L’Inde d’aujourd’hui d’après les écrivains indiens/02

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L’Inde d’aujourd’hui d’après les écrivains indiens
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 591-619).
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L’INDE D’AUJOURD’HUI
D’APRÈS LES ÉCRIVAINS INDIENS

II.[1]
L’ÉDUCATION EUROPÉENNE ET LA SOCIÉTÉ HINDOUE


>I

Depuis l’origine de la conquête, l’Angleterre a changé plusieurs fois de système en matière d’éducation. Lorsque cessa le monstrueux banditisme des trente premières années et que l’administration passa dans des mains honorables, quelques-uns des conquérans, qui avaient l’esprit tourné aux recherches philologiques et ethnographiques, s’avisèrent de demander à l’Inde, vénérable mère des peuples et primitive éducatrice du genre humain, certains trésors dont les exploiteurs du Bengale ne se fussent guère souciés. Ils se mirent en relation avec les pandits et encouragèrent de leur mieux l’étude du sanscrit, ainsi que la reproduction des vieux monumens littéraires de toute sorte. On devine combien rudimentaire était le système d’instruction publique possédé alors par l’Inde, après un siècle de brigandage et d’anarchie militaire : un grand nombre d’écoles villageoises où l’on apprenait à parler les dialectes populaires, à lire, quelquefois à écrire, avec quelques notions de calcul ; çà et là, des écoles sanscrites, misérablement installées, où des étudians faméliques travaillaient, jour et nuit, à acquérir l’intelligence de la langue sacrée. Ce qu’on nous raconte de leur zèle, de leur patience et du dénûment où ils vivaient rappelle les traditions à demi légendaires des universités médiévales. Étrange amour des vieux textes, dévotion désintéressée, mais aveugle, à une connaissance stérile, passion de lire, sans l’idée la plus lointaine de profit ou de progrès ; une génération utilitaire comme la nôtre, qui mêle une arrière-pensée pratique à toutes les questions de pédagogie et de littérature, comprend à peine ces choses, qu’acceptaient, pour leur part, sans difficulté, les Jones et les Wilson.

Aussi fondait-on, dès 1791, un collège sanscrit à Bénarès. En 1813, au renouvellement de la charte accordée en 1793, le gouvernement imposait à la compagnie l’obligation de dépenser, annuellement, un lac de roupies pour l’encouragement des études orientales. 25 000 francs ! Ce fut pendant vingt ans le budget de l’Instruction publique dans l’Inde. Avec cette faible somme, grossie de libéralités particulières, on réalisa quelques progrès dans la même direction. En 1821, on ouvrait un collège sanscrit à Pounah ; en 1824, à Calcutta ; en 1825, à Agra et à Delhi. Le gouverneur de Bombay, Elphinstone, était d’avis de prendre les dialectes populaires pour base de l’éducation nationale. A Madras, on fonda une école mixte pour concilier ces deux systèmes. Quant aux indigènes, ils réclamaient avec énergie, avec passion, l’enseignement de l’anglais. « Mange de ce fruit, dit le tentateur aux premiers humains, et tu seras semblable à Dieu ! » Les Indiens pensaient qu’ils seraient les égaux des Anglais, le jour où ils sauraient parler et écrire leur langue. De là un mouvement dont l’extraordinaire véhémence secoua ces races assoupies. Un voyageur raconte qu’en débarquant à Calcutta, il fut assailli par des mendians d’un nouveau genre. C’étaient des petits garçons qui imploraient, avec des larmes de supplication, des livres anglais. Le gouvernement fermait l’oreille à ces prières ; c’est en dehors de lui que fut ouverte, en 1828, la première école anglaise et que se créèrent successivement, à Calcutta l’Hindoo College, à Bombay l’Elphinstone College. Le succès de ces tentatives n’ébranlait pas encore les « Orientalistes, » c’est le nom qu’on donnait aux partisans du sanscrit dans le Conseil scolaire de la Compagnie, par opposition à leurs adversaires, les Anglicistes. L’entrée de lord Macaulay dans le Conseil en déplaça la majorité et en changea merveilleusement l’esprit. Il persuada à ses collègues que la diffusion de l’anglais était le seul moyen d’assurer le progrès intellectuel des natifs et leur assimilation à la race conquérante. Au renouvellement de la charte, en 1833, la subvention de l’Instruction publique avait été décuplée : on l’attribua tout entière à l’enseignement de la langue anglaise. En trois ans, le Bengale voyait créer quarante écoles, qui recevaient une population de 10 000 élèves. Ceux qui aspiraient au bienfait de l’instruction occidentale étaient si nombreux que la place manquait pour les admettre. Il fallait prendre rang et attendre son tour pour entrer dans ces collèges. Un nouveau pas fut fait en 1844 lorsque lord Hardinge établit un examen à la suite duquel était conféré un diplôme, sorte de certificat d’études, qui devait, pensait-on, ouvrir aux natifs l’accès des fonctions publiques. Très peu réussirent à passer l’examen, et ce petit nombre n’obtint pas les emplois espérés. Les illusions se ranimèrent en 1853, date à laquelle fut renouvelé encore une fois le privilège de la Compagnie. Cette circonstance solennelle servit de prétexte à beaucoup de promesses et d’occasion à quelques actes. Un ministère de l’Instruction publique fut établi. On élabora le plan des trois universités qui, en 1857, s’ouvrirent à Calcutta, à Madras et à Bombay, et auxquelles s’ajoutèrent plus tard celles du Pendjab et d’Allahabad. On a vu combien d’ambitions avait éveillées parmi les Indiens l’organisation du Civil Service et comme ces ambitions ont été tristement déçues. L’Inde compte une vingtaine de ses enfans dans les hautes fonctions administratives ; en revanche elle possède plusieurs milliers de bacheliers. Le lecteur peut déjà mesurer et mesurera encore mieux tout à l’heure ce qu’il y a d’ironique dans une telle compensation.

Jusqu’en 1854, on avait donné peu d’attention à l’enseignement populaire. Le progrès continu de la démocratie dans la métropole a renversé la proportion qui existait entre l’instruction universitaire et l’instruction primaire, en sorte que le budget de la seconde coûte aujourd’hui trois fois plus que le budget de la première. Il est juste de rappeler ici que les Universités indiennes n’ont que des examinateurs et point de professeurs ; que, par conséquent, l’enseignement supérieur est abandonné à l’initiative privée. Quant à l’enseignement primaire, il a deux degrés. Dans les écoles inférieures, on apprend la lecture, l’écriture, les premiers élémens du calcul et de l’arpentage ; les Middle Schools ont pour mission d’enseigner, en outre, quelques notions de géométrie, d’algèbre, de chimie, de botanique, de géographie physique et d’histoire. Le dialecte populaire est seul usité dans l’école inférieure ; dans l’autre, une part est faite à l’anglais qui, chaque année, gagne du terrain. Voici, d’après les chiffres les plus récens que j’aie obtenus, comment se répartit entre les trois ordres d’enseignement la proportion des natifs qui ont reçu quelque instruction. Sur mille « lettrés, » il en est 939 qui ont fréquenté l’école primaire inférieure, 57 qui ont passé par l’école mixte, et seulement 4 qui se sont élevés jusqu’à l’enseignement supérieur. Quant à la proportion des lettrés et des illettrés, elle a varié comme suit ; 1881 : lettrés 91, illettrés 909 ; 1891 : lettrés 109, illettrés 891. Quant à l’éducation des filles, elle est née d’hier, et on jugera du progrès obtenu quand on saura que, dans la présidence de Madras, on compte 4 filles sachant lire sur mille, et 10 dans la province de Bombay. Cependant, je vois qu’en 1893, une jeune femme a obtenu les « honneurs » au baccalauréat ès arts, dans l’Université de Calcutta, et que six autres ont passé l’examen d’entrée (matriculation). Je les plains autant que je les admire : rien ne doit être plus étrange ni plus pénible que la situation d’une bachelière dans un foyer hindou.

