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L’Impôt Progressif en France/70

La bibliothèque libre.
Librairie Guillaumin & Cie (p. 428-433).

D’un professeur d’économie politique en pays allemand





Une certaine école ne considère l’impôt que comme le pourvoyeur du Trésor, tandis que, à l’exemple de célèbres écrivains du XVIIIe siècle qui n’étaient pas tous des économistes, vous le considérez surtout comme l’instrument d’une régénération sur lequel vous fondez les plus grandes espérances. Excusez-moi d’être conservateur. Je pense qu’on peut s’élever, par le travail et l’ordre, à une situation moyenne, une sorte de « médiocrité nickelée » et qu’une constitution sociale qui permet ce résultat n’est pas encore trop mauvaise, quoique perfectible.

Vous semblez oublier un grave argument, c’est que, dans les pays qui possèdent l’impôt progressif (sauf la Suisse), les droits politiques sont en raison de l’impôt payé (Prusse) ce qui n’a pas lieu chez vous Français. D’ailleurs, le système inquisitorial prussien ne vie dit rien qui vaille, quant à son application chez vous, bien qu’il soit évidemment d’une justice distributive qui diffère beaucoup de la vôtre. Du reste, je suis de votre avis, que l’impôt progressif est dans l’air et que vous jouirez bientôt de ses beautés ou, plutôt, de ses bienfaits.

Évidemment ces objections sont sérieuses, venant surtout d’un professeur dont les ouvrages sont connus aussi bien en France qu’en Allemagne. On est toujours plus facilement frappé des inconvénients des institutions qui fonctionnent auprès de soi, que de celles pratiquées dans les contrées éloignées. Tout en tenant compte de l’opinion d’un homme très compétent, disons d’abord que si l’impôt progressif doit avoir quelque part davantage sa raison d’être, c’est bien chez nous où les charges publiques sont d’un tiers ou du double plus lourdes que dans les deux États cités plus haut.

Tous les systèmes d’impôts, lorsque les charges sont très élevées, comme en France, conduisent à des résultats prêtant le flanc à la critique. Mais si l’on veut bien considérer les résultats généraux des divers systèmes d’impôts, on aperçoit vite la différence des effets produits, suivant qu’ils exigent davantage de la classe laborieuse, que de la classe possédant une grande somme de richesses. Nos impôts de consommation, nos impôts fonciers, nos impôts mobiliers que l’ont croit proportionnels et qui sont loin de l’être, puisqu’ils ne tiennent pas compte des facultés des contribuables, sont, à coup sûr, l’une des causes de la dépopulation des campagnes et de l’accumulation devenue dangereuse des masses ouvrières dans les villes.

En Italie, dans le Piémont notamment, la population, devenue plus dense, a donné à la terre une plus-value considérable, tandis qu’en France la moins-value s’aggrave chaque année. Si c’est au fruit qu’on connaît l’arbre, c’est aux conséquences qu’on connaît une législation. Un fait certain c’est que, pris dans leur ensemble, tous les pays où l’impôt a frappé le revenu sous une forme ou sous une autre, où il a épargné le travail, la population s’est accrue, la valeur du sol a augmenté, tous les pays qui entourent la France en sont là ; nous faisons un contraste significatif avec tous les États voisins.

On trouve, chez nous comme ailleurs, certaines individualités plus énergiques, plus intelligentes, mieux douées, se faisant, comme l’on dit, leur place au soleil ; mais ce ne sont pas ces cas exceptionnels qu’il faut considérer. Ce qu’il faut demander à la législation fiscale, c’est une réforme qui permettra à tous les travailleurs honnêtes et de bonne volonté, d’arriver à la petite aisance, sans une sorte de miracle d’énergie et de bonne chance. Les écrivains fameux qui ont laissé leurs pensées dans le livre sacré des Juifs, la Bible, faisaient intervenir la divinité en pareil cas, ainsi que l’expriment ces mots : Esurientes implevit bonis… de stercore erigens pauperem. Aujourd’hui on s’aperçoit bien vite, que c’est à l’homme, par son effort, et par des lois sages, à s’affranchir de la misère. Or il n’est guère possible d’arriver à ce résultat si, par des institutions vicieuses, le travailleur est accablé par une part disproportionnée des charges publiques.

