L’Impérialisme à propos d’ouvrages récent

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L’Impérialisme à propos d’ouvrages récent
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 376-402).
L’IMPÉRIALISME
Á PROPOS D’OUVRAGES RÉCENS[1]

Le substantif impérialisme ne figure pas dans le plus récent de nos grands dictionnaires, celui de Hatzfeld et Darmesteter, et l’adjectif impérialiste n’y revêt d’autre signification que celle de « partisan de l’Empire. » Cependant, ces deux termes sont d’un usage courant, dans un sens plus large, depuis un demi-siècle, ou peu s’en faut. On en trouve déjà une intéressante définition dans le dernier chapitre du livre de M. Bryce, chapitre dont la rédaction, à ce que nous apprend une note, remonte à l’année 1865. D’après cette définition, le régime politique institué par César et par Auguste, « a été pris pour type d’une certaine forme de gouvernement et d’une certaine catégorie de dispositions sociales aussi bien que politiques, auxquelles (ou plutôt à la théorie dont elles forment une partie) on a donné le nom d’impérialisme. Le sacrifice de l’individu à la masse, la concentration de tous les pouvoirs judiciaires et législatifs dans la personne du souverain, la centralisation de l’administration, le maintien de l’ordre au moyen d’une force militaire considérable, l’influence de l’opinion politique substituée au contrôle des assemblées représentatives, voilà ce qu’à tort ou à raison on regarde communément comme les traits caractéristiques de cette théorie. Ses ennemis ne peuvent nier qu’elle ait déjà donné et qu’elle soit encore à même de donner aux nations un soudain et violent accès d’énergie agressive[2]… » Ainsi, l’Impérialisme serait une théorie de gouvernement favorable à la formation d’un pouvoir central très fort, enclin à l’absolutisme et prédisposé à la guerre. Qu’on rapproche cette définition, relativement précise, de l’idée plus ou moins vague qu’ont pu nous donner de l’Impérialisme quelques-unes de ses manifestations les plus récentes, comme tels discours de lord Salisbury, de M. Chamberlain ou de Guillaume II, telle tirade d’un drame de M. de Wildenbruch, tel poème de M. Rudyard Kipling, tel essai du président Roosevelt ; qu’on la rapproche ensuite d’autres manifestations de même nature, mais antérieures, comme on en trouverait dans les discours ou dans les écrits, par exemple, de Bismarck, de Moltke, de Treitschke, de lord Beaconsfield, etc. ; qu’on poursuive ces rapprochemens sans autre but que de se renseigner sur le sens complet du mot Impérialisme : on s’apercevra bientôt que, dans son acception actuelle, ce mot renferme tous les élémens indiqués par M. Bryce, mais avec quelque chose de plus. Ce « quelque chose, » ce sont, d’une part, toutes les idées de conquête, d’ambition et d’unification qu’y ont ajoutées les derniers événemens de la politique mondiale, et, d’autre part, les modifications importantes qu’a introduites dans notre conception de l’histoire cette « théorie matérialiste » dont Karl Marx fut le principal initiateur. Nous allons tâcher de nous en rendre compte en examinant les ouvrages dont nous avons inscrit les titres en tête de ces pages. Il y en a beaucoup d’autres qui roulent sur le même sujet. Ceux-ci, pourtant, nous suffiront : s’ils n’embrassent pas tout le problème, ils en dégagent du moins les faces essentielles ; et quand nous les aurons parcourus, nous saurons à peu près ce que c’est que l’Impérialisme, sinon ce que valent ses programmes, ses promesses et ses espérances.


I

M. Ernest Seillière s’est assigné la tâche d’exposer et de définir les principales formes de l’Impérialisme. Il nous a ainsi donné, jusqu’à présent, trois volumes, auxquels on peut reprocher trop de longueur et d’abondance, mais qui, du moins, réalisent leur programme. La substance en est fournie, plutôt que par l’observation des phénomènes historiques, par les ouvrages fameux dont ils exposent et discutent, à leur point de vue spécial, les théories. Peut-être nous arrivera-t-il quelquefois de nous référer à ces ouvrages mêmes ; mais il est entendu que c’est principalement à l’interprétation de M. Seillière que nous nous attachons ici, afin de dégager les traits les plus décisifs de ce qu’il a nommé sa « philosophie de l’Impérialisme. »

La première œuvre à laquelle s’est arrêté M. Seillière est celle du comte de Gobineau : un penseur dont la fortune a été bien singulière, à coup sûr, puisque ses écrits, quasiment ignorés de son vivant, mais admirés par un petit cercle d’enthousiastes, ont été tirés de l’oubli assez longtemps après sa mort, et imposés par la critique allemande, ou plus exactement « wagnérienne, » à son pays d’origine[3]. Le fait paraîtra moins étonnant à la réflexion, si l’on observe que Gobineau manquait des qualités de précision, de clarté, de style, qui aident les idées nouvelles à faire leur chemin. Exposées par lui, ses doctrines restaient sans attrait. Elles n’en ont pas moins inspiré, comme nous le montre M. Seillière, deux des hommes dont l’influence a été la plus considérable sur la génération actuelle, Wagner et Nietzsche. C’est surtout après eux, indirectement par eux, et par d’autres encore, qu’elles se sont peu à peu répandues ; de sorte qu’on en trouve aujourd’hui la substance en maint endroit, et que leur action est fort étendue. Dans l’ordre politique ? Non pas : Gobineau, profondément aristocrate, se trouve en désaccord flagrant avec les tendances égalitaires qui prévalent un peu partout ; mais dans l’ordre intellectuel et dans cette philosophie encore mal classée qui cherche à utiliser, pour l’étude des phénomènes humains, les données de l’histoire et de la préhistoire universelles, de la philologie comparée, de l’ethnologie, de l’anthropologie, etc. L’immensité même de ce cadre peut bien nous inspirer, a priori, quelque méfiance ; et en fait, il suffit d’ouvrir l’Essai sur l’inégalité des races humaines[4]ou l’Histoire des Perses[5], pour voir aussitôt que la méthode gobinienne a peu de traits communs avec la méthode rigoureuse qu’on essaye maintenant d’appliquer aux sciences historiques comme aux sciences naturelles.

Aussi bien, son objet essentiel ressort-il de la fantaisie ! Il s’agit, en effet, pour Gobineau, d’établir la prépondérance continue de la race blanche, et particulièrement des Aryans, dans la concurrence des races humaines. D’après lui, supérieure aux autres par son énergie, son intelligence, sa persévérance et son idéal, inférieure seulement « sous le rapport sensuel, » ce qui ne la gêne que dans ses peuplement, c’est elle seule qui a créé la meilleure humanité, rendu possibles et accompli les progrès dont nous nous targuons. Notez que les qualités qui l’ont servie ne sont pas des qualités qu’elle aurait acquises au cours des siècles ; ce sont des qualités innées, qu’elle possédait par elle-même dès ses plus lointaines origines :


Habile dans les principaux arts mécaniques, ayant assez médité déjà sur l’art militaire pour en faire quelque chose de plus que les rixes élémentaires des sauvages, et souveraine de plusieurs classes d’animaux soumis à ses besoins, cette race se montre à nous, placée vis-à-vis des autres familles humaines, sur un tel degré de supériorité, qu’il nous faut, dès à présent, établir, en principe, que toute comparaison est impossible par cela seul que nous ne trouvons pas trace de barbarie dans son enfance même. Faisant preuve, à son début, d’une intelligence bien éveillée et forte, elle domina les autres variétés incomparablement plus nombreuses, non pas encore en vertu d’une autorité acquise sur ces rivales humiliées, mais déjà de toute la hauteur de l’aptitude civilisatrice sur le néant de cette faculté[6].


