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L’Homme truqué/VI

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L’Homme truqué
Je sais toutmars 1921 (p. 338-342).


VI. —

LA MERVEILLE



Imaginez, continua Jean Lebris, une forme humaine constituée par l’enchevêtrement d’une quantité de fils plus ou moins gros, — une sorte de résille incandescente, brûlant d’un feu violet, et reproduisant, par ses entrelacs et ses ramifications aériennes, l’apparence légère et anatomique d’un de nos semblables. On aurait dit un homme construit comme une racine d’arbre lumineuse, — un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuit un bloc de lumière duveteuse, et dont la moelle épinière s’allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler en activité.

« Le spectre bougea. Ses lignes étaient, pour moi, comme tracées au phosphore sur un tableau noir. Je remarquai entre elles (dont certaines étaient plus ténues que des cheveux) une sorte de nébulosité violâtre qui, remplissant les vides, achevait les contours de la structure et dessinait à l’estompe la masse d’un individu.

« — Qu’est-ce que je vois ! m’écriai-je avec horreur.

« Alors, dans le bas de la face, les filets phosphorescents se mirent à se distendre et à se contracter ; ceux de la gorge s’activèrent également, tandis que la clarté du cerveau s’intensifiait à gauche du front. Et tous ces filaments de luire davantage, d’un feu changeant et concentré, comme la braise quand on souffle dessus.

« Le spectre, penché vers moi, me parlait :

« — Vous voyez ? Vous voyez ?… Lebris, c’est bien vrai ?

« — Oui, dis-je en reconnaissant la voix du docteur Prosope. Je vois un spectacle inimaginable, à travers mes paupières et les toiles du pansement.

« — Vous êtes sûr ? Dites-moi, dites-moi ce que vous percevez…

« Je le lui dis. Et j’eus la surprise supplémentaire de voir le bonhomme de fils exécuter quelques glissades en tournant sur lui-même. — D’autres se seraient jetés à genoux pour remercier le Seigneur ; Prosope, content du sort, dansait le tango.

« — De grâce, expliquez-moi…, implorai-je.

« — Tout à l’heure. Attendez un instant. Il faut que l’on sache…

« Je vis le bizarre aspect de Prosope se rapetisser avec promptitude, pivoter (la porte claqua), changer d’apparence par l’effet de la perspective (j’entendais ses pas dégringolant l’escalier), et je me rendis compte qu’il s’éloignait à travers une infinité de plans vaporeux, de cadres plus ou moins discernables, qui composaient pour moi un monde embrouillé, ici translucide, là transparent, coupé de droites géométriques, cloisonné de parois diaphanes et semé de halos innombrables. À cet instant, au début même de ma prodigieuse transformation, cette mêlée n’était pour moi qu’un chaos très pâle, à peine sensible ; et derrière ces velléités (colorées d’un mauve variable) la nuit d’encre, la terrible nuit des aveugles, subsistait.

« Quatre formes, — quatre armatures, — quatre hommes en ramifications lumineuses s’empressaient maintenant à mon chevet. L’une d’elles était bossue. Une autre se courbait, ratatinée. Je distinguai, sur des ventres, la silhouette de montres et de chaînes, presque imperceptibles, et d’autres petites ombres rondes qui me semblèrent pouvoir être des boutons, des pièces de monnaie… Prosope était reconnaissable à sa haute taille et à son vaste encéphale.

« On m’ôta le bandeau, et j’ouvris les paupières sans que rien fût changé à mes sensations. Vous pouvez croire que l’idée de la radiographie me poursuivait ! Mais pourtant je me disais qu’avec des yeux radiographiques j’aurais vu le squelette des gens, et non leur système nerveux…

« Prosope, resté seul avec moi, me donna l’explication que j’attendais.

« — Lebris, me dit-il, vous me demandiez tout à l’heure, avec un étonnement gâté par l’effroi, « ce que vous voyiez ». Pardonnez-moi si, pour l’exposer, il m’arrive de vous rappeler quelque principe déjà connu de vous. Mais je voudrais, sur toute chose, être clair.

» Vous savez, Lebris, que l’œil est relié au cerveau par le nerf optique, lequel transmet au cerveau les impressions lumineuses que l’œil a reçues.

» Vous savez, d’autre part, que le nerf optique ne peut envoyer au cerveau que des impressions lumineuses, et point d’autres. Pincez-le, ce n’est pas une douleur qui en résulte, mais la sensation d’une clarté. (Notons en passant cette sensation lumineuse d’un contact, qui n’est, à tout prendre, qu’une vision du toucher.)

