L’Inde française/Chapitre 10

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 61-67).

CHAPITRE X

LE DÉSERT


Deux jours avant le passage de la malle royale au Caire, le télégraphe nous l’annonça, pour ainsi dire, à heure fixe. Nous avions arrêté déjà nos places pour la traversée du désert, celle de la mer Rouge dans toute sa longueur et celle de l’océan Indien jusqu’à Madras.

Aucun service français n’était installé encore sur la ligne des Indes, et le paquebot anglais passait devant Pondichéry, mais ne s’y arrêtait point. Nous étions donc obligés de pousser jusqu’à Madras, où le courrier faisait escale ; puis, revenant en arrière, de gagner par terre le chef-lieu des établissements français.

Dès que l’heure et le jour du départ nous furent indiqués d’une manière précise, nous fîmes immédiatement transporter à l’agence britannique le gros de nos bagages ; on chargea nos colis sur des chameaux, et ces animaux, sous la direction de leurs conducteurs, prirent le chemin du désert qu’ils ne cessent de parcourir que le jour où, accablés par les années et par la fatigue, ils tombent pour mourir sur cette route mouvante.

Trois heures avant l’arrivée de la malle, j’allai prendre congé de Soliman-Pacha et de Sadyck. Tous deux me comblèrent d’amitiés et de souhaits ; tous deux me firent promettre de les visiter au retour ; Sadyck insista même pour que je lui consacrasse plusieurs mois.

— Je vous conduirai sur mon bateau, me dit-il, à Thèbes et à Memphis ; je vous mènerai même dans mon palais du désert qui m’a coûté plus de millions qu’il ne vaut, car j’y ai tout fait porter : la terre, l’eau, le bois, le fer et le marbre. C’est original d’avoir une villa au milieu des sables, de n’être jamais sûr en s’éveillant de retrouver à portée du regard le jardin qu’on a planté à grands frais, et qu’un caprice du vent peut avoir emporté pendant la nuit à quelques lieues de vous.

Je promis à Sadyck de l’aviser de mon retour un mois à l’avance, et il me donna sa parole que rien ne l’empêcherait de venir m’attendre à Suez et de me faire faire ma première étape dans sa résidence aussi pittoresque que coûteuse.

Hélas ! je ne devais jamais le revoir, pas plus que le colonel Selves. Tous deux étaient morts quand je traversai pour la seconde fois l’Égypte ; Soliman était du moins parvenu à un âge avancé ; mais lui, Sadyck, il était jeune encore, d’une santé robuste, sage par tempérament, et rien ne laissait prévoir une fin si précoce.

J’ai hâte de m’arracher à ce souvenir douloureux. À peine les voyageurs de la malle eurent-ils pris leur repas au Caire que tout le monde se prépara pour le départ. Le service du courrier anglais n’ayant pas à craindre, à cette époque, la concurrence que lui fait aujourd’hui la compagnie des messageries maritimes, était un monopole entre les mains de la société qui l’exploitait ; elle n’en a été dépossédée que par le percement de l’isthme de Suez et la construction d’une voie ferrée.

La société payait une lourde redevance au vice-roi d’Égypte, dont elle traversait le territoire, mais celui-ci tirait d’elle de très-gros profits. Entre autres choses, la société, ayant établi des écuries sur toute la longueur du désert, et ces écuries étant placées à trois ou quatre kilomètres l’une de l’autre, le vice-roi faisait fournir les attelages nécessaires. On n’y employait pas moins, m’a-t-on assuré, de 1800 chevaux. Le prix de la traversée du désert était de 250 francs, et on accomplissait cette traversée en moins de dix-huit heures.

Le voyage de l’Inde coûtait donc beaucoup plus cher en 1852 qu’il ne coûte actuellement. Je me rappelle avoir payé 120 livres (3000 fr.) pour aller du Caire à Madras. Le voyage se faisait très-rapidement, mais il était fatigant, et il fallait veiller sur soi dans les escales, car personne ne vous rappelait, si vous l’aviez oublié, que l’heure du départ avait sonné, et le master, l’ordonnateur de cette caravane par mer et par terre, vous laissait parfaitement où vous étiez.

