L’Impôt sur le revenu (Jules Roche)

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L’impôt sur le revenu
Jules Roche

Revue des Deux Mondes tome 18, 1903


L’IMPÔT SUR LE REVENU

Le projet de loi promis par la déclaration ministérielle de M. Combes et déposé par M. Rouvier va ramener la discussion de l’impôt sur le revenu : ce sera pour la vingtième fois peut-être depuis 1871, non pour la dernière. Qui pourrait dénombrer les projets présentés aux Chambres sur ce sujet ? Projet Flottard, projet Rouveure, projet Amat, projet Casimir Périer, projet lièvre, projet Aubry, projet Ballue, projet Planteau, projet Rouvier, projet Marion, projet Peytral, projet Cavaignac, projet Doumer-Bourgeois, projet Caillaux ; combien d’autres encore ont précédé celui de MM. Combes et Rouvier, qui les suivra dans le sépulcre parlementaire où vont pourrir les idées fausses.

Ce n’est point qu’il n’y ait une parcelle de vérité et de justice dans l’idée-mère de tous ces systèmes ; obtenir que chacun contribue selon ses ressources aux charges de l’Etat : rien de mieux. Mais comment ? Par quels moyens ? A quels prix ? Avec quels résultats pour la richesse nationale, pour la prospérité du pays, pour la paix publique, pour la liberté des citoyens ? Voilà les problèmes. L’impôt sur le revenu ne les résout pas : il les complique ; il les aggrave ; il produit les conséquences les plus directement contraires au principe invoqué comme motif par les uns, comme prétexte par les autres. Si quelques-uns n’ont, en effet, d’autre but que la justice dans l’impôt, noble idéal, d’autres, bien plus nombreux et moins naïfs, veulent fabriquer un instrument de guerre civile et de révolution sociale. Ces derniers ont raison. Ils jugent bien. Ils ne sont point dupes. Ils comprennent à merveille que l’impôt sur le revenu, tel qu’ils le présentent, tel qu’il est nécessairement par définition exacte, deviendrait inévitablement, dans une société comme la nôtre, le plus efficace et le plus redoutable engin de destruction sociale et de tyrannie politique. C’est pourquoi ils le veulent. C’est pourquoi nous le devons combattre comme un des pires fléaux qui menacent la France.

Les apologistes de l’impôt sur le revenu sont fort habiles à répandre leur idée ; ils flattent merveilleusement les passions publiques, en présentant le système comme une nouveauté, comme un progrès, comme une mesure démocratique, si bien que les esprits routiniers, réactionnaires, les ennemis du peuple, pourraient seuls le repousser. Ils invoquent aussi l’exemple des pays étrangers, faisant honte à la France de n’avoir pas encore adopté une institution dont se réjouissent l’Angleterre, l’Allemagne, tous les grands peuples. Rien de cela n’est vrai. En réalité, l’impôt sur le revenu est une des vieilleries les plus fripées de la défroque législative historique ; un retour aux pires abus, une cause de ruine ; un danger plus menaçant encore pour les pauvres que pour les riches. Enfin il n’existe ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni même en aucun grand pays, dans les conditions où il fonctionnerait chez nous. Les explications suivantes le prouveront.


I

D’abord qu’est-ce que « l’impôt sur le revenu ? » La question n’est pas oiseuse : que de gens sont dupes d’illusions à cet égard et d’une lettre mise en sa place ignorent le pouvoir !

L’impôt sur le revenu, — qu’il faut soigneusement distinguer de l’impôt sur les revenus, car jamais singulier ne différa tant de son pluriel, — est un impôt essentiellement personnel, individuel, nominal, établi sur chaque contribuable particulièrement considéré, d’après le total de tous ses revenus. Il implique donc la détermination exacte, annuelle, de la situation financière de tous les habitans d’un pays. C’est l’inventaire individuel, universel, obligatoire, et non gratuit.

L’impôt sur les revenus est autre chose. Il exclut l’inventaire individuel du contribuable. Il peut viser les choses et non les personnes. Notre impôt de 4 pour 100 sur le revenu des valeurs mobilières est un modèle de cet impôt réel, et non personnel, que tout le monde approuve. Les coupons sont frappés directement, sans que le fisc recherche à qui ils appartiennent, sans que nul percepteur ait à dresser les comptes privés d’aucun contribuable. Plus on possède de coupons, plus on supporte d’impôts ; moins on en possède, moins on paye. Rien de plus équitable, de plus simple, de moins arbitraire, de moins vexatoire. L’impôt suit la chose ; il s’élève, s’abaisse, augmente, diminue avec elle et comme elle ; et le possesseur de la chose subit le contre-coup de ces fluctuations. C’est justice.

Ce n’est même pas le contribuable qui paye : c’est le coupon. Le contribuable supporte le résultat, puisqu’il reçoit moins d’argent quand il touche son coupon, ou ses coupons ; mais le percepteur d’impôt n’a vu, ni connu personne, nul contribuable en chair et en os ; il n’a vu que des coupons sans savoir, sans pouvoir savoir à qui ils appartiennent, et c’est sur ces « choses » qu’il a prélevé l’impôt.

Il en est encore ainsi de notre impôt de 3,20 pour 100 sur le revenu ou sur la valeur locative des propriétés bâties ; plus les maisons sont importantes, plus elles payent ; par-là même, plus un citoyen possède de maisons, plus il contribue, dans une proportion rigoureusement conforme à leurs produits ou à leurs valeurs, aux charges de l’État, sans que nul inquisiteur recherche le nombre et la situation de ses maisons. Telle maison, située à Paris, rue Saint-Antoine, n° 250, représente une valeur locative de 10 000 francs ; elle payera, comme maison bâtie, une contribution foncière de 320 francs par an en principal, quel que soit son propriétaire, sans compter les autres impôts, bien entendu. Ce propriétaire a-t-il d’autres maisons dans Paris, à Lyon, à Marseille, en Seine-et-Marne, en Seine-et-Oise, à Quimper, à Nice, à Perpignan ? Le fisc ne s’en inquiète pas. Il n’a pas à le rechercher, parce qu’il n’a pas à déterminer le total des revenus de ce propriétaire de la maison n° 250 de la rue Saint-Antoine, en vue de la frapper d’un impôt plus ou moins élevé. L’impôt spécial de la maison n° 250 rue Saint-Antoine est invariable, identiquement calculé comme celui de toutes les autres maisons. C’est que l’impôt sur la valeur locative des maisons est un impôt sur les revenus, et non pas un impôt sur le revenu.

Ainsi, dans le cas de l’impôt sur les revenus, le fisc cherche la matière imposable et la frappe directement sans vouloir connaître à qui elle appartient. Vous possédez dix maisons, chacune dans une ville différente : chaque maison est imposée séparément là où elle est, sans que nulle question vous soit faite, sans que personne songe à récapituler le produit total de vos dix maisons, le revenu de vos capitaux, les bénéfices réalisés dans l’exercice de votre profession, pour vous frapper, vous personnellement, à votre domicile, en inscrivant votre nom sur une liste nominative des contribuables, avec l’indication de votre revenu total.

Au contraire, dans le cas de l’impôt sur le revenu, le fisc cherche le contribuable lui-même, personnellement considéré. Il dit à chacun : « Quel est le total de votre revenu, en valeurs mobilières, en maisons, en terres, en prés, en vignes ? Quelles sont vos valeurs ? Où sont vos immeubles ? Quelles sommes gagnez-vous chaque année par votre travail, par votre profession, par votre commerce, par votre industrie ? En un mot, quel est le total et la composition de toutes vos ressources, de quelque nature qu’elles soient, de quelque part qu’elles proviennent ? »

Puis, suivant les réponses, suivant les calculs que le fisc établit lui-même, il fixe l’impôt, dont le taux, même dans le projet de M. Rouvier, varie avec chaque catégorie, de contribuables arbitrairement établie. Si bien que la même « chose, » Je même « objet, » sont plus ou moins imposés suivant qu’ils appartiennent à tel contribuable ou à tel autre !

On aperçoit aisément la différence profonde entre les impôts sur les revenus qui sont des impôts réels, — c’est-à-dire sur les choses considérées en elles-mêmes, indépendamment de celui qui les possède, — et l’impôt sur le revenu, qui vise uniquement et directement l’individu, la personne, le citoyen dont il faut établir la situation financière, pour le traiter ensuite d’une façon particulière, spéciale, et par conséquent arbitraire, suivant le caprice du législateur.

Cette vue nettement dégagée, tout va s’éclairer, car tout découle de ce fait que l’impôt sur le revenu s’adresse individuellement à chaque contribuable afin d’établir l’ensemble détaillé, complet et annuel de toutes ses ressources.

Comment résoudre un tel problème ?

Pour imposer le revenu, il faut d’abord le connaître : comment le connaître, le connaître exactement, pour chaque citoyen ?

Deux solutions seulement se présentent : la taxation ou la déclaration. Depuis l’origine des impôts, on n’en a pu inventer d’autres. Il n’en est, il n’en sera jamais d’autres.

La taxation, c’est l’arbitraire ; plus ou moins déguisé, plus ou moins hypocrite, plus ou moins brutal, mais toujours l’arbitraire. Le fisc proclame que tel contribuable a 2 000 francs de revenu ; tel autre 3 000 francs ; tel autre 50 000 francs. Comment le fisc le saurait-il ?

La déclaration par le contribuable, c’est l’inquisition, car il faut pouvoir en contrôler la sincérité, et ce contrôle exige le droit pour l’Etat de pénétrer dans tous les détails des affaires de chaque négociant, de chaque industriel, de chaque propriétaire, de chaque cultivateur, de chaque citoyen.