Pour maintenir sa suprématie, la race blanche n’aura donc qu’à continuer d’exister. Car, — et ici intervient une des théories les plus originales peut-être et les plus fécondes de notre auteur, — la force vitale des races et des sociétés qu’elles forment ne dépend pas des circonstances extérieures, telles que le sol ou le climat, ni de leurs qualités ou de leurs vices, — fanatisme, par exemple, ou mauvaises mœurs, — et non plus de leurs institutions ou de leur religion. Elle est un fait permanent. Seule, la race blanche a créé les dix grandes civilisations qui se sont succédé dans l’histoire du monde, et dont les six premières sont purement aryanes. Si la race aryane avait conservé sa pureté, elle aurait maintenu sa suprématie ; du moins a-t-elle ennobli les races qu’elle a métissées, et qu’on pourrait classer d’après la proportion de sang aryan qu’elles conservent. Les deux peuples modernes que Gobineau place à la tête de notre civilisation, les Anglo-Saxons et les Germains, sont précisément ceux qui, — d’après lui, — ont gardé le plus de ce sang aryan, dont il estime au contraire la « romanité » beaucoup moins riche.

Je me borme à indiquer le noyau d’une doctrine qui prête à des développemens infinis. M. Seillière l’a extraite avec beaucoup de soin de l’œuvre de Gobineau, dans laquelle il en a montré la persistance : depuis l’Essai, qui en est l’exposé théorique et universel, jusqu’à l’Histoire des Perses, qui en est, si l’on peut dire, l’illustration ethnique, jusqu’à l’Histoire d’Ottar Jarl, pirate norvégien, conquérant du pays de Bray en Normandie, et de sa descendance, qui en est l’anecdote familiale et démonstrative. En exposant cette doctrine, M. Seillière s’est bien gardé de la prendre à son compte. Au contraire, il l’a réfutée en maint endroit de son livre : « La supériorité de la race blanche, dit-il dès le début, consiste seulement dans son aptitude à un développement plus rapide et plus complet peut-être que celui des deux autres, non pas dans le privilège d’un point de départ différent et d’une civilisation tombée du ciel (p. 27). » Et ailleurs, il note finement qu’ « il était dans la nature de Gobineau de juger aryan tout ce qui lui paraissait noble et sympathique dans l’humanité (p. 272) ; » ce qui, à coup sûr, lui facilitait beaucoup la tâche. Mais n’est-ce pas là le point faible de ces grandes théories, qui s’établissent sur la base de faits trop nombreux pour qu’on puisse les contrôler et les grouper, et aussi trop incertains, enfoncés trop loin dans les ténèbres de la préhistoire ?

La doctrine de l’Impérialisme aryan, en effet, telle que Gobineau l’a conçue, suppose établie la division par races de l’humanité et l’inégalité permanente de ces races. Or, ce sont là deux postulats discutables. M. Jean Finot a écrit un gros livre, pour démontrer que les races ne sont qu’un « préjugé[7]. » Il ne m’a pas convaincu, parce qu’il y a des vérités de bon sens qui résistent à toutes les démonstrations : il me suffit de voir à côté l’un de l’autre un nègre, un Chinois et un Européen, pour être certain qu’il y a entre eux des différences ; et que ces différences soient ou puissent être des inégalités, c’est ce qu’enseigne l’histoire, ou du moins la période de l’histoire que nous pouvons embrasser, puisque, pour affirmer l’inverse, il faut remonter à des époques que nous ignorons ou fixer nos regards sur un horizon trop éloigné pour eux. Mais l’incertitude, en revanche, me paraît commencer dès qu’on veut donner à ces vérités élémentaires une expression plus rigoureuse, ou dès qu’on leur cherche un fondement plus solide que le simple témoignage de nos sens. Ainsi, si nous en croyons M. Finot, tous les efforts tentés pour caractériser ou définir exactement les races humaines auraient échoué. Les anthropologistes n’ont jamais pu se mettre d’accord, ni sur la méthode ni sur les résultats. « Tandis que les uns ne cherchent qu’à diviser l’humanité en quatre branches nettement séparées, les autres, plus généreux, vont jusqu’à lui offrir des centaines de divisions et de sous-divisions (p. 79). » C’est assez dire l’incertitude de la science où Gobineau se mouvait avec tant d’aisance…

Des expériences qui seront peut-être douloureuses à nos descendais, démontreront dans l’avenir ce qu’il faut penser de la supériorité des aryans ou des blancs. Dès maintenant, de bons observateurs paraissent en douter. C’est le cas d’un écrivain anglais, qui paraît avoir observé de très près les gens et les choses de l’Asie[8], M. Meredith Townsend. A vrai dire, M. Townsend ne fait pas de théories, et néglige à peu près les questions d’origines et de divisions des races. Mais, acceptant en gros une division plus facile, celle qu’indiquent les noms des deux continens, et partant d’un grand nombre de faits qu’il a connus ou contrôlés, il constate entre l’Europe et l’Asie des différences irréductibles, qui empocheront toujours un des deux continens de conquérir ou de s’assimiler l’autre : « De 700 à 1757, dit-il, pendant plus d’un millier d’années, les routes de l’Asie sont restées exclusivement asiatiques, sauf une brèche d’un instant ouverte par les Croisés. Pas une province, pas une tribu, je pourrais presque dire pas un individu n’a été européanisé de façon permanente. Aussi loin qu’on peut voir, pas une idée européenne, pas une coutume européenne, pas une branche de savoir distinctement européenne, n’ont jamais pénétré en Asie (p. 25). » Il est vrai que M. Townsend ne dépasse pas les bornes de notre horizon historique. Il parle surtout de ce qu’il a vu : on a peu de chances, par cette méthode, d’embrasser toute la vérité ; mais peut-être nous fournit-elle le seul moyen d’en saisir les parcelles que nous en pouvons étreindre. En tout cas, il est instructif de rapprocher ces observations exactes, directes et limitées des vastes généralisations que nous avons devant les yeux. Elles répondent à la fois aux thèses de Gobineau et à celles de M. Finot : en affirmant la différence des races, avec une telle énergie qu’elles la proclament irréductible et écartent ainsi toutes les tentatives d’unification de l’humanité, elles semblent plutôt conclure contre l’affirmation de leur inégalité. De récens événemens ont montré qu’une telle réserve est prudente, — si du moins la force guerrière est l’apanage ou la preuve de la supériorité.

En raison même de son étendue, la base des recherches et des affirmations de Gobineau est d’une extrême fragilité : si elle ne s’est pas dérobée sous ses pas, grâce à la robustesse de sa foi, elle se dérobe sous ceux de ses critiques. Et son système, — dont l’ensemble est d’ailleurs homogène et dont les parties sont bien agencées, malgré quelques contradictions que M. Seillière n’a pas manqué de relever, — son système apparaît surtout comme une belle construction fantaisiste, œuvre d’un esprit puissant, incomplet, original, paradoxal et passionné, qui ne put assister aux spectacles du monde sans en chercher les lois, et crut trouver dans l’idée de race les élémens d’une synthèse colossale et définitive. Impossible de l’accepter en soi, — pas plus qu’on ne peut accepter intégralement l’un ou l’autre des systèmes du monde dont l’édification a absorbé l’effort des métaphysiciens. C’est comme une vaste nébuleuse, où s’agitent des débris de sociétés disparues dont il ne subsiste que des vestiges méconnaissables, où des visions prophétiques d’un avenir incalculable viennent se mêler à des hypothèses fabuleuses sur un passé inconnu. Tout cela ne va pas à dire que cette œuvre soit négligeable. M. Seillière en a parfaitement marqué la portée, en écrivant dans ses conclusions :


Dans l’histoire des idées, la valeur des œuvres s’établit non par leur mérite intrinsèque, mais par la portée, la durée de leur influence. Et celle de Gobineau a été réelle, bien qu’assez inaperçue jusqu’à présent par la plupart, peut-être exagérée en revanche par certains fervens peu discrets.


Et encore :


Nous verrons que, continuant les capricieuses directions de son allure désinvolte, ou, du moins, établissant parallèlement aux méandres de sa pensée la direction de leur cours, ont coulé maints ruisseaux séduisans de la pensée contemporaine, parfois grossis en torrens impétueux par le tribut des tendances politiques du jour ou par l’afflux des causes économiques profondes (p. 446).


Soit ! Mais retenons encore que l’idée de l’impérialisme de race en général, et celle en particulier de l’impérialisme aryan, n’est pas démontrée, et n’a été qu’une conception dont un esprit synthétique et puissant s’est aidé pour circuler à travers l’histoire et la préhistoire.


