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L’Idéal et la Jeunesse

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La Société nouvelleannée 10, tome 1 (p. 729-739).


L’IDÉAL ET LA JEUNESSE


Si le mot « Idéal » a réellement un sens, il ne suffit pas d’y voir un simple désir du mieux, une languissante recherche du bonheur, une vague et mélancolique appétence d’un monde moins odieux que notre société contemporaine, mais il importe de lui trouver une valeur précise, de déterminer dans la plénitude de notre intelligence et de notre volonté l’objet de nos incessantes inspirations. Quel est donc cet Idéal ?

Pour les uns, il consisterait à revenir résolument en arrière vers l’enfance des sociétés, à renier la science, à se prosterner de nouveau devant un Sinaï tonnant, sous l’œil d’un Moïse redouté, interprète souverain des lois divines. À cet idéal de l’obéissance et du renoncement parfaits les anarchistes en opposent un autre qui comporte la liberté complète de l’individu et le fonctionnement spontané de la société par la suppression du privilège et du caprice gouvernemental, par la destruction du monopole de propriété, par le respect mutuel et l’observation raisonnée des lois naturelles. Entre ces deux idéaux, il n’y a pas de moyen terme : conservatisme et modérantisme, libéralisme, progressisme et même socialisme ne sont que des politiques d’expédients, imaginées soit pour revenir en arrière, soit pour louvoyer timidement vers un avenir de liberté. Mais il ne peut y avoir que deux termes à l’ensemble des évolutions. Ou bien l’anéantissement en Dieu, ou bien la parfaite libération de l’homme, devenu son propre maître.

Considérons seulement ce dernier terme, vers lequel se dirigent consciemment ou inconsciemment tous les jeunes, tous ceux qui sentent en eux un puissant afflux de vie. Mais de quelle façon s’y dirigent-ils ? Parmi eux les inconscients dominent. Ils se laissent aller, poussés au hasard, professant volontiers le scepticisme, du moins en paroles, même quand un meilleur instinct les fait agir. Avant tout, il importe de les débarrasser, et de nous débarrasser avec eux, de cette phraséologie du découragement. Sur quel avenir pourrions-nous compter s’il était vrai que, malgré les mille contrastes apparents, il n’y eût rien de nouveau sous le soleil, que les luttes entre les hommes fussent toujours des conflits de forces brutales et qu’il fallût en tout événement s’attendre à l’inévitable écrasement des faibles ? À quoi nous servirait alors de prêcher une société meilleure, où il y aurait du pain pour tous et pour tous la liberté et la justice ? Nos paroles ne seraient qu’une sonorité momentanée, et le sage, comme l’a dit l’Ecclésiaste il y a plus de deux mille ans, comme l’ont répété depuis sous toutes les formes, tant de poètes et poétastres, devrait se borner à manger, boire et faire l’amour. Prendre la vie comme elle vient serait la philosophie suprême, et même quand elle est accompagnée d’un cortège trop pénible de difficultés et d’ennuis, le mieux serait d’y mettre un terme. Une petite balle, une gouttelette de poison et la mauvaise plaisanterie de l’existence aurait pris fin.

Sans doute le suicide est rare parmi les jeunes, mais la façon de penser qui le justifie n’est que trop commune, et du reste, il y a mille manières de se laisser mourir sans la grossière mise en scène du sang répandu. Le plus commode est de renoncer à la volonté de savoir, à l’âpre curiosité de sonder l’inconnu : on s’abandonne au flot comme une épave ; on prend les opinions toutes faites et on les répète par habitude, on méprise tout effort, on s’irrite contre toute audace ; bien que le retour à l’ancienne foi soit impossible, car on ne saurait revivre son passé, on fait semblant d’être encore du « troupeau des fidèles » ; on parle avec componction des vertus théologales ; on pratique les simagrées voulues ; sans force et sans volonté pour chercher le vrai, on se fait bassement hypocrite et bientôt on arrive au but cherché, l’anéantissement des qualités viriles. C’est la vraie mort : que l’autre soit prompte ou lente à venir, elle ne fait que coucher dans le cercueil un objet qui depuis longtemps était cadavre.