Tout projet d’impôt sur le revenu implique donc nécessairement l’un ou l’autre mal, sinon les deux à la fois. En vain prétendrait-on remplacer la taxation arbitraire par une évaluation calculée d’après des signes extérieurs : il n’en est aucun permettant de déterminer sûrement le total des revenus d’un citoyen. Il faut toujours en revenir à ces deux termes : taxation ou déclaration ; arbitraire ou inquisition. On peut même remplacer ou par et, car tous les systèmes de taxation autorisent les contribuables à discuter et à prouver au fisc qu’il a mal taxé ; mais, pour cette preuve, ils doivent lui livrer tous les détails du commerce, de l’industrie, de la profession qu’ils exercent, de leur vie privée, de leur foyer domestique, afin qu’il établisse leur compte par sous et deniers. Les contribuables qui veulent échapper à l’arbitraire sont ainsi condamnés à s’offrir eux-mêmes à l’inquisition.

Telle est l’essence de la grande réforme célébrée comme la plus heureuse et la plus brillante de la République.

Pénétrons maintenant dans quelques principaux détails.


II

On a compris, par les observations précédentes, que le vice profond de l’impôt sur le revenu réside essentiellement dans son caractère personnel, de sorte que l’impôt sur le capital (qu’il faut distinguer de l’impôt sur les capitaux, comme nous avons distingué l’impôt sur le revenu de l’impôt sur les revenus) présente les mêmes dangers, parce qu’il est également personnel, individuel, parce qu’il est établi par les mêmes procédés que l’impôt sur le revenu. Déterminer le revenu total ou le capital total d’un contribuable est une opération identique dans ses moyens, dans sa méthode. Qu’on recherche le « bloc » des biens, meubles et immeubles, le capital que possède un citoyen, ou qu’on recherche le bloc des produits de ce capital et des ressources annuelles, le revenu de ce même citoyen, il faut le soumettre à la même inquisition, il faut établir le même inventaire, le même bilan individuel. C’est toujours le contribuable en personne, et chaque contribuable à son tour, qui se trouve l’objet d’une opération particulière, spéciale, de la part du fisc ; c’est toujours l’impôt personnel, — au lieu de l’impôt réel, — et par conséquent les mêmes abus, les mêmes excès, les mêmes conséquences funestes.

Le trait essentiel, caractéristique, qu’il faut considérer pour apprécier un système d’impôts, ce n’est donc pas s’il vise des revenus ou des capitaux, mais s’il vise le contribuable individuellement, ou bien les choses en elles-mêmes ; s’il est personnel, ou réel ; peu importe qu’il vise le contribuable pour rechercher son capital « global » ou son revenu « global » : dans les deux cas, l’impôt est également personnel Les deux cas, en réalité, n’en font qu’un.

Eh bien ! cette conception de l’impôt personnel établi sur chaque contribuable pris à part, nominativement classé d’après son revenu total, ou d’après le total de ses biens, est-elle une nouveauté, fille de l’esprit moderne ? Elle est la plus ancienne des formes fiscales ; on retrouverait mot pour mot, trait pour trait, dans les vieux textes de Cicéron, du Digeste, d’Ulpien, du Code Justinien, du Code Théodosien, dans la constitution de Servius Tullius décrétée il y a 2458 ans, tous les articles, tous les paragraphes, tout le mécanisme des projets de loi de MM. Combes et Rouvier, de M. Caillaux, de MM. Doumer et Bourgeois, de tous les novateurs de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe.

« Il voulut, — dit Denys d’Halicarnasse, parlant de Servius Tullius, — avoir les noms de tous les Romains avec la déclaration de leurs biens et du prix auquel on pouvait les estimer. Mais afin qu’il n’y eût point de fraude, il les obligea à faire serment selon les lois qu’ils les avaient estimés suivant la vérité et la bonne foi,… le tout à peine de confiscation de leurs biens, d’être fouettés ignominieusement et vendus à l’encan comme esclaves (L. IV, C. IV). »

L’impôt personnel ou « général » sur la fortune ou sur le revenu « global » de chaque citoyen fonctionne dans toute sa gloire dès l’année 555 avant J.-C. par l’établissement du cens ; — et les attributions dévolues aux contrôleurs des contributions directes et aux percepteurs par tous les projets modernes ne sont pas autre chose que celles transférées des Consuls aux Censeurs par la loi portée l’an 441, sous le consulat de M. Geganius Maurinus et de T. Quinctius Barbatus Capitolinus. Les ministres des Finances de la troisième République française n’ont pas besoin de se mettre en frais d’imagination ; un simple expéditionnaire, copiste et traducteur fidèle, leur suffit.

La division des contribuables en diverses catégories d’après l’importance de leurs revenus, établie par les articles 2 à 6 du dernier projet de loi ; le droit pour les contrôleurs de déterminer le revenu imposable de chaque citoyen, art. 18 ; l’obligation directe ou indirecte pour chaque citoyen de se présenter chaque année devant les fonctionnaires taxateurs, ou devant les commissions investies du pouvoir fiscal suprême, pour déclarer ou discuter la nature et le montant de leurs ressources, de leurs gains, de leurs salaires, pour fournir toutes les preuves et toutes les justifications réclamées, ou rendues nécessaires ; toutes ces formalités minutieusement décrites dans les articles 24, 25, 32, 33, du projet Doumer et Bourgeois ; dans les articles 28, 29, 40, 41 du projet Peytral ; dans les articles 2, 3, 5, 7 du projet Caillaux ; dans les articles 17, 19, 22, etc. du projet Bouvier ; toutes ces inventions du progrès moderne ne sont qu’un plagiat pur et simple, et le plus grossier retour en arrière qu’on puisse imaginer. Regardez.

Tous les quatre ans d’abord, et, plus tard, tous les cinq ans, chaque citoyen romain doit déclarer exactement le chiffre de sa fortune ; indiquer la situation, la contenance, le produit de ses biens immeubles, — terres labourables, prairies, bois, pâturages, vignobles, plantations d’oliviers avec le nombre de plants ; — fournir les estimations précises ; faire connaître le nombre de ses esclaves, leur nationalité, leur âge, leur profession ; tous les biens, pêcheries, salines, etc., qu’il possède ; tous ses meubles, objets d’art, ses troupeaux, ses chevaux, ses bœufs, ses brebis, ses biens mobiliers quelconques : le Digeste a tout prévu. Les Censeurs ont tout pouvoir pour contrôler, vérifier ces déclarations, obliger les contribuables à exhiber leurs titres, leurs registres, leurs actes privés. Toute fausse déclaration est punie avec la dernière rigueur ; le coupable est poursuivi, ses esclaves sont appelés en témoignage contre lui, mis à la torture s’ils refusent de dire la vérité telle que la conçoit l’administration, et il peut être condamné même à la ruine absolue et à la confiscation de tous ses biens : Si quis declinet fidem censuum… capitale subibit exitium et bona ejus in fisci jus migrabunt, dit le Code Théodosien (Lib. XIII, t. XI). Une nuée de fonctionnaires, ingénieurs, arpenteurs, inspecteurs, vérificateurs, mensores, agrimensores, censitores, descriptores, peræquatores, parcourent sans cesse le pays, s’informant, fouillant, interrogeant, perquisitionnant, cherchant partout qui ils dévoreront. Les listes nominatives des contribuables sont ainsi dressées, dans les plus minutieux détails, et sur ces listes l’impôt est alors établi, calculé d’après les indications résultant de ce luxe d’informations : impôt sur les terres, sur les maisons, sur leur valeur, sur leur revenu ; impôt sur les revenus professionnels, sur toutes les sources de produits ou de valeurs ; rien ne manque. Ainsi la philosophie de l’impôt personnel sur le revenu, ou sur le capital, est déjà complète dans la Rome antique. On pourra modifier tel ou tel détail secondaire d’application ; la théorie est définitivement déterminée dans ses caractères essentiels : prise à partie de chaque citoyen privativement considéré par le fisc ; arbitraire ou inquisition, ou les deux moyens ensemble, pour évaluer l’ensemble des biens individuels à frapper d’impôt.

Lorsque Philippe le Bel décréta l’impôt du « centième » et du « cinquantième, » par ses ordonnances de 1294 et du 13 janvier 1295, il ne fit que reprendre l’idée romaine, vivante d’ailleurs dans ces multiples impôts féodaux, taille, dîme, maltôte, champart, minage, gruerie, vingtième, dixième, aides, etc., se résumant tous en inquisition du seigneur dans les affaires du manant pour prélever arbitrairement une portion du fruit de son travail. La taille surtout, dont le nom figure pour la première fois dans une charte de 1060 parmi « les coutumes injustes et autres instrumens d’oppression, » pouvait être considérée comme le type des plus insupportables droits féodaux. Elle continuait simplement l’antique impôt romain sur le revenu mais le continuait sans texte, sans règle, au gré de chaque seigneur ; l’abus était plus franc ; l’arbitraire était dépouillé de ses formes savantes, se montrait tout nu.

Le roi faux monnayeur était fort habile homme, entouré des légistes les plus avisés : son coup d’essai fut un coup de maître. Le nouvel impôt, essentiellement personnel, était assis à la fois sur le revenu et le capital, pour ne rien manquer. Les capitaux, ne produisant pas de revenu, mais seulement une jouissance, étaient directement frappés. Toute personne réalisant un gain, un bénéfice, soit par son travail manuel, soit par un commerce, une profession, un métier quelconque, ou possédant des biens, des capitaux, des créances produisant des revenus, devait déclarer le montant total de ces gains, salaires, bénéfices, revenus, qui étaient frappés d’un impôt variant de 6 deniers pour 100 sols à 20 livres pour 1 000, suivant l’importance du revenu. L’impôt progressif n’avait déjà plus de mystère pour Philippe le Bel. Tout le monde était astreint à faire la déclaration de ses biens et revenus, sous la foi du serment prêté sur l’Evangile, devant les gens du roi.

L’ingéniosité des ordonnances de 1294 et de 1295 ne les sauva pas de l’échec. Modifiées, adoucies en 1303, en 1304, il fallut y renoncer complètement en 1314, en présence de l’hostilité universelle des populations : déjà la Ligue des Contribuables !