Il résulte de la statistique qui précède que vingt-cinq à trente millions d’Indiens (sur une population totale de 287 millions) reçoivent quelques élémens d’instruction ; que douze ou quinze cent mille connaissent le bienfait d’une instruction primaire supérieure ; et que plus de cent mille suivent un cours d’éducation analogue à celui de nos collèges d’enseignement secondaire. Il résulte aussi des programmes que j’ai brièvement indiqués que l’on s’efforce de donner à l’enseignement du peuple un caractère scientifique approprié aux besoins d’une race agricole. Je ne retrouve pas ce caractère dans l’éducation des hautes classes, où domine exclusivement l’enseignement littéraire. L’enseignement scientifique ne possède ni le personnel, ni l’outillage nécessaire. Les collections sont rares, les laboratoires insuffisans. S’il y avait des professeurs, il n’est pas certain que ces professeurs trouvassent des élèves. Une seule Université, celle de Bombay, délivre des diplômes de bacheliers es sciences, et ces diplômes sont bien moins recherchés que ceux du baccalauréat ès arts. Une idée qui, a longtemps prévalu chez nous demeure incrustée dans ces esprits : c’est que l’instruction est un ornement et non un outil, qu’elle a pour but non d’armer l’intelligence pour la lutte, mais de l’affiner, de la préparer à je ne sais quelle solitaire jouissance d’elle-même, d’augmenter, en un mot, sa valeur propre et non son énergie productive. À cette tendance héréditaire vers la rêverie et les vaines spéculations s’est ajouté longtemps le mirage du fonctionnarisme. Obtenir une parcelle d’autorité, en s’assimilant cette culture gréco-latine qui servait de passeport à l’entrée du service civil, ce fut, pendant plus de quarante ans, l’espoir de tout ce qui, dans l’Inde, s’élevait un peu au-dessus de la pauvreté générale et de la médiocrité intellectuelle. La nouvelle génération est aujourd’hui détrompée, mais cette course désespérée après un fantôme a laissé l’intelligence hindoue lasse, découragée, défiante de ses forces et comme dégoûtée d’elle-même. Elle s’use dans le vide, ne sachant où se prendre.

Si l’on suit ces cent mille jeunes hommes à travers les différentes routes de la vie, on en trouvera beaucoup qui se résignent à accepter des fonctions inférieures ; quelques-uns, ceux qui possèdent des capitaux, engagés dans cette industrie cotonnière dont la fortune est encore si incertaine. Bon nombre se font ingénieurs ; d’autres, — passant outre aux prescriptions brahmaniques qui identifient la dissection à un crime et remplacent l’anatomie expérimentale par l’anatomie révélée, — étudient la médecine sous des maîtres européens. Les légistes sont très nombreux et, dit-on, remarquablement habiles. Dans les langues populaires, qui ne servaient il y a un siècle qu’aux besoins journaliers, toute une littérature d’imitation s’est créée. La popularité des poètes peut se mesurer par ce fait que chaque village a le sien. Le Bengale, depuis cinquante ans, a produit beaucoup de romanciers, à la tête desquels marchait, il y a cinq ans encore, le célèbre Chatterji dont la réputation est venue jusqu’à Paris. Calcutta possède cinq théâtres, absolument semblables aux théâtres européens, sauf en ce point que les femmes qui assistent à la représentation sont invisibles aux autres spectateurs. C’est en 1859 qu’a été joué le premier drame moderne et, depuis, cette branche de production n’a plus connu de chômage. On cite telle pièce qui a été jouée plusieurs années de suite, tout comme Charley’s Aunt. Moderne, ai-je dit ? Le mot convient à peine pour caractériser des pièces qui mettent en scène les plus vieux mythes ou des épisodes de l’histoire religieuse contemporains de la domination musulmane. Le roman peint des mœurs plus nouvelles, mais avec un désir si évident de suivre des modèles anglais, qu’il semble, par momens, traduire au lieu d’inventer. D’ailleurs, une question préalable se pose : est-il possible d’écrire des drames ou des romans dans un pays où l’amour est, sinon supprimé tout à fait, du moins condamné au silence, où la femme a perdu sa place, comme je le montrerai bientôt, non seulement dans la vie sociale, mais dans la vie intime ?

Fort peu de gens sont assez riches pour acheter des livres, Encore existe-t-il un singulier malentendu entre le public, si rare, et les auteurs, si nombreux. En effet ceux-ci tiennent à écrire dans les dialectes indigènes, tandis que le public cultivé, par mode, par vanité, par curiosité insatiable des choses d’Occident, réclame des livres anglais. De là, manque d’harmonie, manque d’équilibre entre l’offre et la demande sur le marché littéraire. A part quelques journalistes et les auteurs de livres scolaires indispensables à l’enseignement primaire, nul ne vit de sa plume, nul n’est nourri par sa pensée. On m’a assuré que Chatterji n’avait jamais gagné plus de trois mille francs par an avec ses livres. Cet exemple est peu encourageant. Le moment est passé où, dans l’Inde, les écrivains vivaient, en courtisans, des munificences princières ; l’heure n’est pas encore venue où le public fera une liste civile à la royauté littéraire.

M. Bose donne une dernière raison de l’infériorité des Hindous dans ces nouveaux domaines où les a appelés l’imitation des littératures d’Europe. Cette raison n’étant pas de mon ressort, je la soumets aux physiologistes compétens. L’auteur indien que je suis pas à pas ne croit point que le végétarianisme soit compatible avec les grands efforts intellectuels. La dépense d’énergie provoquée par le travail cérébral exige impérieusement une réparation que ne fournit pas aux libres la misérable nourriture de l’Indien. Point de beefsteak, point de chefs-d’œuvre. La pensée hindoue est une anémique : il faut la mettre à un régime fortifiant. Mais le climat permet-il ce changement de régime ?


II

Donc, voici le bachelier pliant sous le poids de cet immense fardeau de connaissances dont il s’est chargé et dont il ne sait que faire. Rien de tout cela ne s’est incorporé à lui, n’a pénétré au fond de son être. Ce bloc de faits, de sentimens et d’idées qui constituent la civilisation occidentale, lui forme une âme seconde tout artificielle, tout extérieure, qui se superpose à la première, la cache et l’enveloppe. Point de mélange possible. Les notions acquises sont profondément imprégnées de christianisme. Monothéisme et monogamie, liberté, justice, égalité entre les classes, entre les sexes, entre les individus ; amour de la femme, respect de la mère, adoration de l’enfant, chaque ligne, chaque mot des auteurs qu’il a lus recèle et suppose tout cela. Alors, il rentre dans sa maison et dans sa pensée. Ce qui l’entoure, son vrai moi, tout donne le démenti à ce qu’on lui a enseigné, à ce qu’il a essayé d’assimiler.

D’abord, ses dieux.

La religion lui oppose un obstacle insurmontable, non par l’absolutisme de ses dogmes, qu’on veuille bien le remarquer, mais par l’invincible résistance, la raideur immuable des formes sociales avec lesquelles elle s’est identifiée. Le Brahmanisme est d’une tolérance unique : il autorise toutes les croyances, ou plutôt il se les annexe ; et, chose plus singulière, il les a toutes conservées. L’Inde n’a pas, jusqu’à présent, le sens historique ; elle n’est pas consciente de son évolution religieuse. Son passé lui apparaît en une vision simultanée, qui le lui rend à jamais présent. Ce qu’elle a cru à un moment de son histoire, elle se figure le croire encore et n’ose le désavouer. Le brahmanisme est une religion où tout est entré et d’où rien n’est sorti.

A eux seuls, les quatre Védas, surtout si on y joint les Brahmanas et les Oupanichads, couvrent de longs siècles et indiquent une évolution considérable. Max Muller a trouvé un mot ingénieux pour caractériser l’état religieux des premiers aryens qui conquirent l’Inde plusieurs milliers d’années avant notre ère. Ce n’était ni le monothéisme, ni le polythéisme, mais l’hénothéisme. Ils adoraient beaucoup de dieux, mais n’adoraient jamais qu’un seul dieu à la fois. C’est celui auquel on s’adressait, qui était le maître, le tout-puissant, le dieu des autres dieux. Ceux dont la vie se passait à méditer sur ces choses et à en instruire le peuple sentaient la faiblesse de cette conception et l’expliquaient en disant que les différens dieux ne sont que des noms différens donnés à la Divinité.

La religion était d’abord toute dans les rites et dans les sacrifices, sortes de marchés passés entre les hommes et les dieux, et où les prêtres servaient d’intermédiaires. Mais voici que, dans le second âge, apparaissent les deux doctrines du Bakhti et du Jaïna, c’est-à-dire les deux courans qui élèvent l’âme vers le Divin : d’une part, la Foi et l’Amour ; de l’autre, la Connaissance de l’être suprême. A peine né, l’esprit philosophique, qui ne se sait pas encore distinct de l’esprit religieux, élargit immensément l’Idée de Dieu. Il l’élargit tellement qu’elle déborde et enveloppe toute la nature. Et de là le panthéisme des Oupanichads, qui ravissait Schopenhauer et lui arrachait cette phrase d’admiration : « Il n’y a pas d’étude plus belle, plus haute, plus bienfaisante que celle des Oupanichads. C’est cette étude qui m’a consolé de vivre et qui me consolera de mourir. » Qu’enseignent les Oupanichads ? Que Brahma est la source spirituelle de tout ce qui vit. Il a engendré l’éther, qui a engendré l’air, qui a engendré le feu, qui a engendré l’eau, qui a engendré la terre. Puis vient le divorce inévitable, car le Panthéisme a deux expressions absolument ennemies, suivant que Dieu est tout ou que tout est Dieu. Tandis que le Panthéisme garde sa forme théologique avec Vyasa, dans ce terrible Vedanta qui fait le désespoir des métaphysiciens et dont on parle peu parce qu’on n’est pas sûr de le comprendre, il aboutit, d’un autre côté, à l’athéisme très net de Kapila, qui n’admet, dans le monde, d’autre substance spirituelle que l’âme humaine. A l’autre pôle du monde religieux, le bouddhisme était né et faisait son chemin parmi les humbles. Etait-ce une réaction contre l’abus des rites et des sacrifices ? Un développement de la doctrine de la Foi et de l’Amour ? Est-ce, comme M. Bose me l’assure, un mouvement anti-aryen, ou, tout au moins, extra-aryen ? C’est à de plus habiles à prononcer. Mais il est certain que le mouvement a tourné au profit des populations non-aryennes, que ces populations en ont fait un instrument d’affranchissement, de propagande, d’expansion et qu’elles ont, finalement, dégradé le Bouddhisme primitif, en lui imposant leurs tendances idolâtriques et fétichistes. Le Bouddhisme est vaincu, chassé de l’Inde après douze siècles de lutte, mais non sans laisser de profondes traces de son passage.

