours.

Oh ! le sommeil, quel ami, quel consolateur !

Il me semble que les plus mirifiques inventions de la création sont les substances qui versent le sommeil ! Si les hommes étaient capables de justice et de raisonnement, ils eussent créé à l’origine, au lieu de mythologies poétiquement ridicules, une religion qui n’eût jamais rencontré d’infidèles : la religion du Sommeil, avec les deux plus grands saints de la terre : saint Opium et saint Bromure.

Je me réveillai, frais et dispos, prêt à me lancer de nouveau dans l’imbroglio dont je me désintéressais la veille, un domestique questionné m’informa que notre ambassadeur occupait le no 9 de la calle (rue) de Torija ; aussitôt nanti de ce renseignement, je m’habillai avec l’intention de m’y rendre au plus tôt.

Mais il était écrit que j’aurais à subir un nouveau délai ; sur le point de sortir, on frappa à ma porte.

C’est un employé de l’ambassade d’Angleterre. Il me remet une lettre et s’éloigne en murmurant :

— Without any answer (sans réponse).

Je décachette vivement. Une feuille de papier, un carton armorié s’échappent de l’enveloppe. Je prends le papier. Ces lignes y sont tracées :

« Averti par le Times. Prudence nécessaire. Ne venez pas me voir à l’ambassade.

« Si découvrez une piste, prière m’aviser aussitôt que le Times, — ceci pour marquer mon respect de votre devoir de journaliste, — ou bien m’avertir seul, si votre « loyalisme » vous incite à penser que votre découverte ne doit pas être livrée au public.

« Ci-joint une carte d’invitation à la réception très courue, à la fête que donnera ce soir le comte de Holsbein-Litzberg, en son palais de la Casa Avreda « longside » (à côté) du palais Medina Cœli, carrera (avenue) de San Geronimo.

« Là nous nous rencontrerons, et pourrons causer. »

En effet, le carton priait « Sir Max Trelam de faire à M. le comte de Holsbein-Litzberg l’honneur d’assister… etc… » Vous connaissez tous la formule de ces billets, en suite desquels on fait à un monsieur que l’on connaît peu ou pas du tout et qui vous ignore, l’honneur d’aller s’ennuyer chez lui.

Mon premier mouvement fut de me mettre en colère.

Je m’étais flatté d’être renseigné le matin même par le capitaine Markham. Or, j’allais devoir attendre toute une longue journée.

Avec cela, saurais-je seulement le soir ?

Dans ces tumultueuses réunions mondaines, il est à peu près impossible de s’entretenir de choses vraiment sérieuses.

Le milieu est propice aux jolis riens, aux petits débinages, aux éternelles sottises que l’homme vraiment trop indulgent pour sa personne, décore du nom d’esprit.

Mais traiter une affaire importante, car le « patron » ne m’avait assurément pas expédié à Madrid pour une vétille, cela m’apparaissait d’une présomption à la fois enfantine et romanesque.

En outre, j’étais choqué, oh ! mais véritablement choqué, par la façon dont je me trouvais embarqué dans l’aventure.

Il semblait que tout le monde fût au courant de quelque chose dont, moi seul, je ne savais pas le premier mot.

C’est dur… et pénible pour un reporter, vous savez.

Mais les Écossais ont raison de dire que « lorsque l’on est ligotté, il faut bien se résoudre à n’avoir point la liberté de ses mouvements. »

Je finis par où j’aurais dû commencer. Je me résignai.

Il était près de onze heures du matin, je ne pouvais raisonnablement me présenter chez ce comte de Holsbein avant dix heures du soir… J’avais donc onze fois soixante minutes à dépenser.

Il s’agissait donc de tuer tout ce temps, d’exterminer toutes ces minutes de façon intelligente, susceptible de tromper mon impatience.

Bon, je visiterais la ville.

Je venais à Madrid pour la première fois… Les musées du Prado, (peinture) de l’Armeria (armures) sont réputés.

Certaines promenades, Puerta del Sol, salon du Prado, le Grand Parc, ont intéressé tous les voyageurs.

Le déjeuner et le dîner, en les prolongeant quelque peu, mangeraient bien trois heures.