L’honneur d’introduire définitivement dans la législation de l’ancien régime l’impôt sur le revenu était réservé à Charles VII. On peut en effet considérer comme la Charte de l’impôt sur le revenu le célèbre édit du 2 novembre 1439 sur « l’établissement d’une force militaire à cheval et sur la répression des vexations de gens de guerre, » qui contient aussi les dispositions les plus importantes en matière de finances. Jusqu’alors la taille avait été un impôt féodal, seigneurial, plus encore qu’un impôt royal ; lorsque les rois voulaient mettre une taille sur leurs sujets, ce n’était que par accident, pour ainsi dire, et avec le consentement des États généraux. C’est ainsi, par exemple, que les Etals tenus à Bourges, en janvier 1422, avaient autorisé une taille générale, qui ne fut pas renouvelée par les États suivans, lesquels accordèrent les subsides sous une autre forme. Par les articles 41 à 46 de l’édit de 1439, rendu à Orléans à la suite de la session des États tenue la même année dans cette ville, Charles VII supprime définitivement la taille féodale ; il interdit à « tous seigneurs, barons et autres, » de lever dorénavant aucune taille à leur profit, ni d’ajouter aucune « crue » à la taille du roi pour leurs besoins personnels : il proclame enfin, dans l’article 44, que la taille sera désormais exclusivement un impôt royal, au seul profit du roi, établi uniquement de l’autorité et congé du roi sans avoir besoin du consentement des Etats. Précieuse conquête, qui inspira à Commines un éloge mérité à l’adresse de l’heureux monarque, « lequel gaigna et commença ce point qui est d’imposer tailles en son païs à son plaisir, sans le consentement des estats de son royaume, et pour lors y avait grandes matières… »

C’en fut fait. À dater de ce jour, « l’Impôt sur le revenu » pesa sur la France, qui lutta contre lui sans relâche, furieusement, désespérément, jusqu’à la Révolution de 1789, dont le premier soin fut de briser le détestable système qu’on prétend rétablir aujourd’hui. La taille n’était pas autre chose, en effet, que « l’Impôt sur le revenu général. » Même but, même méthode, même mécanisme, mêmes procédés, mêmes résultats, mêmes dangers, mêmes vexations, mêmes inconvéniens, mêmes abus inévitables et intolérables. On pourrait presque dire que toute l’histoire économique de la France, depuis 1060 et depuis 1439 jusqu’en 1790, se résume dans sa lutte, dans sa révolte contre la taille seigneuriale et royale.

Ce n’est pas qu’elle fût le seul impôt personnel sur le revenu ; d’autres impôts, aides, vingtièmes, dîmes, etc., présentaient à peu près les mêmes caractères essentiels ; mais elle fut le type le plus complet et le seul permanent du système.

L’organisation de la taille personnelle était des plus simples. Tout « taillable » devait payer une portion de l’ensemble de ses revenus de toutes natures (c’est l’article premier du projet Combes-Rouvier) afin de fournir au roi un produit total déterminé. Les rois fixaient à leur gré ce produit total à obtenir ; si bien que la portion du revenu à payer s’élevait, s’abaissait, suivant leurs besoins, sans autre limite que leur volonté. On ne pourrait dénombrer les ordonnances, arrêts, règlemens qui se succédèrent, durant trois siècles et demi, sur les tailles.

Les efforts des ministres les plus éminens et les mieux intentionnés, de Richelieu, de Colbert, ne purent remédier au vice essentiel du système : l’arbitraire. Jusqu’à la fin, la taille, l’odieuse, l’abominable, la détestée taille personnelle, resta le tribut imposé par le plus fort au plus faible, l’impôt payé par un contribuable qui ne l’avait pas consenti. Oui, l’immense et formidable concert des lamentations qui ne cessent de retentir jusqu’en 1789 se résume en définitive presque tout entier en ceci : le grief capital, celui qui domina tous les autres, c’était l’arbitraire, c’est-à-dire le non-consentement de l’impôt par ceux qui devaient le payer. Il est important de retenir ce fait ; on verra plus loin pour quel motif.


« Il faut, — dit le cahier présenté au Roi par les États généraux tenus à Tours en 1484, — que le povre laboureur paye et soudoyé ceulx qui le battent, qui le deslogent de sa maison, qui le font coucher à terre, qui lui ôtent sa substance… Et quant à la charge importable des tailles et subsides (que le povre peuple de ce royaume a non pas porté, car il y a esté impossible, mais sous lequel fardeau il est mort et a péri de faim et de povreté : la tristesse et la desplaisance innumérable, les larmes de pitié, les grands soupirs et gémissomens de cœur désollé, à peine pourraient suffire, ni permettre l’explication de la griefveté d’icelles charges et l’énormité des maux qui s’en sont ensuys, et les injustices, violences et rançonnemens qui ont esté faits, en levant et ravissant iceux subcides. Et pour toucher à icelles charges, que nous pouvons appeler non pas seulement charges importables, mais charges mortelles et pestiférés, qui eust jamais pensé ni imaginé voir ainsi traiter ce povre peuple jadis nommé françoys ? Maintenant le povons appeler peuple de pire condicion que le serf, car ung serf est nourri, et ce peuple a esté assommé des charges importables, tant gaiges, gabelles, imposicions et tailles excessives… A cause de quoy sont ensuivis plusieurs grands et piteux inconvéniens ; car les aucuns se sont enfuiz et retraicts en Angleterre, Bretaigne et ailleurs ; et autres, par désespoir, ont tué femmes et enfans et eulx-mêmes, voyant qu’ilz n’avaient de quoy vivre. Et plusieurs hommes, femmes et enfans, par faulte de bestes, sont contraintz de labourer la charrue au col, et les autres labouraient de nuyt, par crainte qu’ilz ne fussent de jour pris et appréhendés pour les dictes tailles. Au moyen de quoy, partie des terres sont demourez à labourer, et tout parce qu’ilz estaient soubmis à la voulenté d’iceulx qui vouloient eulx enrichir de la substance du peuple, et sans le consentement et délibération des trois estatz.

«… Ces choses présuposeez, remonstrent les ditz trois estatz.. que toutes les tailles et autres équipollenz aux tailles extraordinaires qui par cy-devant ont eu cours soient du tout tollues et abollies ; et que désormais, en ensuivant la naturelle franchise de France, et la doctrine du roi Saint Loys, qui commanda et bailla par doctrine à son fils de ne prendre ne lever tailles sur son peuple sans grant besoing et nécessité, ne soient imposeez ne exigeez les dictes tailles, et aides équipollens à tailles, sans premièrement assembler les diz troys estatz, et que les gens des diz estatz le consentent… »


Sans doute les procédés de perception de la taille révoltaient non seulement les victimes, mais même les témoins ; c’est ainsi que le lieutenant criminel d’Orléans écrivait à Colbert, en 1664 : « Les sergens en général et particulièrement ceux qui sont préposés au recouvrement des tailles sont des animaux terribles. » Mais compulsez le recueil des ordonnances ; fouillez les archives, les mémoires, les correspondances administratives, — celle de Colbert avec les gouverneurs de provinces ou avec les intendans, celle des contrôleurs généraux des finances, de Claude Le Peletier, de Louis Phélypeaux de Pontchartrain, de Nicolas Desmaretz ; interrogez les remontrances des parlemens au sujet des édits de 1710, de 1725, de 1771, de 1778 relatifs à diverses formes de l’impôt sur le revenu, dixièmes, cinquantièmes, vingtièmes, tous les documens enfin où se retrouve l’histoire de l’impôt sur le revenu sous l’ancien régime : — vous verrez se dégager spontanément, comme une loi, ce fait que le grief essentiel des populations, plus encore que le fardeau même de l’impôt, était son caractère arbitraire, par suite du non-consentement des « taillables à merci, » et son caractère inquisitorial, permettant au fisc de pénétrer au plus profond des affaires privées de chaque famille et de chaque contribuable. Dans ces pages jaunies par les siècles, dans ces archives poudreuses, vous retrouverez toutes vivantes, toutes frémissantes encore de colère, d’indignation, de douleur, les plaintes, les réclamations, les résistances, les révoltes de la nation française, bourgeois, marchands, artisans, cultivateurs, de toutes conditions, de toutes provinces.

A elle seule, cette question de la taille, — ou, mieux, de l’impôt sur le revenu, pour l’appeler de son nom contemporain, — tient plus de place dans les affaires publiques, dans les préoccupations des rois et les travaux de leurs ministres, de leurs conseils, que toute autre affaire ou entreprise, quelle qu’elle soit

C’est qu’elle touche à la vie de chacun, chaque jour, sous mille formes. A tout instant, on voit le gouvernement obligé d’envoyer des troupes pour assurer la levée de l’abominable impôt, et souvent les troupes échouent. Ici, en 1657, par exemple, ce sont les paysans de la Sain longe qui battent les soldats du roi, venus pour leur faire payer la taille. L’année suivante, ce sont les sabotiers de la Sologne qui se soulèvent en masse, refusant de rien donner. Et ainsi de toutes parts. Si bien que les arriérés s’entassent, s’accumulent, grossissant d’année en année, et qu’il faut bien, après avoir opprimé, violenté les populations, après avoir pillé, détruit les maisons, enlevé les meubles, saisi les récoltes en nature, emporté les blés ou les vins, se résigner, en fin de compte, à passer par profits et pertes les millions amoncelés mais irrécouvrables, — sauf à recommencer ensuite !

« Cette année, le bas peuple de Rouen se révolta à cause des exactions appelées maltôtes dont il était accablé ; les séditieux, détruisant la maison du collecteur, semèrent par les places les deniers du fisc et assiégèrent dans le chai eau de la ville les maîtres de l’échiquier. Le soulèvement ayant été apaisé par le maire et les plus riches hommes de la ville, la plupart des mutins furent enfermés dans les prisons du roi de France. »

Ce récit de Guillaume de Nangis sur un épisode de l’histoire de la taille à la fin du XIIIe siècle peut se répéter chaque année, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, souvent sur un grand nombre simultanément, pendant cinq cents ans.

Et quand ce n’est pas la violence, ce sont les procès, les poursuites, les procédures interminables et ruineuses, les emprisonnemens.

Que de fois Colbert, en particulier, se plaint, donne des instructions pour réformer les abus scandaleux dans l’établissement ou la perception de la taille, pour adoucir le poids du terrible impôt !

