L’Idéalisme américain - Ralph Waldo Emerson

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L’Idéalisme américain - Ralph Waldo Emerson
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 651-675).
L’IDÉALISME AMÉRICAIN

RALPH WALDO EMERSON[1]

Dans les jeunes nations, impatientes de grandir et imitatrices des aînées, certains mouvemens de pensée, qui, chez celles-ci, furent l’œuvre des siècles, deviennent l’œuvre des hommes. Quelques esprits concentrent tous les besoins, toutes les aspirations d’une société en travail et en même temps toutes les ressources que l’antique sagesse des races semble avoir préparées pour elle. De tels hommes sont initiateurs ; ils éveillent l’intelligence et l’énergie. Leurs paroles, au moment où elles sont dites et à ceux à qui elles s’adressent, paraissent animées d’une vertu prophétique. On les accueille comme des oracles. Leurs obscurités sont lumineuses, et leur vérité, banale ailleurs, brille ici comme une révélation. Les contemporains parlent d’évangile et saluent un libérateur. Ils rappellent le prince des philosophes, le père spirituel du siècle. Ils datent de lui toute la pensée de l’époque, toute sa littérature, toute sa poésie. Plus tard, les étrangers, qui ignoraient cette gloire, l’approchent et s’en étonnent. S’ils essaient de comprendre cet enthousiasme, il leur éclairera l’histoire d’un temps et d’un pays mieux que tous les rayons divergens des talens individuels. C’est peut-être le cas de l’Américain Emerson. Nous commençons à connaître une littérature qui ne pouvait nous trouver indifférons à des romanciers comme Hawthorne, des essayistes comme Washington Irving, des poètes comme Edgar Poe, Longfellow, Walt Whitman, des humoristes comme Wendell Holmes, des conteurs comme Bret Harte. Voici que le mouvement religieux attire nos regards, depuis que le puritanisme des fondateurs, dépouillé peu à peu de sa vigueur originelle et développant avec Channing les germes de libre pensée inhérens à la Réforme, s’est affaibli en un rationalisme religieux où Te catholicisme pousse ses conquêtes et multiplie ses victoires autour des Gibbon, des Kean, des Ireland et des Spalding. Et toutes ces richesses datent d’hier ! Si bien que beaucoup d’Européens, et surtout de Français, en sont encore à l’Amérique, vigoureuse, ignorante, énergique et terre à terre des constructeurs de villes, défricheurs de sol et éleveurs de troupeaux, telle que nous l’ont fait connaître d’anciens récits. Quel changement depuis trois quarts de siècle ! Nous voudrions en remonter le cours, — nous reporter à cette Amérique de 1830 qui, s’ouvrant à la philosophie de l’Europe, vit apparaître le transcendantalisme ; — esquisser la figure et le génie de l’homme qui adapta ainsi la métaphysique allemande au caractère américain ; — résumer son idéalisme sous les trois aspects d’une religion de l’âme, — d’une religion de la nature, — et d’une religion de la vie, — dont les grands hommes sont les apôtres, et qu’il prêcha lui-même au moment précis où ses contemporains l’attendaient, avant de pouvoir la dépasser un jour.


I

La Nouvelle-Angleterre avait dû toute sa grandeur, et son existence même, à l’énergie de ces rudes ouvriers de la première heure, que les générations suivantes appelèrent avec respect les « pères pèlerins. » Leur génie, qui avait fondé une nation, sut la constituer et l’affranchir. Jamais, il est vrai, les circonstances ne travaillèrent plus strictement dans le sens de la nature ; jamais l’histoire ne se montra plus favorable au triomphe du caractère primitif et du tempérament. La race individualiste et pratique, qui avait délégué par-delà l’Océan les émigrans du May-Flower, put épanouir en eux toute son intime vertu. Les pionniers du défrichement, laboureurs et constructeurs, législateurs et soldats, toujours réduits à compter sur eux-mêmes et avec les réalités positives, devinrent plus positifs encore et plus individuels. Tout favorisait ces tendances : la religion même s’orienta à leur suite. Channing avait donné au christianisme un caractère rationnel, à la fois abstrait et pratique, qui en faisait une philosophie assez timide et assez froide, et substituait à la simplicité fervente, à la confiance, à la communion des âmes, une sorte « de religion sans mystère, de rationalisme sans critique, de culture intellectuelle sans haute poésie, » où Renan voyait une « tentative tout américaine, » c’est-à-dire, sans doute, appropriée au génie d’une société moins préoccupée de vie spirituelle que d’action[2].

Le résultat fut qu’après avoir vécu de l’individualisme, l’Amérique était en passe d’en mourir. Aux environs de 1830, toutes les forces vives qui ne sont pas accaparées par les affaires s’usent dans une sorte d’agitation où elles se dévorent elles-mêmes. Cette nation, en âge de se ressaisir et de prendre enfin conscience de sa personnalité, reste une cohue de commerçans, d’ingénieurs et de banquiers, parmi lesquels se démènent des raisonneurs exaspérés, des réformateurs puérils, des moralistes moroses. Ce fut une orgie de projets pour la rédemption du monde, une levée d’apôtres, une germination de folies. L’un prétend que tous les hommes devraient cultiver la terre ; un autre, que personne ne devrait acheter ni vendre ; celui-ci, que le mal venait de notre nourriture ; celui-là, que le grand abus est de faire travailler les animaux ; ce dernier, que le mariage est la source de toutes les calamités sociales… Une inquiétude universelle est née de l’esprit d’examen, de l’esprit de scrupule, de l’esprit de révolte, qui sont les maladies de l’individualisme. Et ces maladies stérilisent. La nation américaine, après avoir conquis depuis plus d’un demi-siècle son indépendance politique, demeurait impuissante à se donner une indépendance intellectuelle. La prospérité se développait à l’abri de la première constitution démocratique du monde ; mais ni la philosophie, ni les lettres, ni les arts, ne venaient attester l’énergie créatrice. Mille symptômes trahissent le malaise profond des âmes. Des jeunes hommes et des jeunes filles, « sans se connaître, aboutissaient à la même conception de la vie et venaient déclarer à leurs parens, ceux-là qu’ils n’avaient aucun désir d’entrer dans les affaires, celles-ci qu’elles ne se sentaient aucun goût pour les visites de l’après-midi et les bals du soir. Tous sont pieux et détestent l’église ; ils répudient la manière de vivre des autres hommes, sans savoir quelle autre adopter[3]. »

A tous ce s indices, nous reconnaissons une crise ; et, comme rien ne révèle mieux les besoins que la souffrance, il est aisé de comprendre ce qui manquait à l’Amérique et de deviner ses inconscientes aspirations. Elle n’avait pas besoin d’une de ces réformes subversives qui ébranlent une société jusque dans ses racines. Le bien-être matériel était assuré, la sécurité garantie au citoyen, et ce ne pouvait être une amélioration extérieure qu’il cherchât aux conditions de sa vie. L’individu, au contraire, s’était abandonné tout entier à cette sécurité et à ce bien-être pour en exploiter les bénéfices ; ou bien il s’était replié sur lui-même, isolé, absorbé dans la culture égoïste de sa personne morale et le culte orgueilleux de son essence spirituelle. Ce qu’il fallait aujourd’hui, c’était lui rendre, avec le sens de sa dépendance et de sa solidarité, le calme et la confiance. La mission du réformateur était pacifique, une mission de paix et d’amour. On attendait un évangile.