» Toute excitation du nerf optique se traduit donc, pour un individu, en manifestations lumineuses, qu’il y ait un œil au bout de ce nerf, ou qu’il n’y en ait pas.

» Soit un homme en possession de ses yeux. Chez lui, le nerf optique communique au cerveau les indications fournies par la rétine. Cet homme a des sensations d’images, de couleurs, d’ombres et de clartés ; bref, il perçoit tout ce que l’œil enregistre par le secours de son admirable complexité.

» Supprimez l’œil. Excitez le nerf directement. Plus d’images, hélas ! Mais seulement des luminosités confuses, à peine expressives, qui ne révèlent presque rien du monde extérieur et n’avertissent le sujet que d’un vague incident.

» Mais si, à la place de l’œil, j’installe un autre organe, et que je mette cet organe en communication avec le nerf optique ; si, par exemple, je remplace votre œil par un appareil auditif, — ou, ce qui revient au même, si je relie votre oreille au nerf optique, au lieu de la laisser en rapport avec le nerf auditif, qu’arrivera-t-il ? Ceci : votre oreille continuera à enregistrer des sons ; mais, ces sons, vous les percevrez sous une forme lumineuse, puisque c’est là le seul langage que le nerf optique sache parler et transmettre. Vous verrez les sons, vous ne les entendrez plus ; vous aurez du monde sonore une perception visuelle.

» Puisque nous avons cinq sens, on peut dès lors imaginer une série de cinq personnages diversement conditionnés sous le rapport de la vue. — L’un, normal, verrait tout ce qui est normalement visible. Des autres (tous quatre opérés), le premier verrait les sons (ou, si vous préférez, entendrait avec ses yeux), le deuxième verrait les odeurs (ou sentirait avec ses yeux), le troisième verrait les saveurs, et le quatrième (plus difficilement représentable, à cause que l’organe du toucher se diffuse en nous) verrait les contacts.

» Or, Lebris, quelques expériences nous ont convaincus que ces fantaisies physiologiques sont chirurgicalement réalisables, surtout en ce qui concerne l’ouïe, le goût, l’odorat et la vue, ce dernier sens étant pris comme base expérimentale. Artificiellement, tout est visible, pour peu que le nerf optique soit relié à l’organe voulu. Tout : parfums, musiques, succulences !

» Mais vous me direz qu’une pareille démonstration n’a qu’un intérêt bien spéculatif, quasi facétieux, et qu’en somme il importe aussi peu d’écouter avec l’œil que de marcher sur les mains…

» Vous avez raison, Lebris. Attendez, cependant.

» Vous n’ignorez pas que les cinq sens de l’homme ne sauraient prétendre à lui donner la perception totale de la matière en ses états différents. Cinq sens ! Il en faudrait peut-être cent, peut-être mille, pour prendre connaissance de tout ce qui existe ! La Nature s’enveloppe d’un grand nombre de voiles. Jusqu’ici, l’homme n’en a soulevé que cinq, — ceux que soulevait déjà l’ancêtre des cavernes. Les autres voiles, que cachent-ils ?

» Ils cachent certaines qualités de la matière, pour lesquelles nous n’avons pas d’organe percepteur, dont la raison seule nous fait présumer l’existence et dont rien ne peut nous faire soupçonner le caractère, parce que nos sens ne les perçoivent jamais, même indirectement, par échos ou reflets.

» Ils cachent aussi certaines autres qualités, pour lesquelles nous ne possédons pas non plus de sens approprié, mais qui pourtant se révèlent à nous quelquefois, exceptionnellement, par quelque effet visible, odorant ou bruyant, sortes de fugues, d’escapades que font ces choses-là dans le domaine de la vue, de l’odorat, de l’ouïe…

» Certes, Lebris, il est beau que l’homme soulève chaque jour davantage les cinq voiles qu’il a saisis de sa main frémissante. Il est beau que le téléphone augmente si formidablement l’acuité de son tympan. Il est beau que le microscope et le télescope lui donnent tour à tour des prunelles de Lilliputien et de Géant, et que ses regards percent les murailles au clair des rayons X. Il est beau, surtout, que l’esprit du savant supplée, par l’intuition et le calcul, à l’infériorité de ses sens et même à l’absence d’organes sensoriels. Mais, dites : celui-là qui douerait l’humanité d’un sixième sens, — celui-là qui adapterait au nerf optique un nouvel organe, sensible à des vibrations encore inaperçues, encore imperçues par aucun autre nerf ? Comment le qualifier ?…