Allons, j’en viendrais à bout.

Et d’abord, pourquoi ne pas m’enquérir de la personnalité du comte de Holsbein-Litzberg ?

Puisque j’allais fréquenter chez lui, il était légitime de le connaître, au moins autant que le premier Madrilène venu.

Je descendis aux « Renseignements » de l’hôtel. Une jeune femme charmante trônait derrière le bureau. Elle se leva à mon entrée et vint avec empressement à ma rencontre.

Elle marchait « à l’espagnole », c’est-à-dire avec ce balancement particulier des hanches que moi, est-ce parce que je suis un Anglais pudique ? je trouve parfaitement inconvenant, et qui m’apparaît, si je puis exprimer librement ma pensée, sans aucune intention schoking d’ailleurs, qui m’apparaît, dis-je, comme le contraire de la danse du ventre.

Cette dernière avait la vogue chez les Maures, ces anciens maîtres de l’Espagne ; c’est peut-être, en manière de protestation patriotique, que les beautés espagnoles ont adopté l’autre.

Du reste, je ne lui marquai aucunement mon sentiment et ce fut de l’air le plus aimable que je lui demandai :

— Pourriez-vous me donner un renseignement ?

Elle balança ses hanches, me décocha une œillade assassine… cela aussi est une coutume d’Espagne, et avec des petites mines qui eussent fait supposer un flirt avancé au moins cancanier des hommes, elle répliqua :

— Sans nul doute, señor, ce que je puis savoir est à vous.

— Eh bien, gracieuse señorita, connaissez-vous, de nom à tout le moins, le comte de Holsbein-Litzberg ?

— De la Casa Avreda, s’exclama la demoiselle en roulant de plus belle ses yeux… Je le crois bien, un riche señor allemand, que notre ville sans pareille a séduit, car il a loué à long bail la Casa Avreda.

— Mais que fait-il ?

— Ce qu’il fait ? Eh ! ce qui convient à un grand seigneur. Il dépense ses revenus. Il donne des fêtes. Ah ! le caballero qui sera aimé de sa fille, la señorita Niète.

— Niète, dites-vous ?

— Oui, oui, douce, blanche et blonde comme les vierges du Septentrion… Eh bien, cette señorita apportera à son époux des trésors fabuleux, sans compter le trésor de gentillesse qu’elle est elle-même.

Bon, le comte de Holsbein ne faisait rien, que d’être riche et père d’une demoiselle Niète.

— Et il réside à Madrid depuis longtemps ?

— Depuis deux années, señor… Oh ! pas tout le temps. Non… Un seigneur de son importance ne saurait se condamner au séjour uniforme et ininterrompu même dans notre Cité sans rivale. Il voyage souvent. C’est un original. Le besoin de se déplacer le prend. Il commande sa valise et le voilà parti… Il n’y a des malles que lorsque la señorita l’accompagne.

— Et il est estimé ?

— Oh ! señor, cette question ? Un comte généreux, qui nous préfère, nous Madrilènes, à tous les autres peuples. Nous serions ingrats de ne pas l’estimer.

Je remerciai et sortis, tandis que mon aimable interlocutrice retournait à son bureau, en accentuant encore le singulier sport auquel elle condamnait ses hanches.

Dehors, je me trouvais sur la Porte du Soleil, ainsi nommée parce qu’il n’y a pas de porte. Ce jour-là, il n’y avait pas non plus de soleil. Il est vrai qu’en novembre, l’astre radieux ne se montre pas comme durant l’été.

La Puerta del Sol est une place, longue de deux cents mètres, large de cinquante, qui ne serait pas remarquable si elle n’était pour Madrid ce qu’était l’Agora pour Athènes ou le Forum pour Rome.

C’est le centre de la vie et du mouvement, le rendez-vous des flâneurs, des oisifs et des chercheurs de nouvelles. On y cause, on y travaille, on y soutient ou on y sape le gouvernement.

Les « camelots », aussi bruyants que leurs confrères des cités du Nord, traversent les groupes en criant à tue-tête le titre des feuilles quotidiennes, hurlent les « manchettes » d’une invraisemblable fantaisie, agrémentant le tout de commentaires rugis.