Le génie allemand vint fort à propos se mettre au service du caractère américain.

Kant avait ouvert la voie à l’idéalisme de Fichte et de Schelling, à la philosophie de la croyance de Jacobi. Cette Raison qui, d’après lui, dirigeait l’expérience, ses disciples proclameront qu’elle la dépasse ; et la doctrine de l’intuition métaphysique deviendra bientôt, chez Schleiermacher, une doctrine théologique de la révélation individuelle, une théorie de la communication directe entre l’homme et Dieu. Ce souffle d’idéalisme transcendantal vivifia l’Allemagne, passa sur la France, où Victor Cousin en fut touché, aviva en Angleterre la curiosité de Coloridge, la sympathie de Wordsworth et la flamme de Carlyle, et il s’abattit enfin sur le vénérable foyer de la culture américaine, l’Université d’Harvard, à Boston. Là, le mouvement accentua son orientation religieuse. La théologie était à peu près la seule forme de la pensée spéculative aux Etats-Unis. Il n’y a guère de place pour la curiosité désintéressée dans les races anglo-saxonnes, et la faveur dont y jouissent les théologiens tient peut-être à ce que, seuls de tous les penseurs, ils concilient la plus haute spéculation avec l’intérêt suprême. En Amérique, moins encore que partout ailleurs, la philosophie pure aurait pu s’épanouir. Il lui manquait la longue tradition de recherche qui prépare un penseur, le recueillement qui l’isole et le détachement qui l’élève. Les « pères pèlerins » avaient apporté, avec leurs outils indispensables et leur volonté robuste, une foi qui suffisait à satisfaire leur raison et les besoins, plus exigeans, de leur conscience. Voilà pourquoi toute idée devait se faire théologique, sous peine de n’exister point pour eux. En 1835, James Walker, professeur de morale à l’Université de Harvard, préconisait une réforme de la méthode théologique, au nom de « nos relations avec- le monde spirituel, » et il inquiétait par ses hardiesses le fondateur et le chef de l’église unitarienne, Channing, qui voyait dans cette tendance mystique une « substitution de l’inspiration individuelle au christianisme[4]. »

Là même était la raison du succès pour cet esprit nouveau. Il allait, en approfondissant l’individualisme américain, le dilater et le transfigurer en quelque sorte, lui donner une force et une portée inconnues. L’individu pourra plus que jamais croire en lui-même ; mais, en même temps qu’il saura vivre sa propre vie, parce qu’il en connaîtra le prix, il pourra suivre son impulsion, parce qu’il en comprendra la force ; et son âme puisera la confiance dans le sentiment de l’harmonie qui l’unit aux autres âmes et à l’univers. Tel est le sens de ce transcendantalisme que préparait l’apparition de la métaphysique allemande en Amérique. Il apportait vraiment la lionne Nouvelle. Qui donc allait se trouver là pour prêcher l’Evangile ?


II

Il y avait alors, à Boston, un jeune ministre unitarien qui, après avoir résigné sa charge par scrupule de conscience, tout en continuant de prêcher, songeait à abandonner définitivement la prédication et entrevoyait, dans la conférence, un meilleur moyen de tout dire et de n’engager que soi, d’exposer librement sa pensée sans nul prestige étranger qui l’impose, peut-être parce qu’il pressentait en lui les visées et les besoins de son temps et de son pays, et ne voulait pas d’autre autorité à sa parole.

Ralph Waldo Emerson était né dans la capitale intellectuelle de la Nouvelle-Angleterre, le 25 mai 1803. Ses ancêtres, depuis leur arrivée, cent soixante-dix ans plus tôt, avec les premiers colons, n’avaient cessé, pendant sept ou huit générations en ligne droite et ininterrompue, de fournir des prédicateurs ou des théologiens à l’église puritaine de la Nouvelle-Angleterre. Il perdit son père de bonne heure, et son enfance connut la frugalité, presque la gêne. Puis, on l’envoya à Harvard. La principale influence qu’il y subit paraît être celle du professeur de grec, l’éloquent Edward Everett, qui lui inspira une admiration enthousiaste. La tendance morale de son esprit se manifeste déjà par un essai sur Socrate auquel l’Université décerna un prix. Il semble s’être alors intéressé surtout à la littérature générale. Il étudie à fond Shakspeare et les vieux dramaturges anglais. Mais ses camarades ne remarquent guère que l’impeccable correction de sa conduite et sa maturité d’esprit. Rien ne laisse pressentir le poète et le mystique. Jamais le génie n’a fait dans le monde un début plus paisible et plus discret.

Ses études achevées, Emerson se prépara aux fonctions de la chaire. En 1829, il était chargé de l’importante église unitarienne de Boston. Autour de lui, on lisait Coleridge et Carlyle ; l’élite intellectuelle étudiait l’allemand et le français pour lire Jacobi, Fichte, Schelling, Herder, Schleiermacher, Cousin, Constant. Le christianisme rationaliste de Channing paraissait bien froid à un esprit que gagnait l’ivresse idéaliste et restait trop rituel encore, malgré l’appauvrissement du culte. Prolongeant donc la réforme unitarienne et la dépassant, le jeune ministre s’écrie que les chrétiens rendent stérile le don de Dieu, que « les sacrifices ne sont que fumée, les cérémonies rien qu’ombres vaines, » et qu’enfin les formules doivent s’évanouir devant la justice et l’amour. Sur cette déclaration, il résignait sa charge.

En 1833, pour rétablir sa santé et ranimer son esprit également abattus par la mort de sa jeune femme, il fait un voyage en Europe, où nous le voyons fort préoccupé des hommes et très peu des paysages ou des monumens. Il visite Coleridge et Wordsworth, mais va avidement surtout vers Carlyle, dont les premiers écrits avaient éveillé chez lui un ardent intérêt. Il l’alla chercher dans la lande de Craigenputtock. Les deux penseurs se séparèrent enthousiasmés l’un de l’autre. « Bien des fois sur mer, dit Emerson, tandis que je retournais au pays, je me rappelai avec joie le sort enviable de mon philosophe solitaire, hanté de visions plus que divines, dans sa retraite austère et bénie. » Carlyle déclare avec non moins de chaleur que, parmi les visiteurs de son ermitage dont il a gardé le souvenir, « tous aujourd’hui semblables à des fantômes, apportant avec eux les brises d’en haut ou les orages d’en bas, il n’en est pas un qui appartînt plus manifestement aux sphères supérieures que ce jeune homme, si pur, si calme, avec tant de bonté et de douceur. Et puis, comme une apparition, si vite évanoui dans le vague de l’azur !… » Ils restèrent liés toute leur vie ; chacun devint, en son pays, l’éditeur de l’autre, et leur correspondance demeure parmi les plus précieux de leurs écrits[5].

En 1834, Emerson s’établit à Concord, qui devint un foyer de lumière et comme le jardin spirituel de l’Amérique. Il y mourut en 1882, après l’existence la plus unie, dont les principaux incidens furent ses conférences et la publication de ses livres.