« A l’égard des fusiliers, — écrit-il à Pellot, intendant à Limoges, le 22 juillet 1681, — examinez avec soin tous tes moyens possibles pour ôter cette manière de lever la taille, qui est assurément fort à charge aux peuples, et tâchez de remettre en usage les contraintes des huissiers et sergens de taille… » Et, le 12 août 1683, à Poncet : « Vous devez empêcher les collecteurs de Tonnay-Charente d’envoyer quérir des soldats à Brouage pour le payement de la taille… » Vains efforts. On ne guérit pas les effets du mal, quand on en conserve la cause ; et le mal, — mal incurable, — de l’impôt sur le revenu est en lui-même, dans son propre principe.

Pourquoi ?

Pour cent raisons, tirées de la nature des choses, du cœur et de l’esprit des hommes, et qui, en définitive, se résument en quatre mots. C’est que l’impôt sur le revenu est l’impôt établi arbitrairement par le fonctionnaire sur chaque contribuable individuellement considéré, au lieu d’être l’impôt établi par la loi, en vertu d’une formule universelle, uniforme, s’appliquant mathématiquement envers tout le monde sans distinction.

Et alors c’est la fantaisie, la haine, la vengeance, la faveur, d’homme à homme, de partis à partis — au lieu de la règle uniforme, impartiale parce que impersonnelle comme une formule algébrique ; — c’est l’agent du fisc, c’est un homme, quel qu’il soit, qui détermine la somme à payer, prend chaque citoyen à partie, face à face, et lui dit : « Toi, j’estime que tu possèdes tant de revenu, sous diverses formes, et par conséquent tu payeras l’impôt de tant pour cent sur ce total de tes revenus ! »

Qui n’aperçoit l’arbitraire absolu, irrémédiable, invincible de ce système ? En vain a-t-on cherché, en vain cherchera-t-on des combinaisons, des palliatifs, des contrôles ; on n’en peut trouver. C’est impossible. Il faudrait changer l’homme en ange, et nous ne paraissons guère y travailler !

En tout pays, en tout temps, sous tous les régimes, l’impôt sur le revenu, quelque nom qu’il ait porté, a produit ses inévitables et fatales conséquences. Personne n’en a souffert plus que la France, parce qu’aucun peuple ne l’a supporté aussi longtemps. Aussi l’explosion de la fureur populaire fut-elle terrible autant que soudaine, ainsi qu’il arrive toujours après une longue compression.

J’ai parlé de Colbert, des contrôleurs généraux, des intendans ; n’oublions point le bon et sage Vauban. Quelle condamnation de l’impôt personnel sur le revenu dans son admirable Dîme royale de 1707, si généreuse, si forte dans la partie descriptive et critique, quoique chimérique dans les voies et moyens proposés ! Lisez son récit de « ce qui s’est passé dans la banlieue de Rouen, » rien, dit-il, « n’étant plus capable de faire concevoir plus vivement combien sont grands les maux de la taille personnelle ! »

Il y avait là trente-six paroisses, entourant la ville, qui avaient à payer ensemble 25 000 livres de taille. Elles obtinrent, par un arrangement avec la Ville, de remplacer la taille par des droits de consommation, et ces droits s’élevèrent à 45 000 livres, presque le double de leur taille. Ces trente-six paroisses furent dans la joie la plus vive et devinrent un objet d’envie pour toutes les autres communes de la contrée !

De même à Honfleur : les habitans, qui devaient 27 000 livres de taille, avaient pu racheter leur impôt moyennant pareille somme, qu’ils payaient autrement, et avaient consenti, en plus, à y ajouter une somme de 100 000 livres, « tant les désordres causés par l’imposition et la levée des tailles leur ont para insupportables ! »

Voilà pourquoi Vauban proposa, en vain d’ailleurs, de supprimer la taille personnelle.

Les abus, les maux intolérables continuèrent. Les collecteurs, — commissions locales, — persistèrent à atténuer les cotes des taxes pour eux et leurs amis et à surélever les cotes de leurs adversaires, de leurs rivaux, de leurs concurrens. « De laboureur à laboureur, le plus fort accable le plus faible, » avait dit Vauban, décrivant le spectacle qu’il avait eu sous les yeux.

Et, plus tard, l’abbé de Saint-Pierre, dans sa Taille tarifée : « L’injustice des collecteurs est connue de tout le monde ; et, même, à considérer les ressorts ordinaires des actions humaines, l’inclination pour les uns, l’aversion pour les autres, les menaces des supérieurs et des créanciers, les promesses des riches, le désir de se venger, il est impossible qu’ils ne soient pas injustes et qu’ils ne fassent pas leur répartition avec beaucoup de disproportion et d’iniquité. »

« Toute la subtilité et toute la malice de l’esprit humain, — écrivait de même le contrôleur général Orry, dans une circulaire aux intendans, en février 1732, — s’exerce à faire la répartition avec injustice… »

L’expérience de 1710 est un des exemples les mieux faits pour mettre en relief les vices radicaux de l’impôt personnel sur le revenu, d’autant plus que l’un de ses principaux historiens n’est autre que Saint-Simon, dont il serait fâcheux de ne pas citer ici les pages fameuses. Il raconte d’abord les origines de la Déclaration royale du 14 octobre 1710, établissant la taxe du dixième du revenu de tous les particuliers ; comment Desmarets en eut l’idée ; comment il fit préparer son projet par une commission de « gens bien triés à digérer l’affaire et à dresser l’édit d’une exaction si monstrueuse, » et continue ainsi :

« Ces commissaires travaillèrent donc avec assiduité et grande peine à surmonter les difficultés qui se présentaient de toutes parts. Il fallait d’abord tirer de chacun une confession de bonne foi, nette et précise, de son bien, de ses dettes actives et passives, de la nature de tout cela. Il en fallait exiger des preuves certaines et trouver les moyens de n’y être pas trompé. Sur ces points roulèrent toutes les difficultés. On compta pour rien la désolation de l’impôt même dans une multitude d’hommes de tous les états si prodigieuse, et leur désespoir d’être forcés à révéler eux-mêmes le secret de leur famille, la turpitude d’un si grand nombre, le manque de bien suppléé par la réputation et le crédit, dont la cessation allait jeter dans une ruine inévitable, la discussion des facultés de chacun, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses ; en un mot, plus que le cousin germain de ces dénombremens impies qui ont toujours indigné le Créateur et appesanti sa main sur ceux qui les ont fait faire, et presque toujours attiré d’éclatans châtimens.

« Moins d’un mois suffit à la pénétration de ces humains commissaires pour rendre bon compte de ce doux projet au cyclope qui les en avait chargés. Il revit avec eux l’édit qu’ils en avaient dressé tout hérissé de foudre contre les délinquans qui seraient convaincus, mais qui n’avait aucun égard aux charges que les biens portent par leur nature, et dès lors il ne fut plus question que de le faire passer.

« Alors Desmarets proposa au roi cette affaire dont il sut bien faire sa cour ; mais le roi, quelque accoutumé qu’il fût aux impôts les plus énormes, ne laissa pas de s’épouvanter de celui-ci. Depuis longtemps il n’entendait parler que des plus extrêmes misères ; ce surcroît l’inquiéta jusqu’à l’attrister d’une manière si sensible que ses valets intérieurs s’en aperçurent dans les cabinets plusieurs jours de suite, et assez pour en être si en peine que Maréchal, qui m’a conté toute cette curieuse anecdote, se hasarda de lui parler de cette tristesse qu’il remarquait, et qui était telle depuis plusieurs jours qu’il craignait pour sa santé.

« Le roi lui avoua qu’il sentait des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après, et toujours la même mélancolie, le roi reprit son calme accoutumé. Il appela Maréchal, et, seul avec lui, il lui dit que, maintenant qu’il se sentait au large, il voulait bien lui dire ce qui l’avait si vivement peiné, et ce qui avait mis fin à ses peines.

« Alors il lui conta que l’extrême besoin de ses affaires l’avait forcé à de furieux impôts ; que l’état où elles se trouvaient réduites le mettait dans la nécessité de les augmenter très considérablement ; que, outre la compassion, les scrupules de prendre ainsi le bien de tout le monde l’avaient fort tourmenté ; qu’à la fin il s’en était ouvert au Père Tellier, qui lui avait demandé quelques jours à y penser, et qu’il était revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de Sorbonne, qui décidait nettement que tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre, et que, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait ; qu’il avouait que cette décision l’avait fort mis au large, ôté tous ses scrupules et lui avait rendu le calme et la tranquillité qu’il avait perdus. Maréchal fut si étonné, si éperdu d’entendre ce récit, qu’il ne put proférer un seul mot. Heureusement pour lui, le roi le quitta dès qu’il le lui eut fait, et Maréchal resta quelque temps seul en même place, ne sachant presque où il en était. Cette anecdote, qu’il me conta peu de jours après, et dont il était presque encore dans le premier effroi, n’a pas besoin de commentaire ; elle montre, sans qu’on ait besoin de le dire, ce qu’est un roi livré à un pareil confesseur, et qui ne parle qu’à lui, et ce que devient un État libre livré en de telles mains.


« Le roi, mis au large par le Père Tellier et sa consultation de Sorbonne, ne douta plus que tous les biens de tous ses sujets ne fussent siens, et que ce qu’il n’en prenait pas et qu’il leur laissait ne fût pure grâce.

« Ainsi, il ne fit plus de difficulté de les prendre à toutes mains et en toutes les sortes ; il goûta donc le dixième en sus de tous les autres droits, impôts et affaires extraordinaires, et Desmarets n’eut plus qu’à exécuter. Ainsi, le mardi matin 30 septembre, Desmarets entra au Conseil des finances avec l’édit du dixième dans son sac.

« Il y avait déjà quelques jours que chacun savait la bombe en l’air et on frémissait avec ce reste d’espérance qui n’est fondé que sur le désir, et toute la cour, ainsi que Paris, attendait dans une morne tristesse ce qui allait en arriver. On s’en parlait à l’oreille, et, bien que ce projet près d’éclore fût déjà exprès rendu public, personne n’en osait parler tout haut, ceux du conseil des finances ce jour-là sans en savoir davantage que le public, ni même si l’affaire baiserait ou non le bureau de ce Conseil.

