L’Homme sans visage/II/XIII

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Albert Mérican (p. 90-92).


XIII

LA SANTÉ DE M. DE KŒLERITZ


Étais-je mécontent ?… À coup sûr, le mécontentement, s’il existait, fut chassé par le retour de ma chère Niète.

Comme elle me l’avait promis, elle avait guetté le départ du capitaine. À présent, elle était près de moi, escortée de l’inévitable Concepcion, qui déroulait sa tapisserie, avec des soupirs aussi formidables que pour la rouler.

Les moulins de Hollande tournaient à nouveau.

Et la conversation chuchotée avait repris, Niète parlant presque toujours.

Moi, je l’écoutais… Je « buvais son âme », ainsi que le dit si joliment Barneff.

J’appréciais cette image osée, car véritablement, j’éprouvais la sensation de béatitude que provoque l’arrivée au puits ombragé de palmiers, alors que l’on a chevauché tout le jour à travers le désert.

Oui, oui, jusqu’à ce tournant de mon existence, je le sentais au plus profond de moi, j’avais vécu une vie désertique, désolée, et le bonheur me venait de ce que cette enfant blonde consentait à laisser tomber son regard bleu sur mon individu.

L’amour des jeunes filles a la fraîcheur des sources.

Il ne brûle pas, n’incendie pas, comme celui des femmes plus avancées dans les années… Il est une douceur, il fertilise en quelque sorte les landes de la pensée, et du sentiment.

Mais quel est ce redoublement de vacarme, sur la toujours bruyante Puerta del Sol ?

Je regarde par la croisée. Niète se penche également. Et Concepcion, heureuse de délaisser sa tapisserie, nous rejoint.

Des crieurs de journaux tracent des sillons dans la foule en hurlant :

La Gaceta, dernière édition.

— L’Imparcial.

— El Corriere della Sera.

— Étrange maladie du plénipotentiaire allemand.

— M. de Kœleritz à l’agonie !

— Un attentat anarchiste !

Toutes ces clameurs se croisent, se confondent parfois. Puis tantôt l’une, tantôt l’autre, éclate seule au milieu du silence.

Niète et moi, nous nous sommes regardés :

— M. de Kœleritz, prononce-t-elle.

Je ne réponds pas… Je me rappelle les paroles de Lewis Markham :

— Informez-vous ce soir, m’a-t-il dit, de la santé de M. de Kœleritz.

Mais cela je ne puis le dire à ma douce bien-aimée.

Comme la politique incite à cacher des choses à celle pour qui l’on voudrait n’avoir aucun secret.

Mais je veux savoir.

Quel tour a pu jouer X 323 à ce maigre M. de Kœleritz ?

Car, je n’en doute pas une seconde, la maladie a été voulue, préparée, par cet être fugace que chacun voit et que nul ne connaît.

— Concepcion, la Gaceta.

C’est Miss Niète qui donne cet ordre.

Chère petite, c’est encore elle qui va satisfaire ma curiosité.

Et la camériste sort en courant. On l’entend descendre en trombe l’escalier, appeler les marchands de journaux.

Puis, la trombe remonte et la bonne madrilène reparaît, un exemplaire de la Gaceta à la main.

Nous lisons tous deux, Niète et moi, sous la « manchette » sensationnelle, l’information qui, à cette heure, fait l’objet des conversations de tout Madrid.

« Un incompréhensible malheur vient de s’abattre sur M. deKœleritz, ce diplomate aimable et avisé qui discutait, depuis plusieurs jours déjà, la convention commerciale dont tout le monde attend avec impatience la conclusion entre l’empire d’Allemagne et notre pays.

« M. de Kœleritz avait déjeuné avec MM. les délégués du ministère du Commerce, la discussion s’étant prolongée ce matin.

« Après le repas, M. l’envoyé allemand se plaignit d’un malaise subit et rentra chez lui.

« À peine rentré, une fièvre ardente se déclara, compliquée de délire, au cours duquel le malade prononçait des mots sans suite :

« Casablanca… Document… Guerre ! lesquels démontrent cependant que les rapports difficiles existant entre la France et l’Allemagne préoccupent fort l’envoyé extraordinaire, bien qu’il ait toujours observé à ce sujet une réserve absolue.

« Notre collaborateur, dépêché par nous aux nouvelles, nous a rapporté que le mal inexplicable qui a terrassé l’honorable M. de Kœleritz, semblait s’aggraver encore, et que, don Fabricio de Huespodi, médecin de la cour, accouru sur l’ordre de S. M. Très Chrétienne, Notre Roi, n’a pu que constater le mal, sans lui trouver une explication scientifique.

« Ce silence significatif doit-il faire penser que M. de Kœleritz est la première victime d’un fléau inconnu ?

« L’hypothèse émise un peu légèrement par certains de nos confrères, hypothèse d’empoisonnement, ne saurait être envisagée.

« Les convives qui partagèrent le repas du plénipotentiaire allemand, n’ont éprouvé aucun symptôme de malaise. Ils sont d’ailleurs au-dessus de tout soupçon.

« Madrid semble, depuis quelque temps, viser le record du mystère.

« Après le drame des jardins de l’Armeria, voici l’énigme Kœleritz.

« On remarquera que, dans les deux cas, les Espagnols sont indemnes.

« Les victimes appartiennent exclusivement aux nationalités anglaise et allemande.

« Sans vouloir rien préjuger, nous appelons l’attention des pouvoirs publics sur cette circonstance. »

Suivaient des considérations variées sur l’état de trouble des esprits en Europe ; sur la possibilité d’une sorte de « Main Noire »[1] politique, etc. etc.

Niète lisait à mi-voix.

Et je m’amusais follement. Rien n’étant plus doux à un journaliste bien informé, que de voir patauger les confrères.

Ceci n’exclut pas la solidarité confraternelle, bien entendu ; mais l’émulation de la concurrence vient tout simplement de sentiments semblables.

Or moi, averti par sir Lewis Markham, je savais que M. de Kœleritz était une nouvelle victime voulue par X 323.

Ce dernier avait décidé que le délégué allemand serait, de plusieurs jours, incapable de transmettre à Berlin le document volé, au cas improbable où le comte de Holsbein réussirait à le lui remettre, à l’insu de son surveillant.

Et M. de Kœleritz avait été pris de fièvre délirante.

X 323 prenait des proportions monumentales pour moi. Voilà qu’il commandait à la maladie maintenant, comme aux portes closes, aux apparences, à tout.

Cet homme-là devait triompher. Il triompherait certainement, et avec lui, la diplomatie britannique.

Hurrah pour l’Angleterre !

Mais en même temps que sonnait ce hurrah interne, la nuit commençait.

Miss Niète et Concepcion se retirèrent pour regagner la Casa Avreda.

Mais ma chère adorée, mistress future m’avait promis, tout bas, qu’elle tâcherait de s’échapper après dîner, pour venir me donner le bonsoir et s’assurer que je ne manquais de rien pour bien dormir.

La gentille promesse ne devait pas se réaliser.

Ce fut la bruyante Concepcion qui vint, de la part de sa maîtresse, et qui avec de copieuses exclamations, empruntées au martyrologe spécial des Saints de la péninsule, m’apprit la fureur du comte de Holsbein, en apprenant la maladie de M. de Kœleritz. Fureur telle que Niète, inquiète de le voir en cet état, n’osait le quitter, et s’efforçait, chère petite âme de charité, d’apaiser ce père par qui elle avait souffert.


  1. Association de bandits, qui a désolé l’Espagne.