L’unité et la pureté de sa vie ressemblent à l’unité et à la pureté de son œuvre ; car son œuvre et sa vie sont organisées par le même sentiment de confiance, de sérénité et d’espoir. Il eut une claire conscience des aspirations qui tourmentaient ses contemporains et sut en découvrir le sens. Son génie a comme une vertu ordonnatrice et pacifiante. Nul n’écouta plus attentivement en soi les revendications de l’heure et Emerson n’est pas le premier qui ait puisé dans cette sincérité attentive la meilleure originalité. Carlyle appelle ses Essais les soliloques d’une âme vraie. Plus d’une fois, on le comparerait à notre Montaigne, si la différence de temps, d’origine et de caractère pouvait laisser subsister quelque ressemblance entre cet Anglo-Saxon puritain du XIXe siècle et le Gascon latinisant du XVIe. Mais, comme Montaigne, il cherche seul à seul et par divers détours la vérité, la vérité humaine, la vérité d’expérience, parce qu’il sait que « la condition de chaque homme donne une solution écrite en hiéroglyphes aux questions qu’il peut poser, » et aussi que, « quand le maître de l’univers poursuit un but, il imprime sa volonté dans la structure de l’esprit. » Il cherchera donc en lui-même pour essayer de découvrir la loi qui traverse son être ; il regardera la nature dont la beauté est le voile brillant qui cache les démarches de la Cause ; et de toutes ces réflexions, ces observations, ces divinations, il fera une œuvre sans suite, sans doctrine propre, libre de ton, mais qui retrouve l’unité dans le caractère de l’écrivain et laisse transparaître une philosophie vivante sous des oracles d’apôtre et des boutades d’humoriste.

Une philosophie, ou plus justement une inspiration. « Je ne suis pas un grand poète, disait Emerson ; mais tout ce qui est de moi est d’un poète. » Et en vérité on ne saurait mieux dire. Ses vers[6] n’ont pas cette magie que le sentiment et la passion donnent au chant lyrique des grands cœurs troublés ; ils ne font pas ce miracle d’animer d’un frémissement les mots et les rythmes ou d’allumer une pensée dans la transparence d’une image ; trop souvent ils sont comme l’essor maladroit d’un esprit qui s’ajuste des ailes. Emerson est peut-être un plus grand poète quand il ne se donne pas la peine de cet artifice. Il est poète, par l’accent : un pouvoir créateur réside dans ses paroles.

La tradition de vie intérieure, héritée d’une lignée de théologiens et fécondée par le rationalisme mystique venu d’Allemagne, lui facilitait l’accès des royaumes de l’esprit, en même temps que son existence rustique dans un délicieux paysage, oasis parmi les étendues immenses de ce Nouveau-Monde encore si largement inexploité, l’ouvrait aux suggestions de la nature. Il entendit cette double leçon et voulut en répandre le bienfait. Peu lui importe la nouveauté de ses idées. Si quelque chose de bon a été dit avant lui, son meilleur office est de le redire. Nul n’a eu plus que lui « l’art de remettre au creuset, d’épurer, de frapper en médailles nouvelles la vieille sagesse de la vie[7]. » Comme Socrate, qu’il aimait, il estime que la vérité appartient à tous, est à la portée de tous, que la tâche du philosophe est de la faire admirer et aimer. Aussi son originalité la plus sure est-elle peut-être d’échauffer toute vérité des rayons de l’imagination morale et poétique. Car toute vérité l’intéresse. On le voit bien à la variété de son œuvre. Il emprunte à la théologie et à la science, à l’esthétique et à la morale, à l’histoire et à la légende. Il regarde surtout autour de lui. Et tous ces objets s’éclairent l’un par l’autre à ses yeux, lui révèlent leurs relations cachées, leurs harmonies secrètes. De là le charme, un peu bizarre parfois, mais presque toujours saisissant, de son style. « J’aimerais, disait-il, enfermer l’odeur des pins dans mon livre et le bourdonnement des insectes ; je voudrais que l’hirondelle, entrant par ma fenêtre ouverte, m’apportât le brin de paille qu’elle tient dans son hoc, et je le tisserais avec le reste aussi. » Ce souhait s’est plus d’une fois accompli ; et le style d’Emerson fleure alors si doucement qu’il embaume de poésie la vérité puisée aux profondeurs mêmes de la pensée et de la nature, ces deux sources de révélation.


III

Interrogeons notre pensée. Elle s’éclaire par instans à des profondeurs qui nous laissent voir la lumière intérieure. Ce sont les courts momens d’intuition ou de foi. Nous avons conscience alors de l’unité on qui reposent nos âmes et l’univers. Comme tous les argumens sont pou de chose on comparaison de l’intuition ! « L’évidence réelle est trop subtile ou est plus élevée que nous ne pouvons le dire dans nos écrits. » La Religion ou Adoration est l’attitude de ceux qui ont conscience de cette Unité et lui obéissent. Car « l’intuition procède de l’obéissance, et l’obéissance procède d’une joyeuse perception… Lorsque l’âme universelle souffle à travers notre intelligence, elle s’appelle génie ; à travers notre volonté, vertu ; à travers nos affections, amour. » Le génie consiste donc à livrer passage à l’esprit, sans obstruction. La vertu est une adhérence, en action, à la nature des choses ; elle substitue perpétuellement le mot être au mot paraître « et la définition la plus sublime qu’on ait faite de Dieu, c’est de le nommer : Celui qui peut dire JE SUIS. » L’amour est une ascension par l’intermédiaire d’un autre être : « Vous aimez le mérite qui est en moi ; mais ce n’est pas moi, c’est le mérite qui fixe l’amour ; et ce mérite est une goutte de l’océan de mérite qui est par-delà moi. » Aussi faut-il savoir se détacher de l’amour pour s’élever à la perception d’une vérité nouvelle, à la possession d’un bien nouveau. Le véritable amour anime le savant et le saint : tous les deux obéissent à la même loi, qui est le renoncement à soi-même. Le devoir intellectuel est l’adoration du vrai, et le devoir moral, l’adoration du bien. L’un et l’autre exigent l’abandon de toutes choses, le choix de la défaite et de la peine, si la pensée ou la volonté doivent s’en trouver enrichies.

Donc, l’amour guide la pensée et la pensée prépare l’action, de telle sorte qu’en fait, la vraie puissance de l’homme, c’est le caractère. « Que votre action suive votre connaissance, et la perception fait place au caractère. » Quand ce pouvoir est dans un homme, il en déborde toutes les énergies ; il est une virtualité que nulle réalisation n’épuise. « Celui qui en use semble participer de la vie des choses et être l’expression des mêmes lois qui régissent les marées et le soleil, les nombres et les quantités. Il a conscience d’être l’agent et comme le compagnon de jeu des lois originaires du monde. C’est là un pouvoir naturel comme la lumière et la chaleur et il opère par des lois parallèles à celles de toute la nature. » Ainsi se trouve justifiée la confiance en soi. L’individualisme est érigé sur une base solide, et l’évangile d’Emerson, en disant à l’homme : « Crois en toi-même, » va frapper la corde d’airain qui vibre au cœur de tous ses concitoyens d’Amérique.

