L’Horreur allemande/07/01

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Calmann-Lévy (p. 79-95).

VII

IMPRESSIONS D’ITALIE

I

L’ENFER DU CARSO

14 août 1917.

Un lourd et brillant crépuscule descend sur la vieille ville très italienne où je viens d’arriver et d’où je dois repartir demain pour le Carso. Je n’ai pas le droit d’en dire le nom, bien que tout le monde le sache. Naguère elle devait vivre dans la tranquillité et le silence ; mais, depuis qu’elle est devenue une sorte de vestibule des batailles, elle s’est tout à coup encombrée d’officiers, de soldats et d’automobiles militaires qui y mènent grand tapage. Elle a de vieux palais dont quelques-uns sont adorables, des places avec statues et fontaines, des rues plutôt tortueuses bordées de porches aux antiques piliers ; à chaque pas, elle fait tableau. Pour comble, ces soldats, qui la peuplent jusqu’à l’encombrement, sont des Alpins ou des canonniers de montagnes, hommes grimpeurs, exercés à l’escalade des cimes d’alentour, et portant tous le chapeau de feutre que relève d’un côté une agrafe à longue plume d’aigle.

On est ici près du front et sous la menace des obus ; aussi, dès que la nuit commence d’embrouiller toutes choses, le silence se fait et les maisons s’éteignent. La lumière bleue, invisible d’un peu haut, est la seule tolérée, et, quand s’allument à tous les carrefours les petites lampes de guerre d’un bleu si intense, éclairant comme en rêve les palais, les fontaines, les statues et les silhouettes de ces hommes coiffés du feutre à plume pointue, on dirait du théâtre conventionnel, une mise en scène du vieux temps qui serait même presque exagérée, mais charmante.


15 août.

Départ en auto, de la vieille ville romantique, pour le Carso sinistre et glorieux. Le Carso, c’est cette montagne qui ferme là-bas la vaste plaine et qui de loin est encore bleue comme toute montagne a le devoir d’être ; mais plus on s’en approche, dans des tourbillons de chaude poussière blanche, plus elle se révèle aride et nue, par places teintée de sanguine, ailleurs teintée de cendre ; elle est une zone géologique toute différente de celle d’en bas si magnifiquement verte, elle est une région maudite dont le seul aspect, même en temps de paix, serait inhospitalier et rébarbatif. Or, il faut se dire qu’au début des hostilités cette région de la pierre sèche, qui surplombe ici les plaines d’Italie, était bondée d’ennemis qui vous regardaient d’en haut, garnie de canons qui vous dominaient, et que nos Alliés ont été obligés d’attaquer cela d’en bas, sans un abri.

Napoléon Ier, — qui était plutôt connaisseur en choses de guerre, on me l’accordera bien, — a constaté dans ses Mémoires qu’il n’y a rien à faire de ce côté-ci contre l’Autriche, si l’on n’est maître du Carso[1]. Et je soumets cette constatation si autorisée à certains stratèges de l’arrière, qui chez nous s’impatientent de ne pas voir les Italiens avancer plus vite : tout d’abord il leur fallait s’assurer de ce Carso qui était une formidable barrière naturelle. Et Dieu sait ce qu’ils y ont mis, ce qu’ils y mettent encore de sublime opiniâtreté et d’ingénieuse stratégie !

Après avoir dépassé l’ancienne frontière d’Autriche et pénétré dans la zone reconquise, nous arrivons au fleuve qui nous sépare de ce haut champ de mort que le Carso représente aujourd’hui. C’est l’Isonzo, un de ces fleuves traîtres des pays de montagnes, qui l’été ressemblent à de larges coulées de cailloux blancs, mais qui, dès les pluies d’automne, ou dès qu’un grand orage éclate, deviennent en quelques minutes des torrents dangereux, capables d’emporter des hommes, des chevaux, des attelages.

Ce fleuve une fois franchi, notre ascension commence.

Une des difficultés, — au premier aspect, insurmontables pour les Italiens, — c’est que, dans la terrible montagne à conquérir, il n’y avait pour ainsi dire pas de routes : les Autrichiens n’en voulaient pas, par crainte de la poussée libératrice qui fatalement devait un jour ou l’autre se produire. Ces routes, qui étaient indispensables pour faire tout monter, les soldats, l’artillerie, les munitions et même l’eau, ces belles routes d’aujourd’hui les assaillants ont donc été forcés de les tailler eux-mêmes, en plein roc, sous le feu de l’ennemi.