Dans tous les sens, à peine vêtus, chaussés d’alpargatas grises, ou même nu-pieds, circulent des marchands de cerillas, petites allumettes de cire.

Leur établissement consiste en un petit éventaire retenu par une ficelle derrière la nuque ; ils crient d’une voix stridente : A dos y a tres, cerillas.

Les Madrilènes étant grands buveurs d’eau, l’aguador est un habitué de la Puerta del Sol où, sur un ton aussi insupportable que les précédents, il lance son appel aux clients : Agua quieri quiere agua ?

Singulier négociant de la rue que cet aguador portant, d’une main, le parron de terre au goulot étroit, et de l’autre, une table basse, de fer blanc ou de cuivre, sur laquelle sont rangés des verres énormes.

Plus loin, ce sont les commissionnaires, de robustes Asturiens, Auvergnats d’Ibérie, comme on les dénomme, chargés d’un paquet de cordes de sparterie destinées à fixer sur leur échine les fardeaux qu’on leur confie. De là, l’appellation populaire qui leur est appliquée : mozos de cordel.

Et puis les quita-manchas ; dégraisseurs ambulants, qui veulent opérer sur des vêtements qui n’ont aucun besoin de leurs soins… À dix pas de là, des gamins dépenaillés, aux yeux noirs ironiques et perçants, me poursuivent pour me vendre du papier, el papel de hilo ! renforcés bientôt d’une fillette qui me brise le tympan par sa clameur aiguë : polvos pour nettoyer l’albâtre, la porcelaine, le verre, le cuivre, l’argent.

Pour les fuir, je me jette dans un groupe bavard de toreros, ces héros des courses de taureaux, qui dissertent gravement de sujets futiles : potins tauromachiques, valeur comparée de leurs puros ou de leurs cigarettes ; ne s’interrompant que pour suivre d’une oreille ou d’un œil attentif quelque robe de soie froufroutant au passage et décocher à leur belle des compliments d’une sincérité voisine de la brutalité.

À Madrid, le peuple exprime ses sentiments avec une intempérance vraiment gênante.

Je sais bien que c’est la seule intempérance de cette population sobre… Seulement, je le confesse à ma honte, celle-ci m’a rendu indulgent à l’autre.

Ces gens à jeun sont plus désagréables que le bon ivrogne qui rêve au pied d’une borne.

Midi sonnait.

Je rentrai déjeuner… après quoi une voiture me conduisit à l’Armeria, le musée des armures, avec son jardin dont les portes se ferment à la nuit. De là, au musée du Prado, puis rassasié de peinture et d’armures (pour apprécier avec justice les œuvres d’art, il faut un esprit exempt de préoccupations), je renvoyai mon coche, et me pris à déambuler sur le Salon del Prado la curieuse promenade madrilène.

Vers ce moment de la journée, toute la société élégante s’y donne rendez-vous. C’est le mail de la ville. Mais un mail où les confiseurs, glaciers et autres fabricants de douceurs font fortune.

L’ambition secrète de tout homme peu fortuné à Madrid est de réaliser une somme suffisante pour établir une confiserie au Prado, la confiserie fût-elle ambulante ou provisoire.

Des piétons, des cavaliers se croisaient, se coudoyaient, saluant des dames connues, bombardant de compliments expressifs des señoras inconnues.

Le Prado est le rendez-vous du Flirt madrilène, et ce flirt-là, en vérité, ne recherche ni la discrétion, ni le mystère.

Les dames, du reste, accoutumée à cette… disons franchise, pour ne mécontenter personne, ne s’en formalisent aucunement.

Elles roulent les yeux éperdument, font onduler les hanches comme des flots en furie, ce qui, paraît-il, est ici le comble du bon ton, du charme et du maintien.

Moi, je suis Anglais, n’est-ce pas ? Il est tout naturel que je ne comprenne pas le flirt comme un Espagnol.

Quoi qu’il en soit, je déambulais à travers la foule, amusé malgré tout par la nouveauté du spectacle.

Comme tous les autres, je parcourais le Salon de bout en bout, puis sur un demi-tour, je revenais sur mes pas.