II

Après avoir défini la philosophie de l’Impérialisme dans son plus large essor, — celui de la race, — M. Seillière est brusquement descendu à en rechercher les fondemens psychologiques. C’est du moins ainsi, me semble-t-il, qu’on peut interpréter son second volume, Apollon ou Dionysos, consacré tout entier à l’œuvre de Nietzsche. Peut-être regrettera-t-on qu’au lieu d’accepter la terminologie symbolique et confuse qui, comme le titre l’indique, rappelle constamment des mythes antiques dont le sens prête à l’exégèse, M. Seillière n’ait pas adopté un vocabulaire plus accessible, et cherché ainsi à rendre plus claire une pensée qui ne l’est pas toujours. Il écrira, par exemple : « Il [Nietzsche] n’a pas vu que,… et nous l’avons dit, en complétant la philosophie de l’histoire qu’il avait esquissée dans sa jeunesse, on pourrait voir dans l’ère chrétienne une huitième époque éthique, caractérisée par une heureuse fusion du dionysisme et de l’apollinisme, sous les auspices de la Bonne nouvelle palestinienne ; l’apollinisme stoïcien formant dans le mélange la part de prédilection des forts et des sains ; le dionysisme atténué, ou mysticisme attendri, y gardant quelque place en faveur des faibles et des souffrans (p. 213). » Nous comprendrons, sans doute, étant familiarisés avec ce langage, mais nous souhaiterions que cela fût dit autrement.

En plus d’un passage, M. Seillière insiste sur les rapports qui unissent Nietzsche à Gobineau, et qui ont certainement contribué à le conduire lui-même de l’un à l’autre. Il marque aussi ceux qui le rattachent à notre Stendhal : dans cette glorification continuelle de l’orgueil, dans ces fréquentes apologies de la « petite folie, » ou même du crime, dans celle des héros de l’énergie dominatrice et sans scrupules, il trouve des traces évidentes de « beylisme. » De fait, on pourrait appliquer à Gobineau, et surtout à Beyle, la fine remarque de M. Seillière sur Nietzsche, dont il note que « son tempérament sensible et combatif lui a donné le privilège de traduire l’un des premiers, en théoricien subtil sinon conséquent, les leçons de morale guerrière apportées aux esprits clairvoyans par le spectacle du monde au cours du siècle qui a suivi la Révolution française (p. 168). » Avec une force presque égale, ils ont subi l’impression de ces spectacles : on sait à quel point Stendhal fut « bonapartiste ; » et s’il faut maintenant dégager le mot impérialisme de toute synonymie avec bonapartisme, il n’en est pas moins vrai que l’état d’esprit bonapartiste a probablement contribué pour une part à la formation de l’état d’esprit impérialiste, puisque l’épopée napoléonienne a pénétré les imaginations de la splendeur attirante de la « volonté de puissance, » ou, dans le vocabulaire courant, de la joie ambitieuse et expansive de la domination. M. Seillière a découvert des ancêtres plus reculés à l’impérialisme ; mais la doctrine, — comme tant d’autres doctrines, — a son origine dans les faits ; et pour qu’elle puisse donner matière à philosophie, il a fallu d’abord qu’elle se réalisât dans l’histoire.

Dans le cas particulier de Nietzsche, cet état d’esprit est compliqué par les dispositions morbides qui devaient à la fin submerger sa raison. M. Seillière ne paraît pas tout à fait fixé sur l’importance de ce facteur dans la formation ou dans les manifestations du génie de Nietzsche. En effet, il reconnaît d’une part le caractère « pathologique » de « l’orgueil » qui pousse « certains affaiblis de la culture moderne… à interpréter leurs infirmités comme surabondance de vie, de force et de santé (p. 278-79). » Et d’autre part, il emprunte à un savant suédois, M. Paul Bjerre, des conclusions d’après lesquelles la « folie géniale » de Nietzsche « ne diminue point la portée de son œuvre (p. 358). » Je ne lui reprocherai pas cette contradiction, d’ailleurs plus apparente que réelle : la question des rapports du génie et de la folie n’est pas tranchée de telle sorte qu’on puisse marquer avec précision ce qui revient à chacun. Mais la manière même dont elle se pose ici, — à propos d’un homme dont le tragique effondrement est connu, et d’une œuvre tout imprégnée de cet « orgueil pathologique » qui pourrait en dernière analyse n’être qu’une forme du délire des grandeurs, — est particulièrement troublante : donc, il faudrait la résoudre, distinguer quand c’est Apollon et quand c’est Dionysos qui parlent par la bouche de leur grand prêtre alternant.

Est-ce peut-être parce qu’il avait conscience de son terrible état, et pour s’égarer lui-même, que Nietzsche fut conduit à sa théorie de l’homme de génie considéré, nous dit M. Seillière, comme « suprême extase du Tout-Un » (p. 65) et représenté « comme issu d’un peuple déterminé, afin d’en résumer l’âme ethnique et d’en personnifier les qualités spécifiques » (p. 66), — ou, en termes plus accessibles, comme le représentant le plus exact de sa race et la fleur suprême de l’humanité ? A coup sûr, cette théorie est séduisante et belle. On est tenté de l’accueillir avec soulagement, comme une saine protestation contre la médiocratie et l’égalitarisme, et la séduction qu’on éprouve vous incline vers la philosophie dont elle ne serait qu’une application partielle. Mais à quelle faillite ne la voyons-nous pas aboutir dans l’esprit même de son inventeur, lorsqu’en la développant, il sacrifie allègrement Wagner à Bizet, — comme si un tel holocauste en était le terme ou la preuve ! Obligé souvent de choisir entre les opinions extrêmes de son auteur, — tâche ardue ! — M. Seillière se prononce ici pour le second Nietzsche, celui du Cas Wagner, au point de le plaindre de s’être laissé, après l’exorcisme, « ramener… à ce rendez-vous de Bayreuth où quelques artistes généreux et probes apparaissent noyés dans l’affluence de tous les snobismes et de toutes les neurasthénies européennes (p. 104). » — Sans discuter le revirement de Nietzsche, je me demanderai pourtant comment M. Seillière a pu méconnaître à quel point cette espèce d’apostasie l’éloignait de son propre système ? Nietzsche, en effet, nous est présenté comme le philosophé par excellence de l’Impérialisme. Lui-même nous donne le génie, — et le génie d’artiste, — comme l’essence profonde de l’Impérialisme : l’Impérialisme artistique rentre donc dans sa théorie, en est l’âme et le point saillant. Eh bien ! peut-on raisonnablement parler d’Impérialisme artistique à propos de Bizet, — dont je ne songe pas à méconnaître le grand talent, — et de Carmen, — que j’écoute toujours avec un extrême plaisir ? Tandis que l’expression viendrait tout naturellement sous la plume, si l’on cherchait à définir ou à caractériser la souveraineté magnifique que Wagner exerce depuis un demi-siècle : puisque son rayonnement a en quelque sorte éteint tous ceux qui, après lui, ont abordé la scène lyrique, et puisque nul encore, malgré de louables tentatives, n’a tout à fait brisé le « cercle magique » qu’il a tracé autour de son art !