» Écoutez : parmi les éléments mystérieux qui sont à l’homme ce que la lumière est aux aveugles, mais qui cependant, par-ci par-là, d’une manière détournée, se plaisent furtivement à lui déceler leur existence, — il en est un, Lebris, qui n’est plus pour vous inconnaissable. Cet élément, que nous distinguons rarement, grâce à d’exceptionnelles manifestations lumineuses, sonores, tactiles, voire olfactives et gustatives, — cet élément que nos ingénieurs utilisent aujourd’hui sans savoir au juste ce qu’il est, ni comment il agit, — cet élément redoutable, occulte, universel, — vous, Lebris, seul au monde, vous en recevez l’impression directe. J’ai remplacé vos yeux par des appareils qui le saisissent comme l’oreille saisit le son, comme l’œil saisit la lumière visible. Moi, je ne devine la présence de cet élément qu’au bruit du tonnerre ou de l’étincelle, à la vue de la foudre, à l’odeur de l’ozone, à la secousse d’une bouteille blindée, au spectacle de machines qui tournent et d’ampoules qui brillent… Vous, partout où elle est, vous voyez l’électricité.

» J’ai remplacé vos yeux par des façons d’électroscopes très perfectionnés. Ils perçoivent du monde l’aspect électrique ; ils n’en perçoivent pas d’autre ; et, naturellement, votre nerf optique vous traduit cet aspect sous forme de luminosités.

» Remarquez-le : au lieu de mettre l’électroscope à la place de l’œil, on pourrait parfaitement le substituer (mettons) à l’oreille. On pourrait le relier au nerf auditif plutôt qu’au nerf optique ; et alors l’opéré entendrait les phénomènes électromagnétiques, au lieu de les voir. Pour comprendre à quel point le nerf optique était indiqué entre tous autres, il suffit de songer un instant ; il suffit de se rappeler que la vue est notre sens principal, et que l’électricité offre avec la lumière bien plus d’analogie qu’avec le son, l’odeur ou la saveur.

» C’est pourquoi nous avons demandé à nos amis du front de nous envoyer des blessés aveugles, pour nos expériences. Vous n’en êtes pas moins le premier, Lebris ! le premier homme qui ait soulevé le sixième voile de la Nature ! »

« Le Dr Prosope se tut, après avoir prononcé d’un ton orgueilleux cette phrase emphatique. Sa victoire le transportait ; je voyais son système nerveux se moirer de luminescences.

« Moi, je restais confondu. D’abord, il me déplaisait de jouer le rôle passif d’un sujet de laboratoire, j’en étais honteux ; cet homme m’avait rabaissé au rang des cobayes. S’il s’était servi d’un être humain, au lieu d’un animal, c’est uniquement parce qu’il avait besoin que son patient lui fît part de ses impressions !… Ensuite, je vous l’ai dit : après avoir accepté la cécité, j’avais aspiré recouvrer la vue, et ma déception me laissait triste et morne. Je n’ai rien d’un explorateur, moi, et voilà que je me trouvais tout à coup arraché à mes vieilles habitudes, jeté, seul, — seul de tous les hommes, — au sein de régions physiologiques inexplorées !… Un phénomène, moi ! Jean Lebris, un être à exhiber ! Ah !…

« — Vous ne dites rien ? reprit Prosope.

« — J’aurais mieux aimé voir, lui dis-je avec humeur. Revoir, comme avant. Puisque vous êtes capable d’inventer des yeux extraordinaires, ce serait un jeu pour vous de fabriquer des yeux ordinaires, de reproduire la Nature, de rendre aux aveugles la faculté qui leur manque si cruellement.

« — C’est une conception étroite et égoïste, un point de vue mesquin. Pouvez-vous comparer la guérison d’un infirme — un raccommodage — à l’extension de la puissance humaine ? Nous ne sommes pas des rebouteux, nous sommes les pionniers de la plus grande humanité !… Au surplus, Lebris, il faut savoir que ces appareils électroscopes, dont vous êtes muni, ne sont pas autre chose au fond, que des yeux… Mais oui. Tout à l’heure, je parlais d’analogie entre la lumière et l’électricité. L’expression est insuffisante…

» La lumière et l’électricité sont identiques. Ce que nous appelons « lumière » n’est qu’une électricité dont les oscillations sont assez rapides pour influencer la rétine. Ce que nous nommons « électricité » n’est qu’une lumière dont les oscillations sont trop lentes pour que notre œil puisse les capter. On est arrivé à produire des courants électriques de cinquante milliards d’oscillations par seconde ; qu’on parvienne à rendre ces oscillations dix mille fois plus fréquentes, les ondes lumineuses elles-mêmes seront reproduites.