« Tout le monde assis, et Desmarets tirant un gros cahier de son sac, le roi prit la parole et dit que l’impossibilité d’avoir la paix et l’extrême difficulté de soutenir la guerre avaient fait travailler Desmarets à trouver des moyens extraordinaires qui lui paraissaient bons, qu’il lui en avait rendu compte et qu’il avait été du même avis, quoique bien fâché d’être réduit à ces secours ; qu’il ne doutait pas qu’ils ne fussent d’avis semblable après que Desmarets le leur aurait expliqué.

« Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et immédiatement après signée, enregistrée parmi les sanglots suffoqués, et publiée parmi les plus douces, mais les plus pitoyables plaintes. La levée ni le produit n’en furent pas tels à beaucoup près qu’on se l’était figuré dans ce bureau d’anthropophages, et le roi ne paya non plus un seul denier à personne qu’il faisait auparavant. Ainsi tourna en fumée ce beau soulagement, cette sorte de petite abondance, cette circulation et ce mouvement d’argent, lénitif unique du beau discours de Desmarets.


« Ainsi tout homme, sans aucun excepter, se vit en proie aux exacteurs, réduit à supputer et à discuter avec eux son propre patrimoine, à recevoir leur attache et leur protection sous les peines les plus terribles, à montrer en public tous les secrets de sa famille, à produire lui-même au grand jour les turpitudes domestiques enveloppées jusqu’alors sous les replis des précautions les plus sages et les plus multipliées, la plupart à convaincre et vainement, qu’eux-mêmes propriétaires ne jouissaient pas de la dixième partie de leurs fonds.

« Le Languedoc entier, quoique sous le joug du comité Basville, offrit en corps d’abandonner au roi tous ses biens sans réserve, moyennant assurance d’en pouvoir conserver quitte et franche la dixième partie, et le demanda comme une grâce. La proposition non seulement ne fut pas écoutée, mais réputée à injure et rudement tancée.

« Il ne fut donc que trop manifeste que la plupart payèrent le quint, le quart, le tiers de leurs biens pour cette dîme seule, et que par conséquent ils furent réduits aux dernières extrémités. Les seuls financiers s’en sauvèrent par leurs portefeuilles inconnus, et par la protection de leurs semblables devenus les maîtres de tous les biens des Français et de tous les ordres. Les protecteurs du dixième denier virent clairement toutes ces horreurs sans être capables d’en être touchés. »


Ce que Saint-Simon raconte comme fait accompli les clairvoyans l’avaient prévu, pendant l’enquête qui précéda la Déclaration du 14 octobre 1710. Depuis plusieurs années, en effet, le contrôleur général des finances, dont les embarras allaient croissant, avait songé à cet impôt du dixième sur le revenu général et il avait consulté de tous côtés, dès 1705, sur les moyens de le mettre en pratique. Un des intendans les plus éclairés, M. De Basville, intendant en Languedoc, lui répondit, le 11 octobre 1705, par une lettre remarquable dont voici les principaux passages :


« Après avoir bien examiné la proposition d’abolir la capitation et de faire payer le dixième des revenus aux particuliers, il m’a paru qu’il seroit dangereux de se servir de cet expédient, et qu’on ne pourroit pas s’en promettre aucun succès. Il est dangereux, parce que les peuples sont accoutumés à la capitation et ne le seroient de longtemps à ce dixième, qui sera très difficile à établir. Il faudra des années entières pour vaincre les difficultés ; on a besoin d’un secours prompt et facile, et l’on ne doit pas croire que l’on n’ait pas une extrême répugnance à déclarer son bien et à révéler le secret de sa famille.

« C’est la dernière des extrémités, et si contraire au génie de la nation qu’il ne peut lui arriver rien de plus insupportable. Ainsi, l’on doit s’attendre à des déclarations qui ne seront point sincères. Comment obliger un marchand, un homme d’affaires, un usurier, à déclarer ce qu’il a d’argent ? S’il faut faire sur cela une inquisition pour les condamner au quadruple, elle sera d’une longueur infinie, et vouloir présumer que l’on déclarera de bonne foi et sincèrement ce qu’on possède, c’est présumer que les hommes seront justes et raisonnables dans leur propre intérêt, ce que l’on ne doit pas attendre de la plupart. Mais, sans s’étendre trop au long sur les grands inconvéniens qui se trouvent dans cette proposition et qui paroissent d’abord, il ne faut la considérer que par rapport aux biens et aux personnes. Quant aux biens, ou ils sont en fonds, ou en argent. S’ils sont en fonds, les cultures emportent la moitié des fruits, la taille en emporte presque le tiers en pays de taille réelle ; sur le surplus, il faut payer les charges extraordinaires, la capitation, et entretenir sa famille. Une infinité de gens sont dans cette espèce. Comment pourront-ils augmenter encore et payer au-delà de ce qu’ils payent ? Cela est impossible. Il faut bien prendre garde de ne pas raisonner dans cette affaire sur l’idée de Paris, où les biens sont mêlés et où sont établies les personnes les plus riches du royaume. Ceux-là pourroient payer le dixième de leurs revenus sans beaucoup s’incommoder ; mais, dans les provinces où la plupart des habitans vivent de leur domaine, il n’en est pas de même, et la charge est si forte qu’elle ne peut plus recevoir d’augmentation. Dans cette espèce toute la noblesse se trouve qui n’est pas du premier ordre. Quant à ceux dont le bien est en obligations et en billets, qui sont les plus riches du royaume et dont il seroit plus à souhaiter de tirer du secours, je crois pouvoir dire qu’on ne parviendra jamais à avoir des déclarations sincères, et, chacun expliquant à sa mode les charges de son bien, les besoins de sa famille et la nature de ses dettes, il se trompera lui-même pour donner des déclarations qui ne produiront rien.

« J’ai parcouru les différentes conditions, et je trouve que, hors celles des financiers, des marchands et des usuriers, le reste paye déjà, par la capitation, le dixième ou à peu près, et le profit ne vaudrait pas la peine de faire ce grand changement ; et il seroit à craindre qu’en quittant un de ces recouvremens et voulant établir l’autre, on ne les perdît tous les deux. Cela se peut connoître par une estimation sur toutes les facultés des particuliers, que l’on connoît assez dans les provinces.

« On trouve, en entrant dans le détail, que les officiers de justice, que les gentilshommes, que les bourgeois payent déjà, communément parlant, le dixième. A quoi serviroit-il de faire un si grand changement et de causer un déplaisir aussi vif aux familles que celui d’être obligé de révéler leurs facultés, sans en tirer une utilité évidente ? Cela seroit bon dans un pays qui ne payeroit ni taille ni capitation.

« Ne voyant donc pas, ni de possibilité pour un prompt secours, ni d’utilité, et beaucoup d’inconvéniens, il me semble qu’il n’est pas à propos de s’exposer à tous les mouvemens qui pourroient arriver dans la conjoncture présente pour un établissement aussi contraire à l’inclination et au goût de tout le monde, et qui produira dans la plupart tout le chagrin et tout le déplaisir que l’on peut attendre. On a toutes les peines du monde à faire lever la taille et la capitation : il faut souvent y employer les troupes en cette province. Comment peut-on espérer de faire facilement cette nouvelle levée, qui sera encore bien plus désagréable ? Sur quoi il faut observer que l’on perdroit la capitation des artisans, des domestiques, des paysans, de la plupart des marchands, qui n’ont pas de revenus fixes, et dont le bien consiste en marchandises ; et cette perte seroit peut-être plus grande que le profit qu’on tireroit du dixième des revenus de ceux qui en ont. »


Il n’est pas un mot dans cette lettre, comme dans le récit de Saint-Simon, qui ne s’applique aussi exactement aujourd’hui au projet d’un impôt sur le revenu général qu’autrefois à la taxe du dixième, parce que le cœur humain n’a pas changé, ni les intérêts, ni la nature des choses, ni l’horreur de notre race pour l’arbitraire et pour l’inquisition, ressorts essentiels de tout impôt personnel sur le revenu, qui est, qui fut, qui sera, toujours suivant l’expression de M. De Basville : « la dernière des extrémités, et si contraire au génie de la nation qu’il ne peut lui arriver rien de plus insupportable. »

Les suites de la Déclaration de 1710 furent ce qu’elles ne pouvaient pas ne pas être. Malgré la volonté si puissante du roi, malgré les efforts d’une administration non moins centralisée, non moins assouplie et obéissante, mieux armée encore que celle d’aujourd’hui, l’ordonnance royale ne put être vraiment exécutée. L’universalité et l’énergie des résistances sont saisissantes. Le Parlement de Dijon donne le signal, et le procureur général, M. Quarré, en envoyant ses remontrances, le 3 janvier 1711, insiste sur le trouble déjà causé dans le public, en Bourgogne.

En Lorraine, une lettre du contrôleur général à M. De Saint-Contest, intendant à Metz, en date du 19 février 1711, montre que « les mouvemens » sont tels dans cette généralité que Sa Majesté est toute prête à des arrangemens. En Bretagne, le Parlement lui-même ne paye pas. « Le premier président et le procureur général, écrit, le 20 février 1711, M. Ferrand, intendant de la province, se sont seuls acquittés. » La résistance va si loin que, en 1712, les huissiers n’osent plus porter les contraintes. En Béarn, la correspondance échangée entre le contrôleur général et l’intendant, M. De Barrillon en 1711, puis en 1712 et 1713 M. De Harlay de Célys, son successeur, montre que les troubles furent poussés non seulement jusqu’au refus de l’impôt, mais jusqu’au a soulèvement, » à Sauveterre notamment. En Languedoc, mêmes désordres (lettre de M. De Basville, du 1er décembre 1711). De même, de toutes parts, plaintes, protestations, refus de payer, séditions populaires : à Lyon et dans les environs (lettres de M. Méliand, intendant à Lyon, en 1711, 1712, 1713) ; — à Tours et environs (lettres de M. De Chauvelin, intendant, en 1711 et 1712) ; — à Soissons et environs (lettres de M. d’Aubonne, intendant, en 1714) ; — dans la généralité de Moulins (lettres de Turgot, en 1711 et 1713) ; — en Picardie (lettres de M. De Bernage, intendant à Amiens) ; — dans la généralité de la Rochelle (lettres de M. De Beauharnais, intendant, en 1712), etc.