Il fonde en même temps la solidarité entre les individus. « Une nation d’hommes existera pour la première fois, parce que chacun se croit inspiré lui-même par l’Ame divine qui inspire aussi tous les hommes. » En approfondissant les secrets de son propre esprit, chacun descend dans les secrets de tous les esprits. Plus avant il plonge en lui-même, plus la vérité qu’il y trouve est publique et universelle. Quand nous obéissons à l’impulsion du caractère, nous agissons pour nos semblables beaucoup mieux que par des services maladroits ou une philanthropie impuissante. « La volonté de ceux qui sont vrais coule de leur nature dans celle des autres, comme l’eau d’un plateau coule dans la vallée. On ne peut pas plus résister à cette force naturelle-là qu’aux autres forces naturelles. Il y a un ordre moral aussi sûr que, l’ordre physique. » Le sentiment de cette force et de cette solidarité calme la fièvre d’action, apaise et rassérène. Nous comprenons que nos pénibles travaux sont inutiles et infructueux et qu’en nous bornant à obéir à la loi suprême, nous devenons divins. « Toute réforme tend à frayer à la grande âme sa voie à travers nous. » Que notre amour croyant l’adore et lui obéisse. Alors le travail, la société, les lettres, les arts, les sciences, la religion, iront beaucoup mieux « et le paradis, prédit depuis le commencement du monde et prédit encore au fond du cœur, s’organisera comme le font aujourd’hui la rose, l’air et le soleil. »

Cette apologie de l’instinct individuel, de la spontanéité humaine, source de toute connaissance et de toute vertu, n’était que le préambule d’une sorte de déclaration d’indépendance intellectuelle. Emerson proclame qu’il faut s’affranchir de l’histoire. D’abord, elle est inutile. Tous les faits de l’histoire préexistent dans l’esprit comme lois ; l’esprit et l’histoire sont identiques, puisque l’esprit universel qui parle à l’homme agit dans le monde. Mais surtout le passé nous asservit et nous entrave. Pourquoi ne pas nous en remettre à cet instinct toujours actif, à cette spontanéité toujours vivante qui est notre force la plus sûre ? Allons de l’avant, au lieu de nous attarder en arrière. Regardons directement les choses, sans nous embarrasser île l’interprétation des âges disparus.

On comprend aujourd’hui l’enthousiasme qui accueillit ce manifeste, le fameux discours sur le Savant américain, prononcé devant la Phi Beta Kappa Society, à Cambridge, le 31 août 1837. L’Américain, naturellement enclin à dédaigner toute tradition, voyait enfin justifier sa plus irréductible tendance et une voix au timbre pur lui criait : Va dans ton propre sens ; une voix claire lui expliquait que toute sa grandeur lui viendrait de lui-même, parce qu’il avait en lui toutes ses ressources. « En vous-mêmes sommeille la raison tout entière ; c’est à vous de tout connaître, de tout oser. » Un nouveau libérateur apportait au génie américain une charte de dignité et d’omnipotence. « Nous avons trop longtemps écouté les muses raffinées d’Europe. On suspecte déjà l’esprit de l’homme libre américain d’être timide, imitateur, incolore… Il n’en sera pas de même de notre opinion, frères et amis ; s’il plaît à Dieu, il n’en sera pas de même. Nous marcherons sur nos propres pieds, nous travaillerons avec nos propres mains, nous parlerons suivant nos propres esprits. »

Voilà qui est catégorique ; et ce qu’il y a de naïf dans cette confiance ou de simpliste dans cette conception, il serait trop facile, en même temps qu’oiseux, de le dire ici. Avons-nous besoin, pour l’instant, d’autre chose que de comprendre la leçon donnée à l’Amérique ? Elle venait à son heure, si nous en jugeons par l’accueil qui lui fut fait. L’enthousiasme ne connut plus de mesure. « C’est pour nous le cinquième évangile, » disait Parker ; et le grand écrivain Lowell saluait cet événement comme « une scène à rester à jamais gravée dans la mémoire pour son pittoresque et son inspiration. » Peut-être à cette jeune nation le passé ne pouvait-il apparaître encore que comme une chaîne ; son héritage ressemblait moins à une tradition qu’à une servitude. Elle était d’ailleurs impatiente de toute influence, et Emerson venait fort à propos faire un dogme de la non-conformité.

Au premier abord, nous pourrions juger puéril l’orgueil qui dit : « Je n’ai jamais perdu mon temps à écouter les règles faites par les autres, leurs évangiles ou ce qu’ils appellent ainsi ; je me suis contenté de la simple et villageoise pauvreté de ce qui m’appartient. » Pourtant regardons-y de plus près. Nous trouverons bientôt l’explication de cette attitude extrême et de ce violent parti, pris lorsque Emerson nous dit : « … Par ces caractères entiers, la nature m’avertit que, dans cette démocratique Amérique, elle ne veut pas être démocratisée. » La démocratie est niveleuse, égalitaire ; et Emerson prend ses précautions contre elle : il veut doter du maximum de résistance l’originalité individuelle. L’originalité, d’ailleurs, telle qu’il l’entend, n’est qu’une conformité plus haute. Elle consiste à atteindre, par-delà les formes figées de la vie et l’écorce morte des préjugés ou des coutumes, la source profonde d’où procèdent la vertu et la vérité. Les originaux ne sont pas des excentriques ; ils identifient, au contraire, leur action à l’action centrale, leur intelligence et leur volonté à l’âme suprême. « Placez-vous au milieu du courant de pouvoir et de sagesse qui anime tout ce qu’il porte sur ses eaux, et sans effort vous serez entraîné à être vrai, juste et content. Alors vous donnerez tort à tous ceux qui se seront opposés à votre action. »

Mais, de même qu’il faut céder à ce pouvoir, il faut résister à tout le reste. Ni la force, ni la persuasion ne doivent nous faire abandonner notre but. Et la fatalité même ne saurait nous émouvoir. « Le meilleur usage que l’on puisse faire de la fatalité, c’est d’y puiser un courage qui lui ressemble… Si tu crois en elle quand il s’agit de ton malheur, crois-y du moins quand il s’agit de ton bien. » Pourquoi n’admettrions-nous pas, devant les accidens sauvages auxquels nous expose l’univers, que notre être contient la même sauvagerie de résistance ? « Nous serions écrasés par l’atmosphère sans l’air qui est dans notre corps. Un tube l’ait d’une pellicule de verre résistera au choc de l’océan, s’il est rempli de la même eau. S’il y a de l’omnipotence dans le coup, il y a de l’omnipotence dans la réaction. »

Et d’ailleurs, cet antagonisme entre le monde et nous n’est-il pas plutôt une vue superficielle des choses et ne le voyons-nous pas se résoudre en une harmonie fondamentale ? Qu’est-ce donc que cette Nature qui paraît s’opposer à notre pensée ? Et, puisque nous avons interrogé notre pensée, demandons maintenant son secret à la nature.


IV

Tout ce que la pensée nous révèle d’elle-même est vrai aussi de la nature. « L’esprit universel qui anime le monde s’incarne à nos yeux sous deux formes différentes : la nature et la pensée. » Il y a entre leurs lois une harmonie qui tient à l’identité de leur essence ; car « ce pouvoir profond dans lequel nous existons » n’est pas seulement en nous le principe de toute connaissance ; il est, hors de nous, le principe de toute existence. « Il est à la fois l’acte de voir et la chose vue, le spectateur et le spectacle, le sujet et l’objet. » En d’autres termes, la nature n’est qu’un symbole de l’esprit. Elle est « l’incarnation d’une pensée et redevient pensée, de même que la glace devient eau et vapeur. Le monde est de l’esprit précipité, et l’essence volatile s’en échappe incessamment à l’état de pensée libre. De là, l’influence des objets naturels sur l’esprit, l’énergie de leur prise, qu’ils soient inorganiques ou organisés. L’homme emprisonné, l’homme cristallisé, l’homme végétal s’adresse à l’homme personnifié… Chaque moment et chaque objet nous instruisent, car la sagesse est infuse dans chaque forme… Nous n’en devinons l’essence qu’après beaucoup de temps[8]. » Oui, nous sommes immergés dans une omniscience que beaucoup ne soupçonnent point. Nous ne savons pas voir. Pourtant, chacun de nous porte les secrets de la nature dans son cœur. Le poète en sait plus long que le naturaliste ; le génie qui devine laisse bien loin derrière lui l’empirisme qui calcule ; nulle recherche n’égalera jamais certaines « saillies inenseignées » de l’esprit, et le rêve capable de pressentir la plus haute raison approchera plus une loi de l’univers que cent expériences concertées. « La loi de toute la nature est en vous-même, et vous ne savez pas encore comment monte un globule de sève. »

