L’Immortel/Chapitre 4

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Lemerre (p. 87-116).

IV


« Méfie-toi, mon Freydet… Je connais ce coup-là, c’est le coup du racolage… Au fond, ces gens se sentent finis, en train de moisir sous leur coupole… L’Académie est un goût qui se perd, une ambition passée de mode… Son succès n’est qu’une apparence… Aussi, depuis quelques années, l’illustre compagnie n’attend plus le client chez elle, descend sur le trottoir et fait la retape. Partout, dans le monde, les ateliers, les librairies, les couloirs de théâtre, tous les milieux de littérature ou d’art, vous trouvez l’académicien racoleur souriant aux jeunes talents qui bourgeonnent : « L’Académie a l’œil sur vous, jeune homme !… » Si le renom est déjà venu, si l’auteur en est à son troisième ou quatrième bouquin, comme toi, alors l’invite est plus directe : « Pensez à nous, mon cher, c’est le moment… » Ou brutalement, dans une bourrade affectueuse : « Ah ça ! décidément, vous ne voulez pas être des nôtres ?… » Le coup se fait aussi, mais plus insinuant, plus en douceur, avec l’homme du monde, traducteur de l’Arioste, fabricant de comédies de sociétés : « Hé ! hé !… dites donc… mais savez-vous que… ? » Et si le mondain se récrie sur son indignité, le peu de sa personne et de son bagage, le racoleur lui sort la phrase consacrée : « l’Académie est un salon… » Bon sang de Dieu ! ce qu’elle a servi, cette phrase-là : « l’Académie est un salon… elle ne reçoit pas l’œuvre seulement, mais l’homme… » En attendant, c’est le racoleur qui est reçu, choyé, de tous les dîners, de toutes les fêtes… Il devient le parasite adulé des espérances qu’il fait naître et qu’il a soin de cultiver… »

Ici, le bon Freydet s’indigna. Jamais son maître Astier ne se livrerait à des besognes aussi basses. Et Védrine haussant les épaules :

« Lui, mais c’est le pire de tous, le racoleur convaincu, désintéressé… Il croit à l’Académie ; toute sa vie est là, et quand il vous dit : « Si vous saviez que c’est bon ! » avec le clapement de langue qui savoure une pêche mûre, il parle comme il pense et son amorce est d’autant plus forte et dangereuse. Par exemple, une fois l’hameçon happé, bien ancré, l’Académie ne s’occupe plus de son patient, elle le laisse s’agiter, barboter… Voyons, toi, pêcheur, quand tu as pris une belle perche, un brochet de poids et que tu le files derrière ton bateau, comment appelles-tu ça ?

— Noyer le poisson ?…

— Tout juste ! Regarde Moser… A-t-il bien une tête de poisson noyé !… dix ans qu’on le charrie à la remorque. Et de Salèle, et Guérineau… combien d’autres qui ne se débattent même plus.

— Mais enfin, on y entre, à l’Académie, on y arrive…

— Jamais à la remorque… Et puis, quand on réussit, la belle affaire ! Qu’est-ce que ça rapporte ?… de l’argent ? pas tant que tes foins… La notoriété ? Oui, dans un coin d’église grand comme un fond de chapeau… Encore si ça donnait du talent, si ceux qui en ont ne le perdaient pas une fois là, glacés par l’air de la maison. L’Académie est un salon, tu comprends ; il y a un ton qu’il faut prendre, des choses qui ne se disent pas ou s’atténuent. Finies, les belles inventions ; finis, les coups d’audace à se casser les reins. Les plus grouillants ne bougent plus, de peur d’un accroc à l’habit vert ; c’est comme les petits qu’on endimanche : « Amusez-vous, mais ne vous salissez pas. » Ils s’amusent, je t’en réponds… Il leur reste, je sais bien, l’adulation des popotes académiques et des belles dames qui les tiennent. Mais c’est si ennuyeux ! J’en parle par expérience, m’y étant laissé quelquefois traîner. Oui, comme dit le vieux Réhu, j’ai vu ça, moi !… Des pécores prétentieuses m’ont débité des phrases de Revue mal digérées qui leur sortaient du bec en banderoles comme aux personnages de rébus. J’ai entendu Mme Ancelin, cette bonne grosse mère bête comme un accident, glousser d’admiration aux mots de Danjou, des mots de théâtre, fabriqués au couteau, aussi peu naturels que les frisons de sa perruque… »