À part ce petit inconvénient, on était fort bien traité en route ; la table, notamment, était abondamment servie du soir au matin, mais le vin n’entrait pas dans le prix du passage, et on vous faisait payer 6 francs la moindre bouteille de vin frelaté sous l’étiquette de Bordeaux.

Il y avait une centaine de personnes environ à transporter à Suez : c’étaient des officiers qui, après un congé, ralliaient l’armée de la Compagnie ; des fonctionnaires de la Péninsule ; des trafiquants ; des pacotilleurs ayant lancé leur pacotille sur la voie du Cap, et allant l’attendre à Madras, à Bombay ou à Calcutta ; des Anglaises vaporeuses allant rejoindre leurs maris ou de jeunes misses en quête de ces oiseaux si rares en Angleterre, et des ministres, vêtus de noir, le cou enfoncé dans leur cravate blanche, et lisant la Bible pour se distraire.

On opérait alors la traversée du désert à l’aide de vans, voitures fortement suspendues, à six places et à double boîte. Ces boîtes sont formées de laines comme les jalousies et enchâssées l’une dans l’autre.

Grâce à cette combinaison, les patients reçoivent l’air qui circule entre les lames, tandis que le sable brûlant, soulevé par de fortes brises, tombe entre les deux caisses. Il en passe bien quelques grains dans l’intérieur, mais on a, pour s’en garantir, le long voile que les touristes anglais ont imaginé d’enrouler autour du chapeau, et qui, déroulé, couvre le visage et les épaules.

Chaque van est attelé de six chevaux, et, ainsi que je l’ai dit plus haut en parlant des relais, on les change tous les quarts d’heure ; la vitesse de ces chevaux, petits et maigres, est tout à fait extraordinaire, même effrayante ; le léger équipage semble emporté par un ouragan ; il produit l’effet d’un navire roulant sur la mer agitée. Ses roues s’enfoncent dans le sable et il donne de la bande, tantôt d’un bord, tantôt de l’autre.

Les conducteurs ne s’inquiètent jamais de ces cahots périlleux : ils en ont vu bien d’autres. Leur unique préoccupation est de tenir leur attelage constamment au galop. Heureusement pour les voyageurs, les chevaux, plus raisonnables que leurs guides, ont le bon esprit de ne pas prendre le mors aux dents.

À chaque relais, on a creusé un puits près duquel chameliers et cochers viennent s’asseoir pour se reposer. Outre ces relais, dont le nombre est considérable du Caire à Suez, et qui servent de jalons à la route incertaine, les Anglais ont établi trois grands caravansérails à égale distance l’un de l’autre. Là, ou reconnaît bien la prévoyance de nos voisins pour tout ce qui tient au confortable.

Ces caravansérails sont de véritables palais en marbre et en stuc, où l’on trouve tout réuni : dans la salle à manger, une table d’une longueur démesurée, couverte de viandes, de puddings, de pâtés, de jambons et de fruits dans un parterre de fleurs.

La vaisselle, la verrerie, les réchauds, sont d’un luxe vraiment royal. Tout autour de la salle à manger sont groupés des cabinets de toilette et des salles de bain. Les parfums, les eaux de toilette, le savon, le cold-cream, les pommades, tous les objets de luxe ou d’utilité imaginables, sont à la disposition des voyageurs.

Dans les salons, dans les corridors, partout s’étendent de moelleux divans, où chacun, après avoir réparé ses forces, peut faire le keff, comme disent les Égyptiens, ou la sieste, pendant une heure au moins, le séjour dans chaque caravansérail étant de deux heures environ, ce qui réduit à douze heures la durée de la locomotion.

Nous nous arrêtâmes à la dernière étape beaucoup plus longtemps qu’aux deux premières, afin de ne pas entrer à Suez pendant la nuit ; nous reprîmes place dans nos vans et nous arrivâmes vers neuf heures du matin dans le port du Nord de la mer Rouge. Nous n’avions rencontré sur notre route que des squelettes de chameaux et des caravanes qui, venant de l’Arabie ou du Sennaar, s’acheminaient vers le Caire.