La même intuition, qui nous a ouvert le monde de l’âme, saura bien nous initier aux secrets de l’univers. Laissons donc notre connaissance s’orienter à cette lumière qui « brille à travers nous sur les choses et nous révèle que nous ne sommes rien, mais que la lumière est tout. » Alors nous comprendrons qu’il ne faut pas juger de ce monde d’après son apparence et que, s’il nous apparaît « pièce à pièce, — le soleil, la lune, l’animal, l’arbre, — le tout, dont ces choses sont des fragmens brillans, c’est l’âme. » Le monde est le miracle perpétuel que crée l’âme, et nous retrouvons l’unité, l’identité de ce principe créateur sous le voile infiniment diversifié de ses métamorphoses. Grâce à cette unité, la connaissance d’un seul fragment livre l’intelligence du tout : « Par mille voix différentes s’exprime la Dame universelle : — Qui devine, dit-elle, un de mes secrets, — Est maître de tout ce que je sais[9]. » Grâce à cette identité, toute la suite des développemens futurs pourrait déjà se lire dans les états antérieurs et l’histoire de la vie n’est que le progrès d’une évolution qui déroule toutes les virtualités de l’être. Vingt-cinq ans avant Darwin (près d’un siècle, il est vrai, après Diderot et ses Pensées sur l’interprétation de la nature), Emerson exprimait, dans un de ses poèmes, l’idée du transformisme, attestant ainsi, par son propre exemple, l’efficacité de l’intuition qui nous fait découvrir, au plus profond de l’esprit, des vérités rendues indistinctes par leur profondeur même. « En buvant, — j’entendrai le chaos lointain nie parler ; — des rois encore à naître marcheront à mes côtés, — et l’herbe la plus humble formera des projets, — pour le temps où elle deviendra homme[10]. »

Cette nature, à laquelle notre pensée est, au fond, identique, il nous est impossible de ne pas nous y intéresser. Nous nous sentons de même essence qu’elle ; nous lisons en nous ses secrets ; nous voyons dans ses lois l’image agrandie de nos propres lois ; nous vivons avec elle dans un constant échange. Mais il ne semble pas qu’Emerson aille de cette sympathie jusqu’à l’amour. Aimer la nature, en effet, cela suppose d’abord que nous sommes sensibles à la beauté de ses formes, et le sage de Concord est plus préoccupé de leur sens que de leur beauté. C’est un idéaliste qui cherche la signification du symbole et aspire à le dépasser pour s’attacher à la chose signifiée. Lui-même a divisé les hommes en trois classes, et nous voyons sans peine à laquelle il appartient : « Une classe vit pour l’utilité du symbole, estimant la santé et la richesse ; une autre classe vit au-dessus de cette fin, s’élevant jusqu’à la beauté du symbole : tels sont le poète, le naturaliste et l’homme de science ; une troisième classe vit au-dessus de la beauté du symbole, pour la beauté de la chose signifiée. La première classe a le sens commun ; la seconde, le goût ; et la troisième, la perception spirituelle. » Chez Emerson, cette perception spirituelle prime la perception sensible, qui allume au cœur de l’artiste une admiration si fervente de la splendeur des choses et les lui fait aimer. Emerson ne saurait avoir non plus cette autre raison d’aimer la nature : le sentiment d’un contraste entre sa force sereine et l’unie tourmentée, impuissante, de l’homme. L’opposition n’existe pas pour lui. Il ne sera donc pas de ceux qui cherchent le repos, la consolation, l’oubli, dans la douceur inconsciente des choses. Ce qui l’intéresse dans la nature, ce qu’il y contemple, c’est le reflet de l’âme universelle qu’elle lui renvoie, la solution, en caractères grossis, de sa propre énigme et l’image agrandie de ses propres lois. La nature est un livre qu’il faut déchiffrer.

Ce conseil d’Emerson sera entendu. L’exemple du maître sera suivi. Il a donné une double impulsion à l’activité intellectuelle de l’Amérique. Toute une école littéraire[11] est sortie de sa première œuvre, Nature, en même temps qu’un mouvement scientifique. L’âme universelle, présente dans la nature, s’y manifeste par les lois et s’exprime par la beauté. Le savant et l’artiste collaborent donc à la même tâche. La science n’a pas trouvé de plus éloquent interprète qu’Emerson. Suivant la remarque de Tyndall, les conceptions de la science se transmuent sans cesse, pour lui, en de merveilleux mirages d’un monde idéal. Non moins profonde est sa conception de l’art. Plus les choses expriment l’âme, plus elles sont belles ; et, comme toutes l’expriment ou tendent à l’exprimer, toutes sont belles ou aspirent et vont à la beauté. « La beauté est la forme normale des êtres ; c’est ce que prouve l’effort perpétuel de la nature pour y atteindre. » Il suit de là que « la beauté est la forme sous laquelle l’intelligence préfère étudier le monde » et l’idéalisme artistique se trouve appuyé sur un fondement solide, L’homme ne mérite notre attention que par ses supériorités. Doctrine profonde, qu’il faudrait opposer aux niaiseries d’un certain « naturalisme » dont le moindre vice est d’être aussi éloigné de la nature et, du même coup, aussi faux que possible.

L’Ame universelle, présente dans toutes choses, ne peut y travailler que pour le Bien comme pour le Beau. De là, la confiance d’Emerson dans le but assigné aux êtres et à la création entière. Même quand toute connaissance s’arrête, cette confiance doit persister et aller plus loin que notre science. « Il n’en sait pas plus que les autres, a-t-on dit de lui ; mais il affirme avec plus de courage, et il a confiance dans le mystère[12]. » Comme tous les optimistes, il s’attache à expliquer le mal sous toutes ses formes, le mal physique, le mal moral, l’imperfection et la mort. « La gelée qui détruit les récoltes d’une année sauve les récoltes d’un siècle… Tout a sa raison d’être… Et, de même que la plante se nourrit de fumier, l’homme est parfois redevable de quelque avantage à ses vices. » On peut donc trouver que tout est bien ; mais tout sera mieux encore. Il suffit que chacun de nous accomplisse justement la chose pour laquelle il est créé ; l’harmonie alors régnera dans le monde. « Une révolution correspondante dans les choses accompagnera le progrès de l’esprit… Les souillures et les miasmes de la nature seront séchés par le soleil, emportés par le vent. Et, lorsque l’été viendra du sud, les bancs de neige se fondront et la face de la terre verdira devant lui. De même l’esprit qui avance créera des ornemens le long de sa route, portant avec lui la beauté qu’il visite, les mélodies qui l’enchantent. Il attirera les beaux visages, les cœurs chauds, les sages discours, les actes héroïques, et s’en entourera jusqu’à ce que le mal disparaisse. La royauté de l’homme sur la nature, celle qui ne résulte pas de l’observation, une royauté qui dépasse son rêve de Dieu, lui sera, donnée sans qu’il s’étonne plus que l’aveugle qui se sent graduellement ramené à une vue parfaite. »