La floraison poétique qui avait succédé à la période philosophique et scientifique préparait la voie à ce retour offensif du Polythéisme, qui signale la période Puranique. Les anciennes divinités reparaissent avec toutes les grâces dont les ont parées le Mahabharata et le Ramayana. Elles portent des noms nouveaux ou, si elles gardent les anciens, elles ont reçu de l’avancement ; elles ont été promues d’une classe à une autre. Les héros passent demi-dieux ; les demi-dieux deviennent des dieux véritables ; les vieilles divinités védiques revivent, transformées, matérialisées, dans leurs modernes avatars. La religion hindoue se bifurque en Vaischnavisme et en Civaïsme. Le culte de Vichnou et celui de Siva ont, à leur tour, tant de subdivisions, et parfois si diverses, que la même doctrine engendre l’idéalisme le plus suave, l’ascétisme le plus rigide, en même temps qu’elle couvre les derniers excès du priapisme en délire.

Dans un pays où la pensée religieuse a tant varié, si souvent mué, où noter l’hérésie et comment la proscrire ? Pas d’hétérodoxie possible là où il n’y a point d’orthodoxie définie. Il paraît que l’esprit indien se refuse à concevoir la vérité comme opposée à son contraire ou comme distincte de son analogue. Il ne connaîtra donc jamais la proscription religieuse. Au frontispice de leurs lois, les brahmanes ont inscrit non seulement la tolérance, mais l’égalité des religions. « Plus il y a de fleurs dans un parterre, plus le jardin est beau. » La soumission des races autochtones par les Aryens, graduelle et pacifique, fut moins une conquête qu’un apostolat. Au temps de l’invasion musulmane, les deux cultes vécurent jusqu’au temps d’Aureng-Zeb dans une intimité qui, par momens, semblait promettre une fusion. Ramananda, Cabir, Chaitanya, les grands prédicateurs du moyen âge, appelaient autour d’eux, sans distinction de croyances, les hindous et les mahométans, et l’un de ces hommes présentait en exemples à la dévotion des fidèles Krichna et Ali comme deux avatars de la Divinité. Seule, la persécution d’Aureng-Zeb, le Louis XIV musulman de l’Inde, changea pour un temps cet état de choses et transforma la secte religieuse des Sikhs en une confédération armée. L’Inde était revenue à ses habitudes de tolérance lorsque commença la période anglaise. Elle rencontra une tolérance égale chez ses nouveaux maîtres. Tout occupée d’exploiter sa conquête, la Compagnie demandait des dividendes et non des conversions. Elle craignait fort qu’un réveil soudain du fanatisme, chez ses sujets hindous ou mahométans, ne vînt troubler ses opérations commerciales. Elle persécuta les missionnaires chrétiens, et on est fort amusé d’apprendre qu’en 1792 quelques-uns, des plus fougueux durent se réfugier chez les Danois à Scrampore, ou chez les Français à Chandernagor. Mais les évêques étaient puissans dans la métropole, et peu à peu, la Compagnie eut la main forcée. Une vaste propagande fut organisée et, dès lors, ne s’arrêta plus. J’en résumerai les résultats en deux mots : une défaite théologique signalée, une immense victoire morale, suivie d’une puissante réaction. Après un siècle d’efforts, toutes les communautés chrétiennes réunies comptent deux millions d’adhérens, sur une population de 287 millions d’âmes. La progression de ce nombre, d’un recensement à l’autre, paraît être en rapport avec l’accroissement normal de la population. Les conversions nouvelles ont lieu parmi les anciennes tribus indigènes, restées à demi sauvages, notamment parmi les Dravidiens, et on ajoute que ces conversions se produisent particulièrement en temps de famine : ce fait n’a pas besoin de commentaire pour ceux qui savent que les pasteurs distribuent le pain du corps avec le pain de l’âme. Mais les ressources dont est si abondamment pourvu le prédicateur anglican nuisent souvent à son succès. Il a femme, voitures, serviteurs ; il fait l’aumône au lieu de la demander. Cela ne s’accorde point avec l’idée que se fait le peuple de l’homme qui apporte la parole d’en haut. Comment leur persuadera-t-il de renoncer à tout, alors qu’il n’a renoncé à rien ?

Et pourtant l’influence du christianisme a été et est aujourd’hui bien plus considérable que ne pourrait le faire croire le misérable chiffre des conversions. Rien ne fera mieux apprécier, dans ses vicissitudes, cette influence indirecte que l’histoire abrégée d’une secte fameuse, la Brahma Samaj, qui, à divers momens de ce siècle, a rassemblé, dans un même effort et dans une pensée commune, les plus nobles esprits de l’Inde.

Elle a eu pour fondateur ce Rammohun Roy que j’ai le droit d’appeler grand, puisque, suivant la parole de Max Millier, « il réunissait les trois élémens de la grandeur : le désintéressement, l’honnêteté et le courage. » En effet, il n’a jamais songé à lui-même ; il n’a servi que les causes justes ; il n’a jamais reculé devant le labeur, le péril ou l’insulte. Je ne puis résister au plaisir de rappeler cette belle vie[2]. Fils d’un zemindar, son père l’exila à cause de la liberté de ses opinions. Rentré dans son pays après quatre ans, il occupa de hautes fonctions administratives au service de la Compagnie (1800-1814). Il savait à fond l’anglais, l’arabe, le persan, les dialectes populaires et le sanscrit : ses travaux de linguistique obtiennent encore le respect de nos orientalistes modernes. Retiré du service et fixé à Calcutta en 1814, il y fonda une société pour la prédication et la propagande des doctrines panthéistiques contenues dans les Oupanichads. Toujours sur la brèche, on le voit discutant avec les chrétiens comme avec les Hindous, parlant et écrivant, multipliant les brochures et les conférences, imprimant un journal en bengali, coopérant à l’établissement du collège hindou de Calcutta, attaquant tous les abus à la fois, la polygamie, le suicide des veuves, et trouvant encore le temps, dans cette universelle et infatigable activité, dans cette existence qui était un combat de tous les jours, d’écrire des traités de géographie et de grammaire.

En janvier 1830, il louait à Calcutta un appartement où chaque samedi les membres de la Brahma Samaj s’assemblaient pour prier. Le service, très simple, se composait d’une lecture des Vedas, d’un sermon et du chant des hymnes. La doctrine professée par la Brahma Samaj, c’était le christianisme unitarien sous une forme orientale. Rammohun Roy était tellement d’accord avec l’Unitarisme anglais qu’il convertit, dit-on, à cette croyance un missionnaire baptiste.

La Brahma Samaj était encore dans sa nouveauté première lorsque Rammohun Roy fit un voyage en Europe. Il y parut comme envoyé du Grand-Mogol qui l’avait revêtu du titre de rajah, et il obtint du parlement l’abolition définitive du Sati (suicide des veuves par le feu). Mais il ne devait pas revoir son pays, et les os de ce grand serviteur de l’Inde reposent loin d’elle, dans un cimetière voisin de Bristol.

La Brahma Samaj sembla frappée de mort avec son chef. Elle ne comptait plus que 83 membres lorsque Davendra Nath Tagora la ressuscita en la rapprochant plus encore du déisme rationaliste et en la séparant de plus en plus de l’Hindouisme. Rammohun Roy s’était tenu fidèle aux Védas, interprétés dans le sens monothéiste ; son successeur admit les Védas comme « une lecture édifiante » mais se refusa à y voir « des livres sacrés, à l’égal de la Bible et du Coran. » Les jeunes anglophiles de cette génération témoignaient en mille façons, qui n’étaient pas toutes de bon goût, leur mépris pour les vieilleries védiques. Il ne leur suffisait pas de manger du bœuf pour narguer la religion, ils allaient jeter les os dans le jardin des dévots, qui ne savaient comment se purifier de cette souillure. C’était la vague positiviste qui, après avoir passé sur nous, venait déferler aux bords du Gange.