Et brusquement, un personnage fixa mon attention.

Un vieillard, si l’on en jugeait par sa barbe blanche, coquettement taillée en pointe, mais un vieillard très vert et capable, du moins il me parut tel, de lutter avec avantage contre un individu beaucoup plus jeune.

L’homme était de taille un peu au-dessus de la moyenne, sec, nerveux. Son attitude aisée, sa démarche alerte, le port de la tête, tout montrait que les ans avaient passé sur lui sans altérer sa vigueur.

La mise très soignée indiquait l’homme bien élevé et aussi l’étranger, mais l’étranger qui fréquente Paris.

Je ne relevais dans sa tenue aucune de ces fautes de goût qui caractérisent ce que l’on est convenu d’appeler le goût local d’une nation.

Paris seul, cité mondiale, a pu échapper à cette sujétion. Je ne fais aucune difficulté de déclarer que Londres même, ma capitale à moi, est infestée par le goût local anglais.

Pourquoi m’occupais-je ainsi de cet homme ?

Tout simplement parce que j’avais l’impression qu’il s’occupait de moi.

À n’en pas douter, lorsque nous nous croisions dans ces allées et venues incessantes qui constituent la promenade au Salon, il m’observait.

Oh ! discrètement, habilement même oserais-je dire, mais enfin, ses yeux, aussitôt qu’il jugeait que je ne le voyais pas, se fixaient sur ma personne.

À la première rencontre, je n’attachai qu’une attention distraite à l’attitude curieuse du promeneur.

Mais à la troisième, ce regard pesant sur moi me causa un agacement.

À la quatrième, je fronçai le sourcil… à la cinquième, le vieillard passa sans tourner les yeux de mon côté, mais je sentis qu’après m’avoir dépassé, son regard pesait sur moi.

Je fis brusquement volte-face. Je ne m’étais pas trompé. L’homme, la barbe sur l’épaule, m’observait.

Il détourna brusquement la tête en se voyant surpris et continua son chemin.

Seulement, à présent j’étais fixé et je me promettais en revenant sur mes pas, de l’aborder en m’informant si, mal servi par ma mémoire, j’avais le grand tort de ne pas reconnaître en lui une personne à laquelle j’aurais été antérieurement présenté.

L’entrée en matière me paraissait irréprochable de tact et de mesure ; oui, toutefois elle exigeait que nous fussions deux.

Or, j’eus beau parcourir, désormais le Salon du Prado, le vieillard demeura invisible.

Du coup, je fus pris d’une sourde irritation.

Ce monsieur voulait donc m’épier à la dérobée. Découvert par moi, il s’était dérobé, se refusant ainsi à une explication qu’il avait jugée probable.

Ce n’était donc pas une personne de connaissance.

Alors, qu’était-ce ?

Encore un raisonnement parfait de logique qui aboutissait au point d’interrogation sans réponse plausible ; ce point d’interrogation terminus.

Ma parole, tout le monde semblait avoir juré de m’intriguer.

Je dis tout le monde parce que, à peine délivré de cet insidieux vieillard, ce fut le rayon de deux yeux de femme.

Une femme, non, une jeune déesse étrange, d’une beauté troublante, presque paradoxale, dominée en quelque sorte par deux tonalités exquises et inaccoutumées.

Des cheveux d’un brun sombre où se mêlaient des fils d’or, jetant des éclairs lumineux dans la masse de la
ciselée dans le marbre ou dans le
bronze, la « tanagra » du prado m’aurait
causé le même choc nerveux.
chevelure et cependant se fondant si parfaitement avec elle, que l’on comprenait qu’aucun artifice n’avait amené cet étonnant groupement. La nature seule avait fait les frais de cette parure.

Puis les yeux, ces yeux qui me considéraient, lançant un rayon bleu-vert, dont il me semblait que mes pupilles étaient transpercées.

L’inconnue passa.

Instinctivement, je me retournai pour l’apercevoir encore et maintenant que ses yeux n’étaient plus en face de moi, accaparant ma vue ainsi que des gemmes précieuses, je me rendis compte de sa grâce, de l’aisance onduleuse et souple de sa démarche.