Freydet n’en revenait pas : Danjou, le pâtre du Latium, une perruque !

« Oh ! seulement une demie, un breton… J’ai subi chez Mme Astier des lectures ethnographiques à tuer un hippopotame, et à la table de la duchesse, pourtant hautaine et prude, j’ai vu ce vieux singe de Laniboire, occupant la place d’honneur, grimacer des polissonneries qui, à tout autre qu’un immortel, auraient valu la porte avec un de ces mots à la Padovani, je ne te dis que ça… Le comique, c’est que la duchesse qui l’a fait entrer à l’Académie, ce Laniboire, qui l’a vu humble et piteux à ses pieds, priant, geignant pour être élu… « Nommez-le, disait-elle à mon cousin Loisillon, nommez-le pour m’en débarrasser… » Maintenant elle l’honore comme un Dieu, l’a toujours près d’elle à sa table, remplaçant son mépris de jadis par la plus plate admiration ; ainsi le sauvage s’agenouille et tremble devant l’idole qu’il s’est taillée lui-même. Si je les connais, les salons académiques, niaiserie, cocasserie, vilaines petites intrigues !… Et tu irais te fourrer là-dedans ? Je me demande pourquoi. Tu as la vie la plus belle du monde. Moi qui ne tiens à rien, je t’ai presque envié quand je t’ai vu à Clos-Jallanges avec ta sœur : la maison idéale à mi-côte, de hauts plafonds, des cheminées à entrer dedans tout entier, des chênes, des blés, des vignes, la rivière, une existence de gentilhomme campagnard comme on en trouve dans les romans de Tolstoï, pêche et chasse, de bons livres, un voisinage pas trop bête, des closiers pas trop voleurs, et pour l’empêcher de l’épaissir en ce perpétuel bien-être, le sourire de ta malade, si affinée, si vivante dans son fauteuil de blessée, si heureuse lorsque au retour d’une course en plein air tu lui lis quelque beau sonnet, des vers de nature, bien jaillis, écrits au crayon sur le bord de ta selle, ou le ventre dans l’herbe, comme nous voilà, moins cet horrible fracas de camions et de trompettes… »

Védrine fut forcé de s’interrompre. De lourds fardiers, chargés de famille, ébranlant le sol et les maisons, une éclatante sonnerie dans la caserne de dragons voisine, le rauque beuglement d’une sirène de remorqueur, un orgue, les cloches de Sainte-Clotilde, se rencontrèrent dans un de ces confusionnants tutti que forment par poussées les bruits d’une grande ville ; et le contraste était saisissant de ce vacarme énorme et babylonien, que l’on sentait si proche, avec le champ sauvage d’avoines et de fougères, ombragé de hautes verdures, où les deux anciens Louis-le-Grand fumaient et causaient cœur à cœur.

C’était au coin du quai d’Orsay et de la rue de Bellechasse, sur cette terrasse ruinée de l’ancienne Cour des Comptes, envahie d’odorantes herbes folles, comme une carrière en plein bois quand vient le printemps. De grands massifs défleuris de lilas, des bosquets touffus de platanes et d’érables, poussés le long des balustres de pierre chargés de lierres et de clématites, faisaient un abri vert et serré où s’abattaient des pigeons, où tournaient des abeilles, où, sous un rayon de lumière blonde, apparaissait le calme et beau profil de Mme Védrine donnant le sein à sa toute petite, pendant que l’aîné chassait à coups de pierre des chats nombreux et panachés, gris, noirs, jaunes, qui sont comme les tigres de cette jungle en plein Paris.