Ainsi, Nietzsche se contredit sur ce point, qui est important, puisqu’il avait été le point même de son départ et le noyau de ses premières trouvailles. Sa théorie de l’utilitarisme impérialiste, ou de la volonté de puissance, ou de l’impérialisme individuel, — selon qu’on préférera lui donner l’une ou l’autre de ces étiquettes, — n’en demeure pas moins la partie capitale de son œuvre. Elle est aussi celle que M. Seillière dégage avec le plus de clarté, en maint passage où il résume et reprend les paroles du maître : « Il est bon d’apprendre à se passer de la protection de l’État, d’être soi-même État autant que possible ; d’exercer l’impérialisme pour son propre compte, comme les nations conquérantes le font dans leur sphère d’action. Nos relations avec les hommes doivent tendre à employer leurs forces à notre avantage : l’humanité est un quantum de forces à se soumettre, un morceau de domination sur la nature à faire passer entre nos mains (p. 223) ! » Et l’on sait le caractère dogmatique, et pour ainsi dire prédicant, que revêtent ces observations fondamentales dans la morale de Nietzsche, surtout dans cette théorie des deux morales, la Morale de maîtres et la Morale d’esclaves, dont il a exposé la substance dans l’aphorisme 260 de Par-delà le bien et le mal[9]. Or, cette théorie des deux morales n’est, en dernière analyse, que la consécration des triomphes de la force, et, par conséquent, la contre-partie de la morale du sacrifice, telle que le christianisme l’a depuis tant de siècles imposée à nos âmes, — sinon à nos mœurs. Elle est, en vérité, la seule morale qu’on ait pu dresser, sur des bases rationnelles, en face de cette morale chrétienne, que tant de traditions et d’habitudes nous ont inculquée. C’est pourquoi elle nous paraît discutable à l’infini, qu’on veuille la juger par son fondement ou par ses effets, par ses origines ou par son action probable sur les hommes. Il nous semble qu’elle se confond avec les idées de « prépotence » qui règnent encore dans certains parties de l’ancien monde, et nous valent entre autres la camorra napolitaine et toute l’organisation compliquée de la « mauvaise vie. » Sans doute, dans la pensée de son inventeur, la morale de maîtres n’est pas la justification de celle des criminels ; mais aux yeux de ses lecteurs, il est à craindre qu’elle se ressente toujours un peu de l’admiration qu’il avait vouée aux beaux crimes et aux splendides scélérats. M. Seillière a excellemment formulé cette objection, dans ce petit morceau qu’il faut relire :


Certes, les heures de brutalité sans freins reviennent dans toutes les luttes du passé : les guerres civiles et sociales du présent les ont connues, et les connaîtront peut-être encore. Mais ces instans, où se déchaîne la brute dans l’homme, sont sans nulle importance culturale. C’est lorsque, après les journées de pillage accordées à la soldatesque, commence l’œuvre organisatrice des races ou des groupes militaires, longuement façonnés auparavant par la discipline sociale du clan offensif ou du contrat guerrier, c’est alors que les conquêtes laissent une trace dans l’histoire. Nietzsche ne l’ignore pas au surplus ; mais ce sont malgré tout les débauches, et non pas les vertus par lesquelles ces excès deviennent possibles, pour un jour d’exception, qu’admire instinctivement notre romantique. Il ne voit pas à quel point sa bête de proie d’une heure fut longuement un homme accompli dans le sein de sa communauté natale, avant la mise à sac qui le montre aux naïfs auréolé pour un moment de la truculente splendeur des incendies vandaliques (p. 331-332).


Quelque discutable qu’elle soit, cette doctrine de la morale des maîtres n’en est pas moins le point central du Nietzschéisme, ou, en tout cas, celui qu’il importait surtout d’en dégager pour nous en montrer les attaches avec la philosophie générale de l’Impérialisme. Grâce à M. Seillière, nous le saisissons aisément, et nous comprendrons mieux pour quelles raisons on l’invoque quand on veut justifier ou exalter les agressions des forts, les conquêtes brutales, les raids lointains et violens, — en un mot, toute la politique d’expansion à laquelle l’Europe devra probablement, dans un avenir plus éloigné, des réactions terribles et déjà commencées. Elle va rejoindre aussi cette « conception matérialiste de l’histoire » qui tend à expliquer tous les événemens par les substructions économiques de nos sociétés : puisqu’en somme, la « volonté de puissance » n’est que la volonté de s’emparer de tous les biens dont la possession et la libre jouissance se trouvent impliquées dans l’idée de « puissance. » Elle cherche ainsi, jusque dans nos penchans les plus intimes, l’origine première de la soif de domination qui inspire nos actes individuels avant d’inspirer nos actes collectifs : elle est donc bien, comme nous l’avons dit, le fondement psychologique de l’Impérialisme.


III

Le troisième volume de la Philosophie de l’Impérialisme, qui traite de l’Impérialisme démocratique, est certainement le plus personnel et le plus suggestif. Il est aussi celui dont l’étude offre le plus d’intérêt actuel et pratique : l’impérialisme de races, à travers l’œuvre fumeuse de Gobineau, nous paraît une simple conception historique, qui ne vaut ni plus ni moins que quelques autres ; l’impérialisme individuel, qui remonte aux sources psychologiques de la « volonté de puissance, » n’est encore qu’une doctrine d’interprétation, discutable comme le sont toutes les interprétations des phénomènes humains. L’impérialisme démocratique est un fait : il est même le fait le plus important de la période que nous traversons, celui qui gouverne actuellement notre vie publique et transforme les conditions de notre vie privée.

Dans une curieuse et savante introduction, M. Seillière en recherche l’origine dans les écrits de Hobbes, de Boulainvillers et surtout de Mandeville, l’auteur de la Fable des Abeilles, en qui il s’appliquera à nous montrer un précurseur assez direct de Rousseau. Mais les conceptions démocratiques ou égalitaires qui purent germer dans le cerveau d’hommes appartenant à une époque aussi résolument royaliste et aristocratique, demeurent bien rudimentaires : c’est plus tard seulement qu’on voit éclore ces premiers germes. M. Seillière fait dater cette éclosion du XVIIIe siècle, et nous la décrit un peu sommairement : « Le XVIIIe siècle, nous dit-il, a vu l’avènement d’une classe sociale que la féodalité de conquête avait tenue écartée du gouvernement de la chose publique durant les premiers siècles du moyen âge, mais qui, depuis longtemps déjà, marchait d’un pas sûr à l’assaut de privilèges chaque jour moins efficacement défendus par l’épée. Le Peuple a conquis le pouvoir vers la fin de cette période historique, et tout d’abord, comme il était naturel, l’a remis entre les mains de son élite intellectuelle, lentement dégagée par sélection de sa masse, la bourgeoisie petite et grande[10](p. 141). » Il ajoute : « Cet impérialisme plébéien, encore dépourvu d’expérience, a d’abord écouté… la prédication d’un prophète, mystique, » qui n’est autre que Rousseau. — Jean-Jacques, explique-t-il, est l’initiateur de l’impérialisme démocratique. Ce rôle lui a été en quelque sorte imposé par ses origines : « Plus encore sur la pensée de Jean-Jacques que sur sa langue, ses lecteurs citadins durent reconnaître l’empreinte persistante de la vie alpestre. Il a généralisé de personnels souvenirs au point de voir enfin l’homme originel semblable à cet aubergiste bienfaisant et délicat qu’il connut à Lausanne, d’imaginer la société souhaitable et véritable toute pareille à une immense confrérie de montagnons (p. 169-170). »

Je crains que M. Seillière ne commette ici une petite erreur qui ne laissera pas d’exercer quelque influence sur la suite de ses raisonnemens. Rousseau ne fut ni un « montagnon, » ni un montagnard, ni un plébéien. Sa famille, comme l’a démontré M. Eugène Ritter[11], si elle n’avait aucune attache avec la noblesse, était de bonne bourgeoisie, ne s’était jamais attardée sur les derniers échelons de la hiérarchie, pouvait prétendre aux charges publiques. Son existence décousue ne fut jamais, à proprement parler, celle d’un plébéien, mais plutôt celle d’un bohème ou d’un aventurier. Par ses goûts, par ses habitudes, par sa manière de comprendre la vie, il fut en vérité un bourgeois, et un bourgeois très bourgeois. C’est donc bien d’un cerveau bourgeois qu’est sorti cet impérialisme plébéien dont nous allons suivre les progrès.