Mais un nouvel esprit entra dans la Brahma Samaj, et par conséquent dans la jeunesse cultivée, en 1857, avec Keshab Chandra Sen. C’était un tout jeune homme, au tempérament sacerdotal, doué d’une éloquence fascinatrice, et qu’enveloppait une sorte d’atmosphère religieuse. Nommé ministre de la Brahma Samaj, il se brouillait, en 1866, avec Tagora et les autres directeurs du mouvement, entraînant à sa suite, dans son schisme, tous les élémens vivaces et ardens de la Société. Soudain élargie, la nouvelle Brahma Samaj envoya de tous côtés des missionnaires. Dans cette même année 1866, Keshab donna des conférences sur le Christ qu’il déclarait « supérieur au niveau de l’humanité » et en qui il saluait « le régénérateur de notre race. » Il faisait plus que l’adopter : il le revendiquait. « C’est en Asie, disait-il, qu’a paru le Christianisme et qu’il a grandi ; ce sont des Asiatiques qui l’ont fait. Jésus est un Asiatique. Oh ! quand je songe à cela, je le sens plus près de mon cœur ; mon amour pour lui devient cent fois plus grand. Oui, il est le représentant de ce qu’il y a de plus noble dans l’humanité, mais il y a en lui je ne sais quelle grandeur que l’Asie peut seule donner. Qu’on médite là-dessus et peut-être que cette pensée diminuera un peu le sentiment d’aversion et de dédain que les chrétiens d’Europe montrent aux Asiatiques. » On avait vu, dans ces mots, une adhésion à la divinité du Christ. Dans de nouvelles conférences, faites cinq mois plus tard, à l’hôtel de ville de Calcutta, il expliqua sa pensée et lui imprima un sens carlylien. « Tout grand homme, dit-il, est à la fois humain et divin. » Mais il allait connaître, par son expérience personnelle, combien peut être périlleuse la confusion des deux élémens. Pendant la tournée oratoire qu’il fit à Bombay et dans les provinces du Nord-Ouest, il provoqua des manifestations d’enthousiasme vraiment gênantes. A Monghyr, les gens se jetaient à ses genoux, touchaient ses vêtemens, l’appelaient « seigneur, maître, sauveur, frère cadet de Jésus. » — « Je sens que je deviens dieu, » eût-il pu dire, en répétant la parole fameuse, non plus avec cet ironique désenchantement qui en faisait le dernier mot du mépris de soi-même et des autres, mais dans le désarroi d’une imagination troublée et d’une conscience qui perd pied dans l’orgueil.

Pourtant il réagit contre cette légende qui l’enveloppait et menaçait de l’étouffer. Il démentit, par la voie des journaux, toute prétention à la divinité, comme, chez nous, on désavoue une candidature académique. Après quoi, il partit pour l’Angleterre, qui ne le divinisa pas, mais qui le « lionisa ». Il parut dans 70 assemblées religieuses ou populaires, harangua 40 000 personnes ; dans un meeting monstre, convoqué à Hanover Square, des représentans de onze sectes vinrent lui dire adieu et se nourrir de sa parole une dernière fois.

Hélas ! il y avait un snob dans le prophète. Keshab, en 1878, fut ébloui à l’idée de marier sa fille à un idolâtre, au fils du Maharajah de Kouch-Bchar. La Brahma Samaj jeta les hauts cris. Les statuts de l’association prescrivaient, pour ses-membres, un certain rituel qui avait reçu la sanction légale et qui excluait le mélange de toute cérémonie païenne. Keshab protesta que le mariage de sa fille serait célébré dans les conditions voulues. C’était une de ces unions providentielles où l’amour joue le rôle de missionnaire et qui donnent à Dieu des provinces. Un télégramme reçu deux jours avant la cérémonie lui apprit que le mariage devrait se faire d’après toutes les vieilles formes hindoues, et Keshab se soumit. Un grand nombre de ses disciples l’abandonnèrent ; il resta seul, avec ses amis personnels, dans son sanctuaire désert, sous la protection de la police. Alors le « maître » s’avisa que l’idolâtrie avait du bon. « Après tout, écrivait-il dans son organe, le Mirror of India, qu’est-ce que l’idolâtrie ? C’est l’idée de Dieu décomposée en une infinité de petits fragmens. Les dieux sont les morceaux de Dieu. Chacun d’eux n’est que la réalisation concrète d’un attribut divin, considéré à part. » C’est ainsi que Keshab, pour avoir voulu marier sa fille au fils d’un rajah, était ramené à l’hénothéisme des Vedas et fermait le cycle de cinq mille ans.

Cette lamentable histoire ne finit pas là. Keshab étant mort en 1883, un nouveau schisme parut prêt à se déclarer parmi les quelques héritiers de sa flottante doctrine. Protap Chandra avait été élu ministre, mais il ne lui était pas permis de s’asseoir dans la chaire de Keshab. Plusieurs fois il l’escalada et plusieurs fois on l’en fit descendre. Cela dura presque aussi longtemps que la querelle des chanoines et du chantre, immortalisée par le Lutrin et le dénouement ne fut pas moins comique ou, — si l’on veut, — moins triste. Protap Chandra reçut licence de s’asseoir dans la chaire, mais non sur le coussin du maître. Ainsi mourut cette petite église qui se proposait d’éclairer l’Orient et l’Occident.

Quel est, actuellement, l’état d’esprit des hommes qui appartiennent à ce groupe, ou à des associations analogues ? Beaucoup sont arrivés à l’athéisme pratique, à un parfait nihilisme religieux ; d’autres, en plus grand nombre, sont retournés silencieusement à l’ancienne foi et ont été ressaisis par les subtiles influences idolâtriques qui émanent du milieu et des traditions. Peut-être est-ce là surtout une question de climat. De même que la nature tropicale transforme en arbres nos arbustes, l’Inde fait des dieux de ceux que nous appelons des grands hommes. Nous leur votons un piédestal, et l’Inde leur accorde un autel. Il y a douze ans, un curieux personnage mourait dans un village sur les bords de l’Hougly, à quelques lieues de Calcutta. C’est là que s’était écoulée toute sa vie. Que faisait-il ? Absolument rien. Il méditait. On venait le voir, causer avec lui, et, peu à peu, on tombait dans un état intellectuel exquis, qui tenait de la torpeur et de l’enthousiasme.

Au retour d’une visite faite à Ram Krichna, — c’était le nom du solitaire, — un des principaux leaders du néo-hindouisme écrivait ces lignes caractéristiques : « Ma pensée flotte encore dans l’atmosphère lumineuse qui enveloppe cet homme extraordinaire ; mon esprit n’a pas encore rompu le charme de cette mystérieuse et indéfinissable émotion qu’il répand autour de lui. Qu’y a-t-il de commun entre nous, entre moi, l’Indien civilisé, presque européanisé, à demi sceptique, et lui, le pauvre illettré, à demi idolâtre ? Comment se fait-il que je passe de longues heures à l’écouter, fasciné, ravi, moi qui ai entendu Disraeli et Fawcett, Stanley et Max Millier, moi, l’ardent disciple du Christ, l’ami des missionnaires au large et généreux esprit, moi, l’un des plus énergiques et l’un des plus laborieux promoteurs de la Brahma Samaj ? » Et il ajoutait : « Je ne suis pas le seul. Bien d’autres sont venus interroger Ram Krichna et ont subi son ascendant. » Ram Krichna était trop humble pour enseigner, mais il laissait tomber des paraboles qui éclairaient vaguement les problèmes de l’âme par des comparaisons avec les phénomènes du monde physique. Il avait longtemps observé les pratiques musulmanes et il inclinait respectueusement la tête au nom de Jésus. Il semble que, pour lui, s’exhalât de toutes les religions quelque chose qui était la Religion : une suprême abdication de l’être humain dans l’humilité et dans l’amour.

Depuis sa mort, Ram Krichna est considéré comme une nouvelle incarnation de la divinité. On célèbre chaque année l’anniversaire de sa naissance et, dans le sanctuaire qui lui a été érigé, c’est un savant professeur de chimie qui préside aux cérémonies du culte. Vingt jeunes hommes qui ont reçu le bienfait d’une éducation supérieure ont fondé une sorte de couvent près du lieu où Ram Krichna a passé sa vie. Là, ils mènent une existence ascétique et, deux fois par jour, se réunissent pour adorer la photographie du dieu, placée sur un autel avec ses pantoufles, couvertes chaque matin de fleurs nouvelles.

L’adoration des pantoufles de Ram Krichna, voilà où aboutit un siècle d’influence chrétienne et de culture occidentale ! Après cela, on comprendra aisément que les sectes populaires qui, au XVe et au XVIe siècle, ont dû leur naissance à de généreuses idées d’égalité et de solidarité, soient arrivées peu à peu à s’enfermer dans un cercle de pratiques grossièrement païennes. Peu importe leur théologie : elles ont toutes pour trait commun l’adoration du gourou. Celui qui porte ce nom est une idole vivante, et cette forme de l’idolâtrie est la pire de toutes, car un morceau de bois ou de pierre peut être un symbole : un homme, fût-il un saint, n’est qu’un homme, et le gourou est souvent tout le contraire d’un saint. Sa divinité, pour comble, est héréditaire, sauf certains cas où intervient l’adoption. Il parcourt le pays, pour se montrer à ses fidèles et surtout pour recueillir l’impôt dont s’alimente son revenu. Des éléphans, des chameaux, des musiciens lui forment un cortège semblable à la procession-réclame d’une ménagerie en voyage. Qu’on ne croie pas que les orthodoxes méprisent ces exhibitions charlatanesques. Les brahmanes s’approchent du gourou avec respect et mangent pieusement les restes de sa nourriture.