« Et puisque nous parlons de tes vers… on se dit tout, n’est-ce pas, mon camarade ?… ton livre, eh bien ! ton livre, que je n’ai fait qu’entr’ouvrir, n’a pas la bonne odeur de muguet, de menthe sauvage que les autres m’apportaient. Il sent le laurier académique, ton Dieu dans la Nature, et je crains bien que, cette fois, ta jolie note à la Brizeux, toute ta grâce forestière, n’aient été sacrifiées, jetées en péage dans la gueule de Crocodilus. »

Ce surnom de Crocodilus que Védrine retrouvait au fond de sa mémoire écolière les amusa une minute. Ils voyaient Astier-Réhu dans sa chaire, le front fumant, la toque en arrière, une aune de ruban rouge sur le noir de sa toge, accompagnant de son geste solennel à grandes manches ses plaisanteries du répertoire : « Tirez, tirez, ils ont pissé partout !… » ou ses déclamations rondouillardes en style de Vicq d’Azir dont il devait plus tard occuper le fauteuil. Puis, comme Freydet, pris d’un remords de railler ainsi son vieux maître, vantait son œuvre historique, tant d’archives remuées, tirées pour la première fois de la poussière :

« Rien du tout, » fit Védrine d’un parfait dédain. Pour lui, les archives les plus curieuses aux mains d’un imbécile n’avaient pas plus de signification que le fameux document humain quand c’est un sot romancier qui l’utilise. La pièce d’or changée en feuille morte !… Et s’animant : « Voyons, est-ce que cela constitue un titre d’historien, ce délayage de pièces inédites en de lourds in-octavo que personne ne lit, qui figurent dans les bibliothèques au rayon des livres instructifs, des livres pour l’usage externe… agiter avant de s’en servir !… Il n’y a que la légèreté française pour prendre ces compilations au sérieux. Ce que les Allemands et les Anglais nous blaguent !… Ineptissimus vir Astier-Réhu !… dit Mommsen dans une de ses notes.

— C’est même toi, gros sans-cœur, qui la fis lire au pauvre homme, cette note, et en pleine classe.

— Ah ! J’en ai eu du babouin et du bélitre, presque autant que le jour où, fatigué de l’entendre nous répéter que la volonté était un cric, qu’on parvenait à tout avec ce cric, je lui jetai de mon banc en faisant sa voix : Et les ailes, monsieur Astier, et les ailes ! »

Freydet se mit à rire, et, lâchant l’historien pour l’universitaire, il essayait de défendre Astier-Réhu comme professeur. Mais Védrine se montait encore :

« Oui, parlons-en, du professeur, un misérable dont l’existence s’est passée à détruire, à arracher dans des milliers d’intelligences la mauvaise herbe, c’est-à-dire l’original, le spontané, ces germes de vie qu’un maître doit, avant tout, entretenir et protéger… Ah ! le saligaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés… Il y en avait qui résistaient au fer et à la bêche, mais le vieux s’acharnait des outils et des ongles, arrivait à nous faire tous propres et plats comme un banc d’école. Aussi regarde-les, ceux qui ont passé dans ses mains, à part quelques révoltés comme Herscher qui, dans sa haine du convenu, tombe à l’excessif et à l’ignoble, comme moi qui dois à cette vieille bête mon goût du contourné, de l’exaspéré, ma sculpture en sacs de noix, comme ils disent… tous les autres, abrutis, rasés, vidés…

— Eh bien ! et moi ? dit Freydet dans un navrement comique.