V

Tous sont grands dans un monde où tout est grand. La Religion de l’Ame et la Religion de la Nature aboutissent à une Religion de la Vie. Chaque individu, exalté de toute l’omniscience et de toute l’omnipotence de Dieu, à ses propres yeux se glorifie et se divinise. Soudain il découvre du prix à toutes ses pensées, de la dignité à tous ses actes, de la lumière au fond de toutes ses heures. La science de tout homme est infinie. Nous en savons tous plus long que nous ne croyons. Si quelques philosophes à grandes visées, égarés par les aberrations transcendantales, font de leurs spéculations la mesure de la valeur humaine, rappelons-leur que « l’homme contient en lui l’âme du tout, le silence inspiré, la beauté universelle, l’éternelle Unité. » L’action de tout homme est importante. Les exploits des héros n’ont pas une signification plus profonde que mon action d’aujourd’hui. Si je vis ma propre vie avec loyauté et courage, si je laisse la loi traverser tout mon être et si j’aide le jour à se frayer un passage à travers les obstructions de l’habitude, de l’indifférence ou de la lâcheté, alors j’agis, moi aussi, d’une manière héroïque et je deviens une lumière silencieuse qui guide les autres dans le sentier de la sagesse et de la vérité. En obéissant aux instincts conducteurs, je suis un meilleur citoyen que l’orateur disert, le politique fougueux ou le philanthrope affairé, avec leurs prétentieuses interventions. La meilleure réforme est celle que j’accomplis en moi-même ; et la véritable action a lieu dans le silence. »

Que chacun estime donc et vénère à l’égal des plus grands génies celui qu’il a reçu en partage. Car nul ne peut douter de sa propre grandeur. L’obéissance et l’amour sont à la portée de tous. Nous recevons tous l’impulsion de « ce cœur universel auquel toute parole sincère est un hommage et toute bonne action une soumission. »

La qualité du sort n’a rien à voir avec la grandeur. Une destinée médiocre peut permettre l’essor des qualités les plus hautes : un comptoir vaut un champ de bataille pour l’exercice du courage, du coup d’œil ou du sang-froid. Il est impossible à l’homme de ne pas être grand. Le détail de ses pensées et de ses actions n’est rien, comparé à l’océan de sagesse ; et de pouvoir qui est en lui. Le voisin qui cause avec son voisin, l’ouvrier qui fait sa journée, participent à l’infinité de l’Esprit. Déjà l’art a reconnu cette vérité. « La littérature du pauvre, les sensations de l’enfant, la philosophie de la rue, la signification de la vie journalière sont les sujets de ce temps… Que je voie chaque bagatelle se hérisser de la polarité qui la range instantanément sous une loi éternelle : l’échoppe, la charrue et le registre rapportés à cette même cause par laquelle la lumière ondule et les poètes chantent… L’homme est surpris de trouver que des choses proches ne sont pas moins belles ni moins étonnantes que des choses éloignées… La goutte est un petit océan[13]… » Emerson glorifie Goldsmith, Burns, Cowper, Goethe, Wordsworth et Carlyle, qui ont eu cette perception de la valeur du vulgaire. « Ce qu’ils ont écrit, dit-il, a la chaleur du sang. » Lui-même composa de courts poèmes d’un singulier réalisme, dont pourraient s’étonner ceux qui ne connaissent que sa métaphysique. Et, dans les plus larges envolées ou les plus rudes tâtonnemens de sa prose, quelque détail précis, quelque allusion imprévue, un rapprochement bizarre, vient, à tout propos, nous rappeler qu’il n’y a rien de vil ni d’insignifiant dans la cité de Jupiter.

La qualité du sort n’a rien à voir avec le bonheur : « Donnez-moi la santé et un jour : toute la pompe des empereurs paraîtra vaine. » Car la joie sort naturellement de nous et des choses : elle n’est que la conscience de notre intime grandeur et la perception de leur intime beauté. L’Ame qui nous fait grands et qui les fait belles saura bien nous faire heureux, si seulement nous restons assez simples, et assez purs pour que nos yeux puissent voir encore « le rayon de la sagesse illuminer la solitude silencieuse des bois de pins… »

Puisque les moindres pensées ont leur prix, les plus simples actions leur valeur, les plus humbles destinées leur noblesse et les plus médiocres conditions leurs joies, gardons-nous de considérer la vie comme l’utile et vaine, quand elle n’apporte pas d’événemens extraordinaires. Sachons voir la beauté de la simple vie quotidienne, seule richesse de ceux qui n’en ont point d’autre. Un écrivain belge, M. Maurice Maeterlinck, n’avait plus qu’à utiliser ce thème pour composer une suite de variations sous ce joli titre : Le Trésor des humbles. N’est-ce pas le nom qui convient à un idéalisme dont la fin semble être de célébrer la vie, d’augmenter en nous, avec le désir qui la soutient, le respect qu’elle mérite et de donner aux ressources de l’âme la simple, sûre, harmonieuse expansion de la nature ?


VI

Donc, il suffit à l’homme de savoir lire la double révélation que lui apporte un évangile de confiance et de sérénité. Nous savons tout ce que nous avons besoin de savoir et nous pouvons tout ce que nous avons besoin de pouvoir. Toutes choses sont divines et la vie mérite d’être célébrée, car elle est grande jusque dans les plus petites heures.

Mais Emerson reconnaît que, si nous sommes tous sages « en puissance, » bien peu le sont « en acte » et réellement. Les grands hommes sont ceux qui réalisent nos virtualités. Ils nous offrent notre propre image, achevée et parfaite ; et ainsi, en un premier sens, ils nous représentent. Grâce à ces exemplaires d’une humanité supérieure, « nous nous reposons de la trop longue fréquentation de nos égaux et nous tressaillons de joie à l’aspect des profondeurs que nous ouvre dans la nature la voie qu’ils nous ont tracée. » Car leurs yeux savent voir les choses dans leur vrai jour et dans leurs véritables relations. Ils habitent une sphère de pensée supérieure à laquelle nous ne nous élevons qu’avec peine et difficulté. Dans l’inconnu, que leurs efforts se partagent, c’est par eux que nous avançons notre conquête.

