L’Homme sans visage/I/XVII

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Albert Mérican (p. 55-57).


XVII

LA CONFIANCE RELATIVE DE X 323


— Vous avez vu, répéta mon compagnon ?

Et comme j’inclinais la tête, véritablement confondu par les étrangetés accumulées dans ma vie depuis que je m’occupais de l’espionnage et des espions, il reprit :

— Eh bien, aurez-vous là de quoi intéresser les lecteurs du Times ?

Je ne pus me tenir de rire à cette question.

— Sans doute.

— Vous les intéresserez bien davantage en leur apprenant, qu’en deux jours, vous avez vu trois fois celui que ses ennemis ne voient jamais.

X 323 ?

— Oui.

— Je l’ai vu trois fois ?

— Comptez… Hier, au Prado, ce vieillard qui vous intrigua si fort.

— Lui !

— Hier soir le fugitif de la Chambre Rouge.

— Et la troisième fois ?

— En ce moment…

Je m’attendais à la réponse, et cependant elle me pétrifia. Dans cet homme jeune, alerte, brun, âgé de vingt-huit à trente ans à peine, je ne retrouvais rien qui me rappelât le vieux gentleman du Prado.

Il me semblait même qu’ils n’étaient point de même stature.

— Mais lequel est le vrai, murmurai-je en me prenant la tête à deux mains ?

Ses traits dirent une gaieté contenue à grand’peine.

— Je vous ai marqué une confiance que je n’ai jamais marquée à personne… On m’a parlé de vous en termes…

— Qui, qui ? interrogeai-je avidement en voyant qu’il suspendait sa phrase.

— La brise peut-être… Admettez que je veuille un jour avoir pour ami le parfait gentleman que vous êtes… Mais vous demandiez quel était mon réel visage ? Cette curiosité, je ne l’ai plus moi-même… Au Prado, j’étais moi ; en ce moment, je suis encore moi… Le réel n’existe pas pour l’homme… Est-ce que les teintures, les fards, les éclairages même ne nous font pas vivre sans cesse auprès d’apparences. Celui que nous saluons d’un nom, si nous le voyions en réel, nous ne le connaîtrions plus : que vous importe mon visage effectif… Ma pensée seule est vraie et elle vous est amie.

— Moi ami, je me sens pris de sympathie pour vous.

— Cela m’est agréable, croyez-le.

— Et tout à l’heure, j’ai deviné à vos paroles que vous iriez ce soir au Puits du Maure pour surprendre…

— Holsbein… je n’ai point cherché à vous le cacher.

— Alors, il vous serait facile de me prouver l’amitié dont vous parliez à l’instant.

— Comment ? Dites, je vous prie ?

— En me permettant de vous accompagner.

Il secoua la tête.

— Impossible… Vous me gêneriez.

Je fronçai les sourcils. Il me paraissait que le Times lui-même, que ses caractères se hérisseraient de colère, si je n’assistais pas à une expédition dont dépendait la paix de l’Europe.

— Je ne veux pas vous tromper. J’irai quand même.

Aucun mouvement de mauvaise humeur. X 323 se borna à me répondre simplement :

— Il est permis à tout le monde d’aller au Puits du Maure.

— Je l’espère.

— Mais non pas avec moi.

— Je vous défie de m’en empêcher…

Mon interlocuteur se laissa aller à une exubérante gaieté.

— Vous me défiez. Prenez garde, Max Trelam ; je suis homme à vous prendre au mot.

— Un homme averti en vaut deux, fis-je avec la tranquillité d’un homme certain de n’être pas pris sans vert.

— Eh bien, puisque vous valez deux, cela vous fait quatre jambes ; rattrapez les deux miennes.

La dernière parole de cette phrase ironiquement énigmatique tintait encore à mon oreille que X 323 avait disparu.

Une seconde, je pensai qu’il s’était volatilisé ; mais sa disparition s’était effectuée beaucoup plus simplement.

La chambre avait deux issues, comme il est naturel à un logis de gardien de propriété : l’une accédant à la rue, l’autre communiquant avec les jardins.

Cette dernière, que des contrevents de bois plein obturaient au dehors, n’avait pas appelé mon attention.

Je ne la remarquai qu’en entendant une clef grincer dans la serrure.

X 323 m’enfermait.

Je fus sur le point de me ruer sur cette porte… L’insanité d’une telle manifestation me frappa.

Avant que je l’eusse ouverte, le fugace personnage aurait eu le temps de se mettre hors d’atteinte.

Après tout, je savais où le retrouver.

Le Puits du Maure, puisque Puits du Maure il y avait, ne se déplacerait pas, lui.

Il me suffirait donc de m’informer de sa situation et de m’y rendre pour rejoindre l’espion X 323, ce personnage mystérieux dont je venais de faire la connaissance. Et une fois auprès de lui, qu’il le voulût ou non, je l’aiderais à reconquérir le document volé à l’Angleterre.

Voilà une belle page pour un correspondant du Times !

Et rasséréné par ces projets héroïques, je quittai à mon tour la maisonnette. Je reparcourus rapidement la rue Zorilla et gagnai la Carrera San Geronimo pour rentrer à l’hôtel de la Paix.

Là, on allait me renseigner sans peine sur le gisement du Puits du Maure et j’aurais tout le jour pour dresser mes batteries.

Je vous jure que, tout au côté patriotique de l’expédition à engager, le plaisir de faire une niche au si adroit X 323 n’entrait que pour une faible part dans mon empressement à agir.

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