Et ils sont parvenus très promptement à résoudre ce premier problème ; aujourd’hui elles existent, ces routes en lacets qui se croisent dans toutes les directions essentielles, et, quand on songe au peu de temps qu’il a fallu pour les construire, c’est à croire quelles ont surgi par miracle.

La désolation désertique du Carso ne commence pas tout de suite, du moins du côté par où je l’aborde aujourd’hui ; aux premiers contreforts, il y a encore un peu de végétation, de l’eau et des habitations humaines. Aussitôt l’Isonzo traversé, un grand village se présente ; il est depuis longtemps libéré, celui-là, et les lignes autrichiennes en ont été repoussées assez loin pour que l’on ait commencé à boucher les grands trous des murs ; on y jouit d’une sécurité relative ; il n’est plus à portée que des obus de gros calibre, qui n’y viennent que de temps à autre, démolir au hasard quelque chose pour ne pas se faire oublier. C’est un lieu où les combattants, à tour de rôle, sont envoyés au repos, et les petites rues fourmillent de leurs uniformes d’un vert gris ; il y a des ambulances, des bains, tout un modeste confort pour eux, exactement comme chez nous, un peu à l’arrière de notre front.

Dans notre course rapide, nous avions déjà quitté ce village depuis quelques minutes, montant par des lacets vers des régions toujours plus dénudées, quand en me retournant j’aperçois, en contre-bas de nous, un millier de soldats peut-être, tassés et immobiles devant une sorte de grand cartonnage extravagant ; tous leurs casques verdâtres, vus par en dessus, brillent au soleil comme des cailloux de marbre. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, dans cette immobilité si attentive ?

— Mais, ils sont au théâtre ! m’explique en riant l’officier italien, qui m’accompagne.

En effet, les plus grands artistes viennent jouer là pour eux, en plein vent, et la Duse en personne est, paraît-il, arrivée hier au soir à leur intention, — dans cette ville que je ne dois pas nommer et où l’on ne tolère la nuit que des lampes bleues.

Village et théâtre s’enfoncent, disparaissent sous nos pieds. Nous montons par une de ces belles routes toutes neuves, dont la présence et la perfection me confondent. Passent quelques derniers hameaux, qui ne sont plus que d’informes amas de ruines ; il n’y a plus d’arbres, à peine de maigres broussailles ; nous sommes arrivés à la zone uniquement rocheuse, inhospitalière pour les hommes et maintenant criblée de trous, égratignée de toutes parts par la mitraille. On se représente du reste ce que doit être ici la malfaisance particulière des obus, ne rencontrant, au lieu de la terre où ils s’enfonceraient, que de la pierre qui rejaillit en mille éclats pour faire de plus horribles blessures. Dans toutes les parties ou des pans de rochers ne les dissimulent pas, ces routes improvisées sont maintenant couvertes de camouflages, car les longues-vues des Autrichiens, qui tiennent encore là-bas la plupart des hauteurs, les dominent et les surveillent ; mais les branches vertes étant rares, et d’ailleurs invraisemblables sur le Carso, on a employé, pour camoufler, des séries de paillassons légers, un peu couleur du sol, soutenus en l’air par des fils d’acier.

Et quelle activité règne aujourd’hui, à l’abri de ces paravents fragiles ! Nous dépassons des attelages et des machines de toutes sortes, qui se hâtent de se rendre là-haut pour continuer la bataille : camions surchargés de soldats, d’artillerie, de munitions, de vivres, et des caisses, des caisses remplies d’eau pour boire, car plus haut, dans ce désert de la soif, les assaillants ne trouveraient pas la moindre source. Tous ces cortèges ascendants cheminent à vive allure, sous la seule protection de ces nattes suspendues, et un soleil desséchant, tout à fait torride, les accompagne aujourd’hui, surchauffe sans merci ce pays des pierres, que son altitude ne rafraîchira que ce soir, — mais rafraîchira trop soudainement du reste, dès que tombera la nuit.