Emerson va plus loin, et, donnant à cette idée l’audacieuse interprétation que lui suggère son idéalisme mystique, il explique du même coup la possibilité du grand homme et son utilité : « De même que les plantes convertissent les minéraux en nourriture pour les animaux, de même chaque homme transforme quelque matière première à l’usage de l’humanité… Les inventeurs, respectivement, ouvrent à tous une mute facile à travers d’inconnues et impossibles confusions. Chaque homme est, par une affinité secrète, rattaché à quelque district de la nature, dont il est l’agent et l’interprète, comme Linné, des plantes ; Huber, des abeilles ; Frics, des lichens ; Van Mons, des poires ; Dalton, des formes atomiques ; Euclide, des lignes ; Newton, des fluxions… La grande masse des créatures et des qualités est encore cachée et expectante. Il semble que chacune, comme la princesse enchantée des contes de fées, attende le prédestiné libérateur humain. Il faut que chacune soit désenchantée, et marche vers le jour sous une forme humaine. Dans l’histoire de la découverte, la mûre et latente vérité semble s’être façonné un cerveau. Il faut qu’un aimant soit l’ait homme, en quelque Gilbert, ou Swedenborg, ou Œrsted, avant que l’esprit général en puisse venir à utiliser les puissances… L’homme, fait de la poussière du monde, n’oublie pas son origine ; et tout ce qui est encore inanimé, un jour, parlera et raisonnera. De l’impubliée nature le secret entier sera révélé. Dirons-nous que les montagnes de quartz fourniront la poussière d’innombrables Werners, Von Buchs et Beaumonts, et que le laboratoire de l’atmosphère tient en dissolution je ne sais quels Berzélius et Davys[14] ? » Comme si le génie de notre vie était jaloux des individus et ne voulait de grandeur pour l’individu que par le général, le grand homme emprunte toute sa grandeur à sa qualité représentative : il est l’exposant d’un esprit et d’une volonté plus vastes. De lui-même opaque, il ne nous devient transparent qu’illuminé par la Cause première.

C’est donc en un double sens que les grands hommes sont représentatifs : Representative Men. Mais, sous quelque aspect qu’on l’envisage, le génie n’est pas d’une autre essence que l’intuition en nous et le caractère. Il n’y a qu’une différence de degré. Les grands hommes ne forment pas une caste. Ils ne sont pas d’une autre essence que la masse. Loin d’être « une exagération de la nature, » ils sont les plus naturels des hommes. « La grande puissance géniale, dirait-on presque, consiste à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité, à laisser le monde faire tout, à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée[15]. »

De même essence que nous, comment les grands hommes peuvent-ils nous servir ? — Indirectement, et en ceci, que leur grandeur est contagieuse. C’est une illusion de croire qu’ils puissent intervenir dans notre vie, à la façon de magiciens, pour y faire apparaître des vertus étrangères ou des richesses ignorées, pour y mettre aujourd’hui ce qui n’y était pas hier. « Si les hommes nous sont secourables, c’est par l’intelligence et les affections. Tout autre secours, à mon sens, est une fausse apparence. Si vous affectez de me donner du pain et du feu, je m’aperçois que je les achète à chers deniers, et, en fin de compte, ils me laissent comme ils m’ont trouvé, ni meilleur, ni pire : mais toute force mentale et morale est un bien positif. Elle sort de vous, que vous le vouliez ou non, et me profite, à moi à qui vous n’avez jamais songé… Nous avons l’émulation de faire tout ce que l’homme peut faire… et j’accepte la parole du Chinois Mencius : un sage est l’instituteur de cent siècles ; à entendre parler des mœurs de Loo, les stupides deviennent intelligens, et les flottans, déterminés. »

Il ne faut donc pas s’y tromper ; le génie nous aide parce qu’il est une transpiration de l’âme. Toute transpiration de l’âme nous offre, à des degrés différens, pareil secours : l’amour devine une destinée et l’aide à se réaliser ; l’amitié découvre toute vertu cachée, et l’activité même du terrassier sur la voie ferrée peut nous faire rougir de notre paresse. C’est pourquoi, au-dessus du génie, il y a la sainteté. La plus haute sphère de vie, c’est le monde de la moralité et de la volonté. Sur les suprêmes questions qui reçoivent dans un drame ou un poème une réponse « approximative et oblique, » les héros de l’action travaillent directement. « Tous les hommes sont dominés par le saint… Une âme sainte et divine s’assimile à l’âme originelle, par laquelle et d’après laquelle toutes choses subsistent ; elle pénètre alors aisément en toutes choses et toutes choses pénètrent en elle : elles se mêlent, et l’homme est présent et sympathique à leur structure et à leur loi. » On peut dire qu’il y a communication du génie avec le principe des choses, mais, de la sainteté, communion.

Ainsi le grand homme vit à côté de nous, comme nous et pour nous. Car l’essence de tous les individus est identique et leurs énergies sont solidaires. « Nous sommes multipliés par nos prochains. Avec quelle facilité nous adoptons leurs travaux ! Tout navire qui vient d’Amérique doit sa carte marine à Colomb. Tout roman est débiteur d’Homère. Tout charpentier qui rabote avec une varlope emprunte le génie d’un inventeur oublié. La vie est ceinte d’un zodiaque de sciences, contributions d’hommes qui ont péri pour ajouter leur point lumineux à notre ciel. » Grâce à eux, notre savoir s’enrichit et notre action s’étend. Les grands hommes n’existent que pour qu’il y ait de plus grands hommes, afin que le bien se réalise et que s’accomplisse le règne de l’Esprit.


VII

Religion de lame, religion de la nature, religion de la vie, glorification des humbles ou explication des héros, la pensée d’Emerson ne s’abîme-t-elle pas dans une sorte de quiétisme qui peut paraître une assez étrange conclusion à sa philosophie de l’individu ? Conclusion fort précieuse, d’ailleurs, et propre à nous apprendre combien l’individu est peu de chose, puisqu’il finit toujours par révéler son insuffisance, même à la suffisance un peu puérile d’un penseur américain. Encore est-il quelque chose pourtant ; et cette candeur d’une jeune philosophie passe la mesure, quand, sur les cimes nuageuses où se réconcilient les contraires, elle fait de l’apothéose un anéantissement. Notre raison n’a point cette sagesse infinie, non plus que notre volonté cette toute-puissance. Notre moi n’est pas cet absolu transcendantal qui domine, immuable et inaltérable, toute pensée et toute action, insignifiantes ou sublimes. L’intuition et le caractère ne sont point doués de la magie que leur prête une métaphysique orgueilleuse. Notre personnalité, où tant d’influences ont leur part, n’apparaît point par une sorte de génération spontanée, d’éclosion miraculeuse. Elle sort du passé et se constitue péniblement, pour réaliser quelque virtualité de l’avenir. Son effort procède d’un choix, qui l’engage. Et ainsi elle se détermine et se définit. Loin donc qu’en s’abandonnant elle devienne divine, c’est en évitant plutôt l’illusion dans le choix et la défaillance dans l’effort qu’elle commence d’être. De quelles forces ne se prive pas le penseur sans tradition ou le croyant sans église ! Et comment Emerson, qui avait une telle foi dans l’impersonnelle vérité, a-t-il pu méconnaître son impersonnelle expression dans l’accord des siècles et l’accord des âmes ? Il n’importe, nous dit-on : nous sommes comme une ombre traversée d’un rayon, et dont toute l’action est de se laisser traverser. Oui, mais que d’obstacles à ce rayon ! Et comme j’ai besoin de toutes mes forces et de tous les secours, pour lui frayer la route et qu’il passe !

Le quiétisme d’Emerson a trop dédaigné des vérités si humaines. Et voici où il aboutit : puisqu’une loi supérieure à notre volonté règle les événemens, puisque nos impatiences et nos colères, nos bonnes œuvres et nos églises ne peuvent rien, regardez d’un peu haut et vous verrez que toutes choses sont égales. C’est la vieille tendance antinomiste, où nous reconnaissons le problème théologique de l’inutilité des œuvres devant la foi. Il n’était peut-être point nécessaire, pour en arriver à ce paradoxe mystique, de faire tant d’état de l’individu.