Rien à attendre de ces sectes pour la régénération morale de l’Inde. Le chiffre total de leurs adhérens n’atteint pas aujourd’hui deux millions. Aussi bien, il faut le répéter encore, la question du nombre n’est rien. Je devais employer ici la méthode si longtemps appliquée aux civilisations antiques, l’étude exclusive d’une élite. L’histoire de la pensée religieuse dans l’Inde au XIXe siècle ne pourra être que l’histoire de la Brahma Samaj, de l’Arya Samaj et des autres sociétés analogues, c’est-à-dire l’histoire de quelques milliers d’intelligences. Elles ont tenté de réformer l’Hindouisme et l’Hindouisme les résorbe.


III

Ainsi, le Brahmanisme s’est ouvert devant l’idée chrétienne, il s’est effacé et comme humilié pour lui livrer passage, puis s’est lentement redressé, refermé derrière elle, comme la jungle derrière le cavalier. Tout autre a été son mode d’action et son système de défense dans les questions sociales. Là, il s’est montré intransigeant, irréductible. Quelques réformes, il est vrai, ont eu lieu. D’abord la puérile, la malencontreuse réforme du costume qui a consisté dans l’adoption du vêtement européen, à l’exception du chapeau et du col de chemise. Puis l’inutile réforme de l’ameublement. Quelques coussins empilés dans un coin étaient autrefois les seuls meubles qu’on pût apercevoir dans une maison hindoue. On y voit maintenant, çà et là, des chaises et des sofas qui proviennent des magasins de Tottenham Court Road. En un siècle, les Hindous ont presque appris à s’asseoir. Enfin il y a l’importante réforme de la nourriture, l’abandon du végétarianisme qui s’identifiait en beaucoup de points avec la croyance religieuse. Encore cette réforme est-elle loin d’être universellement acceptée, et l’on sait que la vue des étalages des bouchers mahométans, — spectacle toujours dégoûtant, mais particulièrement offensif dans l’Inde, — a provoqué de furieuses émeutes à Calcutta. Les Hindous se sont résignés à boire de l’eau qui avait passé par des tuyaux et des aqueducs, au lieu de l’eau des fleuves sacrés. L’excommunication prononcée contre ceux qui voyageaient au-delà des mers a perdu beaucoup de sa force. Les classes semblent un peu s’être mêlées dans les salons officiels, à table d’hôte, sur les bateaux à vapeur, dans les wagons de chemins de fer et sur les bancs des écoles. Cette fusion n’est qu’apparente. L’antique organisation demeure intacte. Les castes résistent à l’action de l’esprit occidental comme elles ont résisté, il y a trois ou quatre siècles, aux efforts des grands prêcheurs dont j’ai déjà prononcé les noms[3].

Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?

Dans une conférence récente, Mrs Annie Besant[4] présentait l’institution des castes comme le meilleur système social qu’ait vu l’humanité. Ne faut-il pas qu’il y ait une classe qui produise, par son travail : celle des ouvriers et des paysans ; une classe qui distribue les produits du travail : celle des commerçans ; une classe qui gouverne, conserve et défende la société, celle des rois, des magistrats, des soldats et des marins ; une classe, enfin, qui pense, qui enseigne et qui prie : celle des professeurs, des prêtres, des artistes et des hommes de science ? À cette répartition naturelle des fonctions et des forces, correspondent les quatre castes des Soudras, des Vaisyas, des Kchatriyas et des Brahmanes. Jusqu’ici rien qui différencie l’Orient et l’Occident, rien qui distingue les sociétés modernes des sociétés antiques. Où l’inde nous est supérieure, affirmait Mrs Besant, et, — en cela, elle a raison, — c’est que l’Inde n’a jamais donné pour base à son système social l’esclavage, ni pour couronnement la richesse. La hiérarchie des castes est une hiérarchie morale ; passer de l’une à l’autre, c’est assumer des devoirs de plus en plus lourds, des responsabilités de plus en plus hautes. Et par quels moyens a lieu le passage ? Sera-ce, comme dans nos démocraties d’Europe, par la furieuse compétition des talens, des passions et des intérêts, par l’accumulation, plus ou moins fortuite, plus ou moins légitime, de l’argent dans certaines mains ou du savoir dans certains cerveaux ? Non, mais par la mystérieuse promotion des âmes sur la liste d’avancement que détient le souverain juge, par la réincarnation. Elles débutent dans la plus basse classe, s’élèvent d’une caste à une autre, séjournant plus ou moins longtemps dans les étapes intermédiaires, suivant qu’elles ont plus ou moins de fautes à expier et de souillures à purifier, pour aboutir enfin au renoncement absolu et sublime. Alors ces âmes ont terminé leur pèlerinage terrestre, elles sont mûres pour le ciel.

Voilà un beau plan, si la réalité y répond. Mrs Besant est obligée d’avouer que le système des castes a beaucoup perdu de sa pureté première. Si elle consulte ses amis de l’Inde sur l’origine historique des castes, elle découvrira que cette « pureté première » n’a jamais existé, que les castes sont une institution essentiellement humaine, née des besoins, des ambitions et des préjugés, c’est-à-dire d’un mélange de bien et de mal ; qu’elle a dû son existence à des formations successives, jusqu’au jour où une conception théologique en a décrété la sainteté et l’immutabilité.

Primitivement, il n’y a eu que deux castes : les hommes à peau blanche, c’est-à-dire les conquérans aryens venus du Nord, et les hommes à peau foncée, c’est-à-dire les tribus autochtones qui habitaient l’Inde avant l’invasion aryenne. Ces Aryens étaient déjà une race religieuse et une race politique. Ils possédaient un millier d’hymnes. L’écriture n’étant pas inventée, on ne pouvait garder ces hymnes qu’en les confiant aux mémoires les mieux douées. De là naquit une classe d’hommes, analogues aux rhapsodes et aux bardes. D’utiles ils eurent soin de se rendre nécessaires, indispensables, en compliquant de mille manières le chant des hymnes, en attachant une tradition à l’émission de chaque syllabe, en y ajoutant certains gestes qui, avec le temps, devinrent des rites, et des sacrifices dont ils se réservèrent le secret. Lorsque le sanscrit, qui était la langue sacrée, devint la langue exclusive de la science, les brahmanes se trouvèrent désignés pour en être les dépositaires. Ceux qui avaient fait la conquête de l’Inde et qui continuaient à l’étendre tous les jours se sentirent jaloux des chanteurs d’hymnes, et la rivalité de ces deux groupes les sépara du reste de la nation, qui forma la troisième caste aryenne, le mot vaisyas, qui désigne les hommes de cette caste, étant dérivé du mot viz, qui signifie la totalité du peuple. D’innombrables sous-castes sont venues compliquera l’infini cette organisation. Elles sont locales ou professionnelles : des clans ou des corporations.

Ainsi ce système des castes est composite ; il a eu pour facteurs successifs la couleur, la fonction, la localité ; mais, une fois établi, il ne s’est prêté à aucun changement. Des hommes de la plus basse classe ont exercé les plus hautes fonctions. Il y a eu des rois soudras et même des dieux soudras. Des brahmanes ont été réduits par la pauvreté à se faire bouchers, danseurs, professeurs de musique, fauconniers, dresseurs de chameaux et d’éléphans, ouvriers ou laboureurs. On a vu souvent un brahmane cuisinier chez un riche soudra. Si bizarre que cela nous paraisse, un tel fait n’entraîne pas sa déchéance. Le brahmane reste brahmane et le soudra reste soudra. De même les petites castes gardent leur rang, même lorsque leur occupation professionnelle a subi les plus étranges vicissitudes, lorsque, d’infâme, cette occupation est devenue honorable, ou inversement. La caste délie les lois de l’évolution ; elle prétend ne pas sentir l’action du temps et, dans ce monde où chaque seconde amène un changement, rester à jamais ce qu’elle a été à un moment donné de l’histoire. M. Bose remarque qu’elle « empêche l’Inde de tomber comme elle l’empêche de monter. Elle fait obstacle au progrès ; elle fait aussi obstacle à la révolution. » Soit, mais l’expérience des Occidentaux en ces matières leur permet d’observer qu’un conservatisme sourd et aveugle est aussi un danger de révolution, et qu’une fois la digue rompue, le courant se précipite avec d’autant plus de furie qu’il a été plus longtemps contenu.