Mais, si décidés que soient les pessimistes et les jouisseurs, autres pessimistes, à ne pas voir, à ne pas entendre, ils s’aperçoivent qu’un changement se prépare : comme dans un navire en marche à travers les eaux houleuses, ils sentent le frémissement des membrures, tout se plaint dans la masse vibrante qui les emporte, et malgré eux ils participent à la secousse. L’avenir se projette sur leur présent comme une ombre gênante : la « question sociale », ou, comme ils ne disaient naguère avec un mépris de commande, les « questions sociales » se posent devant eux, et ils sentent que malgré tous les atermoiements elle doit être enfin résolue. Le nouvel ordre de choses depuis si longtemps annoncé se prépare à naître, et devant ce problème dont la solution sera le point de départ de l’ère humaine par excellence, toutes les autres questions tombent dans une insignifiance parfaite.

Parmi les paroles attribuées au Christ légendaire il en est une que les gens pieux et bien nourris citent avec une onction particulière : « Il y aura toujours des pauvres avec vous. » Mais une voix s’élève d’en bas : « Pourquoi y aurait-il toujours des pauvres ? » Jusqu’à nos jours on crut en effet que le pain n’existait pas en suffisance et qu’il fallait, pour en conquérir un morceau, le disputer à d’autres comme les pourceaux se disputent la pâtée autour d’une auge. On crut cela, et vous le lirez encore, en langage froid et correct, dans les ouvrages d’économie politique. Mais on sait maintenant que les épis croissent en assez grand nombre pour le pain de tous les hommes. L’âpre lutte matérielle devient donc inutile et l’accord suffirait pour donner à tous le pain. Dès que la conviction sera faite à cet égard et complètement faite dans les esprits, croyez-vous que la lutte insensée, devenue sans objet, ira se continuant ? Que la vérité mathématique s’impose et le monde doit se modeler d’après elle. Nous cesserons d’entendre cette voix dolente, continue, lamentable, qui, s’élevant des profondeurs, rendait tout travail joyeux impossible : « Il faut du pain ! Il faut du pain ! »

Ainsi nous arrivons au tournant de l’histoire. Toutes les vicissitudes, toutes les révolutions des siècles passés ont eu, sous mille apparences diverses, une cause unique, le manque de pain, et cette cause éternelle de discussions et de haines va disparaître ! Nous arrivons à ce moment critique de la vie sociale où le monde va tourner sur son axe ! Si courtes que soient nos vies en comparaison des lentes évolutions de l’humanité, plusieurs d’entre nous assisteront peut-être à ces grands changements, et tous nous pouvons, avec un peu d’attention, en lire les signes avant-coureurs. Et c’est à cette période de l’histoire que des jeunes, sans la moindre curiosité de l’avenir, s’ennuient ou prétendent s’amuser à mort en disant : « La vie ne vaut pas la peine d’être vécue ! »

Il semblerait si naturel pourtant que toute la jeunesse, avec l’enthousiasme propre à son âge, se précipitât vers les choses nouvelles, se mît aux aguets de l’avenir qui se prépare. On se rappelle les temps héroïques des Burschenschaften d’Allemagne, lorsqu’il s’agit de renverser la tyrannie napoléonienne, puis ceux de l’Université française vers la fin de la Restauration et dans les années qui précédèrent la Révolution de 1848. Les étudiants étaient alors bien moins nombreux qu’ils ne le sont aujourd’hui, mais il semble que dans l’histoire de leur pays ils faisaient une autre figure. Ils se lançaient dans toutes les mêlées, romantiques, républicaines et socialistes : ils n’admettaient pas qu’une autre classe de la société pût être plus ouverte qu’eux à toutes les idées nouvelles. Et ce n’était pas seulement effervescence de rêve, surabondance d’esprits animaux, ou bien attitude théâtrale à l’égard du bourgeois. Combien d’eux surent mourir ou souffrir dans les prisons ! Combien aussi, pénétrés d’une idée maîtresse, se firent les apôtres d’une foi sociale rénovatrice, sacrifiant fortune, position, carrière lucrative ! Alors que le saint-simonisme et le fouriérisme étaient encore dans leur jeune ferveur, c’étaient des étudiants qui se précipitaient dans les rangs de ces révolutionnaires de la pensée, courant au-devant des calomnies, des persécutions et de l’emprisonnement.