En même temps, la souveraineté de la loi suprême qui égalise nos actes et annule notre intervention garantit l’ordre et l’excellence du monde. L’optimisme d’Emerson a la même origine que son quiétisme, et il est démesuré. Un critique anglais très positif, M. John Morley, lui a reproché d’avoir fermé les yeux du philosophe à une bonne moitié des réalités de la nature et des brutales éventualités de la vie. D’après lui, Emerson aurait vu la vie en clergyman, c’est-à-dire du dehors. Certes, il y a du vrai dans cette remarque. Emerson a trop regardé le monde à la lumière de l’intellectualité pure, lumière sans chaleur, qui répand sa propre clarté sur les choses et nous les fait ainsi trop aisément comprendre ou accepter. Il nous répugne alors d’entrer dans les partialités héroïques d’où jaillit l’action. Nous restons à égale distance des deux camps et le dilettantisme bienveillant suffit à notre rôle de spectateurs. Telle fut à peu près l’attitude d’Emerson dans le plus grave conflit du siècle en Amérique, l’affaire de l’esclavage. Bien que l’idée centrale de sa doctrine, la régénération morale de l’individu, en fît un leader désigné des Nordistes, et qu’il se fût toujours déclaré en fait partisan de la liberté du sol, Free Soiler, il ne se mêla point, quand éclata la crise, aux abolitionnistes actifs, et n’estima pas « qu’il y eût, présentement, rien à faire pour lui là-dedans. » Sans doute, il prêche à l’occasion sur l’abolition, comme il prêche sur la tempérance, mais, suivant ce qu’il déclare lui-même dans une lettre à Carlyle, de 1844, il sent bien vite qu’il empiète sur un terrain qui n’est pas le sien et qu’il diminue d’autant sa force dans son propre domaine. Si ce calme a plus d’une fois sa beauté et sa valeur, il incline trop volontiers vers la sérénité dédaigneuse et distante.

Un* ; intelligence pure voit que tout est bien, et trop aisément trouve odieuse l’humaine faiblesse, qui pourrait gâter quelque chose. Emerson lui fut vraiment rigoureux. Il insiste d’abord avec une parfaite justesse sur l’obligation pour chacun de collaborer avec les bonnes intentions de l’univers. « Il n’y a pas de plus grand embellissement des traits, de la forme ou du maintien, que le désir de répandre la joie et non la peine autour de nous. Il est bon d’offrir à un étranger un repas ou un logement pour la nuit. Il vaut mieux encore se montrer hospitalier pour ses bonnes intentions et pour ses pensées et encourager un compagnon. Nous devons être aussi courtois pour un homme que nous le sommes pour un tableau auquel nous désirons procurer l’avantage d’une bonne lumière[16]. » Voilà qui est parfait ; et nul n’a justifié avec plus de profondeur ni loué avec plus de charme les bonnes manières. Nous reconnaissons l’hôte incomparable dont un de ses familiers nous dit qu’il avait, pour toute personne qui entrait, un regard d’espoir. Mais voici la contre-partie, et ne perce-t-il pas quelque égoïsme sous cette brillante boutade contre la mauvaise humeur ? « Si vous avez dormi ou non, si vous avez mal à la tête, ou le rhumatisme, ou la lèpre, ou si vous êtes frappé de la foudre, je vous en conjure, au nom de tous les anges, tenez-vous tranquille et ne troublez pas par vos gémissemens la beauté du jour qui inspire à tous vos semblables de sereines et agréables pensées. Aimez le jour, Ne laissez pas le ciel en dehors de votre paysage. » Et quant à ceux qui, de quelque façon, nous gâteraient le monde, écoutons notre instinct de défense personnelle qui nous conseille de « laisser leur folie suivre son cours, sans y faire opposition ; — soyez vous-même et laissez-moi être moi-même. » C’est la formule de l’indifférence et de l’égoïsme.


Mais il s’agit moins ici de juger Emerson que de le comprendre ; et les excès mêmes d’une pensée nous en font mieux saisir le sens et l’opportunité. Cette religion de l’âme vint à son heure, quand l’Amérique avait besoin d’idéaliser son individualisme. Cette doctrine panthéiste s’opposa mieux que toute autre à l’émiettement infinitésimal qui tendait à faire de la jeune démocratie une poussière d’unités indépendantes. L’adoration d’une Loi supérieure à notre volonté et qui rend nos pénibles labeurs inutiles et stériles excellait à ramener la sérénité dans les âmes. Il faut se rappeler, pour comprendre cette théorie de la non-intervention, au premier abord assez déconcertante, quelle encombrante agitation de novateurs et de réformateurs bouleversa, de 1830 à 1840, la Nouvelle-Angleterre. L’antinomisme d’Emerson aussi a une signification. Le monde américain, où le sens pratique est toujours en éveil, n’avait que trop de penchant à s’attacher aux œuvres. Nul besoin de lui enseigner la valeur de l’action, de l’effort, des entreprises. L’important, au contraire, était de l’amener à reconnaître le prix de l’amour et du sentiment intérieur. C’est sans doute l’optimisme d’Emerson qui serait le plus difficile à justifier. Il y faut voir une conséquence inéluctable de son système et aussi la tendance fondamentale de son esprit.


Telle qu’elle est, cette vue de l’univers manque peut-être parfois de précision ou de profondeur ; mais il faut bien reconnaître son étonnante conformité avec les aspirations et les besoins d’une époque et d’un pays. D’autres pays et d’autres époques ont donné de plus grands penseurs ; aucun ne fut, pour parler comme lui, plus représentatif. L’Amérique l’a exalté parce qu’elle se reconnaissait en lui et lui devait la conscience d’elle-même. Nous n’avons pas les mêmes raisons d’aimer des défauts qui ne sont pas les nôtres, ni de bénir une parole qui ne vient pas nous ouvrir un ciel de lumière. La pensée d’Emerson perd beaucoup de son prestige à passer l’Atlantique ; mais si notre vieux monde, où depuis quelque vingt siècles il y a des têtes pensantes, ne se laisse point fasciner par des hardiesses qui ne vont pas toujours sans naïveté, est-ce une raison pour méconnaître ce qu’une œuvre eut de grand dans son milieu et la signification qu’elle garde encore, même sous un ciel beaucoup moins clément aux floraisons de l’individualisme et de la confiance en soi ?


FIRMIN ROZ.

  1. Emerson’s Complete Works. Riverside Edition. — Boston, Houghton, Mifflin and Cie, 1883-1884. 11 volumes in-8o.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1854 : Channing et le mouvement unitaire aux États-Unis.
  3. Lettres d’Emerson à Carlyle, 1842.
  4. Voyez dans la Revue du 1er avril 1883, un article du comte Goblet d’Alviella sur les Origines et le développement du rationalisme religieux aux États-Unis.
  5. The Correspondence of T. Carlyle and R. W. Emerson, 1834-1872 (Editedby C. E. Norton), 2 vol. London, 1883, in-8.
  6. Voyez dans la Revue du 1er mai 1886, l’étude de Th. Bentzon sur Les poètes américains.
  7. John Burroughs.
  8. Essays, 2nd séries, Nature.
  9. Poems, The Sphinx.
  10. Id., Bacchus.
  11. Voyez la belle étude de Th. Bentzon sur le Naturalisme aux États-Unis, dans la Revue des Deux Mondes du 15 sept. 1887.
  12. Maurice Maeterlinck.
  13. Nature, Adresses mut Lectures, — The American Scholar.
  14. Representative Men, — Uses of Great Men.
  15. Ibid., — Shakspeare.
  16. The Conduct of Life, — Behaviour.