— Oh ! toi, la nature t’a sauvé jusqu’à présent, mais, gare ! si tu retombes sous la coupe de Crocodilus. Et dire qu’il y a des écoles nationales pour nous fournir de ce genre de pédagogues, dire qu’il y a des appointements pour ça, des décorations pour ça, et même l’Institut pour ça !… »

Couché de son long dans l’herbe folle, la tête sur son coude, balançant une fougère dont il s’abritait du soleil, Védrine proférait doucement ces choses violentes sans qu’un muscle agitât sa large face de dieu indien, bouffie et blanche, où de tout petits yeux rieurs réveillaient l’indolence et la songerie du visage.

L’autre l’écoutait effaré dans ses habitudes de vénération : « Mais, enfin, comment t’arranges-tu pour être l’ami du fils avec cette haine pour le père ?

— Pas plus de l’un que de l’autre… Il m’intéresse, ce Paul Astier, avec son aplomb de gandin roué et sa tête de jolie coquine… Je voudrais vivre assez vieux pour voir ce qu’il deviendra…

— Ah ! monsieur de Freydet, dit alors Mme Védrine se mêlant de sa place à la conversation, si vous saviez comme il exploite mon mari… Mais toute la restauration de Mousseaux, la galerie neuve sur la rivière, le pavillon de musique, la chapelle, c’est Védrine qui a tout fait ; et le tombeau de Rosen ! On lui payera seulement la sculpture, quand l’idée, l’arrangement, il n’y a pas ça qui ne soit de lui.

— Laisse… laisse… » fit l’artiste sans s’émouvoir. Pardieu ! Mousseaux, jamais ce gamin-là n’aurait été fichu d’en retrouver une corniche sous la couche de bêtise que les architèques y déposaient depuis trente ans, mais le pays délicieux, la duchesse aimable et pas gênante, l’ami Freydet qu’on avait découvert à Clos-Jallanges… « Et puis, voilà, j’ai trop d’idées : elles me gênent, me dévorent… C’est me rendre service de m’alléger de quelques-unes… Mon cerveau ressemble à l’une de ces gares de bifurcation où des locomotives chauffent sur tous les rails, dans toutes les directions… Il a compris ça, ce jeune homme, les inventions lui manquent, il me chipe les miennes, les met au point de la clientèle, certain que je ne réclamerai jamais… Quant à être sa dupe !… Je le devine si bien lorsqu’il va me happer quelque chose… un air blagueur, des yeux indifférents, puis tout à coup une petite grimace nerveuse du coin de la bouche. C’est fait… dans le sac !… À part lui, il se dit sûrement : « Mon Dieu, que ce Védrine est niais ! » Il ne se doute pas que je le guette, que je le savoure… Maintenant, fit le sculpteur en se levant, que je te montre mon paladin, puis nous visiterons la boîte… Elle est curieuse, tu verras. »

Quittant la terrasse pour entrer dans le palais, ils franchirent un perron circulaire de quelques marches, traversèrent une salle carrée, l’ancien secrétariat du Conseil d’État, sans parquets ni plafonds, tous les étages supérieurs effondrés, laissant voir le bleu du ciel entre les énormes traverses de fer, tordues par la flamme, qui divisaient les étages. Dans un coin, contre le mur où s’accrochaient de longs tuyaux de fonte envahis d’herbes grimpantes, une maquette en plâtre du tombeau de Rosen gisait en trois morceaux dans les orties et les gravats.

« Tu vois, dit Védrine, ou du moins non, tu ne peux pas voir… » et il lui décrivait le monument. Pas commode à contenter, cette petite princesse, en ses caprices tumulaires ; il avait fallu des essais divers, des conceptions de sépultures égyptiennes, assyriennes, ninivites, avant d’arriver au projet de Védrine qui ferait crier les architectes mais ne manquerait pas de grandeur. Un tombeau militaire, une tente ouverte aux toiles relevées, laissant voir à l’intérieur, devant un autel, le sarcophage large, bas, taillé en lit de camp, où reposait le bon chevalier, croisé, mort pour son roi et sa foi ; à côté de lui, l’épée brisée, et, à ses pieds, un grand lévrier étendu.