Quant au résultat financier, il fut presque nul. Un « Mémoire sur le dixième » non daté, ni signé, rédigé après 1750, évidemment d’origine administrative[1], fournit à cet égard, et aussi sur les édits qui suivirent, les renseignemens les plus intéressans. On y voit, par exemple, que, l’impôt du dixième ne produisant pas les effets attendus, le contrôleur général des finances, « pour se procurer une ressource plus prompte, » fit décider, le 20 décembre 1710, « un emprunt de 3 millions dont on promettait le remboursement au mois d’avril suivant sur les fonds provenant du dixième ; on accordait 10 pour 100 d’intérêt. Cet emprunt ne rendit rien du tout. « Il était bien difficile, ajoute le Mémoire, de fixer, à l’égard des gens d’affaires, commerçans, etc., le dixième des profits qu’ils étaient en état de faire relativement à leurs entreprises, à leurs traités et à leur commerce. On prit le parti de leur faire faire une avance considérable au roi, et, pour y parvenir on créa, par un édit du mois de janvier 1711, 600 000 livres de rente sur l’Hôtel de Ville, et on les obligea de faire les fonds de ces rentes suivant des rôles qui furent arrêtés au Conseil. (C’était l’emprunt forcé, dont la Révolution devait, quatre-vingts ans plus tard, renouveler si tristement l’expérience.) Ceux qui refusèrent de fournir un contingent furent taxés considérablement, et ceux qui souscrivirent, affranchis. L’édit prononça les peines les plus rigoureuses contre ceux qui n’apportaient pas de capitaux au Trésor royal ; on leur interdit les fonctions des offices dont ils étaient pourvus ; on les déclara déchus des intérêts qu’ils pouvaient avoir dans les affaires du roi ; également, pour leurs veuves et leurs héritiers. »

En définitive, après sept années de luttes, de bouleversemens dans tout le royaume, il fallut renoncer à l’impôt du dixième ; une ordonnance du mois d’août 1717 le supprima. Cependant la leçon ne suffit pas. Le 5 juin 1725, il était rétabli sous forme de cinquantième sur le produit brut, afin, pensait-on, d’éviter les difficultés engendrées par les stipulations de la Déclaration de 1710 qui tendaient à faire porter l’impôt sur une sorte de revenu net. Le cinquantième n’étant ni moins arbitraire ni moins inquisitorial que le dixième, les mêmes résultats se produisirent aussitôt. La Bourgogne encore donne le signal. Quelques jours à peine après l’ordonnance, le 7 août, les « gens tenans la Cour de Parlement du Roy à Dijon « envoient à leur « très honoré et souverain Seigneur leurs très humbles et très respectueuses remontrances, » mais très catégoriques et très vives, sur « sa déclaration du 5 juin dernier pour la levée du cinquantième du revenu des biens, » et concluent en montrant « combien de procès, de querelles et de disputes, combien de vexations sous l’auguste nom du Roy ruineront les cultivateurs et, en moins de douze ans, rendront les campagnes désertes et les terres incultes. Il est même à craindre que les gens de la campagne ne regardent leur propre pays comme une terre ingrate et n’aillent en chercher d’autres dans les États voisins. »

Alors commence cette incroyable agitation, cette série d’édits, d’ordonnances, de déclarations se contredisant, se modifiant réciproquement, cherchant vainement à résoudre le problème insoluble qui consiste à établir « le revenu » ou « les revenus » de chaque contribuable personnellement considéré. Comment, non point résumer tous ces documens, mais même en dresser la liste complète ?

En 1727, ordonnance supprimant celle du 5 juin 1725, à partir du 1er janvier 1728 ;
Le 17 novembre 1733, rétablissement de l’impôt du dixième sur le modèle de la déclaration de 1710 ;
En 1736, suppression de l’impôt à partir du 1er janvier 1737,
Le 29 août 1741, rétablissement du dixième, d’après les rôles de 1734, avec nouvelles déclarations par les nouveaux propriétaires ;
Le 19 mai 1749, suppression du dixième, transformé en vingtième, par l’édit de Machault ;
Le 7 juillet 1756, établissement d’un second vingtième ;
En 1760, établissement d’un troisième vingtième ;
En 1763, suppression de ce troisième vingtième, le double vingtième, ou dixième, subsistant ;
En 1767, 1768, 1771, etc., nouvelles ordonnances encore, toujours parmi les plaintes, les protestations, les procès, les soulèvemens, à l’occasion de l’arbitraire de l’impôt et des formalités vexatoires et inquisitoriales de son établissement ; parmi les remontrances les plus courageuses des Parlemens, tant sur ces dixièmes, vingtièmes, cinquantièmes, que sur la Taille personnelle elle-même, formes diverses de « l’impôt sur le revenu global, » pour employer la formule actuelle, ou même de l’impôt sur « les revenus. » Ce ne sont plus ici des opinions individuelles de philosophes, d’économistes, d’écrivains, d’historiens, mais des opinions délibérées émanant des corps constitués les moins suspects.

Après le rétablissement du dixième, par exemple, le Parlement de Bordeaux était allé, en mars 1749, jusqu’à rendre un arrêt défendant aux receveurs d’exiger cet impôt, sous « peine de punition corporelle, » et d’Argenson, en apprenant cette décision, écrivait dans ses Mémoires : « Cela pourrait être suivi d’une révolte populaire, car le Parlement ne parle pas pour ses droits et pour ses hautaines prérogatives, mais pour le peuple, qui gémit de la misère et des impôts. » Après ledit de mai 1749, changeant le dixième en vingtième, les États de Bretagne et les États de Languedoc, notamment, s’étaient formellement opposés à ce que les agens de l’administration procédassent même aux évaluations nécessaires pour asseoir l’impôt. Mais écoutez, au sujet du même édit, la protestation qu’adressent au roi les « présidens et gens tenant sa cour de Parlement en Flandre. » L’adresse tout entière est à lire[2]. Elle établit d’abord la situation de la province ; ses coutumes ; combien la prospérité du commerce, de l’industrie et de l’agriculture y est ancienne ; quelles sont les mœurs, quel est le régime des impôts, et comment tout cela va être profondément troublé, ruiné par le système nouveau du vingtième et par l’obligation pour les contribuables de déclarer leur revenu. La protestation ajoute ensuite :


« Nos provinces doivent tout ce qu’elles sont au commerce et à l’agriculture et la levée du vingtième par déclaration détruirait l’un et l’autre.

…………………………………

« Si l’on en vient là, Sire, c’en est fait de la Flandre ; le commerce fait subsister la moitié de ses habitans ; il faudra qu’ils cherchent à vivre ailleurs à mesure que le commerce cessera ou s’affaiblira.

« L’autre moitié, qui vit de la culture et des fruits de la terre, ne sera pas moins malheureuse, si la levée du vingtième par déclaration a lieu. L’agriculture est l’amie et la compagne inséparable du repos d’esprit et de la sécurité ; le laboureur n’est capable et ne peut être occupé que d’un objet ; tranquille sur tout le reste, il ne doit connoître et craindre que les vicissitudes des saisons ; l’embarras des affaires, l’inquiétude des procès sont pour lui plus terribles et plus ruineuses que la fureur des élémens.

« Ces malheurs seroient d’autant plus sensibles à nos habitans qu’ils les ont ignorés jusqu’icy ; les impositions de la campagne ont toujours été réelles en Flandre ; la répartition en est faite suivant d’anciens cahiers formés il y a plusieurs siècles ; chaque morceau de terre y est cotisé à une somme qui n’a jamais varié pour chaque centième ou vingtième. Le nombre de ces centièmes ou vingtièmes augmente ou diminue suivant les besoins de l’Etat, et il est annoncé chaque année par les chefs des administrations du pays. A la vue de leur ordonnance, le païsan connoît d’un coup d’œil sa redevance, et il la paie promptement et presque sans regret, parce qu’il la paie par habitude, parce qu’on la lui demande avec douceur, sans menace et sans formalité, parce qu’il sçait qu’elle est réglée et revue par de sages concitoyens qui partagent le fardeau qu’ils imposent et le remettent sans déchet entre les mains de Votre Majesté.

« Ce sistème heureux, et par conséquent nécessaire, dont la constance et la tranquillité des opérations sont la base et le fondement, ne sçauroit subsister avec les nouveautés, les recherches et les menaces.

