L’Horreur allemande/14

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Calmann-Lévy (p. 241-251).

XIV

« ÇA, CEST REIMS QUI BRÛLE ! »

Avril 1918.

Revenu depuis la veille aux armées, je gravissais une colline que des avions survolaient en bourdonnant, et d’où se découvrait tout l’horizon du Nord, enténébré ce jour-là par de sinistres fumées noires. L’incendie semblait même si vaste qu’il donnait presque une impression de cataclysme ; en plus des fumées immobiles qui enveloppaient tout, à chaque instant s’élevaient des tourbillons nouveaux, d’un noir plus intense, qui se tordaient sur le ciel et puis retombaient pour se fondre dans l’immense nuée stagnante posée sur les lointains comme un crêpe de deuil.

— Ça, c’est Reims qui brûle, mon colonel !… me jeta en passant, sur un ton de morne hébétude, un vieux bûcheron qui redescendait, courbé sous un fagot de branches de mélèze.

Oh ! je le savais bien, naturellement, que c’était Reims qui brûlait là-bas !… Mais quand même, cette façon de le dire tout net, avec tant de résignation tranquille, ajoutait je ne sais quoi de plus à l’horreur de la grande mise en scène funéraire.

Hélas ! Hélas ! Regarder brûler Reims, et n’y rien pouvoir !… Oh ! Reims, quel nom fut jamais plus évocateur que celui-là, de notre merveilleux passé, de nos temps de foi rayonnante et d’art pur ! Et songer qu’à lui seul un vieux démoniaque de Germanie, en délire de rage sénile, a pu décréter et consommer l’anéantissement de ces reliques sacrées ! Vraiment ne faut-il pas qu’il ait perdu même toute pudeur dans le crime, pour oser cette chose aussi imbécile que monstrueuse : brûler Reims !…

Et longuement je regarde, sur horizon du Nord, jouer ces fumées lugubres, dans lesquelles s’exhale, semble-t-il, et achève de s’anéantir l’âme de l’ancienne France…



Trois jours après.

On sait que le cardinal archevêque de la ville martyre s’est obstiné à rester au milieu des derniers habitants, près de la basilique mourante, pour aller porter à tous la consolation, le courage, l’espoir, non seulement au fond des caves d’angoisse, mais aussi dans les rues, sur les places où fauchait la mitraille. Et, jusqu’au jour où les obus, qui tombaient en averse, sont tout à coup devenus incendiaires, l’autorité française, respectant son entêtement sublime, l’a laissé là presque dans le feu. Mais l’ordre vient cependant de lui être donné de partir, et il s’est réfugié dans un village proche, tout juste abrité et d’où l’on entend encore le bombardement faire à la cantonade son bruit de continuel tonnerre.

C’est dans cette retraite que je suis allé aujourd’hui lui demander l’honneur d’une audience.

Sur la route de Reims, un village qui est un petit coin du passé : vieilles maisons, vieux château, vieille église. Les abords en sont encombrés de fourgons militaires et de soldats ; l’église antique est elle-même en tenue de bataille, avec des panneaux de bois en guise de vitraux, et, sur toutes les maisonnettes, des écriteaux de mauvais augure rappellent la menace qui pèse sans merci sur la région : « Cave-abri de bombardement pour vingt personnes, — ou pour cinquante, ou pour cent. » Aujourd’hui cependant tout est tranquille ; le printemps tardif de cette année s’indique dans la campagne par des verdures frileuses, encore très pâles sous un ciel tiède et noir où couvent les averses fécondantes. Et les oiseaux chantent, malgré ce sourd grondement d’artillerie, qui est devenu pour eux comme pour nous une sorte de modulation habituelle du silence.

Je demande mon chemin aux bonnes gens :

— L’archevéque de Reims, me répondent-ils, en prenant un ton respectueux pour parler de lui, l’archevêque, oui, il est ici, au château. Continuez de monter, ensuite vous tournerez à gauche, et vous, verrez devant vous la grande grille.