L’armée actuelle des étudiants européens, quoique forte d’environ cent mille hommes, exerce dans le monde des idées une influence bien moindre que celle de ses devanciers. C’est par centaines seulement, non par milliers que l’on compte les jeunes des écoles qui, sous divers noms, se groupent en sociétés ferventes du progrès social et laissent au second plan leurs intérêts personnels. On dit, et je crois que ce n’est pas une calomnie, on dit que la foule des satisfaits l’emporte de beaucoup parmi les jeunes et que leur grande ambition est d’étonner le monde par ce qu’ils appellent leur « sagesse » ; à cet égard, ils revendiquent même avec complaisance une réelle supériorité sur leurs parents, convaincus d’avoir été des enthousiastes au printemps de leur vie. Phénomène bizarre : on en voit qui mettent leur orgueil à se sentir blasés, comme si l’impuissance d’admirer, de jouir et d’être heureux constituait un grand mérite.

Mais c’est ainsi, croyez-le, c’est ainsi que meurent les classes. Sans aucun doute, la jeunesse universitaire, quoique naturellement fière d’avoir passé par le laminoir de tant d’examens, serait incapable, comme elle le prétendit souvent, d’initier les ouvriers au monde de l’étude et de la pensée. Ce n’est pas à elle d’enseigner, mais d’apprendre. Dans les grands mouvements populaires, — tel celui de la Commune, — les étudiants ne furent représentés que par de rares individus, tandis que les ouvriers s’y trouvaient en foule, et pourtant il ne s’agissait pas alors d’une question spéciale de travail et de salaires : les intérêts en jeu étaient communs à toute la nation, même à toute l’humanité. Et maintenant, dans cette crise de préparation à une nouvelle phase de l’histoire, dans cette solennelle veillée des armes, ce n’est pas, croyez-le, aux alentours de la Sorbonne que l’on discute sur les choses de l’avenir prochain avec le plus d’intelligence et de profondeur. Le baccalauréat ni la licence ne confèrent ce privilège. Ce n’est pas nécessairement l’homme qui a confié le plus de faits à sa mémoire qui possède la compréhension la plus large des choses, c’est celui dont l’esprit reste toujours en éveil pour utiliser les bribes recueillies çà et là, au profit des idées générales. Tel savant peut s’enfermer dans son étude spéciale comme dans une prison et perdre de vue l’ensemble des choses, mais le peuple se fait toujours une théorie de l’univers, fausse ou vraie. Hier encore on ne croyait pas à l’évolution sous la coupole de l’Institut : dans le sillon et dans la rue, paysans, ouvriers n’en doutèrent jamais.

Certes, il ne faut pas se laisser aller à l’absurde fantaisie de dénigrer la science. La découverte d’une brique babylonienne ou d’une étamine rudimentaire de fleur doit nous réjouir quand le savant, rattachant ce fait minime en apparence à tout un ensemble d’autres faits, démontre l’importance de la trouvaille ; mais plus que la science, il convient d’admirer et d’apprécier l’équilibre de l’intelligence qui permet de juger la valeur relative des idées, de les classer suivant leur véritable importance ; à cet égard, mille observateurs constatent que le monde des étudiants, spécialisé dans son travail, néglige beaucoup plus que les ouvriers l’étude par excellence, celle de la question sociale, et se trouve, par conséquent, singulièrement distancé comme part d’influence sur les destinées communes. Et ce n’est pas là un fait particulier à la jeunesse de langues latines ; il est même probable qu’à cet égard elle reste supérieure par l’esprit évolutionnaire — ou révolutionnaire, comme on voudra — à la foule enrégimentée des étudiants d’Allemagne et aux young scholars des universités d’Amérique. Les socialistes se comptent par millions au-delà des Vosges, et cependant deux ou trois jeunes gens à peine, fort timorés d’ailleurs, osent parfois se réunir à l’écart, loin des buveurs de bière, dans telle grande université comprenant des milliers d’étudiants. À l’école américaine de Harvard, où 3 200 élèves sont réunis, les novateurs sont plus nombreux, mais sans avoir encore osé se dégager des formules chrétiennes : lors d’un vote récent, deux seulement déclarèrent n’appartenir à aucun des cultes énumérés dans la statistique des États-Unis. C’est peut-être dans l’aristocratique Angleterre que les esprits sont les plus libres.