Ce qui donnera la plus grande force expansive aux idées de Rousseau, ce sera sans doute, pour employer l’ingénieuse expression de M. Seillière, son « mysticisme social, » lequel se ramène à son postulat fondamental de la bonté originelle de l’homme. L’homme étant bon, les principales « vertus sociales » découleront de sa bonté, qui se manifestera tantôt dans sa « compassion, » tantôt dans sa « conscience, » toujours dans sa « sensibilité. » A la réflexion, l’on se demandera d’abord comment une telle conception peut conduire à l’impérialisme démocratique, ou même à n’importe quel impérialisme ; puisque tout impérialisme a pour levier la « volonté de puissance » avec ses pires abus, comme Nietzsche l’a démontré. N’irait-elle pas, à l’inverse, se fondre dans cet idéal de charité chrétienne, de désintéressement et de détachement, que Tolstoï en devait tirer pour en faire sa doctrine de la non-résistance au mal, dont il n’est pas nécessaire de marquer les attaches avec celle de la bonté originelle de l’homme ? M. Seillière a fort bien résolu cette grave contradiction, dans une de ses pages les plus pénétrantes[12] : la « bonté rousseauiste, » nous dit-il, avec ses apparences sentimentales, ses attendrissemens et ses larmes faciles, est, « en réalité, un cri de guerre, une explosion de haine, de vengeance et de mépris. » Et il continue :


Dire : L’homme est raisonnable, ce n’est encore qu’une assertion assez égalitaire, car on ne saurait refuser sérieusement la raison aux privilégiés de l’ordre social. Dire au contraire : L’homme naturel est bon, en ajoutant sans cesse que le noble et le riche sont mauvais, c’est dire : L’homme du peuple, le plus rapproché de la Nature par sa capacité, sa vie, ses tendances, est, non pas un attardé qui peut et doit s’élever à la force du poignet sur le degré de la pyramide sociale que d’autres ont gravi plus lestement que lui ; tout au contraire, un aristocrate passagèrement méconnu, odieusement atteint dans ses privilèges de caste, et qui régnera demain par la seule grâce de son droit divin, sans avoir rien à changer auparavant à sa personnalité accomplie !


Cette vue, que je crois neuve, sinon indiscutable, conduit M. Seillière à rapprocher l’impérialisme plébéien de l’impérialisme de race de Gobineau. En fait, les deux doctrines se rencontrent, par la méthode sinon par les résultats ; et l’on a le sentiment de deux esprits dont la marche est tout à fait semblable. « Chez l’un et chez l’autre, dit M. Seillière, l’interprétation du passé, l’appréciation du présent, parfois la prévision de l’avenir s’élaborent sous l’influence de la même inspiration, à la fois utilitaire et mystique. Là où le premier songe à pousser en avant le plébéien, le second se préoccupe de recommander l’Aryen ; et chacun de louer avec la même complaisance, souvent avec le même parti pris, la divinité tutélaire qu’il s’est faite à l’image de son rêve ambitieux (p. 200-201). » On pense à ces Sages de l’antiquité, qui cherchaient les principes des choses : c’était pour celui-ci l’air, pour celui-là l’eau, pour cet autre le feu ; mais leur méthode demeurait la même, et leurs efforts n’avançaient en rien le problème posé de la sorte.

Ayant ainsi montré les origines de l’impérialisme démocratique, M. Seillière passe un peu brusquement à Proudhon, choisi par lui comme représentant de « l’impérialisme prolétarien au XIXe siècle : » et l’on sent bien que la substitution du mot « prolétarien » au mot « démocratique » a le double avantage de préciser le sens du mouvement et de nous rapprocher du temps présent. De ce mouvement, dont nous pouvons suivre d’année en année et presque d’un mois à l’autre la fiévreuse accélération, Proudhon aurait donc été l’annonciateur le plus ardent, le plus passionné, et aussi le plus abstrait, du moins en France : M. Seillière, qui suit avec minutie les méandres de sa pensée, en extrait surtout la thèse égalitaire, présentée pour la première fois dans toute sa force, comme une sorte de dogme dont les racines se perdent dans une mystique embrumée, ou même encore comme « une ivresse d’avancement social (p. 219), » qui est, selon l’expression même du maître, « une ivresse plus forte que le vin, plus pénétrante que l’amour : passion ou fureur divine que le délire des Léonidas, des saint Bernard et des Michel-Ange n’égala jamais[13]. » « L’essentiel dans l’ivresse, a dit Nietzsche auquel il est bon de recourir pour analyser les idées de cette sorte, c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente[14]. » Et le sentiment éprouvé, exprimé, célébré par l’auteur de la Justice ressemble, en effet, à la « transe » dionysiaque qui bouleverse et emporte la belle raison apollinienne… L’avouerai-je ?… cette « ivresse égalitaire » est tout ce qu’il m’a semblé essentiel de retenir de l’épisode proudhonien, tel que l’a résumé M. Seillière. Mais il ne faut pas se laisser égarer par le mot, et l’on y peut insister. Cette parole enflammée, ces saisissantes images, ce mélange continuel de dialectique et de passion, ces invectives où il y a de la rage et du mépris, ces invocations répétées au Niveau mystique du peuple vengeur, tout cela fournit aux théories économiques qui en dérivent leur puissance communicative, leur qualité quasiment religieuse, presque tous les élémens qui leur ont permis de grouper tant d’adhésions ardentes, de relever tant de fois douteuses, de devenir peu à peu, pour tant d’esprits simplistes ou compliqués, l’Annonciation d’un nouveau Règne.

C’est à ce point, je crois, qu’on verra le mieux de quelle manière la théorie de l’Impérialisme prolétarien vient appuyer, éclairer et compléter celle de la lutte de classes, qui est l’une des plus efficaces que le socialisme ait conçues ou appliquées à ses besoins. Elle a été trop souvent exposée pour qu’il soit nécessaire de la reprendre ici, et j’en ai déjà dit ailleurs à peu près tout ce que j’en pourrais dire[15]. Mais qui ne voit ceci : si vraiment les grands événemens de l’histoire sont conditionnés par le besoin et se ramènent ou se résument aux péripéties tantôt aiguës, tantôt plus lentes de la lutte des classes, on peut croire que la bataille décisive est engagée en ce moment entre les deux classes en lesquelles semble se condenser toute la combativité humaine, les capitalistes et les prolétaires : puisque les intérêts de l’aristocratie et de la bourgeoisie se confondent maintenant presque partout, et puisque nous ne voyons pas de couches nouvelles s’avancer derrière le prolétariat. Les théoriciens du socialisme n’ont aucun doute sur l’issue de ce gigantesque conflit ; plusieurs prophétisent qu’il se terminera par l’émancipation économique de la classe pauvre, comme les conflits sociaux de l’antiquité se sont terminés par la suppression de l’esclavage. Le plus profond d’entre eux, M. George Sorel, explique à merveille comment, par suite de la transformation des questions politiques en questions économiques, le problème paraît approcher de sa solution : « Les groupemens anciens étaient surtout politiques, dit-il, c’est-à-dire constitués principalement pour la conquête du pouvoir ; ils recueillaient tous les gens audacieux, n’ayant qu’une médiocre aptitude pour gagner leur vie par le travail. Les groupemens nouveaux sont professionnels ; ils ont pour base le mode de production de la vie matérielle et en vue les intérêts industriels ; ils sont donc susceptibles, d’après les principes du matérialisme historique, de servir de support à la structure socialiste[16]. » Un autre écrivain, M. F. Challaye[17], auquel nous devons un remarquable exposé de la question du syndicalisme révolutionnaire, ne nous cache pas que cette forme nouvelle du socialisme « se présente comme une philosophie de l’action ; » qu’elle est donc une sorte de tactique, dont les « travailleurs » useront de mieux en mieux, à mesure qu’ils en connaîtront mieux la force, et qu’en approchant du pouvoir, ils comprendront mieux « la complexité des rapports sociaux et des intérêts nationaux. » Mais M. G. Sorel, esprit dur et puissant, avait pris soin de nous avertir qu’un incident quelconque ou la hardiesse d’un groupe de meneurs peut très bien précipiter les événemens, supprimer le « vieux droit individualiste » et instaurer sans plus de préparation le nouveau régime prolétarien : « Hasard et dictature des idéologues : voilà tout le socialisme nouveau[18]. » Ainsi, la « volonté de puissance, » dont la classe plébéienne est aujourd’hui pénétrée, assure, aux yeux de quelques-uns, le prochain triomphe de ses appétits et de son idéal. M. Seillière discute cette opinion ou cette croyance dans un passage où il paraît d’abord s’en écarter, puis s’y rallie à peu près, à propos d’un livre de M. Vaccaro. Il reproche à cet écrivain d’annoncer la fin prochaine de la bourgeoisie, sans distinguer « assez nettement peut-être les forces sociales qui entrent en jeu dans la formation de ces groupes, plutôt abstraits qu’effectifs, la bourgeoisie et le prolétariat. »

