L’Inde française/Chapitre 13

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 80-86).
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CHAPITRE XIII

CEYLAN


Quelques jours plus tard, nous vîmes, à la portée de la lunette, le splendide panorama que présente l’île de Ceylan, montagneuse, éternellement verte et véritablement reine de l’océan Indien. À peine le steamer eut-il mouillé sur la rade de Pointe-de-Galles, que tous les passagers sans exception descendirent à terre. Nous avions douze heures à passer au milieu des merveilles de la nature.

Je ne vous parlerai de Ceylan, tant de fois décrite, qu’à cause des glorieux souvenirs qu’elle rappelle à tout cœur français ; c’est là ou près de là qu’eurent lieu ces combats terribles qui donnèrent, pendant quelques années, à la France, une grande partie de l’Inde, placée aujourd’hui sous la souveraineté britannique.

Les noms de Mahé de La Bourdonnais, de Dupleix, de Lally-Tollendal ont bien des fois victorieusement retenti sur ces plages lointaines, et le plus grand des amiraux français, le bailli de Suffren, que, comme Masséna plus tard, on aurait pu appeler l’enfant chéri de la victoire, porta le dernier coup à la puissance anglaise à Trinquemale même, l’un des ports de Ceylan, le Gibraltar de l’Inde.

L’histoire nous apprend de quelle façon furent récompensés les héroïques soldats et les administrateurs éminents dont le but était de doter la France d’une colonie immense, à laquelle nulle autre ne saurait être comparée pour la richesse.

J’ai remarqué à Ceylan une coutume étrange : les hommes sont coiffés comme les femmes et portent les cheveux retenus par d’immenses peignes. Les femmes, elles, roulent leurs chignons qui tiennent sans l’aide d’aucun peigne.

Cette mode rappelle un peu l’un des usages d’une des tribus du Gabon, où, lorsque la femme accouche, le mari se met au lit en poussant des cris de douleur, tandis que la femme, malgré son état, l’accable de soins maternels.

L’île de Ceylan, même au temps où la Compagnie des Indes avait à sa solde l’armée et les fonctionnaires anglais, était administrée directement par un gouverneur et des dignitaires de l’État, ne recevant leur traitement que de la Couronne et ne dépendant que d’elle. La ville de Pointe-de-Galles est charmante. Le nombre des hôtels y est considérable. Rien n’y manque de ce qui est nécessaire au bien-être. Ce qu’on y consomme de glace et de bière est vraiment prodigieux. Mais, en vertu du confort qui règne dans ces établissements, on y écorche impitoyablement les voyageurs.

Ceylan est le pays des éléphants ; c’est là surtout qu’ils atteignent les tailles les plus élevées ; c’est là que se rencontre l’éléphant blanc que les grandes castes indiennes ont en adoration. Le diamant n’y est pas rare, mais il est moins pur que celui qu’on recueille sur certains points du continent.

Comme compensation, le rubis s’y trouve en abondance et généralement il est très-beau. Enfin, dans le détroit de Mennaar, qui sépare l’île de la côte du sud-ouest du continent, se fait la pêche des huîtres perlières qui donne des résultats très-avantageux à ceux qui l’exploitent.

Pour peu qu’on se risque dans l’intérieur, on rencontre, presqu’à chaque pas, des vestiges de monuments d’une origine antique, des travaux considérables qui accusent une civilisation avancée ; je puis citer notamment des canaux, des aqueducs et des réservoirs d’eau qui, pour dater des temps les plus reculés, n’en sont pas moins très-utiles aux populations contemporaines et constituent autant de témoignages en l’honneur de ceux qui les ont exécutés. À Candy, qui fut, jusqu’en 1815, la capitale du royaume, le touriste s’arrête rempli d’admiration devant les ruines du palais du roi qui devait être une merveille d’architecture si l’on en juge par le pavillon de marbre blanc qui reste encore debout et dont la colonnade atteste la direction d’un artiste habile, au goût fin et à la main exercée. Autour de Candy et dans la ville même, de vastes jardins plantés d’arbres à l’essence précieuse versent l’ombre aux promeneurs.