À cause de la difficulté du travail, de la dureté de ce granit dalmate auquel la princesse tenait expressément, Védrine avait dû prendre la masse et le ciseau, travailler sous la bâche au Père-Lachaise comme un manœuvre ; enfin, après beaucoup de temps et de peine, le morceau était debout : « Et cette jeune fripouille de Paul Astier en tirera beaucoup d’honneur… » ajouta le sculpteur en souriant sans la moindre amertume. Puis il souleva un vieux tapis fermant sur la muraille un trou qui avait été une porte, et fit passer Freydet dans l’énorme vestibule au plafond de planches, garni de nattes, de tentures sur les ruines, qui lui servait d’atelier. L’aspect et le fouillis d’un hangar ou plutôt d’une cour qu’on aurait couverte, car un figuier superbe montait dans une encoignure ensoleillée, tordait ses branches aux feuilles décoratives, et tout près, la carcasse d’un calorifère éclaté simulait un vieux puits enguirlandé de lierre et de chèvrefeuille. C’est là qu’il travaillait depuis deux ans, été comme hiver, dans les brumes du fleuve tout proche, les bises glacées et meurtrières, « sans même éternuer une fois, » affirmait-il, paisible et robuste comme un de ces grands artistes de la Renaissance dont il montrait le masque large et l’imaginative fécondité. Maintenant, par exemple, il en avait de la sculpture et de l’architecture, comme s’il venait d’écrire une tragédie ! Sitôt sa figure livrée, payée, ce qu’il allait partir, remonter le Nil en dabbich avec sa smala, et peindre, peindre du matin au soir… Tout en parlant, il écartait un escabeau, une sellette, amenait son ami devant un énorme bloc ébauché : « Le voilà, mon paladin… dis franchement, comment la trouves-tu ? »

Freydet était un peu effaré et gêné par les dimensions colossales du guerrier couché, plus grand que nature pour le proportionner à la hauteur de la tente et exagérant dans ce buste du plâtre la musculature violente qui donne aux œuvres de Védrine, en horreur du léché, l’aspect incomplet, limoneux, préhistorique d’une belle oeuvre encore dans sa gangue ; pourtant, à mesure qu’il regardait et comprenait mieux, l’immense statue dégageait pour lui cette force irradiante et attractive qui est le beau dans l’art.

« Superbe ! » dit-il, l’accent convaincu. Et l’autre clignant ses yeux d’un bon rire :

« Pas à première vue, hein ? Il faut s’y faire, à ma sculpture, et j’ai bien peur que la princesse, quand elle va voir cet affreux bonhomme… »

Paul Astier devait la lui amener dans quelques jours, une fois tout raboté, poli, prêt à partir pour la fonte ; et cette visite l’inquiétait, car il connaissait le goût des femmes du monde, il entendait au salon, les jours à cent sous, ce jabotage en clichés qui court le long des Halles et s’ébat à la sculpture. Ce qu’elles mentent, ce qu’elles se forcent ! il n’y a de sincère que leurs toilettes de printemps étrennées pour ce Salon qui leur donne l’occasion de les montrer.

« D’ailleurs, mon gros, continuait Védrine en entraînant son ami hors de l’atelier, de toutes les grimaces parisiennes, de tous les mensonges de société, il n’y en a pas de plus effronté, de plus comique que l’engouement pour les choses d’art. Une momerie à crever de rire, tous pratiquent et personne ne croit. C’est comme pour la musique… si tu les voyais, le dimanche… »

Ils enfilaient un long couloir en arcades, envahi lui aussi de cette végétation curieuse dont les germes apportés là des quatre coins du ciel, gonflaient, verdissaient le sol battu, jaillissaient d’entre les peintures des murailles crevées et noircies par la flamme ; puis ils se trouvèrent dans la cour d’honneur, autrefois sablée, formant aujourd’hui un champ mêlé d’avoine, de plantin, mélilo et séneçon aux mille hampes et thyrses minuscules, au milieu duquel des planches limitaient un potager fleuri de tournesols, où mûrissaient des fraises, des potirons, un jardinet de squatter à la lisière de quelque forêt vierge, et, pour compléter l’illusion, une petite construction en briques y attenait.