Après avoir indiqué qu’il n’y a pas, entre l’un et l’autre, des limites infranchissables, il ajoute : « Les bourgeois sont les vainqueurs éphémères dans la lutte individuelle pour la puissance qui devient de plus en plus la règle du combat vital au sein de l’humanité ; vainqueurs dont l’antique coutume utilitaire de l’héritage assure et protège sans doute quelque peu la victoire, mais n’en met pas moins durablement à l’abri les résultats toujours précaires et les avantages toujours contestés à bon droit par les impérialismes rivaux. L’histoire peut revenir en arrière et montrer de nouveau la lutte de groupes substituée à la lutte individuelle pour la puissance. » Là-dessus, détruisant d’un trait son hypothèse, il conclut : « Celle-ci n’en est pas moins le plus efficacement progressive, comme le démontrent assez les résultats prodigieux de l’ère capitaliste ou individualiste de la production humaine (p. 60). »

M. Seillière paraît donc admettre, en dernier ressort, que l’impérialisme individuel finira toujours par l’emporter sur l’impérialisme de groupe, celui-ci dût-il obtenir de passagers succès. Les théoriciens du socialisme ne manqueront pas de lui répondre qu’il ne s’agit pas ici d’un impérialisme de groupe, mais d’un impérialisme de classe ; que les classes sociales, par cela qu’il n’y en a que deux, ne peuvent être confondues avec les groupes sociaux, qui sont nombreux et mal déterminés ; que, puisque les divers conflits intérieurs, — politiques, religieux, aristocratiques, etc., — ont fini par se résoudre dans le vaste conflit économique ouvert entre les deux classes, et dont l’objet est la forme individuelle ou collective de la propriété, il faudra que l’une ou l’autre l’emporte à la fin ; que ce sera nécessairement la plus nombreuse, puisque nous vivons de plus en plus sous la loi du nombre ; et qu’alors, tout principe de lutte ayant disparu des sociétés, commencera l’ère de la paix, de la justice, du bonheur, et plus particulièrement de toutes les abstractions que les hommes n’ont jamais cessé d’invoquer à travers l’âpreté de leurs conflits matériels…

Même appuyée sur la « philosophie de l’impérialisme, » cette solution suprême de la « lutte des classes » paraîtra par trop simplifiée. Toutes sortes d’objections surgissent dans l’esprit. Les théoriciens les plus résolus des formes les plus avancées du socialisme les ont parfois entrevues. Dans l’excellent exposé que j’ai déjà cité, M. Challaye en distingue deux principales : l’une, c’est que le jeu naturel de la nouvelle organisation du monde produira quand même, peu à peu, « une aristocratie nouvelle ; » l’autre, — et celle-ci va nous conduire à une forme de l’impérialisme que M. Seillière n’a pas encore étudiée, — c’est que la concurrence entre nations peut d’un moment à l’autre substituer ses luttes sanglantes à la lutte plus sourde des classes. Il en est une troisième, dont chacun sentira le poids, et qui est si simple qu’elle a dû être invoquée plus d’une fois : c’est que, si la lutte de classes est le fond même de l’histoire, et si elle doit se terminer par l’anéantissement ou la disparition de l’une des deux classes en présence, il n’y aurait alors plus d’histoire. Ne suffit-il pas d’indiquer cette conséquence du paradoxe pour en marquer la fausseté ?…


IV

M. Seillière[19]a jusqu’à présent laissé de côté cette forme de l’Impérialisme à laquelle nous venons de faire allusion et que nous appellerons l’impérialisme national. Pourtant, c’en est peut-être la forme principale. L’impérialisme de races, en effet, semble décidément une conception vague et fuyante, plutôt abstraite, qui n’a guère d’autre intérêt que d’aider un esprit fumeux à planer sur l’histoire. L’impérialisme individuel, dont l’étude est psychologiquement instructive, n’a pas non plus une existence concrète et définie (sauf dans le monde de la criminalité) : il est rare que des individus se sentent assez forts pour l’exercer, et les plus forts même ne l’exercent qu’avec la collaboration des collectivités dont ils font partie. Tel est le cas des héros, qui commencent par asservir, entraîner ou persuader les êtres inférieurs, dont le nombre et le dévouement assurent les réussites de leurs desseins ; tel est aussi celui des artistes, puisqu’une œuvre d’art ne prend son sens complet et n’accomplit toute sa destinée, que grâce à l’apport de tous ceux qui l’applaudissent, l’invectivent ou la discutent. Enfin, l’impérialisme national a sur l’impérialisme de classe ce singulier avantage, qu’il en gouverne, en dirige, et parfois en neutralise les effets : jusqu’à présent du moins, les aspirations des classes ont toujours fini par se résorber dans celles de la nation, chaque fois que celle-ci s’est trouvée en péril. Le fait se reproduira-t-il toujours ? Les théoriciens de l’internationalisme ne le croient pas, sans doute parce qu’ils savent que l’idée nationale, avec ses exigences, est le plus fort obstacle au triomphe de leurs doctrines ; mais quand on observe que les divers peuples occupent aujourd’hui, sur l’échelle de la civilisation, des degrés qui vont de la plus rudimentaire barbarie à l’humanisme le plus raffine, on est tenté de croire que nous sommes loin du temps, — s’il arrive, — où la similitude des besoins et la modération des appétits créeront la concorde.

Quoi qu’il en advienne dans les temps futurs, il faut reconnaître que, dans le passé, l’histoire politique et militaire est celle des éternels conflits de prééminence provoqués par l’impérialisme national. Notre histoire moderne, entre autres, nous en offre un saisissant tableau. Ses leçons se dégagent avec force de deux ouvrages également remarquables qui vont nous aider à poursuivre notre enquête : le livre où M. James Bryce a étudié, avec une rare pénétration, l’idée et l’histoire du Saint-Empire romain, et les deux premiers tomes de l’ouvrage capital que M. D.-J. Hill consacre en ce moment à l’Histoire de la diplomatie européenne : un ouvrage, soit dit en passant, qui déborde son sujet et traite en réalité, non seulement des négociations engagées et des traités conclus entre les peuples après la chute de l’Empire romain, mais de la nature profonde de toutes leurs relations, — c’est-à-dire de tous leurs conflits.

Lorsqu’on examine ces conflits dans leurs premières origines, on est frappé du caractère extraordinairement ambitieux, à la fois unitaire et illimité, qu’y revêt dès l’abord la « volonté de puissance. » Les souvenirs de la grandeur romaine sont partout ; bientôt, ceux de Charlemagne ajoutent leur prestige plus proche à ce mirage qui rayonne en reculant dans le passé ; comme Rome avait effectivement gouverné la partie du monde qui s’intitulait alors le monde, comme Charlemagne en avait un instant reconstitué le règne, il apparut aux penseurs capables de raisonner sur la politique comme aux chefs capables de la préparer ou de la faire, qu’il était loisible de reconstituer un pouvoir suprême, où se fussent absorbés tous les États particuliers : conception à laquelle M. Bryce[20]reconnaît justement une « base à la fois théorique et historique, » dont « on peut attribuer l’origine aux idées métaphysiques qui donnèrent naissance aux systèmes que nous appelons le réalisme. » (p. 125) M. Hill, à son tour[21], définit cette conception avec une si lumineuse simplicité, qu’il nous faut lui laisser la parole :


Pendant, tous ces siècles et longtemps après, dit-il, l’idée impériale fut le rêve des grands penseurs et hommes d’État. Elle n’a jamais cessé d’inspirer l’imagination par l’inspiration de ses idéaux et par ses splendides souvenirs… Son ombre étendue est tombée sur tous les trônes, a guidé toutes les grandes aspirations. Elle est donc devenue la clé de l’histoire de l’Europe, et surtout de la diplomatie européenne, dont les efforts suprêmes ont tendu, d’une part à créer de nouveau un Empire formé sur le modèle de l’ancien imperium romain, d’autre part à contrarier cet effort et à assurer aux diverses nations de l’Europe les garanties de leur indépendance et leurs droits à la souveraineté nationale. Le Romain et le Germain, en employant ces expressions dans leur sens le plus large, ont représenté deux forces opposées dans la création du monde moderne. Ni l’une ni l’autre n’a complètement triomphé, mais l’organisation de l’une et la liberté de l’autre ont contribué à produire le système politique des temps modernes (p. 33-34).