« Les ministres de nos Rois ont tenté plus d’une fois d’introduire dans nos Provinces les traités et les régies pour les affaires extraordinaires ; mais ces épreuves, courtes et infructueuses, n’ont servi qu’à les convaincre que la voie d’abonnement y étoit la seule compatible avec l’intérêt de Votre Majesté et la constitution du pays, parce qu’elle est la seule qui, ne changeant rien à la forme de son administration, ne trouble ni la perception de vos deniers, ni les esprits des habitans. Or, quel étrange bouleversement ne causeroit pas dans l’un et dans l’autre la levée du 20e, par déclaration ! La lecture seule de l’édit du mois de may a répandu la consternation dans la province : que doit-on attendre de son exécution ? Les noms de directeurs, de contrôleurs, de commis ont frappé en même temps les oreilles et les cœurs : que ne feront point leur établissement et leurs fonctions ! Le contraste continuel qu’il y aura entre la répartition des impositions anciennes et celles du 20e, les mouvemens, les variations, la gêne qu’entraîneront les déclarations des biens, les chicanes, les amendes, les contraintes, et en un mot les vexations de tout genre que produira la vérification de ces déclarations, toutes ces tracasseries également inouïes, inutiles et ruineuses, dégoûteront, décourageront un peuple qui ne connoît après Dieu et son Roy quelles usages et son repos. »


La Cour des aides elle-même, dans ses remontrances du 14 septembre 1756, n’est pas moins énergique. Après avoir exposé les dangers et les funestes conséquences des vingtièmes, qui ruinent le commerce, ralentissent, suspendent toutes les affaires : « Il a fallu, — dit-elle, — recourir à des évaluations arbitraires, et ceux qu’on a cru devoir assujétir aux vingtièmes d’industrie sont obligés d’attendre leur sort d’une décision qui ne peut être rendue que sur des estimations incertaines… Que d’abus doivent naître d’une autorité arbitraire ! A combien de haines, de vengeances et de vexations de toutes espèces ne doit-elle pas donner lieu ! »

Ecoutons encore la Cour des aides sur la taille, dans ses remontrances du 9 juillet 1768 :


« La taille est généralement regardée comme le plus dur de tous les impôts ; le poids en est supporté par les citoyens les plus pauvres et les plus utiles : l’arbitraire y règne et on l’aggrave encore chaque jour, en feignant de vouloir le détruire ; la taille éteint toute émulation et toute industrie, parce que l’industrie est tantôt un motif, tantôt un prétexte d’augmentation de taxe. »

Encore la taille reposait-elle sur une base fixe et déterminée à son origine même. Le roi en arrêtait tous les ans le brevet, ou le montant, et cette somme totale à obtenir était ensuite répartie entre les généralités ; — puis, par les intendans, entre les paroisses de chaque généralité ; et c’était dans chacune des paroisses que les collecteurs et les commissaires des tailles évaluaient les revenus de chaque taillable. Combien leurs excès, leurs abus d’autorité n’eussent-ils pas été plus grands si rien ne les eût arrêtés, s’ils n’avaient pas trouvé une limite naturelle à leurs caprices dans celles mêmes de la somme fixe à recueillir ! Les collecteurs et les commissaires atténuaient les cotes pour eux et pour leurs amis, et les surélevaient pour les autres. » De laboureur à laboureur, avait dit Vauban, le plus fort accable le plus faible. » Combien ces dangers ne seraient-ils pas aggravés dans les systèmes actuels de l’impôt sur le revenu, qui ne serait plus un impôt de répartition comme la taille, mais un impôt de quotité permettant aux « commissaires » de ruiner leurs adversaires politiques !

C’est tout un volume qu’il faudrait écrire pour analyser les documens de ce genre. Je dois cependant en mentionner un dernier, dont le caractère est particulièrement significatif ; ce sont les « remontrances du Parlement au Roi sur les vingtièmes, arrêtées le… janvier 1778, et présentées au Roi le… du même mois » (le manuscrit des Archives nationales ne porte pas d’autre date, ni d’autre indication), rédigées probablement par le Parlement de Paris. Ceux qu’intéresse la question doivent lire en entier ces Remontrances qui résument toute l’histoire des impôts sur le revenu de 1710 à 1778. J’en cite seulement le début :


« Sire,

« Votre Parlement, frappé des plaintes qui s’élèvent de tous côtés, au sujet des vingtièmes, eût trahi ses devoirs envers la nation et compromis les intérêts de Votre Majesté, s’il avait négligé de prendre ce grand objet en considération.

« En conséquence, il a chargé votre Procureur général de s’informer des abus pratiqués dans le ressort, et les réponses des substituts ne permettent pas à votre Parlement de révoquer en doute ces abus déjà notoires.

« Ils sont effrayans par leur espèce et par leur nombre.

« En effet, Sire, depuis 1771, dans toutes les élections du ressort, le pouvoir arbitraire des ministres, des commissaires départis, des directeurs, des contrôleurs, se produit, se déguise, s’étend sous mille formes, qui toutes se ressemblent en un seul point, savoir que les vingtièmes sont imposés sans mesure, et perçus sans modération.

« Ces rigueurs excessives ont pour première cause deux lettres missives d’un ministre, qui n’a pas craint en 1772 d’envoyer aux commissaires départis un ordre circulaire d’augmenter les rolles des vingtièmes dans la proportion que lui seul avait fixée.

« Pour se procurer cette augmentation, on a exigé des déclarations nouvelles ; sans égard à ces déclarations, on s’est permis des vérifications illégales ; une armée de contrôleurs ambulans s’est répandue dans le royaume, tous les moyens que l’avidité du fisc ou la rivalité des contribuables pouvaient s’imaginer ont été mis en œuvre. Telle est, Sire, la substance des plaintes dont votre Parlement doit se rendre enfin l’organe auprès de vous ; en voici les détails.

« Les informations prises par le Procureur général de Votre Majesté ont fait connaître :

« Qu’on a méprisé les déclarations ;

« Que la représentation des baux n’a servi à rien ;

« Qu’on a tenté par tous les moiens possibles de découvrir les titres de propriété ; qu’une instruction envoyée aux commissaires départis faisait une loi précise de ces tentatives inouïes.

« On s’est ouvert par menace ou par adresse les archives des seigneurs.

« On a fait des perquisitions aux bureaux des controlles.

« On n’a pas respecté les dépôts des notaires.

« Une lettre d’un controlleur à un gentilhomme du Poitou renferme les détails des idées arbitraires qui dirigent les préposés, et des vexations réservées aux citoyens qui, par courage… ou par nécessité, se retranchent dans les termes des loix.

« Ces vexations annoncées par cette lettre du dernier des sous-ordres, au nom de votre autorité qui s’étonne sans doute d’un tel organe, ont dévasté toutes les élections.

« Au défaut et même au mépris des déclarations renouvelées des baux représentés, les controlleurs ont estimé les terres sur des vérifications trompeuses, exagérées au gré de l’ignorance, ou de la passion.

« Le controlleur procède à l’estimation des terres de toute une paroisse avec les sindics sans collecteurs, il y procède seul.

« D’autres fois, il appelle à lui des paysans pris au hazard, et leur demande le prix des terres.

« L’estimation d’un seul de ces paysans, plus forte en somme que chacune des autres qui devroient l’emporter par le nombre, est pourtant préférée, et si l’estimation de tous déplaît au controlleur, il n’en tient pas compte et substitue la sienne.

« On estime des valeurs idéales.

« On impose le loyer imaginaire des châteaux habités par les Seigneurs.

« On impose comme revenu le prix des bois de haute futaye, qui paient tous les droits des immeubles.

« On impose les avenues, les potagers qui suffisent à peine aux frais de l’entretien, à la consommation du propriétaire, et dont une loi très sage affranchit pour le propriétaire toutes les productions des droits d’entrée aux barrières des villes.

« Les droits seigneuriaux les plus minutieux, les plus casuels, et dont le recouvrement est le plus épineux, sont taxés dans ces calculs.

« Les non-valeurs et les réparations n’y sont pas détruites.

« Des enfans partagent le bien de leur père et se voyent imposés pour chacun des lots de la même somme que leur père l’était lui-même pour le bien partagé.

« Des revenus sont déclarés, établis, vérifiés, et quelquefois le propriétaire est imposé, non sur son bail, non pas même sur la vérification, mais sur le prix du contrat d’acquisition ; on cotte les convenances, les fantaisies de l’acquéreur.

« Des manœuvres connues ont fait hausser le prix des bleds : c’est le moment qu’on a choisi pour estimer les terres ; ce moment a passé, les manœuvres ont disparu, le prix des bleds diminue et l’estimation ne change pas.

« On a vu des cottes augmenter du quart, de la moitié, même des deux tiers.

« On se plaint à la fin, on présente requête, mais, avant d’être écouté, il faut payer, ou l’on est poursuivi sans ménagement, la provision est accordée aux préposés.

« Ce mal une fois fait, le commissaire départi renvoyé le contribuable au Directeur des vingtièmes qui s’adresse au controlleur, premier auteur du mal, dont il finit par être juge.

« A-t-on justice, elle n’est pas complette. La surtaxe exigée d’avance n’est pas restituée, la cotte n’est diminuée qu’au Rolle de l’année suivante.

« Tel est, Sire, le tableau effrayant, mais fidèle des vexations multipliées sous le poids desquelles tous vos sujets gémissent dans les pays d’élections.

« Et ces vexations, ordonnées d’un trait de plume par un ministre dans une simple lettre, ont été transformées en principe et réduites en art par un commis dans une instruction digne des recherches les plus rigoureuses suivant la loi.

« Les Déclarations, Sire, sur les vingtièmes, sont récentes et bien connues.

« La première est du 14 octobre 1710 : Daignez vous rappeler les circonstances… »


Les « Remontrances » retracent alors le tableau de la France à cette époque et ensuite toute l’histoire des édits et des mesures fiscales qui suivirent la Déclaration de 1710. Elles montrent la série ininterrompue des abus, des illégalités, des violations des principes « de la monarchie française et de tout État bien ordonné » dont le royaume, depuis plus de soixante ans, « est inondé. » Aussi « toutes les élections sont-elles ravagées par des hommes sans frein, comme sans titre, qui sont, aux yeux de la justice, des concussionnaires, » — le seul moyen de rendre les « impôts légitimes étant d’écouter la nation, » — et la nation n’ayant jamais été même entendue, pour consentir ces impôts. Elles terminent en conjurant le roi de ramener son « empire aux vrais principes. »


Il est aisé d’imaginer les conséquences financières et économiques de la taille, des vingtièmes, des cinquantièmes, de toutes les formes de l’impôt sur le revenu essayées par l’Ancien Régime, quelles que fussent les améliorations que certains ministres voulussent y apporter. Vainement, par exemple, rendit-on les rôles fixes, pour atténuer l’arbitraire ; l’invincible répugnance des contribuables ne faiblit pas. Ainsi, en novembre 1771, Terray avait ordonné une nouvelle évaluation des revenus d’après les mesures les plus soigneusement, les plus équitablement calculées ; on y trouve, avant la lettre, tous les soucis, toutes les sollicitudes de M. Rouvier. L’échec ne fut pas moins complet que celui des précédentes entreprises. Nous voyons, par le rapport de Calonne aux Notables, du 23 février 1787, que dix ans après, sur 22 508 paroisses, 4 902 seulement avaient opéré la révision ordonnée, tant les résistances locales avaient été générales et vigoureuses, tant le mécontentement avait été universel à cause « des investigations gênantes de la part du fisc, et chaque particulier se sentant menacé. »

Au point de vue économique, on sait quels obstacles aux progrès de l’agriculture, de toute industrie, apporta si longtemps un tel régime, qui faisait considérer par chaque contribuable toute amélioration de son sort comme une nouvelle cause de tracasseries et de charges fiscales.