Elle est ouverte, la grille, et je pénètre dans un immense vieux jardin, planté à la mode d’autrefois, où les verdures toutes fraîches se détachent en clair sur les nuages sombres. Une aile du château se présente à moi, portes ouvertes aussi en pleine confiance, sans sonnettes ni frappoirs, et je suis intimidé de ne trouver personne. Enfin paraît un serviteur à cheveux gris que je crois reconnaître ; c’est lui qui jadis m’avait ouvert, avec de très grosses clefs, les portes de la basilique, où tombaient déjà à cette époque les obus et les pierres. Son Éminence, qui a été prévenue de ma visite, me dit-il, me recevra dans sa chambre, au premier étage.

Une chambre très simple, mais d’une simplicité tout de même un peu seigneuriale, avec ses grandes dimensions et ses meubles anciens, que l’on sent avoir toujours été là, à ces mêmes places. Le cardinal-archevêque, qui était assis au fond, à son bureau, se lève, et un rayon vient alors illuminer la blancheur neigeuse de ses cheveux qui s’échappent du rouge éclatant de sa petite calotte en soie. Alors je reconnais ses traits, que l’imagerie a reproduits souvent depuis qu’il est devenu un héros ; avec sa belle expression de bonté et de droiture, en même temps que de mysticisme, il a l’air d’un saint de vitrail, dessiné un peu rudement par des artistes du passé. Il courbe les épaules, comme sous le poids d’une peine trop accablante, et il parle d’abord tout bas, d’une voix assourdie ; peut-être aussi qu’une teinte de méfiance se devine sous la courtoisie de son accueil ; peut-être s’imagine-t-il que je suis chargé auprès de lui de quelque mission, alors que je viens au contraire de mon propre mouvement, dans un élan de respectueuse sympathie.

— Vous savez que l’Académie française m’avait fait l’honneur de songer à moi, me dit-il tout de suite, comme pour couper court à une insistance qui lui déplairait, mais mon devoir est de ne pas accepter le désistement de Monseigneur Baudrillart, qui a rendu beaucoup plus de services à la France, ne fût-ce que par ses missions diplomatiques si fécondes en Espagne, au Canada, etc. La question est définitivement tranchée, je me suis retiré.

Voilà qui est net, et je n’ai, bien entendu, qu’à m’incliner en silence devant cette décision si noblement désintéressée ; cependant je la regrette, hélas !… À Dieu ne plaise que je me permette de porter un jugement sur les deux rivaux, mais la question me semblait plus élevée qu’un débat de générosité entre ces hommes transcendants ; leurs deux personnalités s’effaçaient à mes yeux devant le haut symbole représenté par l’homme qui est là devant moi : lui, c’est l’archevêque de Reims ! Or, ce titre, ce nom primaient tout. Le très petit honneur que l’Académie de France aurait pu lui offrir nous eût surtout honorés nous-mêmes, et de plus il aurait eu une signification grandiose à l’heure précise ou les barbares de Germanie brûlent sauvagement la cathédrale qui vit entrer Jeanne d’Arc. En outre, je suis convaincu que toute la France de l’arrière aurait acclamé notre décision, et j’ai aussi la certitude qu’à l’armée, au front, tous ceux qui passent des jours et des nuits à songer devant la mort, nous auraient compris profondément.


Ces réflexions, je n’ose pas, il va sans dire, les laisser deviner à l’archevêque, et du reste, quand il a bien compris que je ne suis pas venu pour aborder un tel sujet qui ne me regarde pas, une plus cordiale bienveillance éclaire son visage. Nous causons alors de sa cathédrale, dont l’agonie lui déchire le cœur, et, comme je lui exprimais mon étonnement que cette dentelle de pierre, déployée en plein ciel, ait déjà résisté tant de mois à la furie des Barbares, il me répond avec un sourire :