Ainsi se forma le type idéal de l’Empire, adaptation de l’idée théologique qui représentait la terre, à l’image du ciel, comme une hiérarchie organisée ; la formation de l’Etat fut assimilée à celle de l’Eglise ; le chef de l’Etat dut conformer ses attributions à celles des chefs de l’Eglise. « Le Pape, en qualité de vicaire de Dieu, est chargé de mener les hommes à la vie éternelle ; l’Empereur, en qualité de vicaire temporel, doit régler de telle sorte leurs rapports mutuels, qu’ils puissent satisfaire en sécurité à leurs obligations religieuses et atteindre par là cette fin suprême et commune du bonheur éternel… La Sainte Église romaine et le Saint Empire romain ne sont donc qu’une seule et même chose vue par ses deux faces[22]. » Intervenant dans cette conception avec ses habituelles facultés de simplification, l’imagination populaire fait de l’Empereur, au même degré que du Pape, un représentant de Dieu sur la terre, et compte sur lui pour assurer le triomphe de la paix, de la justice, de la fraternité[23]. Au fond, Victor Hugo a très bien résumé cette conception dans son vers fameux :


… Ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur…


Comme on le voit, l’idée de la souveraineté spirituelle et morale restait liée à celle de la souveraineté temporelle au point d’en être inséparable. Celle-ci semblait même subordonnée à celle-là, puisqu’elle avait pour mission principale de l’appuyer, d’en assurer l’exercice ; et la première prêtait à la seconde comme un reflet de son autorité surnaturelle. Jamais peut-être les hommes ne trouvèrent une conception plus haute et plus complète, dans son imposante unité, du pouvoir qui doit régler leurs relations au mieux de leurs intérêts les plus élevés et dans un esprit de justice. Mais, peu à peu, cette belle conception se rétrécit, s’abaissa jusqu’à n’être plus qu’une simple « idée de souveraineté territoriale[24]. » Ce fut le cas dès la Renaissance : « Quiconque, dit M. Hill, tenait en sa possession un territoire particulier, assumait sur ce territoire les droits que l’Empereur avait précédemment exercés. Les rois et les peuples d’Angleterre, de France et d’Espagne, aussi bien que ceux de la Scandinavie et des pays slaves, ne reconnaissaient aucune subordination à l’Empereur. Même en Allemagne, l’autorité impériale avait été réduite à une suprématie purement nominale, tandis que, dans la pratique, les grands princes gouvernaient leurs pays en souverains indépendans (II, 349). »

Pourtant, déjà dans la plus belle période de l’idéal impérial, la société civile, qui s’en réclamait, avait trouvé à côté d’elle une autre société déjà tout organisée : l’Eglise ; et celle-ci cherchait de même à étendre son pouvoir. Chacune de ces deux sociétés juxtaposées fut « impérialiste » à sa manière ; chacune fut également entraînée par la « volonté de puissance. » Le chef de l’Église, le Pape, s’efforçait de consolider son autorité spirituelle par un pouvoir matériel, territorial et militaire, tout comme l’Empereur s’efforçait de relever son pouvoir matériel par la part d’autorité spirituelle qu’il revendiquait ; et ces deux « impérialismes » opposés devaient nécessairement se heurter. Les adeptes du matérialisme historique, forcés d’abord de reconnaître l’importance de l’idée morale dans le conflit, reprendraient ici confiance en leur doctrine : en dernière analyse, soutiendraient-ils, cette lutte des deux pouvoirs se ramène à une lutte d’intérêts, c’est-à-dire de besoins, puisque derrière la question des investitures il y a celle des biens ecclésiastiques. Cela est peut-être plus spécieux que vrai : par-dessous les longues querelles de la suprématie des pouvoirs, on reconnaît surtout ces insolubles problèmes où se morfondit si longtemps la pensée de nos pères : Laquelle de nos deux natures est la dominante ? L’âme est-elle soumise au corps, ou l’inverse ? Quelle est la véritable réalité, celle des objets ou celle des idées ?…

Pendant des siècles, le conflit reste à peu près limité entre le Pape et l’Empereur, et route surtout sur les proportions dans lesquelles l’autorité doit se partager entre eux. Mais plus tard, avec la formation des grandes nationalités et leurs développemens, de nouvelles sources de conflit jaillissent à côté de la source ancienne : les États nouveaux, qui grandissent, ne seront pas disposés à subir l’autorité de l’Empereur, voudront rester en dehors de la sphère du Saint-Empire. C’est ainsi que nous voyons entre autres, avec Charles VIII, la France entrer en compétition, et manifester à son tour un « impérialisme » que M. Hill a très bien défini :


Deux forces, dit-il, n’ont jamais cessé d’opérer sur l’âme de la nation française, — la légende de la prétention de la France à la gloire de Charlemagne, et les sophismes des juristes français qui s’efforçaient d’appuyer sur un appel à la loi romaine le droit de la France à perpétuer le pouvoir de l’Empire romain. De Philippe IV à Napoléon Bonaparte, ces forces sont entrées spasmodiquement en scène pour influencer le cours de la politique étrangère de la France (II, 172).


Dès lors, nos auteurs montrent sans peine que l’idée impériale a fait banqueroute, qu’elle ne réalisera pas l’unité rêvée et ne réussira pas à s’imposer. La Réforme vint lui porter le dernier coup. Le principe même en était contraire à cette idée d’unité sur laquelle reposait toute la conception du Saint-Empire romain. Le sac de 1527 dépouilla Rome de son prestige mystique ; l’autorité de l’Empereur se perdit dans la longue série des guerres où son rôle fut parfois misérable ; surtout, l’ensemble des idées, des aspirations, des croyances qui avaient gouverné la politique depuis la chute de l’ancien Empire, acheva de s’effriter. « Luther acheva l’œuvre d’Hildebrand, dit admirablement M. Bryce. Jusqu’alors il n’avait pas paru impossible de faire de l’Allemagne une monarchie forte, compacte, sinon despotique ; cette diète de Worms précisément, où le moine de Wittemberg proclama, devant un clergé et un Empereur stupéfaits, que le jour de la tyrannie spirituelle était passé, avait rédigé et présenté un plan nouveau pour la constitution d’un conseil central de gouvernement. Le grand schisme religieux mit fin à toutes ces illusions, car il devint la source de discordes politiques- bien plus sérieuses et bien plus durables qu’aucune de celles qui avaient existé auparavant, et il apprit aux deux factions entre lesquelles il partagea désormais l’Allemagne à entretenir l’une contre l’autre des sentimens plus amers que ceux de deux nations ennemies[25]. » Avec encore plus de précision, M. Hill marque « la rupture complète avec tout le système du moyen âge, » que sanctionne en quelque sorte l’alliance de François Ier avec le Sultan : preuve évidente que la solidarité chrétienne a fait son temps[26]. La politique nouvelle s’éloigne rapidement de l’idée d’unité, source première de la conception du Saint-Empire romain ; et pourtant, le Saint-Empire romain subsiste, ou plutôt végète, sans autorité, sans force, comme une ruine qui conserve quelque majesté, ou selon la comparaison classique que reprend M. Bryce, « comme une momie tirée de quelque sépulcre d’Egypte, prête à tomber en poussière au moindre choc[27]. » Autour de lui, et dans ses propres limites, les luttes se multiplient entre les peuples. A vrai dire, elles ne tendent plus à imposer une suprématie unique, impossible à réaliser, et moins encore à établir une autorité morale sur des rois et des royaumes dont chacun s’applique avant tout à réaliser sa propre destinée. Les théories dont ils s’efforcent d’appuyer leurs revendications particulières revêtent un caractère de plus en plus positif et matériel : qu’elles invoquent la configuration du sol ou la communauté de la langue, elles tendent surtout à fixer la démarcation des frontières : chaque État cherche à les élargir, sous des prétextes plus ou moins spécieux, qui parent mal, d’un vernis vaguement idéal, la brutalité croissante des appétits. Si l’on suivait l’histoire de la formation de la Prusse, on aurait, je crois, le type le plus complet et le plus réussi du travail à la fois circonscrit et efficace de la « volonté de puissance » en train de créer une nation.