Voici même des canons qui grimpent à travers champs, — si l’on peut dire ainsi dans une contrée où les champs n’existent pas ; ils sont attelés à d’énormes tracteurs, de toute récente invention italienne, pour lesquels il n’y a plus d’obstacles. Je m’imaginais jusqu’à ce jour que les roues, pour bien rouler, devaient être rondes ; eh bien, c’était une erreur surannée ; les roues de ces machines nouvelles sont absolument biscornues, mais, par un puissant mécanisme que je ne dois qu’indiquer, elles n’en roulent que mieux ; elles sont grimpeuses, agrippantes et ne dérapent jamais. En tête de l’attelage, marche naturellement le tracteur, qui porte tous les servants de la pièce ; l’affût est attaché derrière, avec les munitions, et derrière encore vient le canon lui-même, qui fait allègrement son escalade, la gueule en bas, se dandinant et sautillant, camouflé en innocente broussaille sous un amas de branchettes. Tout cela, avec un bruit d’ouragan, se lance sur les pentes les plus raides, écrasant les pierres ou les arbrisseaux. Et il en passe ainsi plusieurs, qui coupent au plus court vers les sommets, en narguant ces jolies routes planes, encore nécessaires à nos autos démodées.

Nous dépassons des tranchées, que l’on a dû l’une après l’autre abandonner pour en creuser de nouvelles, à mesure que se développait l’offensive italienne, refoulant plus loin l’ennemi. Non seulement elles ont été plus dures à creuser qu’ailleurs, ces tranchées toujours dans le roc vif, mais combien dures aussi à habiter pour les braves Alpins de l’Italie ! L’été, elles sont comme aujourd’hui presque intenables à force d’être brûlantes. Et l’hiver, ah ! l’hiver, quand les nuages aux obscurités lugubres enveloppaient la montagne dans leurs suaires, elles formaient des espèces de compartiments étanches d’où l’eau ne s’écoulait plus ; les continuelles pluies glacées, qui dans ce pays succèdent presque sans transition aux chaleurs de septembre, s’y amassaient comme dans des réservoirs ; on y vivait à moitié noyé dans un liquide ou dans une boue ferrugineuse de couleur inquiétante, et ceux qui en sortaient, même les non blessés, étaient, de la tête aux pieds, rougeâtres, méconnaissables, pareils à de pauvres êtres tout sanguinolents.

Non, jamais partie plus difficile n’a été jouée ; aucun champ de bataille n’aura été plus infernal. Le moindre coup de main exigeait ici, et exige encore, de longues et opiniâtres préparations ; dans notre France, on ne le sait pas assez. Il a fallu avancer pas à pas, arracher le terrain morceau par morceau, bondir comme des chats pour enlever la moindre croupe de montagne. Au début des offensives, quand les assaillants n’avaient absolument rien pour se couvrir, ils montaient, ils montaient avec une merveilleuse audace, emportant chacun son petit sac de terre pour se protéger un peu contre les balles, et tant de fois, quand ils avaient péniblement gagné quelques mètres d’altitude, une rafale d’artillerie, venue de quelque sommet, les décrochait en masse, et tout roulait pêle-mêle dans l’abîme, les soldats grimpeurs, avec les pauvres petits sacs qui les avaient un instant préservés.

Cinquante mille Italiens sont tombés pour la possession de ces premières assises, où je circule aujourd’hui si aisément par les plus soignées et les plus étonnantes des routes. Si on y additionne un nombre égal d’Autrichiens, on voit quelle couche de poussière humaine est venue s’abattre sur ces pierres, et s’y mêler pour l’éternité…

Hélas ! quels immenses cimetières de soldats nous rencontrons ! Voici le plus grand que j’aie peut-être jamais vu ; il est abrité un peu des obus par un long repli de terrain, dans lequel sont creusées, tournant le dos à l’ennemi, les cavernes des soldats vivants, — et ainsi, dès qu’ils sortent de leurs trous, ces épargnés, ils ont sous les yeux les innombrables tombes de leurs camarades héroïquement morts. Sur plusieurs rangs, en files sans fin, s’alignent les petites croix blanches, ou bien les petits tableaux noirs des fosses communes, donnant les noms de ceux qui y sont couchés ensemble. Il y a même encore, dans une autre région de ce vaste enfer, la tranchée des squelettes, une tranchée qui, pendant des mois, fut tellement arrosée d’obus que l’on ne put songer à venir enlever les cadavres de ceux qui avaient été surpris là et fauchés sur place ; jusqu’à des jours plus calmes, on les a donc laissés dans leur glorieuse tombe provisoire où le soleil les a presque momifiés, et où d’ailleurs autant de respect les entoure que s’ils dormaient dans des caveaux somptueux.