Mais quelles sont donc les causes de cette sagesse conservatrice des jeunes, tout à fait en désaccord avec le mouvement du siècle ? Les professeurs eux-mêmes les signalent, mais tel est l’engrenage social que le mécanisme universitaire se maintient fatalement avec toutes ses conséquences. Il est certain que dès le premier jour d’école, la vie normale de l’enfant se trouve faussée. Que dire d’une éducation qui risque de déjeter l’épine dorsale, de diminuer l’acuité de la vue, de pervertir les appétences, d’affaiblir la virilité ? Ne va-t-elle pas précisément à l’encontre de ce qui fut de tout temps, aux yeux des simples, le but principal de l’entraînement, la force, la grâce et la beauté ? Les Indiens du Nouveau Monde et les naturels de l’Australie, aussi bien que les ancêtres grecs s’accordaient à rechercher pour leurs jeunes gens une vie de grand air, de courses et d’exercice, qui en faisait des hommes adroits, dispos, resplendissants de vigueur. Et chez nous, n’est-ce pas très souvent l’adolescent le plus dévotieusement couvé qui est en même temps le plus triste échantillon d’humanité musculaire ? La statistique médicale nous ment-elle en affirmant que plus de la moitié des jeunes savants groupés dans les hautes écoles sont devenus impropres à une vie de fatigue : deux sur trois seraient retranchés de l’adolescence valide, et parmi ceux qui ont perdu leur santé, combien qui n’ont même pas le dédommagement de garder intact leur outillage cérébral et qui, pour en avoir forcé la puissance, ne peuvent ensuite s’en servir que péniblement ! Sans doute, on peut citer des cas nombreux d’hommes qui ont gardé leur constitution robuste, la vigueur et l’adresse de leurs membres, en même temps que la clarté et la souplesse de leur intelligence ; mais ces cas constituent l’exception et non la règle ; ils sont dus non aux conditions ordinaires de l’éducation, mais presque toujours aux privilèges dont jouissent les adolescents fortunés. Ceux-ci se divisent naturellement en deux groupes, les voluptueux qui s’éreintent et se stérilisent par la débauche et le scepticisme, quelques rares délicats qui conservent une flamme d’idéal au cœur, et cherchent à s’ennoblir.

Si l’éducation familiale et universitaire développe l’enfant et le jeune homme sans respecter l’équilibre normal de son être, en ne lui laissant voir la rue ou la campagne qu’à travers des barreaux, si elle l’étiole et l’appauvrit physiquement, que fait-elle de son caractère ? Hélas, les mœurs n’ont guère permis jusqu’à maintenant qu’on respectât l’individualité de l’enfant comme celle d’un égal futur, et peut-être d’un supérieur en développement intellectuel et moral. Rares sont les parents qui voient dans leur fils un être dont les idées et la volonté sont destinées à grandir d’une manière originale, et rare l’instituteur qui ne cherche à dicter aux élèves ses opinions, sa morale particulière, et n’essaie de faciliter sa besogne en imposant l’obéissance ?

Puis viennent les approches des examens qui doivent décider de la carrière, et chaque élève, chaque étudiant a désormais son manuel comme le galérien son boulet. Le livre est le même pour tous et pour tous la matière des études se succède dans le même ordre. Désormais toute initiative dans la curiosité intellectuelle est interdite et la ritournelle de la récitation journalière remplace la pensée libre, le jaillissement spontané : c’est ainsi que le prêtre doit relire son bréviaire et que le moulin des bouddhistes tibétains tourne incessamment, égrenant dans l’air son éternel Oum mane padmi houm. Ce n’est pas que ces manuels ne soient, du moins quelques-uns, admirablement rédigés et qu’ils ne contiennent un prodigieux résumé du savoir humain : un tremblement de respect et d’effroi nous saisit devant ces livres monumentaux dont chaque ligne condense les recherches des savants qui se succédèrent à l’œuvre pendant les siècles. Quelle joie profonde, quel triomphe de savoir vraiment tout ce qui se trouve en ces lourds bouquins ! C’est d’un œil d’envie qu’il faudrait suivre l’heureux candidat qui vient de répondre avec maîtrise sur toutes les questions traitées dans le manuel. Mais sait-il réellement toutes ces choses ? Ou bien seulement en a-t-il appris les formules ? Alors il suffit de lui souhaiter qu’il puisse rejeter, à la façon des convives de Vitellius, toute la nourriture qui lui pèse à la suite de cet indigeste festin. Qu’il oublie au plus tôt son examen pour se retrouver lui-même et se reprendre à l’étude libre, au voyage de découvertes imprévues que lui donneront les recherches indépendantes ! Sinon, ayant touché à toutes les sciences sans se passionner pour elles, il risque de n’être plus qu’un sceptique, sans enthousiasme, sans volonté, prêt d’avance à toutes les besognes. Et que sera-ce donc, si ce que l’on dit des recommandations et des faveurs n’est pas une pure calomnie, s’il est vrai que des professeurs réservent leur bienveillance spéciale et leurs encouragements pour celui dont un confrère leur a parlé d’avance. « Soyez des hommes, » clament les maîtres, lors des distributions des prix ! Mais ne prenez pas trop au sérieux cet appel à l’énergie du caractère. Que de fois, au contraire, il vous faudrait comprendre à demi-mot : « Assouplissez-vous ! Courbez l’échine ! Apprenez à ramper ! » D’ailleurs, même les plus grands par le génie ont prouvé parfois combien à certains égards ils pourraient tomber bas par la platitude du caractère. N’est-ce pas une des illustrations de la science qui s’excusait de repousser une opinion mal sonnante en haut lieu : « Vous avez raison et je serais heureux de le dire bien haut, mais l’empereur ne le veut pas ! »