Cette lutte pour la constitution des nationalités et la fixation des frontières a rempli le XVIIIe et le XIXe siècle. On voudrait la croire terminée. Si elle ne l’est pas encore, si peut-être elle nous réserve de douloureuses surprises, la forme de la concurrence entre nations qu’elle a représentée à travers tant de désastres, commence pourtant à paraître un peu démodée. Du reste, la « volonté de puissance » n’y perd rien, et déjà se manifeste d’une autre manière. A la lutte pour les frontières, épisode assez court de l’histoire, succède la lutte pour l’influence et pour l’expansion, qui provoquera sans nul doute des conflits aussi aigus, et probablement beaucoup plus sanglans, puisque les forces engagées augmentent toujours, et que le théâtre de leurs combats s’élargit autant que le permettent les dimensions de notre globe. Il ne s’agit plus, en effet, de grouper sous une même bannière des hommes parlant la même langue ; ou de s’incorporer le cours de tel fleuve ou le versant de telle montagne ; ou de conquérir, sous des prétextes quelconques, telle province ou tel duché, ou tel morceau de terre indûment enclavé dans un pays voisin, sur lequel on fait valoir des « droits » plus ou moins hypothétiques. Il s’agit d’annexer de vastes territoires, éloignés, fertiles, remplis de richesses, sur lesquels on s’en arroge de plus fantaisistes encore, et qu’on se partage dans des congrès en attendant de se les disputer sur des champs de bataille. Il s’agit surtout, pour chaque État, de développer indéfiniment son commerce, d’assurer des débouchés à ses industries, d’acheter ce qu’il veut vendre et de vendre ce qu’il a acheté, de remplir de ses produits les pays neufs et d’exploiter les territoires vierges, bref, de déployer à travers tous les obstacles cette activité marchande, créatrice de bien-être et manieuse d’argent, où parait s’incarner le suprême idéal de l’aryanisme impérialiste, comme eût dit Gobineau. Pendant quelques années, on a désigné cette tendance, propre à chaque pays, par une expression qui la caractérisait à merveille : on disait le panslavisme, le panaméricanisme, le pangermanisme, etc. ; ou, quand les pays dont on parlait n’offraient pas un cadre suffisant à cet hellénisme, on remplaçait « pan » par « grand, » et l’on disait la Grande-Serbie ou la Grande-Bulgarie. Chacun comprenait sans peine l’ensemble d’aspirations que définissaient et limitaient ces expressions très claires : toute ambition d’unité morale en avait disparu ; et l’on y voyait en quelque sorte, la « volonté de puissance » s’épanouissant sans scrupules, pour voler à la conquête des objets les plus dignes de sa rapacité.

Ainsi, le sens de ce mot « Impérialisme » nous semble maintenant plus précis : il représente simplement le besoin d’expansion propre à tous les êtres et à toutes les collectivités qui se développent, croissent, élargissent leur place, absorbent plus d’air, plus de lumière ou plus d’espace. Les arbres d’une forêt, quand ils étouffent dans leur ombre de timides végétations, sont des impérialistes individuels ; la forêt elle-même pratique l’impérialisme collectif, quand elle lance ses rejetons sur les cultures voisines ; les fourmilières, en marchant l’une contre l’autre, font de l’impérialisme national ; peut-être les chiens, en se jetant sur les chats, et ceux-ci en traquant les souris, nous donnent-ils une idée de ce que fut l’impérialisme de race entre les variétés humaines. L’invention du mot nouveau consacre donc simplement la reconnaissance d’une loi éternelle, d’une loi de nature et de vie. Est-ce à dire qu’en cherchant à le définir, on risque de perdre son temps en vaines logomachies ? Je ne le crois pas : il est non d’avoir des idées toujours plus claires sur les conditions de notre existence, et il faut profiter de chaque occasion pour les éclaircir davantage. La reconnaissance de l’Impérialisme, celle de ses transformations récentes, l’examen des rapports qu’ont les sens nouveaux du mot avec ceux qu’il a successivement revêtus, tout cela contribuera pour une part à nous mieux expliquer les événemens de l’histoire ou du temps présent. Qu’on cherche des solutions pacifiques aux conflits que provoquent tous les « impérialismes, » c’est à coup sûr œuvre méritoire et l’honneur de notre temps. Mais qu’on n’oublie pas pour cela que ces conflits tiennent à des tendances qui n’ont jamais changé que d’objets. Nous sommes fondés à croire qu’il en sera de même jusqu’au terme des périodes historiques dont notre esprit ne peut pas dépasser le calcul : le mot « impérialisme » disparaîtra peut-être de nos langues modernes ; les besoins et les sentimens qu’il exprime ne disparaîtront pas plus de nos cœurs que de nos corps.


EDOUARD ROD.

  1. Ernest Seillière, Le comte de Gobineau et l’aryanisme historique ; Apollon ou Dionysos, étude critique sur Frédéric Nietzsche et l’utilitarisme impérialiste ; L’Impérialisme démocra-tique, 3 vol. in-8o. Paris, Plon, 1903 ; 1905, 1907.
    J. Bryce, le Saint-Empire germanique, traduit de l’anglais par Emile Domergue, in-8o. Paris, Colin. D.-J. Hill, A History of european Diplomacy, t. I et II, in-8o. New-York et Londres, Long-man-Green and C°, 1905 et 1906.
  2. Trad. E. Domergue, p. 489-90.
  3. Parmi les meilleures études consacrées en français à Gobineau, je citerai celle de M. Ed. Schuré, dans Précurseurs et révoltés (in-18, Paris, 1904) ; et le livre de M. R. Dreyfus, la Vie et les Prophéties du comte de Gobineau (in-18, Paris, sans date).
  4. 2e édition, 2 vol. in-18. Paris, Firmin-Didot, 1884.
  5. 2 vol. in-8o. Paris, Plon, 1869.
  6. Essai, I, 234. — Cité en partie par Seillière, p. 27.
  7. Le préjugé des races, in-8o. Paris, Alcan, 1905.
  8. Asia and Europe, in-8o. Westminster, Constable, 1901.
  9. P. 297-303 de la trad. H. Albert.
  10. On trouvera ces premières origines du socialisme racontées avec détails et précision dans les premiers chapitres du remarquable ouvrage de M. André Lichtenberger, le Socialisme au XVIIIe siècle (in-8°. Paris, Alcan, 1895).
  11. La famille et la jeunesse de J.-J. Rousseau, in-18. Paris, Hachette, 1896.
  12. P. 194-96.
  13. Fragment de la Célébration du Dimanche, cité p. 219.
  14. Le crépuscule des Idoles, trad. par H. Albert, 1 vol. in-18. Mercure de France, p. 179.
  15. Voyez dans le Correspondant du 10 décembre 1906 mon article : le Matérialisme historique et M. G. Ferrero.
  16. L’avenir socialiste des syndicats, nouvelle édition, in-18. Paris, Jacques, 1901, p. 46-47.
  17. Le syndicalisme révolutionnaire. Extrait de la Revue de Métaphysique et de Morale (in-8°. Paris, Colin, 41 pages).
  18. La ruine du monde antique, in-18. Paris, Jacques, p. 13.
  19. Pendant que nous corrigions les épreuves de cet article, nous avons reçu, — trop tard pour en faire état, — le quatrième volume de l’ouvrage de M. Seillière, qui vient de paraître en traduction allemande : Die Romantische Krankeit, Fourier-Beyle (in-8, Berlin, 1907).
  20. Le Saint-Empire romain germanique, trad. de E. Domergue.
  21. History of diplomacy, etc.
  22. Bryce, loc. cit., p. 134-36.
  23. Id., ibid., p. 167.
  24. Hill, II, 349.
  25. Trad. Domergue, 417 et 418.
  26. II, 439, 195.
  27. Loc. cit., 464.