Nous montons toujours par des routes aussi impeccables, de plus en plus en vue, mais de mieux en mieux camouflées. L’ennemi, il va sans dire, sait parfaitement ce qu’est ce camouflage qu’il emploie lui-même, et se doute bien que, sous ces tendelets de branches ou de roseaux, les convois militaires ne se font pas faute de circuler ; mais, comme il ne les voit pas, il préfère ne pas gaspiller ses obus, à des instants où peut-être ils ne tueraient personne.

Sur le parcours ascendant, on me fait visiter des cavernes, qui viennent d’être creusées et dans chacune desquelles un canon, que les ennemis ne soupçonnent pas encore, a été juché, sans doute avec l’aide des Génies ; par des trous presque invisibles, ces batteries comme suspendues menacent de près, par-dessus des gouffres, la montagne d’en face, restée autrichienne.

En passant, il me faut saluer, aussi, sur notre gauche, le Monte Santo, maintes fois pris et repris, occupé aujourd’hui par l’ennemi, mais que la prochaine offensive va certainement rendre pour toujours à l’Italie[2]. Le vieux couvent qui le couronne, en nid d’aigle, semble bien n’être plus qu’un amas de ruines ; mais il constitue un point stratégique important, et de plus il représente pour les Italiens une relique très vénérable de leur passé.

Le but de ma course de ce jour est un observatoire avancé, sur une cime. Un général, cantonné tout auprès dans une caverne d’ermite, veut bien m’y conduire. C’est un poste un peu à la grâce de Dieu, dissimulé seulement par quelques broussailles. On est là comme sur la crête d’une énorme vague marine qui se serait figée et transmuée en une roche éternelle ; on y respire l’air pur des altitudes, exquis après l’étouffement d’en bas ; on y contemple le déploiement d’un panorama très profond et magnifiquement sinistre, qui rappelle déjà les colossales tourmentes de pierre du Monténégro voisin. Dans le ciel de l’Ouest, montent d’autres vagues plus hautes, une monstrueuse houle immobilisée : c’est la fin des Alpes Carniques, et le commencement des Alpes Juliennes. Et le soir vient peu à peu jeter sa majesté sur ces choses infinies.

Bien qu’on sache que toutes ces montagnes, à peu près désertes pendant des siècles, sont remplies à présent de soldats aux aguets et de canons prêts à faire feu, on n’aperçoit rien d’humain nulle part. Nous sommes du reste tombés sur un jour de calme, sans le vouloir, et on n’entend que de temps à autre le bruit caverneux de l’artillerie, soit sur des cimes alentour, soit dans l’abîme des vallées d’en dessous ; ce sont nos amis italiens qui règlent des tirs, en prévision d’événements attendus, ou bien des Autrichiens un peu nerveux, flairant que quelque chose de formidable se prépare, et frappant au hasard.

De là-haut, quand on se rend compte des différents épisodes de la conquête progressive et remontante de ce Carso dressé comme un rempart, on croit rêver.

— Tenez, cette cime là-bas, me disent mes aimables guides, elle a donné lieu à l’une des opérations les plus élégantes de notre guerre ; c’est par surprise qu’elle a été enlevée la nuit ; un détachement de nos Alpins étant monté à l’assaut dans l’obscurité, par la paroi la plus abrupte, celle de gauche, du côté par conséquent où on les attendait le moins, les Autrichiens stupéfaits se sont rendus en masse.

Or, cette paroi qu’ils m’indiquent, mais, sur une hauteur de cent mètres pour le moins, elle est verticale comme un mur ! Oh ! ils ont bien raison de le dire, l’action fut d’une rare élégance ! Et, de tous côtés, d’autres coups de main d’un aussi haut style ont été exécutés par ces grimpeurs à plume d’aigle que sont les Alpins de l’Italie…

Quel dommage que l’on ne puisse amener ici ceux des Français qui n’ont pas vu, qui ne savent pas, qui ne se sont même jamais doutés que, dans un tel pays, la guerre de haut en bas devait avoir fatalement des débuts lents et terribles ! Au lieu de s’étonner que nos Alliés n’aillent pas plus vite, certes ils n’hésiteraient plus à leur offrir, et de tout cœur, le tribut d’une complète admiration.

  1. Cela ressort surtout nettement de sa Huitième Observation, tome XXIX, page 343.
  2. On sait qu’en effet il vient d’être repris le 24 août.