« M. De Choiseul-Gouffier voulant faire à ses frais couvrir de tuiles les maisons de ses paysans exposées à des incendies, ils le remercièrent de sa bonté et le prièrent de laisser leurs maisons comme elles étaient, disant que, si elles étaient couvertes de tuiles au lieu de chaume, les subdélégués augmenteraient leurs tailles, » — raconte Chamfort dans ses Caractères et Anecdotes.

Arthur Young, qui vit si clairement chez nous des choses que personne ne voyait, dans son Voyage en France de 1787, 1788, 1789, signalait avec une admirable clairvoyance les résultats de la taille au point de vue de notre agriculture : « De là, de pauvres bestiaux, des misérables outils et des fumiers mal tenus, même chez ceux qui pourraient en avoir d’autres (t. II, p. 207). »

Si bien que, le jour où la nation est consultée, à la veille de la réunion de ces États généraux qui vont devenir l’Assemblée nationale de 1789, le cri est unanime, et toute la France répète avec l’assemblée provinciale du Berry dans ses procès-verbaux (t. I, P- 77) :

« La crainte de payer un écu de plus fait négliger au commun des hommes un profit qui serait quadruple !… »

C’est là, du reste, ce que Forbonnais avait parfaitement démontré longtemps auparavant, dans ses Recherches et considérations sur les finances de la Finance depuis 1595 jusqu’en 1722, en racontant l’expérience tentée pour la première fois à Lisieux, par l’arrêt du 27 décembre 1717, transformant la taille personnelle en taille proportionnelle et réelle (c’était notre impôt foncier actuel), et en montrant les excellens résultats de ce système, qui avait supprimé toute vexation, toute inquisition, tout arbitraire.

« Le Conseil, — dit-il, — avait commencé à exécuter les grands desseins qu’il avait annoncés aux peuples en corrigeant le plus funeste de tous les abus qui puisse se rencontrer dans la perception d’un impôt. L’arbitraire de la taille personnelle, qui a si vivement frappé tous les ministres compatissans et éclairés, reçut un frein pour la première fois par l’établissement de la taille proportionnelle » (qui fixait l’impôt par rapport aux fonds occupés, et non plus par rapport aux revenus du contribuable). — « Cet arrêté transporta les habitans d’une telle joie que les réjouissances publiques durèrent pendant plusieurs jours. Depuis, toutes les paroisses des environs supplièrent instamment que la même grâce leur fût accordée… Des raisons qu’il ne nous appartient pas de deviner firent rejeter ces demandes. » Le fisc abandonna peu à peu, même à Lisieux, ce système d’impôt qui avait « réjoui » les contribuables !

On essaya cependant quelque chose de semblable dans certaines campagnes, mais on échoua, parce que « l’on dénatura le système, en voulant imposer le fermier à raison de son industrie particulière (c’est-à-dire de son revenu général), au lieu de l’imposer uniquement à raison de l’occupation du fonds. Dès lors l’arbitraire continue ses ravages, éteint toute émulation, et tient la culture dans l’état languissant où nous la voyons… »

Il fallut attendre la Révolution française et le décret du 11 octobre 1790, rendu sur le rapport de La Rochefoucauld, pour que le système de Lisieux fût repris, généralisé, décidant que désormais l’impôt serait réel, c’est-à-dire frappant les choses, par conséquent universellement égal pour tout le monde, et non plus personnel, c’est-à-dire arbitraire. Le rapport déclarait qu’on ne verrait plus ces systèmes détestés transformant « la fixation de la cote de chaque contribuable- en un procès entre lui et le percepteur. »

Ecoutez d’ailleurs le rapporteur lui-même s’adressant à l’Assemblée nationale dans la séance du 11 septembre 1790 :

« Deux questions importantes ont été l’objet de la plus sérieuse attention de votre Comité (de l’Imposition), lorsqu’il a dû fixer son opinion sur les bases de la contribution foncière. La première a été de savoir s’il vous proposerait de l’établir sur une quotité de revenus, comme le vingtième, ou d’une somme fixe qui se répartirait en proportion de ces mêmes revenus. La seconde, s’il vous proposerait la perception en argent ou en nature. Plusieurs écrivains célèbres en économie politique ont posé en axiome que le souverain, monarque ou nation, avait un droit de co-propriété sur tous les fonds de l’État, et qu’il devait en percevoir une certaine quotité pour l’employer aux frais du Gouvernement et de l’Administration. Le Comité, au contraire, a pensé que les besoins de l’État doivent être la seule mesure des contributions ; que, ces besoins étant variables, la somme des contributions doit y rester toujours exactement proportionnée ; que les propriétaires, quand ils se sont soumis à fournir à ces besoins, ne se sont pas démis d’une partie de leurs propriétés ; qu’il fallait donc s’en tenir à ce principe véritable : que la contribution doit être fixée d’après les besoins de l’État reconnus et déclarés par les représentons du peuple, et que, par conséquent, la contribution doit être une somme déterminée.

« Si de cette considération constitutionnelle on passe au mécanisme de l’assiette et de la perception, on verra naître de grands avantages de la détermination dans la somme de la contribution ; en effet, pour celle de la quotité, la fixation de la cote de chaque contribuable est un procès entre lui et le percepteur, procès auquel tous les autres sont indifférons ; car l’idée générale qu’il y aura nécessité d’augmenter le taux, si le produit total de la contribution ne rapporte pas assez, est insuffisante pour exercer cette surveillance qui s’établit tout naturellement lorsque chacun est intéressé à ce que son voisin paie ce qu’il doit payer. Votre Comité a donc pensé, à cet égard, que la contribution doit être une somme déterminée. »

L’Assemblée nationale espérait bien que la France en avait fini avec le tribut des vieux âges, l’instrument d’oppression, de spoliation, de privilège, du plus fort sur le plus faible, et l’Adresse aux Français, qu’elle publia, le 24 juin 1791, au sujet des nouvelles contributions, dégage en ces quelques lignes toute la philosophie de la longue et cruelle expérience du passé :

« Vous voyez, citoyens, que toutes les contributions nouvelles, dont l’Assemblée nationale vient de vous exposer les motifs et les principes, comparées aux anciennes impositions de la même nature, présentent de grands soulagemens pour les contribuables et un respect attentif pour la liberté.

« Vos représentans, regardant comme leur premier devoir d’établir et de consolider votre liberté, sachant par leur expérience et par les instructions que vous leur aviez données, que les visites domiciliaires et les vexations qu’elles entraînent sont insupportables à des hommes libres, se sont crus religieusement obligés de repousser toute idée, tout projet d’impositions dont la perception aurait exigé que l’on pût violer l’asile sacré que chaque citoyen a droit de trouver dans sa maison, lorsqu’il n’est prévenu d’aucun crime. Vous leur aviez dit unanimement combien vous étiez indignés de pouvoir être injuriés chez vous par le soupçon réel ou simulé d’une fraude que vous n’aviez pas commise ; de pouvoir être poursuivis de jour et de nuit, troublés dans votre travail, troublés dans les plus intimes douceurs de votre vie domestique ; forcés d’ouvrir votre porte à des inconnus qui venaient chez vous quelquefois sur la dénonciation calomnieuse d’un ennemi mais toujours avec intérêt de vous trouver coupables de quelque usage de votre liberté, transmué par des lois absurdes en délit fiscal, et qui devenait contre vous le sujet d’un procès ruineux ou d’un accommodement coûteux et perfide. »


« La taille personnelle était arbitraire et les citoyens craignaient de se livrer à quelques jouissances, parce que tout signe d’aisance attirait sur eux une augmentation désordonnée d’impositions. Il en résultait dans la plupart des habitations champêtres une négligence, un dénûment, une insalubrité très nuisibles au bonheur et à la conservation des contribuables. »

Arrêtons-nous, pour le moment, sur ces mots. Ils résument toute l’histoire de l’Impôt sur le revenu, de l’impôt personnel sur le revenu global, et montrent, par ce qu’il fut sous l’Ancien Régime, pendant plus de huit siècles, ce que serait aujourd’hui, — singulièrement aggravé, — cet antique système, dont nos réformateurs contemporains s’enorgueillissent comme d’une découverte de leur génie.

Sans doute il est permis de dire avec certains économistes qu’on doit distinguer entre la taille personnelle et les impôts du dixième, du vingtième, du cinquantième ; que ceux-ci furent un effort vers la réalité de l’impôt, vers la suppression des privilèges et l’établissement de l’égalité. Mais il ne s’agissait pas ici de tracer en détail l’histoire technique de l’impôt sous l’ancien régime, d’en préciser les transformations théoriques, l’évolution idéale. Ce qu’il fallait, uniquement, c’est montrer que tous les systèmes aujourd’hui présentés comme des progrès nouveaux ne sont que d’anciens abus, condamnés irrévocablement par l’expérience comme par les principes. En fait, dans la réalité vivante, les choses furent ce qu’on vient de voir. La preuve est faite. Pour être exact et sincère, qu’on ne nous parle donc plus de réforme, d’innovation ; qu’on ne cherche plus à piper les dés et les électeurs ; qu’on donne aux projets de lois « tendant à l’établissement d’un impôt général sur le revenu, » à celui de MM. Combes et Rouvier comme aux précédens, leur véritable titre : « Restauration de la Taille personnelle de l’Ancien Régime supprimée par la Révolution française. »

Alors, au moins, on ne mentira pas.


JULES ROCHE.


  1. Voyez Archives nationales, K. 900.
  2. Voyez Archives nationales, K. 894.