L’Inde française/Chapitre 22

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 132-136).

CHAPITRE XXII

LA LÈPRE ET LA LÉPROSERIE


Parmi les établissements de notre colonie, il en est un que je ne saurais passer sous silence, bien que la visite que j’y ai faite ne m’ait laissé que de pénibles souvenirs. Je veux parler de la léproserie.

La lèpre est un des fléaux qui déciment les populations de l’Inde. Elle était très-répandue en Europe et en Asie aux temps les plus reculés. Elle a complètement disparu de l’Europe ; mais elle est restée dans l’Inde. Manou en fait état dans son livre comme constituant un vice rédhibitoire.

Il cite cette hideuse affection parmi les causes qui autorisent une seconde épouse. « L’Indien, dit le législateur, peut avoir deux femmes quand la première est stérile, acariâtre ou lépreuse. » Que d’époux auraient une raison plausible pour contracter une seconde alliance si notre loi leur permettait de s’appuyer sur la maussaderie de leurs femmes !

On voit par là que la monogamie, qu’on assure être la règle du mariage dans l’Inde, doit y subir plus d’une éclipse et que les prétextes ne manquent point aux époux mécontents pour augmenter le personnel de leur ménage. La prévision n’est pas indispensable d’ailleurs, puisque l’Indien a l’autorisation d’entretenir autant de concubines qu’il lui plaît dans le domicile conjugal.

Revenons à la lèpre. Est-elle ou non contagieuse ? se communique-t-elle par le contact et par la cohabitation ? Telle est la question que j’examinais avec un ami qui m’accompagnait dans ma visite. Cet ami était anti-contagioniste et il me citait, à l’appui de sa thèse, un fait décisif.

Il avait habité la Guadeloupe, où une loi draconienne s’il en fut, autorise l’administration à enlever tout lépreux, à quelque classe de la société qu’il appartienne, et à l’interner dans une petite île appelée la Désirade, distante d’environ deux lieues de la Guadeloupe et qu’une mer fort tourmentée isole complètement de la grande terre. La Désirade est la première terre qu’aperçut Colomb dans le golfe américain, celle dont l’aspect changea en adoration les sinistres projets de l’équipage à l’égard du grand navigateur.

Un vaste camp, pouvant contenir un millier de lépreux, a été construit à grands frais au sein d’une nature aride et sauvage qui semble être en parfaite harmonie avec l’horreur de sa destination.

Mon ami avait été membre d’une commission chargée d’apurer les comptes et de contrôler les actes du directeur de l’établissement. Introduit au milieu de la population lépreuse, il fut épouvanté des innombrables et hideuses formes qu’affecte la maladie, mais quel ne fut pas son étonnement lorsque, parmi ces débris humains qui exhalaient une odeur fétide, il vit circuler une belle négresse d’environ vingt-cinq ans dans tout l’éclat de la jeunesse et de la santé !

C’était une femme admirable sous le rapport plastique. Elle était couverte de riches bijoux qu’elle étalait avec complaisance. Jamais mon ami n’avait vu de plus beau type ; on eût dit que cette abyssinienne au galbe pur, à la peau fine et satinée, était une Vénus taillée par un artiste de génie dans un bloc de marbre noir.

Interrogé par mon ami, le directeur lui apprit que, depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire dès l’âge de quinze ans, cette splendide créature habitait le camp et consolait les lépreux possesseurs d’une certaine fortune des rigueurs de leur internement.

La non-contagion est donc chose acquise. La lèpre ne se transmet pas absolument par le contact ni par la cohabitation. Mais ce qui n’est pas moins certain c’est qu’elle se transmet par l’hérédité. L’atavisme, pour parler comme les docteurs, cette loi fatale des affections humaines, est un fait démontré par la science. On comprend que, dans un pays bien administré, on cherche à isoler les infortunées victimes d’un implacable fléau afin que les sources de la vie ne soient pas empoisonnées dans les populations.

L’internement et ses rigueurs sont cependant d’une application impossible dans l’Inde. Les lépreux abondent, sur notre territoire et sur celui de nos voisins les Anglais, à tel point qu’il y aurait folie à recourir aux mesures arbitraires, que la nécessité et l’hygiène publique peuvent seules justifier.

L’effacement de la maladie par la suppression des individus étant impraticable, le seul moyen à prendre était d’ouvrir aux victimes du fléau un asile où elles trouveraient tous les secours nécessaires à leur triste état. En conséquence, on a créé une léproserie au centre de nos établissements.

La léproserie a eu pour fondateur M. Desbassyns de Richemont, ancien gouverneur de la colonie, père du sénateur actuel de ce nom. C’est à l’aide des libéralités de M. de Richemont qu’elle a été construite et qu’elle est entretenue.

Elle est située à deux ou trois kilomètres de Pondichéry, à une courte distance du camp des Makouals. Quand je la visitai, elle ne contenait qu’une douzaine de lépreux, et pourtant on en rencontre des troupes entières chaque jour.

L’Indien a horreur de la séquestration. Aux douceurs d’une existence assurée du boire et du manger, il préfère la vie hasardeuse et misérable mais libre. La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde. La charité y est d’ailleurs dans les mœurs et de principe religieux. Souciassys et Fakirs circulent partout, étalant des infirmités vraies ou simulées et recueillant d’abondantes aumônes.

Les soins médicaux ne manquent pas aux lépreux. Les officiers du service de santé, attachés à la colonie, ont mis en pratique toutes les ressources de la science pour enrayer la maladie ou la soulager. Mais la maladie est implacable ; rien ne la détruit ou n’en suspend le cours. Auprès de ces damnés de la vie, les pieux efforts de l’apostolat ont plus fait que le dévouement des médecins, et la résignation règne du moins dans ce pandémonium des souffrances humaines.