Certes, le mode d’instruction nous effraie à bon droit pour la jeunesse avec ses concours, ses examens, ses manuels, et tout le gavage scientifique substitué à la science, mais ce n’est encore là qu’un petit côté de la question. Le fait de beaucoup le plus redoutable doit être cherché dans le mouvement économique des sociétés. Quel est le but vers lequel tous, jeunes et vieux, sont entraînés par la force des choses ? Quel est l’idéal vulgaire et banal de ceux qui se laissent porter par le flot ? Le vieux Guizot le proclama depuis longtemps avec le cynisme des gens austères : « Enrichissez-vous ! Enrichissez-vous ! » Or, de par le fonctionnement social, les étudiants savent d’avance qu’ils battront monnaie avec leurs diplômes : « La Science est de l’Argent ! » peuvent-ils dire en secret ou même répéter à haute voix quand ils sont en veine d’expansion. C’est dans leurs rangs que se recrutent les classes dirigeantes, qui sont aussi les classes argentées. Dans la famille même on a dû les éclairer sur les chances de fortune que leur ouvre le futur mandarinat, mais ils n’ont guère besoin de renseignements à cet égard : avec la logique précise de la jeunesse, ils comprennent parfaitement ce que la société distributrice des places et des faveurs attend de leurs efforts. Plus « sages » que n’étaient leurs pères trop entachés de républicanisme et de romantisme, ils suivent avec entrain les voies préparatoires qui mènent finalement à la « carrière », c’est-à-dire aux pouvoirs, aux honneurs et à l’argent. Naguère l’illustre professeur Dubois-Reymond, recevant l’empereur d’Allemagne à son retour du couronnement de Versailles, cherchait à glorifier les universités allemandes comme les « gardes de corps des Hohenzollern ! » De même, l’armée des étudiants, prêtres, fonctionnaires, pourrait s’écrier justement : « Nous sommes les gardes de corps du Capital ! »