« Le jardin du relieur et sa boutique, » dit Védrine désignant au-dessus de la porte entr’ouverte cette enseigne en lettres d’un pied :

ALBIN  FAGE
Reliure en tous genres.

Ce Fage, relieur de la Cour des Comptes et du Conseil d’État, ayant obtenu de garder son logement échappé à l’incendie, était, avec la concierge, le seul locataire du palais. « Entrons chez lui un moment, dit Védrine… tu vas voir un bon type… » En approchant de la maison, il appela : « Hé ! père Fage !… » Mais le modeste atelier de reliure était désert, l’établi devant la fenêtre, chargé de rognures, de grandes cisailles à carton, de registres verts cornés de cuivre sous une presse. La singularité de cet intérieur, c’est que le cousoir, la table en tréteaux, la chaise vide devant elle, les étagères sur lesquelles s’entassaient les livres et jusqu’au miroir à barbe pendu à l’espagnolette, tout était de petite dimension, à hauteur et à portée d’un enfant de douze ans ; on aurait cru l’habitation d’un nain, d’un relieur de Lilliput.

« C’est un bossu, chuchotait Védrine à Freydet, et un bossu à femmes, qui se parfume et se pommade… » Une horrible odeur de salon de coiffure, essences de roses et de Lubin, se mêlait au relent de colle-forte qui prend à la gorge. Védrine appela encore une fois vers le fond où était la chambre ; puis ils sortirent, Freydet s’amusant de cette idée d’un bossu Lovelace : « Il est peut-être en bonne fortune…

— Tu ris… Eh bien ! mon cher, ce bossu se paye les plus jolies femmes de Paris, s’il faut en croire les murs de sa chambre tapissés de photographies signées, dédicacées : À mon Albin… à mon cher petit Fage… Et pas de souillons : des filles de théâtre, la haute bicherie. Il n’en amène jamais ici ; mais de temps en temps, après une bordée de deux, trois jours, il vient, tout frétillant, me raconter à l’atelier, avec son hideux rictus, qu’il s’est offert un in-octavo superbe ou un joli petit in-douze, car c’est ainsi qu’il appelle ses conquêtes, selon le grand ou le moyen format.

— Et il est laid, tu dis ?

— Un monstre.

— Sans fortune ?

— Pauvre petit relieur, cartonneur, qui vit de son travail, de ses légumes… avec ça, intelligent, d’une érudition, d’une mémoire… Nous allons, sans doute, le trouver rôdant à quelque coin du palais… C’est un grand rêvassier, ce père Fage, comme tous les hommes à passion… Suis-moi, mais regarde à tes pieds… le chemin n’est pas toujours commode. »

Ils montaient un vaste escalier dont les premières marches tenaient encore, ainsi que la rampe toute rouillée, éclatée et tordue par endroits ; puis brusquement l’on suivait un précaire pont de bois appuyé sur les traverses de l’escalier, entre de hautes murailles où se devinaient des restes de grandes fresques craquelées, mangées, couleur de suie, la croupe d’un cheval, un torse nu de femme, avec des titres à peine lisibles sur des cartouches dédorés : la Méditation… le Silence … le Commerce rapproche les peuples.

