L’Inde française/Chapitre 31

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 180-184).

CHAPITRE XXXI

LES BAYADÈRES


Un spectacle très-couru est aussi la danse des bayadères. Pour notre part, nous jouissions deux fois par an de ce divertissement qui avait le mérite de nous être personnellement offert à l’hôtel du Gouvernement.

Les pagodes ont des privilèges auxquels tiennent beaucoup et non sans raison les brahmes qui les desservent. Ces prêtres ne laissent donc échapper aucune occasion de faire leur cour au gouverneur, et, chaque année, le premier de l’an et le jour de la fête nationale, une délégation se transporte au palais, portant à la femme du gouverneur des corbeilles de fleurs et de fruits, et accompagnée des musiciens de la grande pagode et des bayadères dans leurs plus riches atours.

On offre les fleurs et les fruits ; puis le gouverneur, la gouvernante et leurs invités prennent place sur des fauteuils à un bout de la grande galerie, et la fête commence.

L’orchestre de la pagode entame ses airs monotones et les bayadères se mettent à danser, se tordant, s’étirant, se dandinant à qui mieux mieux. Ce ballet est terminé par un solo de la première danseuse de la troupe qui, laissant traîner derrière elle une longue pièce de mousseline, à peine large comme la main, se met à tourner sur elle-même.

Le mouvement de rotation, très-lent d’abord, ne tarde point à s’animer et devient de plus en plus vif à mesure que le bout de la bande de mousseline, enroulée entre les mains de la danseuse, se rapproche d’elle. À la fin, il se précipite avec une grande rapidité ; le tournoiement, devenu presque vertigineux, s’arrête tout à coup, et la bayadère présente à la gouvernante un pigeon qu’elle a fabriqué, tout en tournant sur elle-même, avec la pièce de mousseline.

C’est un tour de force évidemment, mais un tour de force, qui, ne variant que par la rapidité du mouvement de rotation, devient aussi fatigant à suivre qu’il doit l’être à exécuter. On le suit des yeux avec un certain plaisir, une première et une deuxième fois, mais la curiosité satisfaite, il n’offre plus ensuite aucun attrait.

Les Indiens raffolent du pigeon, en mousseline bien entendu, de la musique de la pagode que les Européens trouvent peu harmonieuse, et surtout de leurs bayadères, dont la danse mécanique est loin de présenter les charmes chorégraphiques du plus médiocre ballet de notre Opéra, exécuté par des élèves inexpérimentées.

On sait, d’ailleurs, ce que sont et ce que valent ces bayadères dont la réputation surfaite a longtemps régné sans conteste. Ce sont de toutes jeunes filles, fort belles et surtout admirablement faites, recrutées par les brahmes dans les familles croyantes et spécialement destinées au service du culte.

Ce motif est déterminant pour les familles qui livrent leurs enfants aux représentants des dieux. Mais, en gens habiles, les brahmes ne se contentent pas de les initier à la danse sacrée ; ils ne les consacrent point exclusivement aux cérémonies du temple ; ils leur enseignent l’art de plaire et savent tirer de leur beauté un parti peu délicat.

L’élevage des bayadères est, pour les brahmes, une affaire de satisfaction personnelle autant que de spéculation. La rivalité qui existe entre les diverses pagodes sert à merveille leurs projets. Le bijou, la pierre précieuse, le diamant et le rubis surtout, constituent, aux yeux des Hindous, plus que l’or et l’argent monnayés, les signes distinctifs de la richesse.

Les brahmes d’une pagode mettent tout leur amour propre à réunir le plus de bijoux possible, non pour orner les statues de leurs divinités, mais pour en parer le cou, les oreilles, les mains et les pieds de leurs danseuses, le jour des grandes représentations.

La pagode qui couvre ses danseuses des plus beaux ornements est plus sainte et plus honorée que la pagode rivale. Ses prêtres obtiennent du même coup une plus grande autorité, et, par suite, jouissent d’une plus profonde estime.

Or, le moyen de réunir beaucoup de bijoux est fourni par les Bayadères qui les reçoivent des étrangers et les rapportent fidèlement à leurs brahmes. L’émulation est soigneusement entretenue parmi ces femmes, les conseils ne leur sont pas épargnés, et elles ne sentent point, dans leur ignorance, que cette émulation malsaine les pousse dans la voie d’une dépravation, inconsciente d’abord, calculée ensuite.

Il existe néanmoins une sorte de correctif à tant de dépravation. Dans un pays où l’idée de la pudeur existe à peine, les bayadères rencontrent de redoutables rivales parmi les jeunes filles que les étrangers payent à leurs familles un prix convenu et qu’ils gardent, non pas à titre d’esclaves, l’esclavage n’existant plus dans l’Inde, mais à titre de servantes.

Les résidents traitent directement avec les familles qui ne se croient nullement déshonorées en livrant leurs filles, lesquelles leur reviennent plus tard avec une dot consistant en bijoux. Les mœurs indiennes admettent ces unions passagères, car les jeunes filles ne trouvent à se marier d’une façon sérieuse qu’après ce stage généralement admis comme indispensable.

Ces jeunes filles ressentent quelquefois un sincère attachement, une affection vraie, et réparent par là la faute qu’elles ont commise, selon notre civilisation, et qui n’en est pas une selon les mœurs de l’Inde.

De sorte que les gens doués de raison les préfèrent aux bayadères. Mais de même que nous voyons, à Paris, les gommeux et les gandins se ruiner bêtement pour des femmes plâtrées, peintes, n’ayant pas plus d’esprit que d’attraits, les ramollis de l’Inde se laissent plumer par les bayadères qui sont les cocottes de la grande péninsule.

Les danseuses des pagodes ont en eux une clientèle qui leur reste fidèle par la raison qu’elles ne reculent devant aucun excès ; qu’elles tiennent tête aux plus intrépides dans les orgies auxquelles elles assistent et qu’elles affichent audacieusement les scandales de leur vie excentrique.

C’est ce que constatait un vieux magistrat qui n’avait jamais su parler correctement le français, et qui, requérant contre des jeunes gens accusés de rixe et de tapage nocturne, disait que les prévenus étaient réellement coupables, puisqu’ils avaient appelé à eux « des bayadères et des saltinbamquiers. »