» Vos électroscopes ne sont, en fin de compte, que des yeux ralentis. Et vous comprenez maintenant tout à fait pourquoi nous avons élu, pour nos expériences, le nerf optique plutôt que tout autre.

» Un jour, peut-être nos successeurs parviendront-ils à créer l’œil complet, l’œil que les vibrations les plus lentes et les plus précipitées pourront impressionner, l’œil qui verra les rayons infra-rouges comme les rayons ultra-violets, la chaleur comme l’électricité, — l’œil enfin qui donnera du monde la vision intégrale. Et alors il n’y aura plus lieu de distinguer la lumière visible et la lumière invisible. Il n’y aura plus que la lumière. Quelle beauté ! Quand je vous aurai dit que, grâce à vous, le premier pas vient d’être fait dans cette voie éblouissante, — quand j’aurai ajouté que la Science actuelle tend à considérer l’électricité comme étant la matière même, le principe de tout, — Lebris, ne serez-vous pas fier de votre mission ? »

« — Vous auriez dû me prévenir, bougonnai-je. Je suis un soldat prisonnier ; vous m’avez traité comme un esclave. D’ailleurs, je ne vois presque rien.

« — Vous verrez de mieux en mieux. Ayez de la patience. Décrivez-moi cependant… Je vais prendre des notes.

« — C’est inutile, je ne vois rien, dis-je fermement.

« — Comment ! Qu’est-ce qui vous prend, Lebris ?…

« Je ne vois rien, répétai-je. Vous vous êtes trompé, mon cher. Vous avez abusé indignement de mon malheur et de ma situation. Je vous considère comme des canailles, vous et vos complices. On ne traite pas ainsi un homme libre, un citoyen français. Peine perdue ! Vous ne saurez rien. Ah ! ces messieurs font des expériences sur leurs semblables ! Eh bien ! sachez-le : je ne parlerai pas plus que le pauvre chien que vous auriez ficelé sur une planche et truqué à coups de bistouri. Je ne vois rien, vous dis-je !

« — Mais, Lebris, vous êtes fou ! Mon ami ! Allons ! Nous vous associons à nos nobles travaux, et…

« — Assez ! Assez d’hypocrisie ! Laissez-moi mes yeux-électroscopes ou enlevez-les-moi, mais je vous enjoins d’avoir à me diriger immédiatement sur un camp de prisonniers français. Tout ce qui se passe ici viole le droit des gens !

« — Nenni, nenni, prononça le docteur avec un calme irritant. Vous ne nous quitterez pas de la sorte. Vous ne nous quitterez jamais…

« — Plaît-il ?



Nous avons besoin de vous. J’espérais que vous seriez assez intelligent pour mettre l’amour de la Science au-dessus de tout. J’espérais que la joie de n’être plus aveugle, au sens propre du terme, et aussi l’enivrement de spectacles nouveaux, compenseraient pour vous l’ennui d’une existence sédentaire…

« — Je ne dirai jamais rien de ce que je verrai ! clamai-je.

« — Si. Au bout de quelque temps.

« — Vous pourrez me torturer…

« — Ah ! fi, Lebris ! Pour qui me prenez-vous ! On vous traitera toujours avec les égards qui sont dus à votre remarquable propriété…

« — Mais enfin, vous aurez certainement d’autres sujets que moi dans le même cas ?

« — Peut-être bien. Nous n’en aurons jamais assez… Voyons, Lebris, pas de nerfs ! pas de nerfs !… Apprenez que vous êtes mort pour tout le monde. Madame votre mère sait — ou saura bientôt — que son fils a donné sa vie pour son pays. Il y avait du désordre à l’ambulance ; un infirmier s’est trompé d’étiquette… Vous qui chérissez la tranquillité, vous serez très heureux avec nous !

« Je tremblai de colère.

« — Sale Boche ! Sale Boche ! Tu ne sauras rien !

« L’autre se mit à rire, — ce qui donnait à sa nervure un aspect dansant.

« — Mais je ne suis pas Boche ! se récriait-il. — Ah ! voici qui est intéressant. Notons-le.

« Ce qui était « intéressant », c’est que les électroscopes ne m’empêchaient pas de pleurer. »