Ainsi, même dans les sanctuaires de la science, on pourrait lire ces deux mots que Lamartine disait ignobles : « Acheter et Vendre ! » Sans doute l’état social reposant sur la propriété privée comme sur une pierre angulaire, il nous est impossible de ne pas subir de continuels marchés, condition même de la vie matérielle ; mais ces marchés, il importe d’en comprendre la honte et d’en préparer le terme, chacun dans la mesure de sa force, en travaillant à un renouveau social où les fruits du labeur commun appartiendront à tous sans marchandage préliminaire. Plus un acte est élevé dans l’ordre intellectuel et moral, plus il devient délicat et gênant d’en demander le salaire : ici encore, c’est la corruption de l’excellent qui devient horrible. Que penser du médecin qui tient une vie d’homme au bout de son scalpel et qui commence par tendre la main pour que le patient y mette une pièce d’or ? Et le poète que ravit une pensée, le savant qu’une découverte transporte de joie, attendront-ils la décision du fisc et l’établissement d’un tarif pour déclamer leurs vers ou pour annoncer la vérité nouvelle ? À combien de milliards auraient eu droit Descartes et Bacon pour les voies dans lesquelles ils ont lancé le monde de la science ? L’Antiquité nous a transmis une légende admirable, celle d’Archimède, qui, dans son bain, mesurant le degré d’immersion d’un flotteur en bois ou en liège, est soudain frappé comme un éclair par la conception de sa loi sur le poids spécifique des corps. La lumière est faite. Est-ce qu’Archimède pense aux talents d’or qu’il pourrait aller demander au tyran Hiéron en récompense de son génie ? Il s’élance de sa baignoire, il se précipite dans les rues de Syracuse et crie : « J’ai trouvé ! j’ai trouvé ! » à tous ceux qu’il rencontre, porteurs d’eau, muletiers, gâcheurs de plâtre. L’écho de ce cri joyeux retentit encore jusqu’à nous. Les découvertes de la science portent avec elles des joies si hautes que tout bas intérêt doit les ternir. Savoir, c’est enseigner. Le carriériste apprend afin de pouvoir brocanter ses idées comme des pièces de monnaie : l’étudiant digne de ce nom cherche des vérités pour les épandre largement.

D’ailleurs, que pourrait-il trouver sans haut idéal, s’il se laisse racornir l’esprit par les préoccupations viles ? L’ancienne foi religieuse, que des retardataires nous prêchent encore, disparaît derrière nous comme une brume. Elle a beau s’accommoder aux progrès du siècle, « béatifier » ceux qu’elle brûla jadis, se faire évolutionniste, républicaine, socialiste même, elle ne répond plus aux exigences de l’homme moderne : le boulet de miracles et de dogmes qu’elle traîne après elle alourdit sa marche, et sa morale, qui est en substance celle de la résignation, d’un pessimisme consolé par de lointaines espérances, ne peut se mesurer avec la morale purement humaine, qui comporte l’emploi et le développement des énergies dans toute leur plénitude. Ainsi la religion – et je prends ce mot dans le sens noble d’élan et d’amour vers un idéal supérieur – se détourne de plus en plus du mystère et de l’inconnu pour se reporter sur les êtres du monde connu, c’est-à-dire sur l’humanité. Croyez-vous qu’elle puisse y perdre en profondeur, en intensité, en puissance de dévouement ? Celui qui se sacrifie gratuitement, sans espoir de récompense, est-il inférieur à celui qui se macère ou se voue aux bonnes œuvres pour « faire son salut ? »

Les écrivains de l’Antiquité nous ont laissé d’admirables traités de morale et de philosophie sur l’éducation de l’homme qui sait chercher la sagesse et du même coup le bonheur en gouvernant ses passions, en égalisant son caractère, en élevant ses idées, en diminuant ses besoins. Telles paroles de Lucrèce, de Zénon, d’Épictète, de Sénèque, même d’Horace sont des paroles immortelles qui se répéteront d’âge en âge et qui contribueront à hausser l’idéal humain et la valeur des individus. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de cette œuvre purement personnelle de l’héroïsme stoïque, il s’agit, par l’éducation et la solidarité, de conquérir pour la société tout entière ce que nos ancêtres cherchaient pour l’individu seul : il faut viser à ce que l’humanité se constitue dans sa conscience morale et qu’elle s’oriente avec énergie et méthode vers le bonheur, c’est-à-dire vers un fonctionnement normal de sa liberté[1]. L’œuvre immense ne suffit-elle pas pour embrasser toutes les énergies, toutes les affections, toute la puissance intellectuelle et morale de chacun de nous ?

Mais ce bonheur, pourrons-nous l’atteindre ? C’est ici que se pose la question sociale dans toute son ampleur, car à des heureux le pain ne suffit pas, il leur faut aussi le libre développement de l’individualité en des conditions d’égalité avec les autres hommes, sans commandement ni servitude. Tel est notre idéal anarchiste, tel est aussi, je le sais, celui que chérissent d’une manière plus ou moins consciente tous les gens de bon vouloir. Cependant on s’étonne d’entendre çà et là quelques protestations. Même ne s’est-il pas trouvé des écrivains pour nous affirmer que ce bonheur n’est pas désirable ? Pour ces idéalistes étranges, la guerre serait un bien : elle réveillerait les énergies, hausserait les courages, redresserait les caractères avilis dans la mollesse de la paix. S’entre-haïr de nation, peut-être de classe à classe, telle est, sinon leur morale, du moins leur espérance !