Quant au mépris de la richesse, c’est un sentiment que les philosophes approuvent fort, mais que les économistes ne s’auraient partager, parce qu’ils voient, après tout, dans la richesse le produit du travail et la création de l’intelligence. Ils se demandent si c’est tirer le meilleur parti des forces disponibles que d’isoler la raison et la vertu, en les comblant d’honneurs, dans une haute sphère où elles ne peuvent rien pour la direction de la société. Est-ce bien, d’ailleurs, à la raison et à la vertu que s’adressent les hommages des Hindous ? Dans l’homme de caste supérieure, ils révèrent uniquement le privilège de la naissance, qu’ils croient divin. Lorsqu’un brahmane cherche un mari pour sa fille, il ne considère ni la beauté, ni la jeunesse, ni la fortune du futur époux ; il s’inquiète peu de son intelligence ou de ses qualités aimables. Est-il de la même caste ? Est-il d’un clan égal ou supérieur ? Toute la question est là. Il existe dans le Bengale une classe curieuse de chemineaux : ils sont les héritiers d’un brevet de sainteté délivré à leurs ancêtres par un roi du XIe siècle, et ils vivent en exploitant cette sainteté héréditaire au point de vue matrimonial, comme un gentilhomme ruiné, chez nous, exploite ses parchemins. La polygamie permet à ces industriels d’étendre le cercle de leurs affaires et transforme la spéculation matrimoniale en une profession. En passant dans les villages, ils se marient, touchent leur prime et s’éloignent pour continuer leur tournée dans les bourgs prochains. On nomme cela le koulinisme.

Dans une société qui repose sur de tels principes, je ne vois ni place pour le mérite, ni avenir pour l’effort personnel, car l’organisation de la famille est encore plus anti-individualiste que celle de la caste. La famille hindoue s’étend, si je puis dire, en longueur et en largeur, bien au-delà des limites que nous assignons aux nôtres. Elle est composée de tous les supindas, c’est-à-dire de tous ceux qui reçoivent un morceau du pinda, ou gâteau des funérailles. En droit, sept générations peuvent réclamer leur part du patrimoine familial et vivre sous le même toit ; en fait, quatre générations s’y voient souvent rassemblées. Certaines familles comptent ainsi jusqu’à quatre-vingts membres et, n’étaient les exigences croissantes de la vie moderne, ce système se développerait au lieu de se restreindre. C’est le socialisme en miniature, moins l’obligation du travail. Chacun peut puiser au fonds commun ; nul n’est tenu d’y fournir sa quote-part, nul n’est invité à « gagner sa vie. » C’est le paradis des « parens pauvres, » des paresseux et des parasites.

Tout le fardeau des injustices de la caste et de la famille tombe sur la femme. Sa destinée, du berceau à la tombe, est si désespérément lugubre, si horrible, si dénuée de toute joie et de toute consolation qu’on hésite à la raconter, de peur d’être accusé d’exagération. Et d’abord, c’est tout au plus si on lui permet de naître. L’intruse en venant au monde met en danger l’âme de son père, car une descendance mâle peut seule lui gagner le ciel. « Si tu me donnes des filles et point de garçons, dit souvent le mari hindou à sa jeune femme, je prendrai une autre épouse qui te fera faire les gros ouvrages de la maison. » Dans la famille du brahmane, on a un autre motif encore pour envisager avec une sorte de terreur l’arrivée d’un enfant du sexe féminin. Il faut à tout prix marier ses filles et les marier à des brahmanes. Le mariage est une coûteuse cérémonie. On ne s’en tire pas à moins de mille francs. Pour peu qu’un homme ait trois ou quatre filles, le voilà ruiné. Ce calcul que j’emprunte, bien entendu, à un auteur natif, comme tous les faits de cette étude, prouve combien est grande la pauvreté, je pourrais presque dire la misère des hautes classes dans l’Inde.

On a donc recours à tous les moyens, humains et divins, pour se préserver des filles. Pendant la grossesse, on fait venir un saint homme qui sait des prières très efficaces pour changer le sexe de l’enfant à naître. Que si le saint homme a échoué et que la petite fille s’obstine à naître, on peut, avec une pilule d’opium, rendre très court son passage ici-bas. Ou bien encore on lui emplit la bouche d’une poignée de cendres brûlantes, à moins qu’on ne la jette aux bêtes des bois. Les âmes très tendres l’étranglent dans son sommeil, en murmurant une prière à Brahma : « Seigneur, renvoie-la vers nous sous la forme d’un garçon ! » Lorsque les lois anglaises ont assimilé ce fait à un crime, l’Inde a été plus surprise que si l’on avait déclaré punissables les ménagères pour avoir tordu le cou à un poulet dans leur basse-cour. Cette forme de l’infanticide a-t-elle entièrement disparu ? On se prend à en douter lorsqu’on voit que, dans l’Inde, le nombre des femmes est inférieur de cinq millions à celui des hommes.

D’ordinaire, cependant, on se résigne. Les amis sont réunis, attendent l’accouchement. Si c’est un garçon, le père, rayonnant, apporte la nouvelle ; c’est le signal de réjouissances sans fin. Sinon, il congédie froidement ses hôtes, en disant : « Il n’y a rien. » Rien, c’est une petite fille[5].

L’enfant est née, elle grandit. Malheur à elle si un petit frère est mort prématurément avant qu’elle vînt au monde, car on l’accusera d’avoir volé sa place et, tout le jour, les membres de la famille l’accableront d’injures. Mais supposons que cette première douleur lui soit épargnée. Pendant quelques années, elle peut croître en liberté, jouer à son aise, aller où elle veut. Ce ne sont pas les professeurs qui la tourmentent : on ne lui apprend rien, sauf quelques prières et les choses du ménage. Mais elle a cinq ans : il faut songer à la marier. Le barbier du village s’y emploie de tout son pouvoir. Quelquefois le hasard d’une rencontre en voyage suffit à décider ce grand événement. L’union est bâclée ; la mariée, — une enfant de six ou sept ans, — est remise à un étranger, à un vieillard, peut-être, dont on ne sait rien, sinon qu’il est de la caste voulue et du clan qui convient. Elle part vers un home inconnu, situé à l’autre bout du pays et ne reverra jamais les siens. Mais laissons les exceptions, envisageons le cas normal. Imaginons la petite fille mariée à un petit garçon dont les parens sont parfaitement connus des siens. Elle passe sous l’autorité d’une belle-mère qui croit que son devoir est de la « briser. » L’enfant apprend son nouveau métier, qui sera celui de servante. Elle vit confinée dans la cour intérieure, dans l’appartement des femmes. Le moment vient où le mariage doit être consommé. Il est hâté, je le veux, par le climat asiatique, mais il est hâté bien souvent aussi par la luxure du mari. Lorsqu’un homme fait, qui, parfois, pourrait être le grand-père de sa femme, s’empare ainsi d’une petite fille de dix ans et la soumet à son désir, quel nom donner à un tel mariage ? M. Malabari était encore tout jeune lorsqu’une nuit, dans Surate, il entendit les cris d’une de ces victimes. Il les entend encore[6], et ce souvenir a été une des premières causes de son apostolat.

La justice anglaise, demandera-t-on, n’intervient-elle pas dans de telles circonstances ? La justice anglaise se retranche volontiers derrière le respect hypocrite des institutions indigènes et de la vie privée. Mais, ici, elle fait plus, elle prête main-forte à l’attentat ; elle greffe la grossièreté britannique sur l’immoralité hindoue. Il existe une antique loi qui salit le Statut comme la loi du congrès salissait nos codes. Cette loi honteuse et brutale n’ose plus guère se montrer en plein jour dans une cour de justice anglaise ; le juge qui tenterait de s’en servir serait reconduit à coups de balai par les vieilles femmes de son quartier. Dans l’Inde, elle faisait encore bonne figure, il y a dix ans. C’est elle qui envoie l’homme en possession de sa propriété vivante, qui ferre la femme à son boulet, qui la condamne à une cohabitation quelquefois pire que le bagne. Cela s’appelle « Restitution du droit conjugal. » Il est bon de donner le nom de cette loi comme on donne le signalement d’un malfaiteur.

En 1887, une jeune fille noble, pure, intelligente, admirablement élevée, refusa de se livrer à un misérable auquel on l’avait fiancée lorsqu’elle était en nourrice. Elle s’appelait Rakhmabai. Le premier juge accueillit sa protestation, mais un second jugement, rendu par plusieurs magistrats réunis, prononça la restitution du droit conjugal. Elle n’obéit point : on la jeta en prison. Dans une lettre adressée à l’auteur de The Woman in India, pour lui annoncer le triste résultat de ses démarches, la pauvre prisonnière ajoutait : « Il n’y a rien à espérer pour la femme dans l’Inde. On prétend que mon malheureux procès aura pour effet d’améliorer son sort. Mais je n’en crois rien. Les maris, stimulés par leurs impitoyables mères, n’hésiteront pas à réclamer leurs droits, maintenant qu’ils ont la certitude d’avoir gain de cause devant les tribunaux… Vivons-nous sous l’empire des lois anglaises qui se vantent d’être justes pour tous ? Est-il vrai que nous ayons une femme pour souveraine ? » L’impératrice-reine n’entendit pas l’appel de l’affligée. C’est le choléra qui vint à son secours en la délivrant d’une vie détestée.