Au premier étage, un long corridor, à voûte cintrée comme aux arènes d’Arles ou de Nîmes, se perdait entre des murs noircis, lézardés, éclairé çà et là de larges crevasses, montrant des débris de plâtre, de fonte, d’inextricables broussailles. À l’entrée de ce couloir la muraille portait : Corridor des huissiers. Ils le retrouvèrent à peu près semblable à l’étage au-dessus, seulement, ici, la toiture ayant cédé, ce n’était plus qu’une longue terrasse de broussailles montant aux arcades restées debout et retombant en lianes échevelées et battantes jusqu’au niveau de la cour d’honneur. Et l’on apercevait de là-haut les toits des maisons voisines, les murs blancs de la caserne rue de Poitiers, les grands platanes de l’hôtel Padovani balançant à leur cime des nids de corneilles, abandonnés et vides jusqu’à l’hiver, puis, en bas, la cour déserte, pleine de soleil, le petit jardin du relieur et son étroite maisonnette.

« Dis donc, mon vieux, y en a-t-il ! y en a-t-il !… disait Védrine montrant à son camarade la flore sauvage, d’une exubérance, d’une variété si extraordinaires, dont le palais entier était envahi… si Crocodilus voyait ça, quelle colère ! » Tout à coup se reculant : « C’est trop fort, par exemple… »

En bas, vers la maison du relieur, venait d’apparaître Astier-Réhu reconnaissable à sa longue redingote vert serpent, à son haute-forme élargi et plat ; célèbre sur la rive gauche, ce chapeau jeté en arrière sur des boucles grises, auréolant l’archange du baccalauréat, Crocodilus en personne. Il s’entretenait assez vivement avec un tout petit homme, tête nue et luisant de cosmétique, sanglé dans un veston clair où saillait, comme une coquetterie, la difformité de son dos. On ne pouvait entendre leurs paroles, mais Astier semblait très animé, agitant sa canne, penchant sa taille vers la face du petit être très calme au contraire, l’air réfléchi, ses deux grandes mains en arrière croisées sous sa bosse.

« Il travaille donc pour l’Institut, cet avorton ? » demanda Freydet qui se rappelait maintenant ce nom de Fage prononcé par son maître. Védrine ne répondit pas, attentif à la mimique des deux hommes dont la discussion venait de s’interrompre brusquement, le bossu rentrant chez lui avec un geste de dire : « Comme vous voudrez… » tandis qu’Astier-Réhu gagnait à grands pas furieux la sortie du palais vers la rue de Lille, puis, hésitant, revenait vers la boutique dont la porte se refermait sur lui.

« C’est drôle, murmurait le sculpteur… Pourquoi Fage ne m’a-t-il jamais dit ?… Quel abîme, ce petit homme !… Après tout, peut-être font-ils leurs farces ensemble… la chasse à l’in-douze et à l’in-octavo.

— Oh ! Védrine. »

Freydet, sa visite faite, remontait lentement le quai d’Orsay, songeant à son livre, à ses ambitions académiques, fortement secouées par les rudes vérités qu’il venait d’entendre. Comme on change peu, tout de même ! Comme on est de bonne heure ce qu’on sera !… À vingt-cinq ans de distance, sous les rides, les poils gris, tous les postiches dont l’existence affuble les hommes, les deux copains de Louis-le-Grand se retrouvaient identiques à ce qu’ils étaient sur leur banc de classe : l’un violent, exalté, toujours en révolte ; l’autre docile, hiérarchique, avec un fond d’indolence qui s’était développé au calme des champs. Après tout, Védrine avait peut-être raison : même avec l’assurance de réussir, cela valait-il de tant s’agiter ? Surtout il s’effrayait pour sa sœur, la pauvre infirme, toute seule à Clos-Jallanges pendant qu’il ferait ses démarches et visites de candidat. Rien que pour quelques jours d’absence elle s’alarmait, s’attristait, lui avait écrit le matin une lettre navrante.