À ceux qui ont subi les abominations de la guerre, pareille idée semble monstrueuse ; néanmoins, en faisant un effort d’intelligence, on peut comprendre la part de sentiment moral qui se trouve au fond de ce paradoxe. La guerre est une épreuve, et comme telle, vaut mieux, ou du moins entraîne moins de malheurs qu’un état d’avachissement. On peut en réchapper, tandis que l’inaction mène fatalement à la mort. Oui, l’épreuve est nécessaire : toute force doit se tremper avant de passer à l’œuvre définitive ; mais est-ce au hasard qu’il faut procéder à ces essais, ou bien doit-on le faire avec science et méthode ? À cet égard, les peuples dits sauvages, aussi bien que les Grecs, les plus civilisés des hommes d’autrefois, nous donnent un enseignement. Les jeunes gens n’entraient dans la vie des égaux et n’étaient considérés comme aptes à fonder une famille, à exercer leurs droits de citoyens, qu’après avoir donné des preuves de leur adresse, de leur vigueur, de leur courage et de leur endurance. Nul ne les forçait ; ils étaient parfaitement libres d’échapper au redoutable essai, et cependant pas un seul ne prenait ce parti, qui eût fait son déshonneur. L’attente de l’opinion était trop intense pour qu’un seul individu désirât se soustraire aux expériences qui devaient le mettre au nombre des hommes. Chez la plupart des peuplades primitives, les héros volontaires, filles et garçons, se soumettaient aux peines les plus atroces, à de véritables tortures : ils souffraient de la faim et de la soif pendant plusieurs jours, se livraient aux morsures brûlantes des fourmis, se fustigeaient mutuellement, subissaient des mutilations affreuses, sans un cri, sans une plainte. C’est avec le regard clair et la bouche souriante qu’ils se présentaient devant leurs juges : l’avenir était à ce prix.

Ce n’est pas sous cette forme grossière que nous nous imaginons les épreuves futures des jeunes gens à leur entrée dans la vie des hommes faits, mais il nous semble dériver de la nature humaine que dans la période de la sève montante, de force en excès et d’amour éperdu, les adolescents se révèlent dans tout leur éclat par des actes de force, de sacrifice, de dévouement. Que le sentiment public les encourage et nulle action ne leur paraîtra trop haute pour leur bonne volonté. Qu’on fasse appel au sentiment de leur dignité et tous répondront. Pendant la guerre américaine, les jeunes filles du collège d’Oberlin dirent aux jeunes hommes : « Partez, allez combattre ! », et les onze cents étudiants partirent, pas un seul ne resta. Que ne pourrait-on faire de ces forces prodigieuses soulevées par l’enthousiasme ? Quand les jeunes n’auront plus l’ignoble argent pour corrompre à la source même toutes leurs ambitions de bien faire, quand ils seront portés franchement vers leur idéal, sans le dégoût d’avoir à se mépriser et à mépriser leur œuvre, quand l’acclamation de tous les encouragera au dévouement, quelle sera l’entreprise audacieuse qui les fera reculer ? Qu’on leur demande d’aller au pôle arctique ou au pôle antarctique ? Ils iront. D’explorer la mer en bateaux sous-marins et de dresser la carte des fonds ? Ils le feront. De transformer en oasis tous les points d’eau du désert ? Ce ne sera pour eux qu’un jeu. De faire un noviciat de voyages, d’explorations et d’études ? Le travail se confondra avec le plaisir. De passer des années entre l’adolescence et la vie de famille à l’éducation des enfants, à la guérison des malades ? Nous aurons des millions d’instituteurs et d’infirmiers qui remplaceront avec avantage les milliers de soldats occupés maintenant à fourbir leurs armes pour s’entre-tuer.

Tel est l’idéal que nous proposons à la jeunesse. En lui montrant un avenir de solidarité et de dévouement, nous lui jurons que dans cet avenir toute trace de pessimisme aura disparu des esprits. « Donnez-vous ! » Mais « pour se donner, il faut s’appartenir ».

Élisée Reclus
  1. Gizyçki, Ethnische Kultur, 13 janvier 1894.