Tous les maris ne sont pas méprisables, toutes les belles-mères ne sont pas cruelles ; mais ce qui ne peut varier, c’est la position de la femme hindoue dans le société et dans la famille. Fiancée ou épouse, après comme avant le mariage, elle ne connaît pas la douceur d’être aimée. Pas de roman intime, d’idylle conjugale, pas de lune de miel : rien que l’accouplement légal. Le mari, dans la partie ouverte de la maison, vaque à ses affaires et reçoit ses amis. La femme n’a d’autre société que les autres femmes et d’autre occupation que les travaux de la cuisine et du ménage. Elle se lève respectueusement quand son mari ou son beau-père entre dans la salle, ne parle pas à moins qu’on ne l’interroge, ne prend point place à table avec son seigneur, mais doit se contenter de ce qu’il a laissé pour elle dans son assiette. Quand on est content d’elle, on lui donne quelques bijoux et quelques friandises. De vie intellectuelle, il n’en est pas pour elle. La religion est trop haute ; on lui défend de lire les Védas. De même qu’elle n’a d’état civil sur la terre que par son mari, elle n’a de chance d’entrer au ciel que s’il l’y conduit. En toutes choses sa vie et sa pensée ne sont que le prolongement, l’ombre, le reflet d’une autre pensée et d’une autre vie.

On a raison de lui défendre la lecture des Védas et des vieux livres sanscrits. Elle y verrait combien l’existence de la femme hindoue était différente de ce qu’elle est aujourd’hui, combien plus honorable, plus libre et plus douce. La femme avait alors un caractère, une personnalité ; elle vivait de sa vie propre, pensait, agissait, aimait, était aimée. Dans les héroïnes des légendes primitives, la grande vertu, c’est, déjà, le dévouement à l’homme, mais le dévouement à l’homme choisi, le dévouement qui ennoblit une Imogène et une Griselidis. Probablement la femme aryenne abusa de la liberté qui lui était laissée : d’où la réaction puritaine qui suivit et qui, après tant de siècles, pèse encore sur elle. L’homme, comme toujours, comme partout, dénonça lâchement sa complice : « C’est par elle que j’ai failli ! » Et la haine de la femme apparut chez les poètes comme chez les philosophes. Son cœur est « plus méchant que le cœur de la vipère, » elle est le « doux poison ; » elle est « la porte de l’enfer ; » elle est « impure comme le mensonge. » Il faut se garder d’elle et la garder contre elle-même. Manou, Wasichta, Yajnavalkya, tous les législateurs moralistes, qui, pour l’éternel malheur de l’Inde, ont confondu la loi religieuse et la loi civile, le catéchisme et le code, pensent d’elle plus de mal que La Rochefoucauld ou Stendhal. Ils s’ingénient à inventer des précautions contre ses astuces, des ruses contre ses artifices. Il est vrai qu’après avoir abominablement diffamé la femme, Manou s’écrie : « Tu révéreras ta mère comme un dieu ! » Mais ce mot ne signifie rien dans un pays où il y a trente millions de dieux, qui, pour la plupart, sont infâmes. Étrange dieu, dont le lot est d’obéir ! car Manou dit ailleurs expressément : « Jeune, la femme est gouvernée par son père ; mariée, par son mari ; vieille, par ses fils. Elle ne doit jamais être indépendante. »

Si pénible que soit la condition de la femme mariée, son sort paraît enviable si on le compare à celui de la veuve. Le veuvage n’est pas, comme chez nous, une épreuve qui appelle la sympathie ; c’est une déchéance et un opprobre, car il est considéré comme la punition d’un crime commis, dans une destinée antérieure, soit contre la foi conjugale, soit même contre la vie d’un mari. C’est pourquoi on retire à la veuve ses ornemens ; on lui rase la tête. Dorénavant elle vivra dans la pénitence, se nourrira exclusivement « de fleurs, de fruits et de racines. » Les joies humaines ne sont plus faites pour elle. Elle n’existe plus, elle est retranchée du nombre des vivans.

Une telle coutume semblerait déjà bien cruelle si elle concernait uniquement des femmes arrivées au dernier âge de la vie, dont les espérances ici-bas sont flétries et dont les pensées se tournent d’elles-mêmes vers les horizons ultra-terrestres. Mais parmi ces veuves, il en est de toutes jeunes ; beaucoup sont vierges ; quelques-unes sont des enfans âgées de moins de cinq ans. Elles devront rester à jamais fidèles à ce mort à peine entrevu, vite oublié. Défense de se marier une seconde fois. Si la veuve, cédant aux suggestions de la nature, se laisse séduire et que sa faute ait un résultat, elle n’a d’autre ressource que l’avortement ou l’infanticide ; sa famille, au besoin, lui impose l’affreux dilemme. Les enquêtes ouvertes à ce sujet[7] ont révélé des faits navrans ; elles ont montré à quel degré de férocité peuvent descendre des êtres humains, civilisés en apparence, pour se sauver du « déshonneur. »

J’ai dit que le veuvage était une sorte de mort civile et religieuse. A force de quintessencier et de raffiner là-dessus, les pharisiens de l’Hindouisme en vinrent à penser que la mort effective et véritable de la condamnée serait une application encore plus édifiante de leur principe. Une simple syllabe changée dans un passage du Rig-Véda en altéra la signification très claire et prescrivit le suicide de la veuve. Pour la décider au sacrifice, on entoura la cérémonie d’une sorte de pompe triomphale ; on persuada à la victime que ce court instant de souffrance assurait sa rédemption, celle de son mari et de tous les siens. Beaucoup se laissaient tenter par cette canonisation, par cette apothéose d’une heure. D’autres, pauvres âmes ! croyaient voir, au-delà des flammes, le mari que, malgré tout et surtout malgré lui, elles avaient aimé. Celles qui manquaient de conviction et de courage, on les stimulait, on les endormait, suivant les cas, au moyen d’une boisson enivrante ou stupéfiante. Le jour venu, si la douleur était la plus forte et si la malheureuse victime cherchait à s’échapper, le cercle des assistans lui barrait le passage. Ses frères, ses enfans, ses proches la repoussaient vers la flamme avec des phrases qui eussent été d’un burlesque fou, si elles n’avaient été d’un tragique achevé : « Tu veux donc nous déshonorer ? Tu ne nous aimes pas, tu n’aimais pas notre père, notre frère, tu n’as pas de cœur !… Allons ! ce n’est qu’un petit moment à passer… Songe que tu nous sauves jusqu’à la septième génération. » Ce langage est-il tout à fait nouveau pour nous ? N’est-ce pas ainsi, et d’une manière plus lâche encore et plus égoïste, qu’Admète parle à ses parens dans la tragédie d’Alceste ?

Quoi qu’il en soit, l’usage s’établit et demeura le privilège exclusif de la haute caste. Il eût fait beau voir que la veuve d’un soudra aspirât à un tel honneur ! On lui eût vite rappelé que le bûcher n’est pas fait pour les petites gens, pour ceux qui ne sont nés qu’une fois. Pour faire comprendre à quel point la mode et le snobisme s’en mêlèrent, je suis obligé d’accentuer les termes à outrance : se brûler vive sur la tombe d’un mari, ce fut le dernier mot du chic.

Les Anglais trouvèrent le satisme en pleine vogue. Avec cette indifférence dont les « administrations régulières » sont trop souvent capables, ils sanctionnèrent cette institution en la restreignant. Rien n’était plus contraire à l’esprit de la loi anglaise, qui assimile le suicidé à un assassin (felo de se), mais on avait promis de respecter les coutumes hindoues. On se contenta donc d’exiger de la Sati une déclaration, dûment certifiée, comme quoi elle se brûlait librement et de son plein gré. J’ai sous les yeux la statistique de ces suicides par le feu, de 1814 à 1829 ; elle est effrayante. Enfin Rammohun Roy vint démasquer le volontaire et homicide contresens qui avait coûté la vie à tant d’êtres humains. Dès lors la cruauté des brahmanes n’avait plus d’excuse. L’Inde avait pour vice-roi l’honnête, le libéral lord William Bentinck. Le parlement, — bien différent alors de ce qu’il est aujourd’hui, — eut un mouvement de généreuse indignation qui mit en déroute la politique égoïste de non-intervention et le bûcher des veuves fut aboli. Les Hindous se soumirent. En soixante-dix années on ne cite qu’un cas de révolte ouverte et quelques furtives contraventions dont la plus récente remonte à cinq ou six ans.