Colombo, située sur la côte ouest, est la capitale actuelle ou plutôt le siège du gouverneur. J’aurais bien voulu visiter cette ville et aller de là à l’Île de Ramisseram sur laquelle, selon une légende, Rama avait posé l’une des assises du pont colossal qu’il jeta sur l’Océan lorsqu’il partit pour conquérir Lanka.

Mais le temps me manquait pour réaliser les excursions rêvées à travers cette contrée légendaire dans laquelle les Indiens ont placé le paradis terrestre et qu’ils ont appelée tour à tour l’île riche, la merveilleuse et la resplendissante. N’étant pas libre de me séparer de mes compagnons de voyage, je me contentai de visiter Pointe-de-Galles qui a bien aussi son originalité, quoique ce soit une ville toute moderne.

Lorsque nous fûmes fatigués de courir la ville, où nous avions douze heures à dépenser, nous nous assîmes sous la vérandah d’un des principaux hôtels et nous nous fîmes servir des rafraîchissements et quelques gâteaux.

Le consul et le général trouvèrent excellent tout ce qu’on leur offrit. Mais ils firent une piteuse grimace lorsqu’on apporta la carte à payer, qui atteignait un total hors de toute proportion avec les prix auxquels sont cotées partout les consommations de ce genre.

Chacun s’exécuta cependant, car il n’y a point à réclamer avec les exploitants anglais qui ont su donner à l’argent, dans l’Inde, une valeur décuple de celle qu’il représente à Londres.

Une demi-heure de repos et l’absorption du lunch nous ayant complètement remis, nous nous levâmes pour reprendre notre promenade. Je partis avec l’amiral, sa femme et sa fille, laissant aux prises le général et le consul, qui s’étaient remis à parler des Grecs et, comme toujours, ne s’entendaient pas sur cet intarissable sujet.

Quand nous revînmes pour prendre nos compagnons de route et rentrer avec eux à bord du steamer que chauffait sur rade et avait arboré le pavillon de partance, le général F… était seul et fumait philosophiquement une grande pipe.

— Et G… ? lui demanda l’amiral.

— Il était là il y a dix minutes. Il me parlait des héros de la Grèce ; je lui ai dit que c’étaient aussi les héros de la carte biseautée : il a pris la mouche et m’a quitté de fort mauvaise humeur.

— Mais l’heure du départ est arrivée, et sur les paquebots anglais on n’attend personne.

— Oh ! il n’est pas loin ; il est dans l’hôtel.

— Allons le chercher, dis-je au général.

Nous entrâmes dans l’hôtel, et, après avoir parcouru plusieurs salles, nous interrogeâmes un des garçons qui, sur le portrait que nous lui fîmes de celui que nous cherchions, nous indiqua une porte où nous frappâmes.

Personne ne répondant, nous tournâmes le boulon et la porte s’ouvrit. C’était un cabinet de toilette ; nous avisâmes une seconde porte, que nous ouvrîmes également sans frapper, et le consul nous apparut dans le costume d’Adam chassé du paradis terrestre.

— Encore à l’eau ! s’écria le général ; mais, mon cher ennemi, vous n’y songez pas ; auriez-vous peur de devenir enragé ?

— Habillez-vous vite, dis-je à mon tour ; le steamer va partir et l’amiral vous attend.

— Je suis à vous dans cinq minutes. J’ai profité d’un peu de liberté pour faire les ablutions indispensables.

C’est en riant aux éclats que nous abordâmes l’amiral auquel nous fîmes part de la situation dans laquelle nous avions laissé G…

— Ce n’est pas un consul que nous avons avec nous, s’écria l’amiral ; c’est un canard.

G… tint parole d’ailleurs ; il ne mit pas plus de cinq minutes à nous rejoindre, et nous nous embarquâmes au complet dans la chaloupe qui nous ramena à bord.

Deux jours plus tard, le steamer jetait l’ancre devant la grande ville de Madras, l’une des trois présidences de l’Inde.