— Une dentelle, une dentelle… Ne vous y trompez pas… C’est au moins une dentelle très solide… Sa légèreté, c’est surtout une illusion qu’elle donne, à force d’être lointaine et en l’air, pour vous qui la regardez en levant la tête. De prés, tout ce qui, vu d’en bas, semblait aérien et presque impondérable, est fait au contraire de pierres énormes et repose sur des bases vraiment cyclopéennes. Ainsi, ces voûtes, qui à vos yeux affectent là-haut la délicatesse d’une sorte de vélum tendu, vous n’imagineriez jamais, n’est-ce pas, qu’en leur point le plus frêle, en leur milieu, elles ont encore plus de soixante centimètres d’épaisseur ; aux heures de bombardement, chaque pierre qui tombe de là-haut est un bloc si lourd que sa chute ébranle toutes les dalles ; on est stupéfait de voir cela grandir vite, vite, en approchant du sol, et d’entendre ce bruit d’écrasement formidable… Ah ! les architectes qui avaient bâti cela étaient des êtres merveilleux, qui travaillaient comme pour l’éternité !…

Il me conte ensuite le soin pieux de ses fidèles qui, même quand il pleuvait des obus, s’employaient sous sa direction à ramasser et transporter au fond de souterrains voûtés les débris des incomparables verrières du xve. Il a fallu que parût sur la terre un démoniaque comme l’empereur allemand pour oser anéantir ces trésors d’art, que les guerres, les invasions avaient respectés au cours de tant de siècles. Tous les vitraux ne sont pas émiettés ; parfois ils tombent par grands morceaux que l’on conserve avec je ne sais quel chimérique espoir de restauration… plus tard, dans les effroyables temps à venir. Quant aux plombs qui sertissaient les verres, ils tombent le plus souvent tout tordus, recoquillés par le feu, si embroussaillés que l’on dirait des buissons d’épines ; alors, avec une patience infinie, a coups de petits marteaux, on les aplatit, on leur fait reprendre leur forme, toujours dans ce même espoir obstiné que des jours viendront où l’on pourra essayer de réparer l’irréparable.


— Et la statue de Jeanne d’Arc, monseigneur, qui était si étrangement intacte, la dernière fois que je l’ai vue ?

— Intacte, oui, du moins elle l’était encore quand je lui ai fait mes adieux… à présent, je ne sais plus…

L’archevêque s’anime à mesure qu’il parle et que la confiance lui vient en l’attention religieuse de celui qui l’écoute. Une sainte indignation est maintenant dans ses yeux, qui ont l’air de s’être agrandis et de rajeunir. Oh ! sa cathédrale, avec quel amour désolé il en évoque l’image !

— J’en ai été le prêtre, dit-il, et j’en resterai le témoin devant l’histoire.

Un peu de soleil, qui a percé les nuages, entre par les fenêtres de la chambre ; maintenant les cheveux de soie blanche, qui s’échappent de l’éclatante calotte rouge, à contre-jour brillent tout à fait, ont l’air lumineux, font comme un nimbe autour de la vénérable figure dans l’ombre. Et la voix devient magnifique ; on sent qu’elle a pu remplir l’immense nef comme le son des orgues ; j’ai bien devant moi l’archevêque de Reims, tel que mon imagination l’aurait conçu.

— Oh ! songer, dit-il, qu’ils ne comprennent même pas, ces pauvres sauvages, à quel point ils soulèvent le dégoût du monde entier… Vous le savez, ils continuent ! Depuis hier les obus incendiaires recommencent d’arriver en rafales, — et Reims brûle toujours !

Le voici debout, redressé, tête haute, et son exaltation s’élève jusqu’à la haine sacrée, jusqu’à l’anathème…

Oh ! misérable kaiser, que poursuivent déjà les malédictions de tant de milliers de mères et d’épouses, misérable petit kaiser, qui avait espéré se grandir un peu par l’énormité de ses tueries, je le plains d’avoir encouru pour surcroît l’anathème de tous les chrétiens, formulé ici par ce prêtre !