Que l’impôt frappe le revenu dans une proportion plus considérable à mesure que ce revenu s’élève, et qu’il ne touche même à ce revenu entre les mains de chaque contribuable qu’au delà du nécessaire, c’est ce que nous n’avons pas encore en France, et c’est cependant ce qui se pratique dans tous les États qui nous environnent où l’on a tenu compte, plus que chez nous de l’idée de justice en cette matière. Il n’est pas nécessaire pour cela de pousser les choses à l’excès comme en Prusse, ainsi que le signale le professeur. On peut s’inspirer d’idées et de sentiments différents, s’en rapporter davantage à la déclaration de chaque citoyen sans inquisition, mais avec la menace d’une amende très élevée, qui suffira presque toujours à faire comprendre au contribuable que ce qu’il y a de plus juste est en même temps ce qu’il y a de plus économique.

Depuis longtemps un grand nombre de nos impôts ne se prélèvent plus sur le revenu ; ils en sont arrivés à attaquer le capital lui-même. Or, je l’ai déjà dit, où la petite propriété disparaît, la situation du grand propriétaire diminue fatalement. Dans ces sortes de questions, il faut savoir embrasser le problème dans son ensemble, et négliger les questions de second ordre, tirées de quelques désagréments individuels de propriétaires plus ou moins riches, pouvant tenir à ce que le chiffre de leur fortune reste absolument mystérieux.

J’ai assez de confiance dans la grande masse des travailleurs honnêtes pour qu’ils n’abusent pas d’une institution qui pourrait, comme toutes les autres, du reste, devenir dangereuse si on l’appliquait avec passion. En introduisant plus de justice dans l’impôt, on élimine précisément l’élément passion. Chacun a pu connaître autour de soi le travailleur honnête. On a pu constater que son ambition est facilement satisfaite ; il est assez riche du peu qu’il possède par son travail. Si notre société présente un certain danger au point de vue économique, on le rencontre plutôt dans l’insatiable avidité qui se trouve toujours pauvre des millions qu’elle n’a pas encore.

Ce sont les possesseurs des énormes fortunes qui vont opposer, tout naturellement, la plus énergique résistance à la réforme ; ils répéteront cet argument au moyen duquel ils l’ont plusieurs fois fait ajourner, que la progression de l’impôt est une attaque au principe même de la propriété ; ils ne se doutent pas qu’on leur oppose, à bien plus juste titre, que c’est au contraire la progression indéfinie de la fortune par la spéculation et l’usure qui est le plus fort argument contre ce même principe. C’est être, à mon avis, sagement conservateur, que de supprimer l’une des raisons sans cesse invoquées par le collectivisme contre la propriété individuelle. Limiter cette propriété, ce n’est pas la supprimer, c’est, au contraire, la généraliser, c’est en faire le terrain solide sur lequel repose la société.

Quant à l’exécution, à la mise en œuvre de la réforme, elle sera plus facile en France qu’elle ne l’a été dans les autres États. Ils ont eu à créer, à inventer, en quelque sorte, les formules, à procéder par voie de tâtonnements. Nous n’aurons même pas ce souci ; il est facile de choisir ce qui conviendra le mieux à notre état social, à nos traditions, même, si l’on veut, à notre esprit de routine, dans les trente-deux législations fiscales de l’Angleterre, de la Prusse, de l’Autriche, de l’Italie, de la Suède, des cantons suisses ; tous ces textes sont connus ; avec un peu de bonne volonté l’adaptation est facile. En tout cas, ce soulagement apporté à la classe ouvrière, à la petite propriété, aura plus de portée pratique que nos discussions théoriques, sociales, même théologiques, qui encombrent nos journaux et retentissent si vainement du haut de nos tribunes politiques ; ce grain de mil fera bien mieux leur affaire.