À ce moment, il passait devant la caserne des dragons et fut distrait par l’aspect des faméliques attendant, de l’autre côté de la chaussée, qu’on leur distribue des restes de soupe. Venus longtemps d’avance, de peur de perdre leur tour, assis sur les bancs ou debout alignés contre le parapet du quai, terreux, sordides, avec des cheveux, des barbes d’hommes-chiens, des loques de naufragés, ils restaient là sans bouger, sans se parler, en troupeau, guettant jusqu’au fond de la grande cour militaire l’arrivée des gamelles et le signe de l’adjudant qui leur en permettrait l’approche. Et c’était terrible, dans la splendeur du jour, cette rangée silencieuse d’yeux de fauves, de mufles affamés tendus avec la même expression animale vers ce portail large ouvert.

« Que faites-vous donc là, mon cher enfant ? » Astier-Réhu, radieux, avait passé son bras sous celui de son élève. Il suivit le geste du poète lui montrant, sur le trottoir en face, ce navrant tableau parisien. « En effet…, en effet… » Mais ses gros yeux de pédagogue ne savaient rien voir que dans les livres, sans notion directe ni émue des choses de la vie. Même, à sa façon d’enlever Freydet, de lui dire en l’entraînant : « Accompagnez-moi donc jusqu’à l’Institut, » on sentait que le maître désapprouvait ces musarderies de la rue, voulait qu’on fût plus sérieux que cela. Et doucement appuyé au bras du disciple préféré, il lui contait sa joie, son ravissement, la miraculeuse trouvaille qu’il venait de faire : une lettre de la grande Catherine à Diderot sur l’Académie, et cela, juste à l’approche de son compliment au grand-duc. Il comptait la lire en séance, cette merveille des merveilles, peut-être même offrir à Son Altesse, au nom de la Compagnie, l’autographe de son aïeule. Le baron Huchenard en crèverait de male envie.

« À propos, vous savez, mes Charles-Quint ?… Calomnie, pure calomnie… J’ai là de quoi le confondre, ce Zoïle ! » De sa grosse main courte, il frappait sur le maroquin d’une lourde serviette et, dans l’expansion de sa joie, voulant que Freydet fut heureux aussi, il le ramenait à leur conversation de la veille, à sa candidature au premier fauteuil vacant. Ce serait si charmant, le maître et l’élève, assis tous deux côte à côte sous la coupole ! « Et vous verrez que c’est bon, comme on est bien … on ne peut se le figurer avant d’y être. » À l’entendre, il semblait qu’une fois là, ce fût fini des tristesses, des misères de la vie. Elles battaient le seuil sans entrer. On planait très haut, dans la paix, dans la lumière, au-dessus de l’envie, de la critique, consacré. Tout ! on avait tout, on ne désirait plus rien… Ah ! l’Académie, l’Académie, ses détracteurs en parlaient sans la connaître, ou par rage jalouse de n’y pouvoir entrer, les babouins !…

Sa forte voix sonnait, faisait retourner le monde tout le long du quai. Quelques-uns le reconnaissaient, prononçaient le nom d’Astier-Réhu. Sur le pas de leurs boutiques, les libraires, les marchands de curiosités et d’estampes, habitués à le voir passer à des heures régulières, saluaient d’un respectueux mouvement de retraite.

« Freydet, regardez ça !… » Le maître lui montrait la palais Mazarin devant lequel ils arrivaient… « Le voilà, mon Institut, le voilà comme il m’apparaissait dès mon plus jeune âge, en écusson sur la couverture des Didot. Dès lors, je m’étais dit : « J’y entrerai… » et j’y suis entré… A votre tour de vouloir, cher enfant… à bientôt… »

Il franchit d’un pas alerte le portail à gauche du corps principal, s’élança dans une suite de grandes cours pavées, majestueuses, pleines de silence, où son ombre s’allongeait.

Il avait disparu que Freydet regardait encore, repris, immobile, et sur sa bonne figure hâlée et pleine, dans ses yeux globuleux et doux, il y avait la même expression qu’aux mufles d’hommes-chiens, là-bas, devant la caserne, attendant la soupe. Désormais, en regardant l’Institut, sa figure prendrait toujours cette expression-là.