Certes, j’éprouvais une émotion singulière, mais qui n’avait rien dont le gentleman correct que je suis eût à rougir.

Cette dame ou cette demoiselle, sa jeunesse permettait les deux suppositions, me semblait divinement belle et gracieuse ; mais elle était… divine, et mon admiration avait quelque chose de ce trouble recueilli que l’on ressent devant une de ces merveilleuses statuettes de Tanagra.

Mon émoi ne provenait pas de ma qualité d’homme, mais bien de ma tendance artistique. Ciselée dans le marbre ou dans le bronze, la « Tanagra » du Prado m’aurait causé le même choc nerveux.

Et le petit jeu des rencontres recommença, comme tout à l’heure avec le vieillard.

Par exemple, j’y pris plus de plaisir, car cette jeune femme était en vérité fort agréable à voir.

Plusieurs fois, je la croisai, détaillant l’harmonie de ses lignes, la coordination exquise de ses mouvements.

Elle n’était certainement pas parisienne. Son visage pâle, d’une pâleur sous laquelle se devinait néanmoins le sang riche et pur, évoquait ces figures de rêve des contes hindous ou persans. Elle réalisait ces princesses légendaires, dont les aventures font les premières et douces lectures de l’enfance. Princesses de rêves roses, que les petits aiment d’amour tendre à l’âge ingénu où ils ignorent jusqu’au nom de l’amour.

Princesses que l’on regrette souvent plus tard, dans la vie, et qui restent ainsi, ineffable puissance d’un idéal poétique, notre premier et chaste chagrin d’amour.

Mais, bientôt, je me sentis envahi par le désir de m’assurer que, cette fois, je ne commettais pas un impair en ne saluant pas…

Cette fois, la pensée n’avait rien d’agressif. Je crois même que je me mis l’esprit à la torture pour retrouver en ma cervelle le souvenir d’une rencontre avec la belle inconnue.

Recherche vaine. Jamais je ne m’étais trouvé en sa présence. Alors, que signifiait l’insistance de son regard ?

La question s’implanta dans mon crâne, despotique. Il fallait savoir. Elle était à vingt mètres de moi, debout à côté d’un tramvia (tramway), qui venait de stopper à l’arrêt dénommé : « Salon ».

Je me dirigeai vers elle au moment où le tramway démarrait… et… il arriva ce que je n’aurais jamais prévu.

La « Tanagra » dont le costume indiquait la personne accoutumée aux équipages somptueux, aux automobiles, sauta prestement sur le marchepied de la voiture publique.

Ce brusque dénouement me cloua sur place, stupéfait.

Et ma stupeur augmenta encore.

Tandis que le tramway filait en vitesse, l’inconnue regarda de mon côté ; elle me vit interloqué par le dénouement brusque voulu par elle et… je n’eus pas la berlue, non, je puis jurer que je la vis sourire avec un petit signe de tête que je traduisis comme un ironique adieu.

J’essayai vainement de m’intéresser encore au va-et-vient du Prado. La promenade madrilène n’avait plus de charme pour moi. Mes facultés d’observation et d’humour avaient pris le tramvia avec la dame Tanagra.

On allumait. Le service de l’éclairage fonctionne admirablement à Madrid. J’avais encore une heure à dépenser avant de dîner. Pour l’occuper, je me livrai à une reconnaissance de la Casa Avreda, vers laquelle mes pensées avaient tendu tout le jour.

Je ne soupçonnais pas qu’en suivant ses façades et ses murs, tant sur la rue San Geronimo que sur la petite rue déserte de Zorilla, j’aurais tant à revenir là, ni hélas ! que j’y laisserais un lambeau de mon cœur.

Enfin, cet examen me conduisit jusqu’à sept heures. Et préoccupé, tiraillé par le souvenir et l’attente de l’avenir, je rentrai à l’hôtel de la Paix.

Jusqu’ici, je m’étais plaint de l’obscurité de l’aventure, au milieu de laquelle je me débattais, un peu au hasard… Maintenant, j’allais comprendre assez rapidement et acquérir ainsi des raisons de me lamenter autrement sérieuses.