Interdire le suicide aux veuves, ce fut le premier pas ; autoriser le second mariage fut le suivant. Pour y atteindre, on procéda comme avait fait Rammohun Roy. On battit en brèche le préjugé religieux en prouvant que les Védas permettaient et encourageaient le second mariage des veuves. On n’eut pas de peine à y découvrir ce texte décisif : « Femme, lève-toi d’auprès de ce cadavre que la vie a quitté et prends la main de l’homme qui désire être ton mari. » Manou et Vasichta eux-mêmes, qu’on a vus si sévères pour les femmes, reconnaissaient la légitimité d’une seconde union pour la veuve dont le mariage n’a pas été consommé. Ces textes, avec tous les commentaires moraux et historiques qu’ils comportent, se trouvèrent réunis et discutés dans un livre publié en 1855 par un célèbre lettré, Isvara Chandra Vidyasagar. M. Bose nous explique d’un mot le caractère de cet homme de bien en disant : « Il avait fait sa fortune comme un Anglais, il la dépensa comme un Hindou. » Entendez par là qu’il la donna toute pour le soulagement des misérables et la propagande morale. Vingt mille exemplaires de son livre furent vendus en quelques mois. Le gouvernement, toujours timidement honnête et disposé à agir à la condition que les natifs prissent la première initiative, passa, l’année suivante, une « Résolution en Conseil » qui avait force de loi et qui autorisait les veuves des brahmanes à se remarier.

J’ai le regret de dire que les mœurs ont été, dans ce cas, plus puissantes que les institutions. En plus de quarante ans, c’est à peine si l’on compte cent veuves qui aient osé profiter de la faculté que leur conférait l’acte de 1856. Cependant le mouvement auquel se rattache le nom respecté de Vidyasagar était une étape nécessaire, et je devais lui donner sa place entre les deux réformateurs de la société hindoue, entre Rammohun Roy et Malabari. Il était réservé à notre contemporain et, — nous pouvons le dire avec quelque fierté, — à notre confrère de découvrir et de montrer que l’injustice dont souffrent les veuves n’est qu’un aspect, un détail, un corollaire d’un mal bien plus grave et plus étendu, le mariage enfantin. Unir des enfans, c’est attenter à la liberté de l’homme fait et de la femme adulte ; c’est retirer au mariage ce qui le consacre, l’épure et le fortifie, le libre choix, l’amour ; c’est condamner la race tout entière à une éternelle enfance en imposant ou en abandonnant la haute mission de procréer l’humanité de demain à des êtres débiles et imparfaits, dont la croissance intellectuelle et physique n’est point achevée. Voilà ce que M. Malabari exposait au vice-roi, dans sa résidence de Simla, certain matin de l’été de 1884, et lord Ripon, d’abord froid et réservé, se laissait peu à peu émouvoir. « Mais, dit-il en souriant, vous voulez m’entraîner dans un chemin où je rencontrerai des lions dévorans. » Malabari répondit doucement : « Mylord, je marcherai devant vous. Pendant qu’ils me mangeront, vous pourrez battre en retraite… ou passer outre. » Il tint parole.

Il parcourut l’Inde, fit des conférences, essuya une terrible opposition dans certains milieux réfractaires et rétrogrades, mais passionna, en faveur de la réforme, tous les cœurs généreux et les esprits intelligens. D’un autre côté, le gouvernement ouvrait une enquête, consultait ses agens. Fidèles à la vieille politique, routinière et prudente, que s’étaient transmise déjà cinq ou six générations d’Anglo-Indiens, les fonctionnaires répondirent presque unanimement qu’il fallait se garder de toucher à la législation domestique.

Malabari comprit que c’était à Londres qu’il gagnerait son procès. Il partit donc et passa dans la métropole l’été de 1890. De ce voyage et de ce séjour il a rapporté son volume, maintenant célèbre, the Indian Eye on English Life, l’un des plus personnels et l’un des plus suggestifs qui aient jamais été écrits.

En le lisant, nul ne se doute que ce rêveur, perdu dans la foule, ce promeneur aux sensations si délicates et au jugement si fin, qui a le loisir de tout voir et de tout méditer, emploie chaque heure, chaque minute de son temps à plaider la cause d’une race devant une autre race. C’est alors, pourtant, qu’il rédigeait son loquent Appel des Filles de l’Inde, qu’il réunissait dans une ligue puissante des femmes charitables et distinguées avec les sommités de la politique, de la littérature et de l’art, qu’il obtenait à la fois le patronage de l’archevêque de Cantorbéry, du cardinal Manning et du grand rabbin, qu’enfin il convertissait à sa cause Gladstone et Herbert Spencer. Il triomphait des scrupules de l’homme d’Etat et des objections du philosophe en prouvant à l’un que l’honneur du parti libéral était intéressé dans l’entreprise, à l’autre qu’en matière de législation matrimoniale, le véritable individualisme consistait à assurer la liberté des contractai. Peu après le retour de Malabari à Bombay, le bill désigné sous le nom d’Age of consent Act reportait de dix à douze ans la limite minimum du mariage effectif pour les femmes.

C’est peu de chose, sans doute, mais c’est quelque chose. Combien s’écoulera-t-il d’années avant qu’un nouveau pas soit fait, avant qu’un nouveau progrès s’accomplisse ? Nul ne pourrait le dire ; pourtant la voie est ouverte, il suffit d’y marcher. Sinon, les beaux discours du Congrès seront vains, et vains aussi les efforts de l’Inde pour s’assimiler la science européenne. Quand même elle réussirait à conjurer le péril économique qui tient la banqueroute suspendue au-dessus de sa tête, à écarter tous les fléaux, la famine, la peste, la misère, à atténuer l’esprit de caste, qui paralyse ses progrès, elle ne serait pas encore sauvée. Du chaos de ses croyances elle aurait beau dégager une religion monothéiste, imprégnée de la pensée chrétienne, sa régénération ne sera assurée que le jour où elle empruntera au christianisme une de ses conceptions les plus nobles et les plus fécondes, l’égalité de l’homme et de la femme, avec une nuance de respect et de tendresse pour celle qui, étant la plus faible, a le plus lourd devoir à remplir.

Si j’avais devant moi un de ces jeunes bacheliers de Bombay ou de Calcutta, qui portent en eux l’avenir et la pensée de leur race, je lui demanderais ce qu’il éprouve lorsque, après s’être pénétré de ce qu’ont dit et écrit nos maîtres sur le rôle auguste de l’épouse et de la mère, il rentre dans ce logis dont la construction seule révèle le divorce moral des sexes ; lorsque, cherchant sa femme, il aperçoit une petite servante de quatorze ans qui répand dans la cour les résidus de l’étable pour écarter les mauvais esprits ; lorsque, cherchant sa mère, il aperçoit une femelle qui dévore les restes laissés par son maître ou qui, accroupie sur un coussin, savoure le repos de la brute en aspirant la fumée de son houka ou en mâchant une feuille de bétel. Il serait obligé de m’avouer combien il lui est difficile d’aimer l’une et de vénérer l’autre de ces deux créatures qui ne sont propres qu’à recevoir des ordres ou des caresses, mais ne comprendront jamais un mot de ce qui se passe dans son cerveau et dans son âme.

Et je lui dirais : « O mon ami ! toi qui as tant appris et qui sais si peu de chose, la déchéance de ces femmes explique la tienne, leur servitude justifie ta servitude. Si durement égoïste, si maladroitement destructive que soit, sous ses apparences de modération et de justice, la politique de tes maîtres, ils continueront à te gouverner ; ils en auront le droit et, jusqu’à un certain point, la mission tant que, chez vous, l’élément constitutif de la société, la famille, sera vicié par une abominable iniquité, tant que celle qui doit partager avec toi les soucis, les joies, les responsabilités, l’éducation des enfans et le poids de la vie ne partagera que ta couche. Sache-le : il ne naîtra pas d’hommes libres de l’accouplement du maître et de l’esclave. Manou a dit un jour : « Là où la femme n’est pas honorée, la famille périt. » Assurément le sage se contredisait, mais quoi de plus humain ? C’est le seul moyen que nous connaissions d’avoir quelquefois raison. Ce jour-là, il était bien inspiré. Oui, la famille périt là où la femme n’est pas respectée ; elle se relève, et avec elle la société, les mœurs, la loi, la vie publique et l’idéal moral, lorsque la femme reçoit ce qui lui est dû. Écoute donc Manou, ou, ce qui vaut mieux, écoute ton cœur et ta raison. »


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1880, l’étude de M. le comte Goblet d’Alviella : Le Cinquantième anniversaire du Brahma Somaj ; une tentative de religion naturelle dans l’Inde.
  3. Voyez dans la Revue des 1er février, 15 mars et 15 septembre 1894 les études de M. Emile Sénart sur les Castes dans l’Inde.
  4. Annie Besant, Eastern Castes and Western Classes, a lecture. Madras and London, 1895.
  5. Pundita Ramabai Sarasvati, The high caste Woman in India. London. 1890.
  6. Dayaram Gidumal, Un Réformateur Parsi dans l’histoire contemporaine de l’Inde, trad. de l’anglais, préface par J. Menant, membre de l’Institut, introduction par D. Menant. Paris, 1898.
  7. Voir le rapport de Govind Nath (Bombay, 1892), et les articles du Spectator of India, passim.